L'Organisation du Travail.
II.
Révolutionner le Travail, l’organiser socialement, c’est ne pas laisser pierre sur pierre de la civilisation, c’est démolir la vieille société de fond en comble, et tout rebâtir à nouveau, le physique comme le moral, les maisons comme les mœurs. Ce n’est pas chose qui puisse se faire en un jour, mais on peut poser le principe, l’utopie, et concourir progressivement à son application, à sa réalisation.
Socialiser le Travail, le révolutionner de la base au faîte, c’est changer ses assises autoritaires en assises anarchiques ; c’est transformer le bagne des ouvriers-forcés en atelier d’ouvriers-volontaires, le consommateur-capital et le consommateur-talent en producteurs-travail ; c’est faire, par l’entraînement de la loi naturelle, de tous les hommes des travailleurs, et de tous les travailleurs des frères, des égaux, des libres ; c’est solidariser dans un concert universel les individus, impuissants à eux-mêmes et nuisibles aux autres par l’isolement et l’antagonisme, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, les graves et les légers, comme les instruments obligés d’un même orchestre ; et enfin leur ouvrir les voies de l’harmonie en remplaçant le stérile et fatiguant plaisir par le travail utile et attrayant, et le travail répugnant par le plaisir productif.
Toute la révolution sociale est là et elle n’est que là.
La synthèse humanitaire est formulée dans les quatre propositions suivantes, affirmations gradationnelles figurant les quatre faces d’un triangle cube et qui se déduisent l’une de l’autre comme le végétal se déduit du minéral, comme l’animal se déduit du végétal et comme l’hominal se déduit de l’animal, minéral, végétal, animal, hominal qui sont aussi les quatre parties essentielles d’un tout, les quatre quarts d’une formule qui est la synthèse planétaire :
— Fraternité des travailleurs.
— Egalité des travailleurs.
— Liberté des travailleurs.
— Harmonie des travailleurs.
La Fraternité des travailleurs : c’est-à-dire le lien du sang, la religion de l’espèce, le signe instinctif et originel qui fait de tous et de chacun une seule et universelle famille, — tous et chacun étant les [atômes] d’une même substance, les analogues infinitésimaux d’un même corps, la base moléculaire, l’élément minéral ou fondamental de la société humaine.
L’Egalité des travailleurs : c’est-à-dire le droit primordial ou devoir primordial, qu’ils tiennent de leur fraternité, de communier tous et chacun, sans distinction de sexe ou de race, aux manifestations de la vie productive et consommative, — la solidarité des forces et des besoins de tous et de chacun étant la garantie mutuelle de leur existence intégrale et réciproque, le tronc organique, rudiment de conservation évolutive, l’élément de végétation ou ferment végétal de la société humaine.
La Liberté des travailleurs : c’est-à-dire le droit naturel, inaliénable et imprescriptible, ou devoir naturel, inaliénable et imprescriptible, conséquence de leur fraternité et de leur égalité, de se livrer tous et chacun au développement illimité de leurs facultés, à la diversité infinie de leurs passions et de leurs aptitudes, — tous et chacun étant la chair et l’idée fécondatrices, le mouvement perfectible, l’instrument de progrès perpétuel, la branche aux rameaux révolutionnaires ou régénérateurs, l’élément d’animation ou ferment génital de la société humaine.
L’Harmonie des travailleurs : c’est-à-dire le lien de l’idée, la religion de l’intelligence, comme la fraternité est le lien du sang, la religion de l’instinct ; le couronnement hominal, l’éclosion artistique et scientifique, le sentiment raisonné de l’œuvre, dont la fraternité est la souche minérale, le germe brut, la sensation ambryonnaire ; enfin l’exaltation des fibres du bien, du beau et du juste, l’exhalaison des arômes passionnels, l’effluve amoureuse et féconde de la pensée nubile, l’épanouissement suave et prolifique de la matière émancipée, parfum éthéré, étincelle électrique au front de tous et de chacun et par qui tous et chacun se reconnaissent pour analogues et se sentent vivre d’une vie solidaire et commune, comme les pétales tamisés d’une même corolle, comme les parcelles odorantes d’un même fluide, dans l’universelle et indivisible famille, — tous et chacun aimant le prochain comme soi-même, parce que le prochain c’est soi-même.
Il y a des siècles déjà, la révolution chrétienne a proclamé en principe le premier terme de la Quadrité sociale, la Fraternité. De même, il y a soixante-dix ans la révolution française en a proclamé le second, l’Egalité. Maintenant c’est au tour du terme Liberté, dont la révolution de 48 a posé le principe. Il s’agit de les réaliser positivement, de les faire descendre des nuages de l’abstraction politique sur le terrain de la pratique sociale. La réalisation positive de ces trois termes nous conduit directement et universellement à leur complément fatal, l’Harmonie.
Pour qu’une organisation du travail soit révolutionnaire et sociale, il faut donc de toute nécessité abolir le maître, capital ou patron, et, le maître aboli, abolir l’antagonisme, isolement ou concurrence, et, l’antagonisme aboli, trouver un nouveau stimulant à la production.
Le stimulant à la production, diront les proudhonistes, sera pour chacun le besoin de consommation : l’homme, étant libre de produire, voudra produire beaucoup pour consommer beaucoup.
Eh ! non ; pas toujours. Que le travail continue à être répugnant et le plaisir peu attrayant, on se lassera promptement de peiner si fort à produire pour jouir si peu à consommer. D’ailleurs, en laissant subsister l’état de guerre, la division des intérêts entre les travailleurs, ce sera encore l’homme roi ou sujet selon les hasards de la victoire ou de la défaite sur ses semblables, ce ne sera pas l’homme libre. Un pareil système n’est pas l’ordre anarchique, l’autonomie naturelle, c’est encore et toujours le droit renouvelé des temps barbares, le droit brutal de la violence, le droit insocial du plus fort ou du plus chanceux, le droit de meurtre et de pillage, le viol ou l’esclavage du faible, le désordre dans la production et la consommation.
Non, l’anarchie n’est pas dans l’organisation parcellaire du Travail, elle est dans son organisation unitaire ; elle n’est pas dans le morcellement individuel de l’instrument, elle est dans l’association universelle autour de l’universel instrument. La propriété du tien et du mien, l’isolement des intérêts des travailleurs est un crime envers les autres et envers soi-même. En propriété comme en amour, on ne jouit que par le contact, on ne jouit pas seul.
Le stimulant à la production, diront les fouriéristes, sera dans la lutte des petites ambitions, dans les récompenses, les honneurs décernés par les groupes et séries à leurs préférés, à leurs élus.
Eh ! non, pas davantage : si l’intrigue et l’exploitation continuent à diviser les hommes ; si l’esprit de coterie, suscité par des institutions monarchiques ou oligarchies, favorisent l’esprit d’injustice ; si toute la liberté consiste à se choisir des maîtres et à permuter de groupe en groupe ou de glèbe en glèbe, serf ou baron féodal, sans autre alternative que des moments de despotisme ou des moments de servitude. Avec de pareils éléments d’opprobre et de dégoûts, on désertera bien vite les groupes et les séries de la production ; et, la production faisant grève, la consommation fera grève aussi. Les destinées seront proportionnelles aux répulsions, et il s’en suivra le chômage du progrès, la misère collective, l’abrutissement général.
Non, pour les fils d’une même mère, pour les enfants de l’humanité, l’Harmonie n’est pas dans l’inégalité des conditions, dans la discipline hiérarchique ; elle est dans la similitude et la diversité des positions, dans l’initiative anarchique. Le chien, espèce inférieure, peut vivre en paix avec l’homme, espèce supérieure, celui-ci portant le fouet, l’autre portant le collier ; mais l’homme ne peut vivre en harmonie avec l’homme que sur le pied d’équation. L’équation est l’ultimatum de la femme envers l’homme, de l’enfant envers le vieillard, du noir envers le blanc. En dehors de l’équation de l’homme par l’homme, à la fois producteur et consommateur, point de salut pour la société. Le chien rampe devant l’homme, son maître, et lèche la main qui le frappe, mais il hurle après le chien qui le hurle et mord le chien qui le mord. L’homme, étant de la même espèce que l’homme, ne peut ramper devant son semblable et baiser la main qui le soufflète ; il ne peut que rendre outrage pour outrage et blessure pour blessure. Le Capital et le Talent, seigneurs à tous crins, s’adjugeant la part du maximum, la part du lion, et le Travail, plèbe à toison, réduit à brouter le minimum et à ramper comme le vassal aux pieds du suzerain, ne sauraient former une agrégation attractive. La conscience sociale est la conscience du Moi et du Toi, répercutés de l’un à l’autre par la réciprocité autant de fois que UN est égal à UN dans la société.
Le stimulant à la production, il ne saurait être que dans l’organisation du travail qui affranchira le travailleur de toute entrave et l’émancipera de toute exploitation, qui instituera des séries et des groupes, non pas autoritaires, mais anarchiques, pour toutes les libres, égales et diverses aptitudes, et, ainsi, de répulsif, rendra le travail attractif.
La révolution du travail telle que je la comprends, ou la révolution sociale, ce qui est tout un, je l’ai esquissée dans l’Humanisphère. C’est une utopie irréalisée, mais qui se réalisera un jour, peut-être plus tôt qu’on ne suppose. Pour beaucoup, qui ont jeté les yeux dessus sans l’approfondir, cette utopie n’a rien de sérieux : c’est une fantaisie de poète qu’ils n’ont pas daigné discuté, n’ayant pas su la comprendre ; comme des aveugles, ils ont regardé sans voir, comme des sourds, ils ont écouté sans entendre. Mais, pour moi qui ai médité cette œuvre et en embrasse par la pensée tous les développements, le but est là et pas ailleurs.
L’idéal de la révolution du travail, ou de la révolution sociale, je le résume ainsi :
— Propriété commune de l’instrument le travail et de la chose produite.
— Propriété individuelle des sensations productives et consommatives.
— Communauté des objets et communion des personnes, mais communauté et communion anarchistes : communauté des objets selon les caprices ou les besoins de chacun ; communion des personnes selon les attractions réciproques.
— La Terre entière un seul domaine, une indivisible cité.
— L’Humanité entière un seul peuple, une indivisible famille.
— L’homme ramené par l’intelligence à sa destinée originelle et instinctive, la communauté des fruits, la communion des passions, l’ère de la fraternité naturelle, mais avec tous les développements que comportent et nécessitent les besoins hominaux de cette intelligence : agriculture, industrie, arts, sciences, enfin tout le travail physique, moral et intellectuel de l’être humain accompli depuis sa naissance jusqu’à nos jours sur la route du Progrès infini, — l’ère de l’Harmonie naturelle.
Toute organisation transitoire qui me rapproche de cet idéal du Travail libre, je l’accepte ; tout ce qui m’en éloigne ou m’en écarte, je le repousse.
Mais, à défaut du radicalisme anarchique, dont nous sommes encore bien loin, qu’elle est au moins la meilleure voie, la ligne la plus directe, le véhicule le plus rapide pour y arriver ? C’est ce que chacun de nous doit s’efforcer de découvrir, c’est ce que le Libertaire tâchera d’indiquer dans son prochain numéro.
L'Organisation du Travail.
III.
Comme l’homme est formé d’organes, et ces organes de molécules, de même l’homme est, son tour, la molécule du corps social ; la commune en est l’organisme. C’est donc sur le système individuel ou moléculaire et sur le système organique ou communal, qu’il faut agir tout à la fois, si nous voulons révolutionner la société. L’organisation du Travail n’est pas autre chose que l’organisation de la commune, groupe d’affinités individuelles et passionnelles, centre de gravité et d’expansion productives et consommatives.
Je l’ai dit dans de précédents articles, le vote universel et direct (ne pas confondre avec le suffrage universel et direct, qui porte sur les hommes et non sur les choses), le vote des mesures de nécessité publique par chacun et par tous est, de nos jours encore, pour l’individu, comme pour la commune, comme pour la nation, l’instrument de révolution sociale ; c’est la transition logique ou fatale de l’autorité à l’an-archie. La révision de la chose votée étant permanente, et l’élément du progrès se répandant chaque jour de plus en plus dans les masses par l’exercice du vote et de la discussion qui l’accompagne, par l’ascension des lumières et la généralisation des connaissances acquises, il s’en suit naturellement qu’on s’éloignera, chaque jour de plus en plus de l’autorité pour se rapprocher de plus en plus et chaque jour de l’an-archie. Malheur au prolétariat, si, sur ces barricades triomphantes, il ne sait pas s’emparer de ce levier d’émancipation, le sceptre législatif, et se constituer en universel et provisoire gouvernement. Malheur à lui, s’il laisse s’implanter un nouveau pouvoir partiel, une nouvelle dictature représentative sur les débris de celui ou de celle qu’il aura renversé, fût-ce le pouvoir ou la dictature des mieux intentionnés. Le peuple ne peut progresser dans la voie révolutionnaire que s’il est investi de la fonction révolutionnaire ; tout homme ou toute femme, toute fraction infinitésimale du peuple doit entrer en possession immédiate de son égale part de souveraineté universelle et jouir du droit de participer directement au maniement de la chose publique. Sans doute, dans un milieu aussi corrompu, aussi ignorant que le nôtre, il faudra nécessairement subir, dans une certaine mesure, la lourde pression du grand nombre des aveugles ; mais il ne faudra subir cette pression que sous bénéfice d’inventaire, et en faisant constamment effort pour projeter la lumière là où règnent encore les ténèbres, et pour anéantir, par une propagande philosophique, les préjugés autoritaires, les superstitions politiques et religieuses. Si, nous qui nous disons révolutionnaires-anarchistes, nous avons réellement conscience de la vérité de notre principe, nous ne devons pas craindre, avec ce système transitoire, qui tient au passé par l’arbitraire légal et à l’avenir par l’exercice fraternitaire, égalitaire et libertaire de nos facultés morales et intellectuelles, d’être ramené à l’absolutisme ; toutes les chances, au contraire, sont pour l’anarchisme. Il n’est pas dans la destinée de l’être humain de marcher à reculons, quand le Progrès, [aîles] déployées, le sollicite à s’élancer en avant. Quel est l’homme, quelle est la femme qui, sans autre maître que sa volonté librement exprimée, et au lendemain de sa prise de possession de souveraineté, voterait pour son asservissement, quand il peut voter pour son affranchissement ? Anarchistes, c’est là une peur puérile et que rien ne justifie. Ce qu’il faut avant tout, c’est faire passer l’instrument de gouvernement, le vote législatif, des mains du petit nombre aux mains du nombre universel, afin que, de degré en degré, de progrès en progrès, nous arrivions tous à le supprimer et à le remplacer par l’autonomie de chacun, par la liberté infinie de tous, par l’anarchie individuelle et sociale, l’harmonie naturelle. Mais — quelle que soit la ferveur des libertaires — les ignorances populaires amoncelées, les montagnes de préjugés ne se sapent pas, comme un trône et une dynastie, en trois jours ; on ne passe pas instantanément de l’autorité la liberté, des ténèbres à la lumière : il y a une transition qui s’appelle le crépuscule ou l’aube, la démocratie ou la législation directe et universelle. L’oublier serait nous faire rappeler brutalement à l’ordre par la pesante intelligence des masses, et nous exposer à voir le trône et l’autel, l’autorité politique et religieuse renaître de ses cendres. Ce n’est pas le tout de crier : Liberté ?... il faut en démontrer l’organisation, amener les plus obtus à la comprendre, à la pratiquer. La législation universelle et directe est le vaccin qui, inoculé dans les veines du prolétariat, le préservera du fléau de la dictature des représentants ou des empereurs, cette variole sociale, et le fera bientôt passer, grandi en santé et en idée, des mœurs d’esclaves aux mœurs d’hommes libres, à la réalisation de la pure anarchie.
Que, dans la fédération contrationnelle des communes, le droit absolu à l’autonomie communale soit déclaré et reconnu par chaque commune ; que, dans la fédération contrationnelle des individus, le droit à l’autonomie individuelle soit déclaré et reconnu en principe, sinon d’une manière absolue, pour chaque individu ; et c’est le point de départ pour arriver, de développement en développement, à l’autonomie illimitée de tous et de chacun, à la radicale et anarchique évolution de la liberté humaine, à la solidarité harmonique.
La commune une fois en possession de l’instrument de réformes sociales, de la législation directe et universelle, et le milieu actuel étant donné, c’est-à-dire les hommes de l’époque présente, abstraction faite de l’obstacle impérial qui va disparaître, de quelle manière la commune devra-t-elle organiser le travail ?
Le Phalanstère, avec le seigneur Capital et le seigneur Talent n’a aucune chance d’être admis par les masses, la révolution étant surtout dirigée contre le capital.
Les idées exprimées par Proudhon ont bien plus de chances de prévaloir, le libéralisme bourgeois ayant pénétré jusqu’à la moëlle dans le crâne et l’épine dorsale du prolétariat.
Mais ni Fourrier ni Proudhon ne sont sur le grand chemin révolutionnaire, sur la voie ferrée des locomotions transitoires destinées à entraîner à toute vitesse possible, vers l’infini Progrès, les populations, insurgées, il est vrai, mais encore esclaves de leurs préjugés et de leur ignorance. Selon toute apparence, ces deux hercules de la pensée se sont aventurés dans une impasse qui ne peut, comme 89, aboutir qu’à la réaction : l’un, en créant son mécanisme des rois et des sujets, une hiérarchie arbitraire ; l’autre, en armant le frère contre la sœur, l’homme contre l’homme, en les isolant l’un de l’autre, en créant ou maintenant l’état de guerre entre tous les producteurs.
La commune, — toutes réserves faites d’ailleurs des principes, et sauf à faire plus si elle en a les éléments, — la commune, si elle a quelque intelligence de la situation, devra donc décréter :
— 1° La propriété une et indivisible de l’instrument de travail.
— 2° Le droit au travail.
— 3° Le droit à l’existence pour les enfants, les vieillards, les invalides du travail.
— 4° L’organisation par séries et groupes des ateliers de production et aussi de consommation.
La propriété une et indivisible des instruments de travail : c’est-à-dire l’expropriation forcée, avec ou sans indemnité, de tous les détenteurs du sol, des bâtiments, des machines, et aussi de tous les produits accumulés indistinctement.
Expropriation pure et simple, sans préjudice des droits de la vengeance populaire pour tous ceux dont les crimes sont de notoriété publique, les propriétaires des choses énumérées plus haut et qui les ont acquises en exploitant le travail industriel ou agricole d’autrui, ou par escroquerie ou mendicité religieuse, ou par emploi civil ou militaire sous les gouvernements déchus, les parasites, les vampires, les voleurs et assassins légaux, toute la haute et grasse canaille atteinte et convaincue de complicité dans les œuvres de la Réaction.
Expropriation avec indemnité pour tous ceux qui sont en possession desdites choses par leur propre travail : l’agriculteur qui cultive lui-même son champ, l’industriel qui produit de ses mains, — sans préjudice de leur droit à conserver la possession du champ ou des outils à titre d’instrument de travail.
Le droit au Travail, le droit a l’existence : c’est-à-dire le droit pour tout homme ou toute femme valide à l’instrument de travail et aux bénéfices de la production, le droit de vivre en travaillant.
Le droit pour la mère, tout le temps de sa grossesse et de son nourriciat, de revendiquer, à l’égal au moins des plus utiles travaux, le travail de la maternité.
Le droit pour l’enfant, le jeune garçon ou la jeune fille, au banquet quotidien, à la satisfaction de tous les besoins de son âge dans les salles et jardins de jeux et d’études, le droit à l’éducation professionnelle et sociale.
Le droit pour le vieillard et l’infirme à la même répartition de confortable et du luxe, de bien-être social personnel, que le travailleur en activité, soi qu’il veuille en jouir isolément, soit qu’il veuille en jouir en réunion dans les bâtiments et jardins des invalides du travail, voisins les écoles des enfants.
L’organisation par séries et groupes des ateliers de production et aussi de consommation, c’est-à-dire la division des ateliers des champs ou des villes par industries, et la subdivision à l’infini de chaque industrie : tout ce qui concerne le bois, par exemple, les ateliers de scierie, de charpenterie, de menuiserie, d’ébénisterie, etc., etc., réunis dans un même corps de bâtiments ou voisins l’un de l’autre ; et ainsi pour le fer, l’or, le cuir, la laine, la soie, le coton et le reste, afin de réaliser, par ces séries, et le rouage de leurs groupes, l’économie du temps dans la production, et de faciliter à chaque travailleur les moyens de s’employer utilement dans un plus ou moins grand nombre, une plus ou moins grande variété de travaux, et de stimuler et de développer ainsi, par le contact de chacun avec la multiplicité et la diversité des groupes en mouvement, toutes les sensations et connaissances manuelles et intellectuelles de l’individu.
L’atelier, loin d’être, comme aujourd’hui, un bagne lugubre sous la garde [d’un chiourme] qui s’appelle le patron ou le fermier, le seigneur et maître, ou le sous-patron ou sous-fermier, le contre-maître, sergent-porte-bâton à la livrée du capital, l’atelier doit être la salle du trône de l’ouvrier ; son outil, loin d’être l’instrument de son supplice, doit être le sceptre de sa royauté. Aussi, faut-il, et cela dans le plus bref délai possible, rendre l’atelier et l’outil dignes, par leur élégance et leur beauté, par leur splendeur, de la majesté du travail et de la destinée glorieuse du travailleur.
C’est quelque chose, sans doute, pour communiquer l’attrait du travail, que d’embellir la ruche atelière, de la rendre salubre et commode, d’en orner les parois avec goût, d’en diviser les compartiments avec art, de l’enrichir d’outils magnifiquement façonnés, enfin de tous les instruments de luxe propres à la production. Mais tout cela ne serait encore qu’un berceau vide, un palais désert, si l’essaim communal, si tous les travailleurs n’avaient l’instinct hominal, l’intelligence, de s’organiser entre eux par séries et groupes anarchistes qui permissent à toutes les attractions et répulsions muables et variables, de voyager, de permuter incessamment d’atelier en atelier et de personnel en personnel, sans jamais se heurter ni se confondre, et pour la plus grande gloire et le plus grand profit de tous et de chacun.
Ainsi donc division du Travail par séries et par groupes, chaque groupe et chaque groupe de groupes étant une unité distincte mais composée, comme le sont les éléments du corps humain ; c’est-à-dire tous les groupes d’une série, unités moléculaires, associés ou solidarisés entre eux, et toutes les séries de la commune, unités organiques, associées ou solidarisées entre elles, et formant un corps unitaire, une des quarante mille individualités moléculaires dont se compose l’organe national, organe qui, réuni aux autres nationalités organiques, constitue le corps social continental, puis universel.
Si l’on a fait attention à ce qui vient d’être dit et aussi à tout ce qui précède, on comprendra que, chaque groupe étant une association autonome et solidaire, les groupes seront libre d’instituer, l’un le travail à la tâche, l’autre le travail à l’heure ; la rémunération pourra s’en faire diversement dans chaque groupe, et tel individu qui travaillera à l’heure une partie de la journée dans un groupe, pourra travailler à la tâche une autre partie de la journée dans un autre groupe. Pour chaque groupe, les règlements seront faits naturellement par les travailleurs qui s’occuperont le plus spécialement et le plus habituellement du travail de ce groupe. Si moi, ouvrier peintre, je veux aller travailler un moment dans un groupe de mécaniciens, je devrai nécessairement me conformer à l’ordre que ceux-ci y auront établi. Si, à son tour, un ouvrier mécanicien veut venir travailler un moment dans le groupe des peintres en bâtiments, il devra de même se conformer à l’ordre que moi et les autres habitués auront contribué à y établir. Plus chacun de nous sera assidu à un groupe, et plus, cela va de soi, il aura d’influence sur l’organisation industrielle et sociale de ce groupe ; moins il en approchera, et moins aussi il participera à son organisation. De cette manière, tout travailleur pourra aller et venir, produire à sa volonté dans n’importe quelle série, dans n’importe quel groupe, tout travail lui sera compté, et il ne pourra satisfaire son intérêt individuel sans prendre en même temps en mains l’intérêt général : son intérêt à lui étant de bien faire et de faire beaucoup pour en recueillir gloire et profit, la variété des travaux et des compagnons de deux sexes stimulant ses passions et ses aptitudes ; et l’intérêt général, ou le socialisme qui est la synthétisation des individualismes, se trouvant dans tous les groupes fondu perpétuellement en un seul groupe par la circulation permanente des individus.
Intéresser directement et universellement chacun à la cause de tous, et tous à la cause de chacun, tels doivent être les moyens et le but de la science sociale. Les groupes et séries anarchiques fonctionnant, par leurs composés des deux sexes et de tous âges, dans la solidarité unitaire et communale, répondent-ils à ces moyens et à ce but ? C’est ce qui me paraît évident ; puisque, en même temps qu’ils assurent à chacun des individus la plus grande somme de liberté progressive, ils ont pour pivot la propriété communale une et indivisible, l’individualité collective de tous les producteurs et consommateurs.
Ce qui a perdu jusqu’à l’heure présente les tentatives de révolutions, c’est, au jour triomphal, le manque d’organisation transitoire pour passer, sans retour possible, des mœurs de l’idée ancienne aux mœurs de l’idée nouvelle. — “Démolissons ! démolissons d’abord ! le reste viendra ensuite”, disent certains révolutionnaires sincères, plus ardents que savants, et en grand danger, hélas ! de prendre pour la réalité l’apparence révolutionnaire et sociale. Mais, à ce compte, demain encore on peut proclamer la république, et la république sociale, sans que pour cela le socialisme soit autre chose qu’une lettre morte, un hiéroglyphe placardé sur les murs, incompris de la multitude ignorante, et que la réaction, comme toujours, exploitera à son profit. Démolir ! démolir d’abord ? oui, sans doute. Mais démolir, c’est organiser ! Qui n’organise pas la révolution ne démolit pas la réaction ; qui n’organise pas le travail libre ne démolit pas l’exploitation de l’homme par l’homme : toute démolition est un leurre, si elle n’est une organisation nouvelle. La vieille société reprendrait instantanément le dessus, elle qui possède la science de la veille, la stratégie autoritaire, si la société nouvelle, ayant en mains le glaive insurrectionnel, n’y joignait la science du lendemain, la stratégie libertaire. C’est peu, comme l’antique Spartacus, de briser ses chaînes : il n’en faut point garder les anneaux rivés aux poignets !
Sans entrer ici, et en plein, dans tous les détails d’une organisation essentiellement transitoire du Travail, plan éphémère tracé sur un sable mouvant, et que le souffle ou le pas des idées en marche effacera demain, il m’a paru urgent d’en d’esquisser quelques traits, d’en ébaucher un aperçu ; car, s’il est plus aisé de déclamer contre ce qui est à démolir, il est plus utile, à coup sûr, d’en préciser scientifiquement les moyens. Or, on ne peut renverser et supprimer les institutions qui nous oppriment qu’en leur opposant des institutions subversives de cette oppression. Comme, dans le passé, on a organisé sans liberté ou avec le moins de liberté possible, ainsi, dans le présent, il faut organiser sans autorité ou avec le moins d’autorité possible.
Je me résume :
— L’individu un et solidaire.
— La commune propriété collective dont chacun des habitants est actionnaire par le travail.
— Ateliers collectifs de production et ateliers collectifs de consommation, ou tout homme, femme ou enfant trouvera, en échange de l’emploi facultatif de ses forces, la satisfaction proportionnelle de ses besoins.
— Enfin le progrès individuel agent du progrès social et le progrès social ferment du progrès individuel, par la mutualité et la distinctivité anarchiques et fatales de tous et de chacun. C’est-à-dire la commune, organisme unitaire, homme collectif, rendue perfectible comme l’homme individuel, unité moléculaire, dont la libre évolution, la rotation ascensionnelle constitue et régénère perpétuellement le groupe humain communal d’abord, puis national, puis continental, puis universel.