par Jean Picard » Vendredi 30 Jan 2009 18:21
FERNANDO (CNT-F Paris) *
* Interview enregistrée le 21 mai 2005
Je suis entré dans les milieux libertaires, à la FA, en 1968, alors que j’avais 17 ans et que
j’étais en LEP. Jusque-là j’avais baigné dans une ambiance coco. J’ai suivi le mouvement
sans tout comprendre, mais l’effervescence et l’espoir de ces années-là palliaient tout. Ma
formation militante s’est faite très (peut-être trop) rapidement, car ces années ont été très
riches en luttes et en mouvements de toutes sortes. J’ai été impliqué dans les coordinations
libertaires et dans l’expérience du Jargon libre.
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, l’extrême gauche et les mouvements
associatifs se sont retrouvés anesthésiés – en tête d’affiche il ne restait qu’Action directe, c’est
dire qu’on avait touché le fond… Avec quelques camarades on a alors voulu réagir et repartir
sur une base large. Ça a donné le COJRA, une utopie du genre : on veut rassembler les anti-
autoritaires autour d’une table pour discuter. La discussion a été possible, mais ça n’a pas eu
d’aboutissement concret.
À l’époque où le COJRA touchait à sa fin, vers 1984-1985, j’ai entendu parler de la CNT et je
suis allé voir. Jusque-là j’avais pris ma carte tantôt à la CGT, tantôt à la CFDT, en fonction
des entreprises où j’étais passé – il fallait lutter là où j’étais, avec les moyens qui s’y
trouvaient (comme beaucoup à l’époque, j’avais choisi la précarité, ce qui m’amenait à faire
toutes sortes de boulots différents).
À la CNT, c’était sympa, très chaleureux, ça ronronnait. La CNT espagnole en exil, composée
de vieux militants réfugiés, partageait les locaux avec nous, et il était facile de voir qu’elle
comptait plus d’adhérents que la CNT-F. La CNT-F, c’était une sorte de nébuleuse, avec
quand même une structure de syndicat. On y trouvait plusieurs sortes de militants : les
historiques, qui rêvaient de remonter la fameuse CNT française qui avait eu ses heures de
gloire à la fin des années 40 ; les fils de réfugiés espagnols, qui gardaient le flambeau et
perpétuaient la mémoire ; les multicartes, des anarchistes qui collectionnaient les
appartenances (espérantisme, Ligue des droits de l’homme…) et n’avaient pas grand-chose à
voir avec le syndicalisme. Ça fonctionnait dans le cadre de sections syndicales, mais ces
sections comptaient très peu de militants. C’était très organisé mais la coquille était vide. La
CNT avait des militants aux PTT et à EDF, mais aucun dans le secteur privé, ce qui fait
qu’elle restait ultraminoritaire.
Je m’étais intéressé à la CNT parce que je voulais quelque chose de plus concret, or je
m’apercevais que ça n’avait aucune réalité d’entreprise. Je voulais rencontrer des prolos, et je
n’en rencontrais pas. J’étais alors sur le point de quitter la CNT.
Le décollage
Et puis tout à coup, vers la fin des années 1980, il s’est passé quelque chose qui m’y a fait
rester, et pour longtemps : l’histoire de la Comatec. En fait, il s’agissait au départ d’un
concours de circonstances : un fils de réfugiés espagnols était chauffeur intérimaire et
travaillait alors dans cette entreprise de nettoyage qui intervenait notamment dans le métro.
Les salariés y étaient syndiqués CGT ou FO, sur des bases ethniques. Mais, à l’époque,
certains d’entre eux n’étaient pas contents de leurs syndicats, et quand ce fils de réfugié leur a
parlé de l’existence de la CNT, ils ont pris contact et ont adhéré. La direction de la Comatec a
laissé faire car elle a cru pendant quelque temps que le sigle CNT cachait un syndicat de
droite… Deux contremaîtres ont même participé à une réunion avec l’aval de la direction.
Mais quand elle a compris qui on était, elle a réagi très vite : contestation en représentativité,
convocation au tribunal…
Et voilà qu’une grève se déclenche à la Comatec à laquelle prennent part les adhérents. Les
militants cénétistes apportent alors leur soutien, on se met à tourner dans le métro avec les
grévistes. Des nervis fachos interviennent, donc bagarre avec les grévistes (on n’a pas
vraiment l’habitude de gérer ce genre de situation…). Une manifestation est organisée
boulevard de Charonne en plein après-midi, où les drapeaux noir et rouge se mettent à flotter.
Alors je me dis : ça devient intéressant, c’est pas le moment de s’en aller. Autre chose que des
discussions sur Marx et Bakounine… ça commençait à vibrer.
Ces événements ont projeté la CNT sur le devant de la scène, avec une section syndicale faite
exclusivement d’immigrés travaillant dans le nettoyage et le métro : le gros truc, quoi, y
compris sur le plan symbolique. Et avec les émissions qu’on faisait sur Radio Libertaire, des
gens nous téléphonaient qui voulaient rentrer à la CNT : ils nous voyaient un peu comme le
syndicat qui s’occupait de tous les immigrés travaillant dans des conditions précaires. Il en est
venu qui travaillaient dans la confection, dans d’autres boîtes… pas mal de monde, au total.
Un syndicalisme de soutien
On a dû passer sur pas mal de choses... En cours de réunion, par exemple, certains se
tournaient vers La Mecque et faisaient leurs prières. Et il n’y en avait que deux ou trois qui
prenaient la parole – puis venait un moment où ils se parlaient entre eux, et le mec revenait en
disant : « On s’est concertés. » Tout un truc bizarre lié à des traditions, d’autres cultures. Au
fond, on ne savait pas trop comment s’y prendre, mais on a laissé faire, on était si contents de
voir des ouvriers venir vers nous ! Et c’était assez intelligent, car si on les avait braqués,
c’était foutu. Or c’était très bien, ce qui nous arrivait, c’était inattendu et formidable.
Mais il y a eu aussi beaucoup de conneries de faites. Car on n’avait pas les reins très solides
sur le plan financier et on était légers sur le droit social – c’était pas comme à la CGT :
personne chez nous n’était payé pour prendre les dossiers en main. Et comme on n’était pas
représentatifs au niveau national, le patron n’a pas fait de détail, il a foncé dedans. Il contestait
à chaque fois. C’était toujours l’intimidation. Ces boîtes, c’est particulier, c’est pas comme la
fonction publique… Je me souviens d’avoir assisté comme observateur aux élections des
délégués du personnel de la SPES à Gennevilliers, une boîte de ramassage d’ordures de la
banlieue nord où la CNT s’était implantée après avoir été contactée par deux travailleurs
marocains. C’était assez dingue : ils avaient placé les urnes face au directeur du personnel, qui
matait tous ceux qui venaient voter. Je me souviens en particulier d’un cadre qui nous
provoquait. D’ailleurs on était allé occuper le siège boulevard de Wagram pour leur montrer
que nous aussi, on savait parler ce langage-là.
Les cadres, c’était tous des Européens, et les travailleurs, tous des immigrés : des Maghrébins
d’abord, souvent de la deuxième génération – c’était les plus anciens et les plus combatifs –
puis des Sud-Américains, qui, eux, voyaient la CNT comme un obstacle à leur besoin
frénétique de travailler et de gagner du pognon à envoyer à la famille restée là-bas, car elle
contestait la pratique du double service en une journée – on était très mal vus par certains
immigrés, en fait…
C’était une expérience assez fascinante, au fond, car ça n’avait rien à voir avec le
syndicalisme « tranquille ». Et c’était très enrichissant. Mais c’est vrai que par moments
j’avais des doutes ; je me demandais si on n’envoyait pas des gens au casse-pipe ; s’ils
n’auraient pas été mieux à la CGT ou ailleurs… – sauf qu’on ne les y accueillait pas, à la
CGT.
Deux camarades ont été nommées par la CNT pour s’occuper du nouveau syndicat des
transports (elles ne travaillaient pas elles-mêmes dans les transports, ça se décidait en fonction
de la disponibilité des individus), et en renfort venaient tous ceux qui pouvaient donner des
coups de main. Dès que tu avais cinq minutes, tu t’occupais de la Comatec. Et il fallait tout
faire. Comme la plupart des Comatec ne savaient ni lire ni écrire le français, il fallait non
seulement rédiger tous les tracts, mais aussi remplir les papiers pour leur permettre de toucher
les allocs… faire l’assistante sociale, presque – et si on ne l’avait pas fait, ils seraient allés
voir ailleurs.
La grève de la Comatec, ça a été la grève fondatrice : on a prouvé qu’on pouvait les aider,
qu’on pouvait être avec eux (même si c’était surtout eux qui allaient à l’affrontement
physique). On les a aidés au niveau financier, en faisant des collectes (lorsqu’on faisait appel
à la solido, les papys espagnols, malgré leurs maigres retraites, filaient de grosses sommes ;
en revanche, nos jeunes radicaux n’avaient jamais une tune pour la solido – mais ils ne
crachaient ni sur le resto ni sur le bar du coin !). Bref, on était crédibles. Et puis c’est surtout
le contact humain qui leur a plu. Le fait de rencontrer des gens qui sympathisent et qui
t’aident. On était disponibles, je recevais des coups de téléphone à toute heure, à minuit
parfois, et c’était souvent pour te dire des banalités…
Enfin, c’était toute une activité ludique, intéressante, et valorisante aussi. Quand je me
comparais à d’autres militants, je me disais : moi, au moins, je fais quelque chose de concret,
je mets les mains dans le cambouis… Et on s’attache aux gens qui sont dans la merde et qui se
battent. Peut-être parce qu’on ne peut pas le faire dans sa propre boîte… Certains, c’est sûr, se
battaient par délégation. Car à EDF ou à l’Éducation nationale, le combat syndicaliste, c’est
pas comme à la Comatec : prise de parole à la cantine et puis au revoir, panneaux d’affichage
en bonne et due forme… alors qu’à la Comatec, pour les avoir, ces panneaux, c’était la
guerre. Et puis il y avait de la curiosité, l’envie de voir jusqu’où ça pouvait aller…
La question des élections syndicales
Après il y a eu des élections, des délégués, le procès en représentativité qu’on a gagné… Car
il fallait avoir des délégués : si tu n’avais pas d’heures de délégation, tu ne pouvais pas faire
de boulot syndical. La Comatec, c’est des chantiers éclatés, et si tu ne venais pas sur tes
heures syndicales, tu ne pouvais pas rentrer dans le métro le soir à l’heure où les nettoyeurs
travaillaient, les vigiles ne te laissaient pas passer. Sans compter qu’après avoir fait leurs
heures, les nettoyeurs partaient faire un deuxième boulot, donc il n’y avait pas moyen de faire
des réunions. C’était ça, la réalité, tu ne pouvais pas faire autrement. D’ailleurs, au début, on a
tourné la difficulté grâce à des heures syndicales données par la CFDT-Rail (aujourd’hui
SUD-Rail).
– Mais la question de la participation aux élections, c’est tout de même une question
politique.
– On était convaincus que si on n’allait pas aux élections, les travailleurs des boîtes comme la
Comatec seraient partis, car ils n’avaient pas d’états d’âme, eux, ils n’avaient pas d’idéologie
anarcho-syndicaliste. (Il est d’ailleurs arrivé que la Comatec essaie d’acheter les délégués
CNT en leur proposant un logement – c’est la technique habituelle pour neutraliser un délégué
syndical dans les boîtes de nettoyage. Il a fallu les désavouer, car ceux qui se faisaient acheter
conservaient leur mandat syndical… Ça a failli mal tourner.) Bref, on allait aux élections par
opportunisme, car sinon il n’y avait plus personne et on se retrouvait à quatre chats comme
avant.
Pareil pour les prud’hommes. Est-ce qu’il fallait y aller, aux prud’hommes ? Si on n’y allait
pas, les mecs partaient. Donc la question, c’était bien : est-ce qu’on fait un vrai syndicat, mais
avec un plus, ou est-ce qu’on reste un groupe affinitaire ? Beaucoup voulaient que ça
devienne un syndicat, mais plus beau, plus fort, plus combatif… Et pour ça il fallait être
capabled’aller aux élections, d’aller aux prud’hommes… Fallait être capable de tout, comme
les autres, mais en mieux…
– Oui, mais ça veut dire que le syndicalisme de combat dont on parlait alors beaucoup,
c’était un syndicalisme tributaire des élections syndicales.
– Oui, à cause de la répression, qui était terrible. Être élu, c’était être protégé.
– Et pour les simples salariés ?
– Il n’y avait en général que trois ou quatre personnes combatives, les autres suivaient. Les
élections, c’était comme une photocopie de la réalité : il y a toujours deux ou trois meneurs,
deux ou trois grandes gueules qui arrivent à parler face à la direction, et le reste suit. C’est
d’ailleurs intéressant de voir comment ceux-là deviennent des spécialistes, tandis que les
autres restent dans leur rôle.
Mais au moment des luttes, il fallait aller au plus pressé, donc protéger ceux qui étaient le plus
en vue : une fois élus, ils devenaient invirables (mais achetables, par contre)… Maintenant
c’est en train de changer, ça aussi, mais dans les années 1990 c’était encore vrai : il y avait des
inspecteurs du travail sur lesquels tu pouvais compter. Du coup, pour la direction, c’était plus
facile d’acheter le délégué que de le virer.
Donc, si on a participé aux élections – des délégués du personnel d’abord, puis des délégués
au comité d’entreprise (alors que la CNT n’était censée se présenter qu’aux élections des
délégués syndicaux) – ce n’était pas par conviction, mais pour pouvoir protéger un maximum
de salariés en leur faisant gagner un statut d’élu. Et puis participer au CHSCT, c’était
important quand même, quand on voit les produits qu’ils manipulaient sans aucune protection,
notamment dans les sections anti-graffitis. Bref, on faisait du « real-syndicalisme »… C’était
la réalité de la chose qui commandait. On décidait au coup par coup si c’était valable ou pas,
sans idéologie préconçue.
La scission de 1993
Et ça, évidemment, c’est très mal passé dans beaucoup d’endroits. En province surtout, mais
aussi parfois dans la région parisienne, chez ceux qui venaient de l’Union anarchiste
notamment, qui fonctionnaient comme un club et qui étaient antisyndicalistes (!) : quand tout
ça s’est développé, ils se sont sentis trahis, on touchait aux fondements de l’anarchie… Ils
n’ont pas su comprendre qu’on suivait le mouvement, simplement, qu’on faisait une
expérience. (Sur la région parisienne, il y avait un certain accord, mais on ne s’est jamais
réuni pour décider d’une stratégie, ça s’est fait comme ça : ça nous plaisait, au moins on
faisait quelque chose de concret, on aidait les gens, on était dans les luttes.)
Ces tensions ont donc fini par éclater, au fameux congrès de Paris, en 1993, où les gens de
Toulouse, notamment, se sont opposés à toutes nos « compromissions ». Ça a été assez
dingue, cette scission. Sur Paris, ça n’a pas porté tellement à conséquence, mais ailleurs ça a
été dur. Il y a eu des affrontements verbaux, presque physiques. C’étaient des luttes de
pouvoir auxquelles on ne comprenait pas grand-chose. Il y a eu aussi des conflits de
personnes : entre les historiques il y avait des inimitiés, et certains en ont profité pour régler
des comptes.
En gros, les arguments d’en face, c’était : il y a des statuts, il faut les respecter. Mais on ne
comprenait pas trop, parce que ces statuts sont à la fois rigides et assez flous, il y a donc une
marge d’interprétation. Et c’étaient des statuts qui dataient des années 1950, de l’époque où la
CNT était une organisation syndicale qui comptait un peu, et où entraient en ligne de compte
des questions de pureté, des références à 1936… La scission, ça a été comme un petit remake
de ce qui s’est passé en Espagne après la mort de Franco.
C’est vrai que plus tard je me suis dit : j’ai participé à toutes ces saloperies… Mais à l’époque,
ce n’était pas vécu comme ça, parce qu’il y avait un enjeu. Même si les choses n’étaient pas
claires, on se disait : faut pas se laisser faire parce qu’il y a la Comatec, la SPES, d’autres
sections d’entreprise qui ont besoin de nous, on ne peut pas les lâcher comme ça. À nos yeux,
ça justifiait les magouilles qu’on faisait pour écarter ceux qui n’étaient pas d’accord avec
nous. Eux utilisaient des arguments bizarres, mais nous aussi, au fond, sauf qu’on avait le
sentiment d’être du bon côté. Les statuts, on s’en foutait (moi, je m’en foutais, en tout cas).
Certains, en revanche, faisaient des calculs, je m’en suis aperçu plus tard : ils ont laissé faire
les choses parce que ça servait la CNT, par tactique – je parle surtout de fils d’Espagnols qui
étaient des « historiques », qui ne voyaient qu’une chose : que survive la CNT. Et comme ils
voyaient que la CNT se développait… Au fond, ils ressemblaient à ceux d’en face – à
l’époque, ceux de Toulouse étaient même moins figés que certains d’entre eux – mais ils ont
fait le choix de participer aux élections par opportunisme : perdre quelques militants «
politiques », ce n’était pas grave par rapport à la publicité que la Comatec faisait à la CNT (à
l’époque on en parlait un peu partout dans le milieu, il suffisait d’une émission de radio pour
que ça téléphone, donc ils imaginaient que ce serait bientôt un raz de marée). Et je crois que,
s’ils avaient été à notre place, beaucoup des « Toulousains » auraient fait la même chose…
Simplement ils n’étaient pas à notre place. Les entorses que l’on faisait aux principes de la
CNT, ils n’en jouissaient pas : sans arrêt on entendait parler de la Comatec, et jamais de ce
qui se passait à Toulouse ou à Albi… Parce que ça se résume souvent à ça : des problèmes
d’amour-propre. Alors on invoque les dogmes, les statuts…
– Mais il y avait aussi autre chose : le fait que la CNT de Paris avait investi dans le combat
dans les entreprises et les autres plutôt dans les interco. Ce qui s’est vérifié au moment du
mouvement des chômeurs, où la CNT-AIT a réussi à être plus présente que la CNT-F.
– Oui, c’est vrai, dans les interco, les militants étaient plus disponibles, et elles étaient
composées de pas mal de chômeurs. Mais le choix de se développer dans les entreprises
s’était fait comme ça, ce n’était pas délibéré. Il faut dire qu’à la fin des années 1980, début des
années 1990, on n’avait pas encore appréhendé l’importance du problème des précaires, le
phénomène n’était pas encore très évident. On considérait que l’entreprise restait l’endroit
privilégié pour se battre. Mais il n’y avait pas de débat.
– Il y a pourtant eu une scission sur ces questions-là…
– Oui, mais c’était fumeux. Les débats qui ont eu lieu autour de la scission n’étaient pas des
débats nobles, où l’on s’écoute. Il s’agissait surtout de fourbir ses armes pour enfoncer l’autre,
en gros.
L’absence de débats
– Cette absence de débats n’était-elle pas une caractéristique de la CNT telle que tu l’as
connue ? S’il n’y avait pas de débat sur une chose aussi centrale que le type de syndicalisme
que l’on veut développer, sur quoi y en avait-il ?
– Sur rien, pourrait-on dire. Avant l’histoire de la Comatec, il y en avait bien eu, mais sur des
généralités, des théories, qui n’étaient jamais quasiment appliquées. Et pour les frustrés de la
lutte comme moi, une chose importait avant tout : la lutte.
– Oui, mais pour gagner il faut débattre, il faut avoir les idées claires...
– Il y avait des tas de choses qui pressaient. On était dans une spirale activiste, on vivait
toujours dans l’urgence… Il faut dire qu’en tant que militants, on était resté assez peu
nombreux. Ces luttes avaient fait grossir la CNT en nombre de cartes, mais ils n’avaient pas
amené de militants. Il y avait bien des mecs qui arrivaient du milieu anar parce que « ça
vibrait » à la CNT, mais de véritables militants, il y en avait très, très peu, finalement. Donc le
noyau militant qu’on était devait s’occuper de tout. Et ça, c’était dur. D’autant qu’on n’était
pas très formés. On était très peu à avoir des connaissances en droit du travail, et les
travailleurs qui venaient nous posaient tout de suite des tas de questions. Car, en général, tu ne
viens pas voir un syndicat quand tout va bien, tu te décides quand tout va mal. D’autant qu’au
début on n’exigeait même pas qu’ils prennent leur carte. (Ensuite ça a changé, on leur a
demandé de commencer par prendre leur carte, parce qu’ils venaient demander de l’aide
comme si on était financés par l’État et puis après, ciao ! Mais monter un dossier
prudh’ommes, c’est du boulot !)
– L’idée de l’interprofessionnalisme, ça suppose une discussion, des contacts entre les
métiers. Ça correspondait à quoi, concrètement, dans la CNT ?
– Il n’y avait pas tellement de contacts entre les gens. On avait besoin d’aide dans tel ou tel
secteur, et voilà, ça s’arrêtait là. Quand il y avait des réunions, c’était pour s’occuper des
problèmes particuliers des uns ou des autres. Ça marchait comme ça : les syndicats faisaient
ce qu’ils voulaient, souverains, et puis, tous les mois, il y avait une réunion régionale où tous
les représentants des syndicats venaient et discutaient. Mais on ne pouvait pas avoir de débat
parce que 90 % du temps était bouffé par les problèmes pratiques. Le papier chiottes qui
manque, le balai qu’est usé, la photocopieuse en panne… (C’est comme dans un couple : à
force de gérer le quotidien, on ne sait plus pourquoi on est ensemble…) Et une fois qu’on
avait répondu à tout ça, on votait vite fait, bien fait. Et comme les ordres du jour étaient
fantaisistes, car il y avait toujours une urgence liée à l’actualité, le mec qui venait mandaté par
son syndicat sur deux ou trois questions votait au bout du compte sans avoir consulté son
syndicat. Ça se passait d’une manière très, très amateur… – c’est sans doute souvent le cas
ailleurs aussi, mais avec des gens plus formés, plus costauds, alors que là il y avait beaucoup
de gens qui débarquaient sans expérience syndicale.
À un moment donné, on a pourtant vu apparaître des débats du genre : anarchosyndicalime ou
syndicalisme révolutionnaire ? En fait, c’étaient les prémices d’une évolution à laquelle je
n’ai pas assisté, puisque j’ai quitté la CNT il y a cinq ans : les anarchistes étaient de plus en
plus mal vus à la CNT, et parallèlement on voyait entrer des militants venus d’autres horizons,
beaucoup de jeunes aussi…
Les arcanes du pouvoir
Tu pouvais prendre tous les pouvoirs que tu voulais là-dedans, c’était d’une grande facilité.
D’ailleurs, il y en avait qui s’étaient ramenés en courant quand ils avaient vu que la CNT
grossissait, qu’il y avait un rôle à prendre qui donne de l’importance. En revanche, on ne se
battait pas pour prendre les postes de responsabilité. Car les postes qui étaient élus étaient
assez ingrats : tu te tapais tout le boulot et en plus tu devais rendre des comptes… Donc il
était plus facile de ne pas être élu, tout en ayant un rôle important au sein de l’organisation de
façon parallèle.
Moi, je me suis retrouvé un temps responsable du courrier. C’était galère, on envoyait 500 ou
600 enveloppes aux syndiqués plus 2 000 enveloppes aux sympathisants. (Il y avait un gâchis
énorme, c’étaient des noms récupérés à droite à gauche, qu’on abreuvait de littérature
cénétiste parce que c’était gratos. Cette manne des enveloppes CNT fournies par les PTT,
c’était une forme de financement, quoi qu’on en dise…)
Le problème aussi, c’était que c’était portes ouvertes : à tous les nouveaux venus qui
débarquaient, on ne donnait rien, et ceux qui les accueillaient n’étaient pas forcément des gens
représentatifs. Au début, c’était différent (j’ai d’ailleurs été un moment secrétaire régional :
quand il y avait un contact, on m’appelait, et je leur donnais rendez-vous), mais au bout d’un
moment on s’est trouvé dépassé. Ceux qui accueillaient les nouveaux venus rue des Vignoles
n’étaient pas nécessairement des gens élus ou nommés pour représenter la CNT, c’était le
clampin qui se trouvait là, qui avait du temps libre et pas grand-chose à faire. Du coup, on a
vu des individus s’incruster, ils étaient tout le temps sur place. Et comme ça ils sont devenus
des espèces de permanents qui n’étaient ni nommés ni appointés. Ils pouvaient dire ce qu’ils
voulaient, puisqu’ils n’avaient de comptes à rendre à personne…
Ça a quand même fait un peu débat. Alors, à un moment donné, on a fait appel à un objecteur
de conscience, qu’on a bombardé responsable de la CNT pour la Comatec – une sorte de
permanent caché. Mais c’était un étudiant de 20 ans qui s’occupait de travailleurs de 50 ans
avec enfants et des tas de problèmes : il vivait dans un autre monde, c’était un peu
irresponsable de notre part. Et de fait il faisait un peu ce qu’il voulait, car c’est très difficile de
contrôler ce qui se fait, en réalité.
Tout ça c’est très ambigu, car ces faux permanents, ils ont un pouvoir entre les mains,
puisqu’ils savent beaucoup de choses que les autres ne savent pas, puisqu’ils peuvent suivre
au quotidien ce qui se passe. Quand tu es désigné, tu as des comptes à rendre ; mais comme ils
n’étaient pas désignés, ils faisaient ce qu’ils voulaient, en fonction de leurs sympathies ou de
leurs antipathies. Et surtout c’étaient des jeunes, parce qu’à partir d’un certain âge tu es pris
par le boulot. Et qui dit jeune dit absence d’expérience, absence de formation.
Le poids croissant des étudiants
Tous ces jeunes venaient à la CNT parce que c’était l’endroit où on luttait (ils ne l’auraient
d’ailleurs jamais fait si la Comatec n’avait pas été médiatique). Pas étonnant : dans le paysage
libertaire, à part la FA où il n’y a que des vieux, il ne restait guère que la CNT. Elle était
devenue à la fois un syndicat, une organisation politique et un lieu culturel (on organisait des
concerts néopunks). Elle avait bouffé les SCALP, avait vomi sur la FA, elle était devenue le
pôle de référence. Alors les gens arrivaient, arrivaient…
Ces jeunes ont pris une importance énorme, d’abord parce qu’ils avaient beaucoup de temps,
ensuite parce qu’ils faisaient de l’agitation dans les facs, ce qui faisait de la pub pour la CNT.
Dans le microcosme universitaire, la CNT se retrouvait tout à coup très haut placée. C’était
une vitrine, un peu comme la Comatec.
Du coup, les quelques débats sur quoi faire se sont effacés : pour laisser se développer ce qui
faisait de la pub à la CNT, on s’asseyait sur les principes libertaires. Ceux que ça dérangeait
avaient peu de temps disponible et ne savaient pas trop comment s’y prendre avec des jeunes
en effervescence, qui en plus ne se caractérisaient pas par leur tolérance, qui étaient arrogants
comme on peut l’être quand ça marche, et qui, pour la plupart, n’avaient aucune culture
libertaire. La culture libertaire, ça s’acquiert au contact du milieu, ça te permet d’intégrer
certains principes. Eux, ces principes, ils ne les connaissaient pas. Certains venaient de l’OCI,
par exemple – ils se sont montrés très forts dans l’organisation du service d’ordre, en
revanche… car ils avaient trimballé leur culture OCI à la CNT.
La question de savoir s’il fallait un service d’ordre a d’ailleurs été posée, mais elle a été vite
balayée, parce qu’on avait toujours des ennemis partout, soi-disant – c’est vrai que dans les
manifs il y avait toujours la CGT qui nous bastonnait, ce qui a servi ceux de la CNT qui
voulaient devenir militaros. Donc on a eu notre service d’ordre sans avoir de vrai débat. Et
tout de suite il y a eu de l’entraînement pour avoir un service d’ordre efficace. Les dérives, ça
vient petit à petit, tranquillement, naturellement. Il y en a qui le voient mais qui laissent faire.
Parce qu’il n’y a jamais de débat. À l’époque de la guerre de Bosnie, sur Paris il y avait entre
600 et 700 adhérents, mais pour discuter il y avait dix personnes dans la salle…
Les vieux piliers de la CNT étaient tellement contents que ça se développe qu’ils laissaient
tout faire. Ils ne se sont pas aperçus que ça finissait par les dépasser. Car, même sans vouloir
tout contrôler, il faut quand même un minimum d’organisation. Quand tu vois que la cour des
Vignoles, c’était encore les vieux Espagnols qui la balayaient, et qu’après les réunions
personne ne vidait les gobelets remplis de mégots… Et aux concerts, les mecs qui venaient se
comportaient en simples consommateurs de musique : ils se défonçaient, ils pissaient sur les
portes des voisins, puis ils se barraient. Et nous on était contents parce qu’on avait fait du
fric… Mais avec les voisins, ça coinçait, on commençait à nous haïr.
Chacun vivait dans son coin, finalement. Les jeunes dans leur monde, les autres dans le leur.
Au cours de formation qu’on avait fini par organiser pour tenter de former des militants, il n’y
avait que quelques pelés. Du coup, la fatigue s’est installée chez certains des plus militants. À
l’époque de la Comatec, il y avait un copain pâtissier qui allait au CNAM le soir après le
boulot pour apprendre le droit du travail. Eh bien il a fini par partir, par fatigue… Arriver à
dégoûter un mec comme ça, c’est une perte énorme !
Le feu d’artifice de mai 2000
Mai 2000, c’est la continuité de tout ça. Ce qui s’est passé alors, ça n’a pu avoir lieu que parce
qu’il y avait tout ce laisser-aller. On a fait du spectacle, de l’esbroufe. On a caressé le grand
rêve : devenir une organisation de masse, contrôlée par des mecs qui « savent ».
Concrètement : quelques individus, cinq ou six (dont un patron – « un copain »… – qui s’était
fait admettre au syndicat de la communication, où il s’était retrouvé dans la même section
syndicale que ses salariés !…), ont créé une commission « mai 2000 » complètement
autonome, mandatée par personne, qui a monté un projet mégalomane, en engageant
financièrement la CNT : louer le Zénith et y faire venir quelques artistes vedettes. Au fond, ils
ont fait comme Berlusconi, ils ont fait rêver : on allait devenir encore plus forts, encore plus
grands ! Et comme la CNT ne demandait déjà plus qu’à rêver… Mais les artistes, ce n’était
que du vent : on a été à deux doigts de prendre une claque financière monstrueuse, et c’est le
Jésus de Robert Hossein qui nous a sauvés… (Tout ça a été raconté en détail par Antonio
Martin dans un rapport qui a été envoyé à toutes les sections, mais qui n’a pas fait un rond
dans l’eau : apparemment les sections s’en foutaient, elles continuaient à vivre leur vie…)
Ensuite la commission a appelé quelques journalistes sympathisants, au Monde notamment, à
qui elle a raconté que la CNT, c’était 10 000 personnes… Mensonge ? « Pas grave, les
journalistes sont faits pour être manipulés… – Et les copains de province, qui ne peuvent pas
juger de la réalité des choses ? – Ça ne fait rien, ça va les stimuler… » Je me souviens aussi
d’une réunion publique d’appel à l’AGECA : il y avait sur l’estrade une tribune avec une
banderole « Un autre futur » et des drapeaux noir et rouge partout dans la salle. Je me suis
senti mal à l’aise, ça puait l’orga stalinienne.
Au total, mai 2000, ça a été surtout une grosse manif, qui a fait le plein des libertaires
parisiens grâce à un peu d’agitation médiatique (je me souviens d’« historiques » qui
répétaient sur un mode hystérique : « On est 5 000 ! On est 5 000 ! »). Puis le soufflé est
retombé.
C’est vrai que sur la question de l’appel aux vedettes, ça a fait débat quand même : est-ce
qu’il était juste de faire appel au vedettariat ? Mais ceux qui n’étaient pas d’accord se sont
barrés. En fait, peu à peu les gens de qualité sont partis. Mais la plupart sans foutre le bordel.
Sans rien dire…
Encore quelques questions
– Est-ce que la structure syndicale t’a semblé apporter quelque chose de plus que ce
qu’aurait permis une structure informelle de soutien aux luttes ?
– Non, je ne crois pas. Mais il faut que ceux qui se battent acceptent une structure informelle.
Or, à l’époque, ceux de la Comatec voulaient être protégés.
– Les statuts, est-ce que ce n’était pas un obstacle à des pratiques plus spontanément
démocratiques ?
– C’était un double obstacle. C’était un carcan très rigide, qui t’interdisait à la fois de faire des
trucs spontanés, larges, avec des gens de tous bords, mais aussi de faire du syndicalisme à la
manière des syndicats traditionnels. Ces statuts étaient un héritage de la CGT-SR, de la CNT
d’après-guerre, et un peu aussi de la CGT espagnole ; ils voulaient peut-être dire quelque
chose dans les années 1950, quand la CNT française avait un peu d’importance, qu’elle était
implantée chez Renault, dans le bâtiment, dans le textile, qu’elle était présente dans les
Bourses du travail, en banlieue… Mais quand les anars purs et durs y ont pris le pouvoir, ils
ont fait régresser le travail syndical. L’histoire ne fait que se répéter, finalement.
– La chute du Mur, ça a pesé dans l’évolution de la CNT, à ton avis ?
– Oui, ça a joué un rôle. Le communisme qui passe à la trappe, la CGT qui commence à avoir
de gros problèmes… du coup, la CNT allait être l’avenir du monde ! Il y a des mecs qui
rêvaient tout haut d’être la nouvelle CGT. Moi, j’étais trop vieux pour croire à des lendemains
qui chantent, mais tous ces jeunes, ils y croyaient, ou tout au moins ils jouaient à y croire. Et
les vieux qui ne pouvaient pas y croire, ils faisaient semblant, parce que tout ça, c’était bon
Oui, ça a joué un rôle. Le communisme qui passe à la trappe, la CGT qui commence à avoir
de gros problèmes… du coup, la CNT allait être l’avenir du monde ! Il y a des mecs qui
rêvaient tout haut d’être la nouvelle CGT. Moi, j’étais trop vieux pour croire à des lendemains
qui chantent, mais tous ces jeunes, ils y croyaient, ou tout au moins ils jouaient à y croire. Et
les vieux qui ne pouvaient pas y croire, ils faisaient semblant, parce que tout ça, c’était bon
pour la CNT. De ce point de vue, il n’y a rien de pire que les fils d’Espagnols héritiers de la
CNT : la CNT, pour eux, c’était la nourrice, c’était Dieu… Pour la voir grandir, ils étaient
prêts à toutes les magouilles...
– Quelle différence vois-tu entre la CNT et SUD ?
– La grande différence, c’est que SUD, ce n’est que des militants syndicaux, puisque SUD
s’est monté avec des ex-CFDT. À la CNT, il n’y avait quasiment pas de militants ayant déjà
une pratique d’entreprise. Et puis SUD ne cherchait pas à monter un syndicat révolutionnaire
prêt à casser la baraque. S’ils ont créé un nouveau syndicat, c’est parce qu’ils y ont été
contraints.
– Peut-on parler de projet de société dans la CNT ?
– Le projet de société, il est là depuis 1936 ! La grande épopée ! C’est bien le problème de la
CNT, d’ailleurs, de vivre sur le mythe de 1936 (pour les jeunes, Durutti c’est quelque chose
!). Ça fausse beaucoup de choses : pas besoin de se poser des questions puisque tout a été fait,
tout a été écrit en 1936… L’avantage, en revanche, c’est qu’il peut y avoir des militants
politiques au sein de la CNT. Au départ, ceux qui rentraient à la CNT cherchaient à faire de
l’activité politique, c’étaient souvent des orphelins d’autres organisations libertaires. La CNT
n’est donc ni un syndicat ni une organisation politique, c’est un truc bâtard. Où tu pouvais
rentrer comme tu voulais. Et où chacun amenait ce qu’il voulait. Une grande auberge
espagnole…
– Quel rôle a joué la CNT en 1995 ?
– Dans le mouvement de 1995, je ne me rappelle pas que la CNT ait fait autre chose que
d’apparaître. On avait une grande force de mobilisation : partout où ça bougeait, on était
capable d’y être. Le mouvement, lui, a rajouté une pelletée d’espoir et d’illusion, mais il n’y
avait pas plus de discussions pour autant.