De l’Affaire Dreyfus à l’incident Yardeni : la haine des bourgeois juifs (et beaucoup moins des autres), une vieille tradition de gauche
publié par Yves, le samedi 1er mars 2014
Limites de l’antisionisme n° 14
Un groupuscule « marxiste-léniniste » s’est récemment illustré par des slogans assimilant le « sionisme » au fascisme dans une manifestations « antifasciste » à Toulouse le 22 février 2014. Ce groupuscule s’en est verbalement pris à une représentante locale du CRIF (1), la traitant de « fasciste », puis a publié un communiqué considérant que le CRIF n’avait pas sa place dans la rue contre l’antisémitisme « ni à Toulouse ni ailleurs ». Une banderole opérant le même amalgame entre sionisme et fascisme était déjà apparue lors d’une manifestation parisienne de l’Action antifasciste Paris Banlieue, manif soutenue notamment par Alternative libertaire, le CAPAB (Collectif Antifasciste Paris Banlieue), la CNT, le Comité pour Clément, Les Lesbians of Color, les lycéens du MILI, Solidaires étudiant, etc., le 9 février 2014.
On remarquera que l’extrême droite a elle aussi choisi de prendre pour cible une organisation qu’elle qualifie de « sioniste », en l’occurrence la LICRA (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme). Soral, Dieudonné et leurs compères fascistes (sans guillemets) demandent l’interdiction de la LICRA jugeant que la France serait « LICRAisée », expression codée pour « judaïsée », qui serait, elle, passible de poursuites judiciaires.
Les deux campagnes de ce groupuscule maoïste, d’un côté, et des fascistes Soral et Dieudonné, de l’autre, sont donc parfaitement parallèles et complémentaires. Elles reposent toutes deux sur l’idée que les « sionistes »pour les uns, les « Juifs » pour les autres auraient trop de pouvoir dans les médias, trop d’influence dans la société, trop de pouvoir dans l’Etat, voire qu’il faudrait interdire leurs organisations ou les manifestations qu’elles organisent, ou leur présence lors de manifestations dites de gauche ou d’extrême gauche. En clair, que seuls des non-juifs qui ne se sont jamais particulièrement distingués dans la lutte concrète contre l’antisémitisme (rappelons le silence de la majorité des antisionistes à propos de Dieudonné depuis 2004) auraient le droit à la parole dans l’espace public, mais que par contre les Juifs et les juifs, eux, s’ils sont victimes de l’antisémitisme, n’ont pas le droit d’ouvrir leur gueule, sauf à conchier l’Etat d’Israël, véritable sauf-conduit pour avoir la permission de manifester aux côtés de la gauche et de l’extrême gauche...
Le groupuscule maoïste en question, les fascistes français et certains éléments des réseaux de l’Action antifasciste ou des milieux d’extrême gauche, d’ultragauche, altermondialistes ou libertaires (je n’en dresse pas la liste, ils se reconnaîtront) partagent la qualification du sionisme comme une variété de fascisme.
Les négationnistes et les fascistes ont évidemment tout intérêt à considérer que les sionistes sont au moins aussi criminels sinon pires que les nazis et à mentir sur le judéocide ; les « marxistes-léninistes » et les libertaires antifascistes, eux, qui n’ont jamais rien compris grand-chose à l’antisémitisme ni au racisme d’ailleurs, se contentent de radoter les mêmes clichés sur l’usure juive au Moyen Age et l’antijudaïsme chrétien comme si nous vivions encore à l’époque de l’Inquisition, qu’un prolétariat juif n’était pas apparu au XIXe et au XXe siècles avec des organisations anticapitalistes de masse, et que l’islam jouait le même rôle politique aujourd’hui qu’au XVIe siècle.
Tout le monde à gauche, à l’extrême gauche et chez les libertaires devrait pourtant savoir que « sioniste » est souvent un mot codé pour juif (religion) ou Juif (peuple).
En effet, le sionisme est une idéologie nationaliste, d’origine laïque, hétérogène, multiforme, dont une des interprétations (progressivement la plus réactionnaire) est devenue la doctrine officielle d’un Etat-nation (Israël) mais qui continue à avoir plusieurs sensibilités (des faucons aux colombes, des racistes antipalestiniens aux partisans de deux Etats selon des frontières à définir, des religieux aux athées, de l’extrême droite à la gauche social-démocratie, etc.).
Dès 1947 les sionistes laïques au pouvoir ont conclu d’importants compromis avec les juifs religieux conservateurs pour justifier l’existence de cet Etat aux yeux des Juifs ou juifs du monde entier, compromis qui ont eu une influence particulièrement néfaste (contrôle de l’état civil par les religieux, justification religieuse de l’accroissement de la colonisation après 1967, transformation d’un conflit national et politique en un conflit religieux par définition insoluble, etc.). Considérer que LE sionisme serait une forme de fascisme, c’est soit considérer tous les habitants juifs d’Israël comme des fascistes soit employer une définition absolument loufoque du fascisme. Mus par des sentiments irrationnels, les antisionistes passent généralement d’un registre à l’autre.
Si Israël est un Etat fasciste, comment se fait-il que des antisionistes israéliens puissent y militer ouvertement sans être torturés et liquidés ? Comment se fait-il que toutes les actions coloniales et criminelles de l’Etat israélien soient décrites en détail par des organisations juives militant au grand jour dans cet Etat qui serait fasciste ? Comment se fait-il que des antifascistes puissent s’exprimer aussi librement dans la presse, dans l’édition, à l’université et jusque dans l’armée d’un Etat « fasciste »... comme Israël ?
Cette épithète de « fascistes » accolée aux « sionistes » est à la fois incohérente, d’un point de vue politique (elle peut s’appliquer à n’importe quel Etat de la planète, à commencer par la France), et surtout criminelle parce qu’elle propage, volontairement ou involontairement peu importe, la haine des Juifs et des juifs, où qu’ils vivent, sous le couvert de l’antisionisme. Et cette propagande de gauche, d’extrême gauche ou libertaire est en communion totale (consciemment ou pas, peu importe) avec la propagande fasciste, négationniste, national-populiste ou d’extrême droite. Et d’ailleurs aussi avec la propagande de certains groupes musulmans fondamentalistes et des 57 Etats de l’Organisation de la conférence islamique (OCI qui, elle, bien sûr n’est pas du tout « communautariste » pour les antisionistes – contrairement au CRIF qui, lui incarne, la quintessence du communautarisme...)
Tout comme l’extrême droite, le groupuscule maoïste qui est intervenu à Toulouse et certains antifascistes-anticapitalistes ou anti-impérialistes appartenant à d’autres courants perpétuent en fait une vieille tradition anticapitaliste-antisémite qui a commencé avec l’article de Marx sur « La Question juive », ou les propos antisémites que l’on trouve chez Proudhon et Bakounine.
Cette tradition anticapitaliste-antisémite s’est poursuivie
– par la neutralité d’une partie de la gauche (y compris – au départ – celle de Jaurès) et de certains anarchistes pendant l’Affaire Dreyfus (déjà dénoncé à l’époque comme un bourgeois, un militaire et un réac par la gauche abstentionniste en matière d’antisémitisme ; ces qualificatifs étaient certes justes mais n’étaient qu’un prétexte pour ne pas s’attaquer à l’antisémitisme des travailleurs et des exploités, en espérant chevaucher cet antisémitisme radical et l’orienter habilement vers une direction révolutionnaire) ;
– par la dénonciation obsessionnelle du rôle des usuriers juifs et des Rothschild ou d’autres banquiers juifs (accompagnée par une dénonciation beaucoup plus discrète des banquiers catholiques ou protestants, pourtant ultramajoritaires eux, dans la banque et la finance) dans la propagande des partis socialistes avant 1914 puis communistes après 1917 (la personnalisation à outrance des cibles capitalistes, juives ou pas, est une des faiblesses du mouvement ouvrier depuis ses origines) ;
– par l’incompréhension totale des revendications culturelles et/ou nationales juives, fussent-elles celles de l’autonomie nationale et culturelle prônée par le Bund en Russie et en Pologne (Bund que les antisionistes de gauche actuels tentent cyniquement de récupérer) ;
– par le silence sur l’antisémitisme en URSS et dans les démocraties populaires ;
– par la négation de l’importance historique du judéocide pendant la seconde guerre mondiale, négation qui fut aussi entretenue parmi les résistants de gauche, juifs ou pas, durant la Seconde guerre mondiale et jusqu’aux années 60 ;
– par le soutien (plus ou moins critique) aux organisations nationalistes et indépendantistes du Proche et du Moyen-Orient qui dès les années 20 ont combiné anti-judaïsme religieux (d’origine musulmane pluriséculaire), antisémitisme complotiste (diffusion massive des thèses des Protocoles des sages de Sion et influence des thèses nazies et fascistes), collaboration avec l’Allemagne hitlérienne, puis alliance stratégique avec l’impérialisme russe, etc.
Cette tradition anticapitaliste-antisémite a trouvé des prolongements récents avec la dénonciation extrêmement bruyante de personnages comme Madoff, Fabius, DSK, associés à des scandales médiatiques, des néoconservateurs juifs américains, ou encore du général Sharon assimilé à Hitler, tous Juifs ou juifs censés incarner de façon exemplaire tous les maux du capitalisme et de l’impérialisme.
Comme tous les marxistes intégristes, le groupuscule maoïste qui est intervenu à Toulouse contre Mme Yardeni n’aime pas les bourgeois, ce qui a priori nous le rendrait plutôt sympathique.
Mais comme certains marxistes et certains anarchistes c’est surtout les bourgeois juifs que ce groupe déteste. Et ce groupe devient alors nettement antipathique. Les bourgeois comme Friedrich Engels qui était non seulement un bourgeois mais un capitaliste et qui finança Marx toute sa vie ; comme le mlllionnaire Feltrinelli qui publia pendant des années des centaines d’ouvrages marxistes de toutes tendances ; ou comme Soros qui finance le Collectif contre l’islamophobie en France, ces bourgeois-là ne gênent pas le moins du monde nos maoïstes – pas plus qu’ils n’étaient gênés d’être financés par l’Etat capitaliste chinois dans les années 60 et 70, grâce à la plus-value récoltée sur la sueur et le sang des prolétaires chinois.
Quant à Mao-Tsé-toung l’idole de ce groupuscule, non seulement il était plus que multimilliardaire comme tous les dignitaires du prétendu régime « communiste » chinois, mais en plus il avait plus de sang de prolétaires et de paysans sur les mains que tous les généraux de l’armée israélienne réunis depuis 67 ans. Mais ces bourgeois chinois-là ne gênent pas du tout ce groupuscule maoïste, parce qu’ils ne sont pas juifs.
En voulant sortir Mme Nicole Yardeni de la manif de Toulouse, manif interclassiste, ouverte à tous les bourgeois à condition qu’ils soient opposés à l’homophobie, l’antisémitisme et le racisme, ce groupuscule maoïste, en dehors de se faire un peu du pub gratuite a surtout montré à quel point certains militants qui se réclament du marxisme, du marxisme-léninisme voire même de l’anarchisme (à en juger par les commentaires favorables à cette action sur des sites libertaires) trouveront toujours des vertus anticapitalistes ou anti-impérialistes à l’antisémitisme, à condition de le dissimuler sous une fine couche d’antisionisme (2) ...
Tant que TOUS les courants dits marxistes ou d’extrême gauche, antifascistes et anarchistes, ne feront pas un bilan politique sérieux de leur contribution active à l’anticapitalisme et à l’anti-impérialisme antisémites, de tels incidents minables, voire d’autres plus graves, se reproduiront. Les gauchistes (nous utilisons délibérément ce terme journalistique et vague pour désigner ce conglomérat confus et au verbiage pseudo-radical) continueront à nier le caractère antisémite de l’assassinat d’Ilan Halimi ou des meurtres commis par Mohammed Merah. Ils continueront à trouver normal que l’inscription « CRIF à mort » sur les murs de Toulouse ne mérite pas le moindre commentaire critique.
Et le plus grave c’est qu’ ils renforceront et justifieront, à leur échelle et dans les milieux qu’ils influencent, les thèses des organisations d’extrême droite, fascistes, fascisantes ou national-populistes qui, elles, ont beaucoup plus d’influence, y compris sur les prolétaires, que ce groupuscule ou que les réseaux antifascistes...
A vous de choisir, "camarades", qui sont sont vos amis et qui sont vos ennemis...
Y.C., Ni patrie ni frontières, 1/3/2014
Notes
1. Le Crif regroupe les organisations suivantes : ABSI Keren-Or ; Adath Shalom - Communauté juive Massorti de Paris ; Agence juive pour Israël ; Alliance Israélite Universelle ; Amicale de liaison des anciens résistants juifs ; Amicale des Juifs originaires du Maroc ; Amis du musée d’Israël à Jérusalem ; Anciens de la Résistance juive (ARJ) ; Arts et traditions populaires des Juifs de Tunisie (ATPJT) ; Association de coopération économique France-Israël (ACEFI) ; Association des anciens combattants et engagés volontaires juifs ; Association des Juifs des Grandes Ecoles (AJGE) ; Association des médecins israélites de France (AMIF) ; Association des pharmaciens juifs de France (APJF) ; Association indépendante des anciens déportés juifs de France ; B’nai B’rith France ; B’nai B’rith Youth Organization (BBYO) ; Centre communautaire de Paris ; Centre Medem ; Centre Rambam ; Cercle Bernard Lazare ; Comité français de l’association internationale des juristes juifs ; Comité français pour Yad Vashem ; Coopération féminine ; Département éducatif de la jeunesse juive (DEJJ) ; E ; Eclaireuses, éclaireurs israélites de France (EEIF) ; Farband - Union des sociétés juives de France (USJF) ; Fédération des anciens combattants juifs de France ; Fédération des associations sépharades de France (FASF) ; Fédération des Sociétés Juives de France (FSJF) ; Fédération du judaïsme libéral francophone ; Fédération française Maccabi ; Fédération nationale des écoles juives autonomes (FNEJA) ; Fédération Sioniste de France ; Fils et Filles Déportés Juifs de France (FFDJF) ; Fonds social juif unifié (FSJU) ; Hachomer Hatzaïr ; Hadassah France ; Jeunesse Loubavitch ; Judaïsme et Liberté ; Keren Kayemeth Leisrael (KKL) ; La Solidarité ; Maguen David Adom ; Mémorial de la Shoah ; Mouvement juif libéral de France (MJLF) ; Naguilah ; Oeuvre de Secours aux Enfants (OSE) ; ORT ; Ozar Hatorah ; Rambam France ; Rassemblement des avocats juifs de France (RAJF) ; Renouveau juif ; Section française du congrès juif mondial ; Socialisme et Judaïsme ; Union des associations intercommunautaires de la région parisienne ; Union des cadres juifs de France ; Union des centres communautaires ; Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs (UEVACJ) ; Union des étudiants juifs de France (UEJF) ; Union des médecins dentistes et pharmaciens amis d’Israël (UMDPAI) ; Union libérale israélite de France (ULIF) ; Union nationale des amis de Tlemcen .
2. Ceux qui ont le coeur bien accroché pourront lire les commentaires enthousiastes des partisans d’Alain Soral sur le site Egalité et réconciliation, et comparer les argumentaires de l’extrême droite et du groupuscule maoïste, ou d’autres antisionistes, sur cet incident.