Un mouvement « contre-et-au-delà ». À propos du débat sur mon livre Changer le monde sans prendre le pouvoir 1
John Holloway*
I
Que faire ici et maintenant ?
De toutes les réflexions et critiques qui ont eu lieu au cours de deux années de discussions 2, cette question est bien celle qui s’avère la plus lancinante. Que le capitalisme soit une catastrophe pour l’humanité devient chaque jour plus évident. Bush, Blair, Irak, Israël-Palestine, Soudan, massacres et tortures. Nos cris sont devenus plus forts depuis deux ans. « Je suis enragé et vraiment frustré parce que je ne sais pas où diriger toute cette colère. » Cette lettre d’un ami exprime la frustration de millions de personnes.
La colère est silencieuse, mais elle est aussi parfois bruyante. C’est l’amertume, la frustration, mais c’est aussi l’Argentine, la Bolivie, le mouvement antiguerre et leurs millions de manifestants. Un mouvement des mouvements, des mouvements discordants.
La question est urgente. Les situations en Irak, en Palestine, au Soudan, en Colombie sont des réalités actuelles, et cela nous inquiète par rapport à l’avenir de l’humanité. Que pouvons-nous faire pour arrêter ce désastre et éviter son extension ? Comment pouvons-nous changer le monde ? Comment trouvons-nous l’espoir ? Poser la question des rapports entre le pouvoir et la révolution n’est pas seulement une réflexion abstraite (relative à un futur lointain), mais cela concerne bien la question : « Comment pensons-nous et agissons-nous aujourd’hui ? »
Les réponses traditionnelles sont en crise. Blair et Lula, chacun à sa manière, ont à nouveau prouvé que voter pour un parti de « gauche » n’amène que désillusion. Les partis révolutionnaires léninistes n’offrent pas non plus de perspectives de changement : non seulement du fait de leur histoire, une histoire de répression et d’oppression, mais aussi parce que la conceptualisation d’une
prise de pouvoir qui serait révolutionnaire ne fait plus vraiment sens s’il n’y a pas de parti révolutionnaire dans le monde (avec peut-être une exception au Népal ?) disposant de la moindre possibilité de prendre le pouvoir. Et alors quoi ? La violence peut avoir un pouvoir d’attraction, ou tout du moins être compréhensible. Il n’est pas difficile de comprendre les actions des kamikazes. Il ne fait aucun doute que des millions de personnes dans le monde se réjouiraient si Bush ou Blair étaient assassinés demain. Et pourtant, ce n’est pas la solution : de tels actes de violence ne font rien pour créer un monde meilleur.
Ni l’État ni la violence du terrorisme. Mais où allons-nous ?
Certains lecteurs auraient voulu trouver une réponse dans mon livre Changer le monde sans prendre le pouvoir, et ils ont été déçus. Il n’y a pas de réponse, il ne peut pas y avoir UNE réponse.
Certains ont avancé comme argument que critiquer la réponse traditionnelle à la question de la révolution (prendre le pouvoir et changer la société) sans proposer d’alternative ne provoquerait qu’une démobilisation des luttes sociales, ou aboutirait (de façon volontaire ou non) à une prolifération de groupuscules politiques qui ne nous conduiraient nulle part. Ils ont tort : le livre ne crée pas une crise du concept traditionnel de révolution, mais il plaide pour que cette crise soit reconnue comme une base permettant de recommencer à discuter de la révolution. La crise du concept était déjà là : c’est en refusant de la reconnaître que l’on produit de la démobilisation et que l’on rend impossible toute discussion honnête par rapport à l’idée de changer le monde. Le niveau des débats autour du livre reflète la crise des formes traditionnelles du combat anticapitaliste.
Comment alors ? La question cruciale est toujours là. Pour autant, l’absence de réponse signifie-t-elle que nous devons rester chez nous et nous lamenter ? Pour certains contradicteurs, c’est ce qu’impliquent les arguments développés dans le livre. Rejeter l’idée de la prise du pouvoir équivaut pour eux à rejeter la nécessité d’une organisation 3. Rien n’est plus éloigné de la vérité : rejeter l’idée de prendre le pouvoir signifie aussi poser la question de l’organisation. Des questions, des questions, mais où est la réponse ? Le désir de réponse explique en partie la réaction consistant à chercher un homme providentiel (qui nous dira où aller), mais c’est aussi le reflet de notre situation désespérée : que faire ici et maintenant ?
Ce qui suit est une tentative d’aller plus loin (mais pour autant n’apporte pas une réponse) et, en même temps, de répondre à certaines critiques.
II
Quelle est l’alternative à la lutte visant le contrôle de l’État ?
Il y a une alternative à l’État. Indubitablement, l’État est simplement le mouvement qui consiste à supprimer cette alternative. L’alternative est la dynamique vers une autodétermination sociale.
L’autodétermination sociale n’existe pas et ne peut pas exister dans une société capitaliste : le capital sous toutes ses formes est la négation de l’autodétermination.
De plus, l’autodétermination individuelle n’existe pas et ne peut exister dans aucune société : notre action est si imbriquée avec celle des autres que l’autodétermination individuelle n’est qu’une illusion.
Il reste la dynamique vers l’autodétermination sociale. Cela commence par le refus d’être déterminé par les autres : « Non, nous ne ferons pas ce que l’on nous dit de faire. » Le point de départ, c’est le refus, l’insoumission, l’insubordination, la désobéissance. Non. Mais la négativité implique de se projeter au-delà de la simple négation : refuser d’être déterminé par les autres conduit vers l’autodétermination. Dans le meilleur des cas, la phrase s’allonge : « Non, nous ne ferons pas ce que l’on nous dit de faire, nous ferons ce nous pensons être correct : nous ferons ce que nous pensons nécessaire, agréable ou approprié. » Le Non entraîne le Oui, en fait plusieurs Oui, mais ces Oui sont enracinés dans le Non à la société existante, et ils se fondent sur une grammaire de la négativité. Les Oui doivent être entendus comme un Non plus profond, une négation de la négation qui n’est pas positive, mais bien plus négative que la négation première 4.
Le Non qui porte en lui tous ces Oui est un mouvement qui va contre-et au-delà. Le mouvement vers l’autodétermination est un mouvement contre cette société basée sur la négation de l’autodétermination, et c’est en même temps une projection au-delà de cette société – une projection permettant de rêver, de parler, d’agir.
Contre-et-au-delà doivent être maintenus ensemble. La théorie révolutionnaire traditionnelle affirme que le « contre » doit précéder l’« au-delà » : tout d’abord nous nous battons contre le capitalisme puis nous irons au-delà et nous jouirons de la terre promise. Cet argument était autrefois tenable dans la perspective d’une victoire certaine. Mais nous n’avons plus cette certitude, et la dynamique exclusive du contre (dans une logique de confrontation) 5 tend à reproduire la logique de ce à quoi nous sommes confrontés. De plus, nous ne pouvons pas attendre un futur qui risque de ne jamais advenir. Il est nécessaire de produire dès maintenant un mouvement au-delà, au sens où nous devons créer une logique différente, une nouvelle façon de parler, une organisation différente de nos manières d’agir. La dynamique vers l’autodétermination ne peut pas être entendue dans les termes traditionnels suivants : « Premièrement, nous détruisons le capitalisme, puis nous créons une société autodéterminée. » La dynamique vers l’autodétermination ne peut être que le mouvement positif de l’autodétermination contre une société qui la nie. Nous, le mouvement vers l’autodétermination, menons le jeu.
Le « contre » ne peut être séparé de « l’au-delà », tout comme « l’au-delà » ne peut être séparé du « contre » : l’affirmation de l’autodétermination signifie nécessairement aller contre le capitalisme. Le capital signifie le règne de la valeur, de l’argent et de relations sociales chosifiées que nous ne contrôlons pas. L’affirmation d’un « au-delà » nous porte nécessairement vers un conflit avec le capital (dans ses formes variées). La confrontation est inévitable même si nous en rejetons la logique. La réalisation de tous nos Oui ne peut être séparée d’un combat contre le Non, de la même façon que le Non, pour prendre force et signification, ne peut être séparé du combat permettant de réaliser nos Oui.
Ceci (le Non à une détermination extérieure et le Oui à la détermination de nos propres vies) n’est pas encore l’autodétermination, parce que dans un monde où l’action de tous est imbriquée, la seule autodétermination possible est celle qui implique chaque être humain. La seule autodétermination possible est celle qui est consciente de la détermination sociale du flux social de l’action. Ce qui existe dès lors n’est pas l’autodétermination, mais une dynamique vers l’autodétermination : pas de totalité, mais une aspiration à la totalité 6. Si nous nous référons à l’autodétermination sociale à travers le simple terme de communisme, alors il est clair que le communisme (à présent et enfin) doit être compris seulement comme un mouvement, une dynamique, une aspiration, et que nous pouvons dire avec Marx 7 que « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes 8 ».
La dynamique vers une autodétermination sociale est un mouvement contre-et-au-delà (au-delà-et-contre) les barrières auxquelles il est confronté. Il n’y a pas d’autonomie, pas d’autodétermination possible au sein du capitalisme. L’autonomie (au sens de l’autodétermination) ne peut être comprise qu’au sens d’un projet qui continuellement nous mène contre-et-au-delà de la limite du capitalisme. Le communisme est un mouvement à venir, une agitation vivante, un débordement, une rupture et une transcendance 9 par rapport aux barrières, un dépassement des identités, un irrépressible projet créateur d’humanité 10, un écoulement de rivière dans une nouvelle terre, se brisant parfois contre les rochers, s’écoulant autour avant de les immerger, se trompant parfois, prenant des tournants imprévus, mais ne cessant jamais son cours, allant toujours de l’avant dans un torrent discordant de métaphores mélangées. Ce flux ne peut être programmé, il n’a pas de but précis, il suit plutôt une étoile utopique, une étoile née de tant de projets et de rêves, de tous les projets au-delà de notre contre, de tous les Oui que contiennent notre Non à un monde inhumain. La rébellion ne peut rester contenue, mais elle nous conduit au-delà et en avant vers la révolution, vers une complète transformation de l’action humaine, laquelle est le véritable socle de l’autodétermination sociale.
Nous partons, dès lors, des craquèlements et fissures de la domination capitaliste. Nous partons des Non, des refus, des insubordinations, des projets contre-et-au-delà qui existent partout. Le monde regorge de tels craquèlements et de tels refus. Partout, les gens disent de façon individuelle ou collective : « Non, nous ne ferons pas ce que le capitalisme (le système) nous dit de faire, nous bâtirons nos vies comme nous pensons qu’elles doivent être. » Parfois, ces fissures du système sont si petites que même les rebelles n’ont pas conscience de leur propre rébellion, parfois ce sont des groupes entiers qui sont impliqués dans des projets de résistance, parfois ils sont aussi importants que la jungle. Cependant, plus nous focalisons sur eux, plus nous voyons un monde qui n’est pas seulement perverti par le système de domination capitaliste, mais qui est déchiré par ces fissures, ces refus, ces résistances et ces combats. Ces fissures sont toujours contradictoires, il est facile de les critiquer et d’en rire ; elles doivent être contradictoires parce qu’elles sont enracinées dans les antagonismes de la société capitaliste. Notre mouvement contre-et-au-delà est toujours dans un contre-et-au-delà chargé des limites et des stupidités de cette société. Ce qui compte, ce ne sont pas les limitations actuelles, mais la direction que prennent ces mouvements, la poussée contre-et-au-delà, la dynamique vers l’autodétermination sociale. Le problème pratique et théorique est comment penser, articuler et participer à ce mouvement contre-et-au-delà.
Certains argumentent parfois que dans la transition du capitalisme au communisme, contrairement à la transition du féodalisme au capitalisme, la nouvelle forme d’organisation ne peut pas se développer dans les interstices de l’ancienne, et que la transformation ne peut avoir lieu qu’en une seule fois. Il est désormais clair qu’il n’y a pas d’alternative : la transformation en une seule fois du capitalisme mondial en socialisme mondial ou en communisme n’est pas pensable, la seule façon possible de penser un changement radical de la société réside donc dans les interstices. Même si l’on partait de l’hypothèse d’une prise de pouvoir d’État, les États qui en découleraient ne seraient au mieux que des brèches potentielles dans le tissu de la domination capitaliste. Dès lors, la question n’est pas de savoir si l’on réfléchit à la révolution de manière interstitielle ou non, mais quelle est la meilleure façon de penser ces interstices et de les organiser. En d’autres termes, il n’y a pas d’alternative autre que celle de partir des fissures de la domination capitaliste, et de penser de quelle manière ces rébellions peuvent mener contre-et-au-delà des formes capitalistes des relations sociales.
La théorie révolutionnaire fait partie de ce courant de résistance contre-et-au-delà, elle correspond à ce sentiment du chemin à parcourir, des obstacles à détruire, elle est une tentative pour voir dans le noir : elle ne présente pas la ligne à suivre, mais elle est une part de ce mouvement contradictoire que porte le mouvement lui-même 11. Une théorie qui mène vers l’autodétermination est, quelles que soient ces contradictions, en premier lieu critique – une critique de ce qui nie l’autodétermination, une critique de la fétichisation des relations sociales qui cachent l’idée même d’une possible autodétermination, une critique du fétichisme qui constamment tente d’étouffer toute dynamique vers l’autodétermination.
La dynamique vers l’autodétermination n’est pas instrumentale : nous ne partons pas d’un but pour en déduire le chemin qu’il faudrait suivre pour l’atteindre. C’est plutôt un mouvement vers le dehors, un chemin construit dans le mouvement de la marche – d’une marche dans le noir, guidée seulement par la lumière d’une étoile utopique faite de nos propres projets. Marcher dans le noir est dangereux, mais il n’y a pas d’autres possibilités. Marcher dans le noir, guidé par la lumière d’une étoile utopique faite de nos propres projets, et conduits par la fureur de notre Non à l’actuelle inhumanité. Notre mouvement nous porte dans une direction. Nous trébuchons, prenons le mauvais chemin, et révisons notre trajet, mais nous essayons toujours d’aller dans la même direction, vers l’autodétermination sociale. Chaque marche est une préfiguration de notre objectif d’autodétermination sociale. Ce n’est pas un mouvement qui se scinde en deux phases. Ceci est important, parce que la théorie révolutionnaire traditionnelle est un mouvement scindé, dont l’élément pivot est la prise de contrôle de l’État : premièrement, nous devons faire ce qui est nécessaire pour prendre le contrôle de l’État puis, dans un deuxième temps, nous devons dépasser l’État pour transformer la société ; premièrement, nous prenons cette direction, pour qu’ensuite nous soyons capables de prendre l’autre direction. Mon argument ici est dirigé contre cette idée de moment « pivot », comme si un mouvement bien calculé pouvait nous permettre d’aller dans un sens, puis dans l’autre.
Le critère permettant de juger une action dans la conception traditionnelle de la révolution est : cela nous aide-t-il à prendre le pouvoir d’État ? Mon approche met ici en avant un critère différent : l’action ou la forme d’organisation nous font-elles avancer sur le chemin de l’autodétermination sociale ? Préfigurent-elles une société s’autodéterminant ?
Le capital (et l’État comme forme du capital) est une négation de notre dynamique vers l’autodétermination sociale. Plus forte est notre dynamique, plus faible est le capital, et inversement. Il n’y a pas de demi-mesure 12. Il n’y a pas d’élément pivot. Notre force (la force de notre dynamique vers l’autodétermination sociale) est immédiatement la faiblesse du capital (qui est lui-même la négation de cette dynamique). La question de la révolution, de savoir comment passer de la rébellion à la révolution, se résume ainsi : « Comment renforçons-nous notre dynamique vers l’autodétermination sociale ? »
III
Le mouvement contre-et-au-delà est un mouvement qui vient de l’expérience quotidienne. Il ne peut en être autrement.
La dynamique de l’autodétermination est ancrée dans la pratique quotidienne de sa négation. Si ce n’était pas le cas, le combat pour le communisme (ou pour un autre monde) n’aurait aucun sens. L’auto-émancipation serait impossible et la seule possibilité d’une révolution serait une révolution au nom de, une révolution menée par une élite et qui ne conduirait qu’à la restructuration de la domination de classe. C’est la difficulté centrale du pari communiste. C’est un difficile défi, théorique et politique, que nous ont lancé les zapatistes dans un simple énoncé : « Nous sommes des femmes et des hommes, des enfants et des personnes âgées, des gens tout à fait ordinaires, autrement dit des rebelles, des non conformistes, des empêcheurs de tourner en rond, des rêveurs 13. »
Pour considérer sérieusement l’idée d’auto-émancipation (ou l’auto-émancipation des travailleurs) nous devons chercher non pas un sujet pur, mais son contraire : la présence confuse et contradictoire d’éléments de rébellion dans notre vie de tous les jours. Nous devons regarder les gens autour de nous – au travail, dans la rue, au supermarché – et voir qu’ils sont rebelles quelle que soit leur apparence extérieure. Dans le monde d’une possible auto-émancipation, les gens ne sont pas ce qu’ils semblent être. Plus encore, ils ne sont pas ce qu’ils sont. Ils ne sont pas contenus dans des identités, mais ils les débordent, les brisent, et vont contre-et-au-delà d’elles.
La rébellion qui est en chacun de nous commence avec un Non, un refus de la détermination par d’autres de ce que nous faisons, un refus de l’imposition par d’autres des limites qui déterminent qui nous sommes. De ce Non naît un élan créatif, une dynamique nous permettant de déterminer nos propres vies, une dynamique tout aussi ordinaire que la rébellion elle-même. Nous sommes ensemble capables de revendiquer et de protester, et plus encore : dans la quotidienneté, dans le va-et-vient de nos amitiés, dans les relations amicales qui se développent au travail, à l’école ou dans notre voisinage, nous développons des formes de coopération qui permettent de résoudre les problèmes de tous les jours. Il y a dans les rapports quotidiens un mouvement communiste souterrain, une dynamique pour créer, construire et trouver des solutions de manière coopérative et à notre façon sans l’intervention d’autorités extérieures. Toutes nos relations sociales ne sont pas des relations marchandes : la forme marchande s’impose elle-même, mais la vie ordinaire induit aussi un processus constant visant à établir des relations non – marchandes, ou même antimarchandes. Il n’y a pas un en-dehors du capital, mais certainement un contre-et-au-delà 14.
Ce mouvement est un processus contradictoire. Nous établissons des relations non marchandes, des formes de coopération non capitalistes, mais toujours dans un mouvement contre les formes dominantes, et toujours relativement contaminés par ces mêmes formes. D’ores et déjà, à travers ces contradictions, nous reconnaissons des formes de relations qui vont contre la forme marchande ou monétaire, et qui créent une base permettant d’envisager une nouvelle forme de société : nous nous référons communément, dans la définition de ces formes, à l’amour, à l’amitié, à la camaraderie, au respect, à la coopération, formes qui révèlent une reconnaissance mutuelle de la dignité humaine partagée.
S’organiser pour la révolution ne se résume pas (ou pas seulement) à la question de savoir comment organiser un groupe particulier de personnes, mais comment organiser un pôle de contradiction. Pour traduire cette idée en termes de rapports de classes : la classe ouvrière n’est pas un groupe de personnes, mais le pôle d’une relation antagoniste. L’antagonisme de classe nous traverse tous, que ce soit collectivement ou individuellement. Penser à l’articulation de la révolte, c’est penser non seulement à ceux qui, mais aussi à ceci qui mène contre-et-au-delà du capital. Ce qui est de la plus grande importance est la forme d’organisation. Le mouvement dynamique vers une autodétermination sociale (le mouvement du communisme) implique la promotion de certaines formes de relations 15. En d’autres termes, dire que le capital est une forme de relation signifie qu’il est une forme de l’organisation ou de l’articulation du rapport social, des interactions sociales entre les personnes. Le voir comme une forme contradictoire des relations sociales signifie qu’il contient (ou cherche à contenir) les formes antagonistes des relations sociales, les formes anticapitalistes visant à articuler les rapports sociaux. Ces formes anticapitalistes sont potentiellement les formes embryonnaires d’une nouvelle société 16. La naissance de cette société est le mouvement dynamique vers l’autodétermination, le mouvement de la rébellion à la révolution.
Il n’y a pas de modèle organisationnel, mais il y a certains principes qui se développent à travers les luttes et qui forment les caractéristiques importantes des mouvements actuels contre le capitalisme, plus encore, ces caractéristiques se sont manifestées de différentes façons dans toute l’histoire du combat anticapitaliste.
La forme organisationnelle qui me semble être un point de référence et un point commun à de nombreuses rébellions, c’est le conseil, l’assemblée ou la commune : de la Commune de Paris aux Soviets russes, des Conseils de villages zapatistes aux Conseils de quartiers en Argentine. L’idée d’organisation de conseils est aussi présente dans de nombreuses tentatives à travers le monde, visant à répondre à la crise des partis comme forme d’organisation. De telles tentatives sont nécessairement contradictoires et expérimentales, toujours en mouvement. Ce qui nous intéresse ici n’est pas l’analyse des mouvements en cours, mais ce qu’ils présentent comme fractionnement des tendances et comme antagonisme accentué et polarisé face au capital. La meilleure façon de penser l’organisation de la dynamique vers l’autodétermination est peut-être en termes de mouvement. En premier lieu, un mouvement- contre : aller contre tout ce qui nous sépare de la construction de nos propres vies. Le capital est un mouvement de séparation : une séparation de ce que nous avons produit nous-mêmes, comme acteurs ; une séparation des acteurs, les uns des autres ; une séparation par rapport aux formes collectives et aux contrôles collectifs ; une séparation entre ce qui est public et ce qui est privé, entre le politique et l’économique, etc. Cette séparation est un mouvement de classification, de définition, de délimitation. C’est par ce mouvement de séparation-délimitation que nous sommes écartés de la possibilité de déterminer nos propres actions.
Le Non au capital est un refus de la séparation : séparation entre le public et le privé, entre le politique et l’économique, entre les citoyens d’un pays et ceux d’un autre, entre le sérieux et le frivole, etc. Le mouvement contre le capital est un mouvement contre la définition, contre la classification. C’est un devenir ensemble, un dépassement des séparations, la formation d’un Nous, mais d’un Nous ni défini ni identitaire. La dynamique vers l’autodétermination implique de constants changements, une recherche et une expérimentation permanentes.
Dès que nous confondons la dynamique vers l’autodétermination et l’autodétermination elle-même, comme le font certaines interprétations de l’autonomie ou de l’idée d’autodétermination nationale, dès que nous confondons l’aspiration à la totalité et la totalité elle-même, dès que nous pensons le communisme non comme un mouvement mais comme un état, dès que nous pensons le Nous changeant et non identitaire comme une nouvelle Identité, dès que nous institutionnalisons et donnons une définition du mouvement contre, alors tout, tout est perdu. Le mouvement contre le capital est transformé en son opposé, c’est-à-dire en un accord, en une acceptation 17.
Un tel mouvement contre les tentatives de définition est très présent dans les vagues actuelles de lutte contre le capitalisme : dans le rejet du sexisme et du racisme, dans les attaques contre les frontières nationales, dans l’organisation de manifestations et d’événements qui dépassent les frontières nationales, dans l’organisation de groupes et de réunions sur une base non définie. Ce qui est important n’est pas la définition organisationnelle (comme dans un parti), mais l’indéfinition (d’une partie) : non pas la séparation de la communauté, mais l’intégration en son sein. Si l’on pense aux mouvements antiguerre, aux Centres sociaux italiens ou aux Conseils de quartiers en Argentine, il est clair que ne s’y pose pas la question de l’appartenance formelle à un groupe. Dans de nombreuses situations, les pratiques organisationnelles permettent de tisser des liens, consciemment ou inconsciemment, avec la vie de tous les jours, de sorte qu’il n’y a plus de distinction claire entre une activité politique et un acte d’amitié 18.
L’intégration d’une telle forme d’organisation rebelle au sein de la vie quotidienne 19 signifie que l’on attache une plus grande importance aux aspects de la vie et de la personnalité, qui sont systématiquement exclus des partis et des organisations tournées vers l’État. L’affection et la tendresse deviennent centrales dans les mouvements anticapitalistes, comme elles le sont d’ailleurs dans les autres relations sociales 20. Pour une organisation instrumentale (organisation qui a pour but de prendre le pouvoir, par exemple), il est important d’essayer de délimiter les activités et les discussions à ce qui permettra d’atteindre l’objectif : tout le reste est considéré comme frivole et de moindre importance. Penser le mode d’organisation (non pas l’Organisation) comme l’articulation des sentiments anticapitalistes de la vie quotidienne signifie qu’il n’y a pas de limites ; pas de limites par rapport au champ des questions personnelles et des passions, mais pas non plus de limite concernant ce pour quoi l’on se bat : un Non grandissant, un Non s’accroissant, un Non rugissant contre toutes les oppressions – nous voulons tout !
IV
La notion d’auto-émancipation implique alors que nous partions de l’ubiquité de la rébellion, de l’ubiquité d’un potentiel d’autodétermination, de l’ubiquité de la dynamique contre-et-au-delà des limites existantes. En ce sens, le concept d’auto-émancipation est nécessairement anti-identitaire 21, nécessairement dialectique. Le but de la théorie et de la pratique révolutionnaires est de distiller ou d’articuler cette rébellion, ce mouvement contre-et-au-delà, refusant le capital et se projetant au-delà de celui-ci. Il faut noter que c’est un point de départ tout à fait différent de celui qu’implique le concept léniniste de révolution. Chez Lénine, les ouvriers se présentent sous un jour différent. Ils sont limités et autodélimités. Ils luttent, mais ils ne luttent que jusqu’à un certain point. « L’histoire de tous les pays montre que la classe ouvrière, par ses seuls et propres efforts, n’est capable de développer qu’une conscience syndicale. » Ils sont délimités par le rôle qu’ils ont dans la société, ils sont prédéfinis. Ils ne peuvent aller au-delà de leurs limites que s’ils sont pris en main par des personnes extérieures, c’est-à-dire par des révolutionnaires professionnels. Il y a un écart inéluctable entre les capacités de la classe ouvrière et la révolution sociale. Cet écart ne peut être dépassé que par un parti, par l’avant-garde d’un groupe de militants disciplinés et dédiés à cette tâche, et agissant au nom des opprimés. Si nous partons d’un sujet limité, la seule révolution possible est une révolution au nom de, une révolution à travers l’État.
Cet argument s’oppose aussi à l’idée commune selon laquelle il faut, afin d’éviter l’isolement et pour gagner la majorité, être modérés dans nos propositions. Notre point de vue se situe tout à fait à l’opposé : la modération ennuie et aliène tout le monde ; il est au contraire important d’exprimer l’anticapitalisme radical qui fait partie intégrante de l’expérience quotidienne. Très certainement, chaque mouvement doit chercher à s’articuler autour d’un dénominateur commun à la protestation, mais ce dénominateur commun doit être vu non pas comme un ensemble de demandes auxquelles nous pouvons tous adhérer, mais comme un cri de rage et d’horreur, qui fait partie de l’expérience de chacun de nous.
Cela ne signifie pas que chacun ait à coeur d’être un anticapitaliste radical, mais simplement que l’anticapitalisme radical est une part de l’expérience quotidienne de l’oppression capitaliste. La question de l’organisation n’est pas d’apporter de l’extérieur une conscience à un sujet intrinsèquement limité, mais de faire comprendre que cette conscience est déjà là, quoique refoulée et sous des formes contradictoires. La tâche ressemble à celle du psychanalyste qui essaie de rendre conscient ce qui est inconscient et refoulé. Or, il n’y a pas de psychanalyste en dehors du sujet : la « psychanalyse » ne peut être qu’une autoanalyse collective. Cela implique non pas une politique de la parole, mais une politique de l’écoute, ou, mieux encore, une politique du parler-écouter. Le processus révolutionnaire doit être compris comme une éruption collective de volcans en sommeil. Le langage et la pensée révolutionnaires ne peuvent être une prose qui désigne les volcans comme étant des montagnes, mais ils doivent être saisis comme une poésie et une imagination capables de s’élever vers des passions inouïes. Ce n’est pas un processus irrationnel, mais un processus qui implique une rationalité différente, une rationalité négative qui ne débute pas à partir de la surface, mais à partir de la force explosive d’un Non refoulé.
Cette approche n’est en rien caractérisée par le postulat romantique que les gens soient « bons », mais simplement par l’hypothèse que, dans une société basée sur un antagonisme de classe, nous sommes tous pénétrés par cet antagonisme, nous sommes tous pris dans nos propres contradictions. Nous sommes certainement limités, comme Lénine l’a relevé, mais être limité n’est pas une condition permanente ; cela signifie plutôt que nous allons contre ces limites. Penser la révolution ne consiste pas à s’arrêter sur les limites des personnes, mais cela consiste à considérer le dépassement de ces limites, la dynamique au-delà de ces limites. L’idée que nous sommes tous rebelles, que la révolution est ordinaire, cette idée ne peut être soutenue qu’à condition de voir que nous sommes traversés de contradictions, que nous sommes des sujets divisés. Nous sommes à certains moments des rebelles qui se battent pour la survie de l’humanité, puis à d’autres moments nous allons au supermarché et nous participons activement au processus qui, nous le savons bien, mène à la destruction de l’humanité. La dynamique de l’autodétermination n’est pas une caractéristique exclusive d’un groupe particulier de personnes, mais quelque chose de présent, sous des formes contradictoires, dans chacun de nous. Si nous comprenons le concept de classe comme une polarisation antagoniste, alors nous pouvons voir la dynamique de l’autodétermination comme une forme de cette polarisation antagoniste, de sorte que l’organisation de classe doit être vue non pas comme une organisation de militants dédiés à la cause, mais comme une distillation de cette dynamique.
Pour reformuler un peu différemment ce qui précède : nous sommes tous composés d’éléments différents et souvent contradictoires. Se pose la question de savoir comment ces éléments sont articulés. Si l’on pense, par exemple, à une armée : ce n’est pas que tous les soldats soient foncièrement mauvais ; c’est par la mise en valeur consciente de certains aspects de leur personnalité, et par la mise à l’écart d’autres aspects, que l’armée fait de ses soldats des tueurs obéissants. De la même façon, le capitalisme est une forme d’organisation qui encourage une certaine articulation de nos contradictions, articulation hautement destructrice socialement et individuellement. Le problème de l’organisation révolutionnaire est d’encourager d’autres articulations de ces éléments pour permettre de distiller la créativité et la dynamique de l’autodétermination sociale.
Le problème n’est pas de chercher un sujet purement révolutionnaire, mais de partir de nos propres contradictions et de nos propres limites, et de se demander comment faire avec. Nous pouvons projeter la connaissance de nos limites sur un quelconque sauveur (Dieu, État, parti) supposé exempt de ces limites. Ou bien nous pouvons penser le dépassement de ces limites comme un processus collectif d’auto-émancipation tenant compte de toutes les difficultés que cela implique. On peut voir cette auto-émancipation collective comme un processus de distillation de ce qui aspire au changement radical.
N’y a-t-il pas un danger ici ? Que faire si le cri contre l’oppression prend une forme fasciste ou réactionnaire 22 ? Que faire si ce qui est inconscient et refoulé est à la fois sexiste et raciste ? Si l’anticapitalisme radical est un élément de l’expérience quotidienne de la domination, il est vrai aussi que la reproduction de cette domination dans ses pires formes est également un élément de cette expérience quotidienne. Comment nous prémunir contre cela ? Avec la montée de la droite dans plusieurs parties du monde et après la réélection de Bush, cette question présente un vrai problème.
Que faire si les gens ne veulent pas ce que nous pensons qu’ils devraient vouloir ? C’est aussi bien le problème de la démocratie bourgeoise que celui de la dictature du prolétariat. Quand les mouvements pour le suffrage universel ont gagné de l’ampleur au XIXe siècle, le problème pour la bourgeoisie fut : « Comment s’assurer que les masses veulent ce que nous pensons qu’elles doivent vouloir. » La réponse consista à s’assurer que les masses étaient inclues dans une forme d’articulation qui les excluait dans le même temps (la démocratie représentative), et à lier l’extension du droit de vote à l’extension d’une éducation obligatoire (remplacée plus tard, bien sûr, par le rôle des mass médias). Un problème similaire se présente à nouveau, bien que dans un contexte différent, avec la Révolution russe : la révolution devait donner le pouvoir à la classe ouvrière, mais que faire si la classe ouvrière ne voulait pas ce que le Parti considérait qu’elle devait vouloir ? La réponse donnée par les bolcheviques fut que le Parti devait décider de ce qui était dans l’intérêt de la classe ouvrière – et la dictature du prolétariat devint la dictature du Parti, tandis que ceux qui n’étaient pas d’accord étaient dénoncés comme des bourgeois réactionnaires. Pannekoek affirmait en son temps que Lénine était dans l’erreur en définissant le problème en termes d’adhésion à une ligne ; selon lui il aurait fallu voir ce problème plutôt comme une question d’articulation de la volonté du prolétariat : si la prise de décision sociale était organisée par le biais de conseils d’usines, alors les intérêts du prolétariat prévaudraient automatiquement sans l’aide d’aucune décision arbitraire, prise par un corps agissant au nom du prolétariat.
Je pense que Pannekoek a raison lorsqu’il souligne que la question doit être perçue en termes de formes d’articulation des prises de décision, plutôt qu’en termes d’imposition d’une ligne par un parti ou par des intellectuels. La question « Que faire si les gens veulent la mauvaise chose » ne peut être résolue par le recours à des décisions « au nom de » quelqu’un. Cependant, il est évident que d’intenses discussions sur ce qui est juste feront partie du processus d’autodétermination – et il est clair, si l’on se réfère à l’histoire de Staline et de l’Union soviétique, ou plus profondément encore à l’histoire de la démocratie bourgeoise, que les décisions au nom des gens ne présentent aucune garantie contre le déclenchement de la terreur. Il y a ici un véritable problème. Nous crions, mais nous-mêmes et notre cri contenons deux éléments : l’un s’oriente vers une société émancipée basée sur la dignité, et l’autre s’oriente dans la direction opposée, vers une oppression autoritaire, raciste et sexiste. Comment pouvons-nous créer une société émancipée, nous qui sommes si mutilés par le capitalisme ? Comment pouvons-nous filtrer les éléments destructeurs de nos propres impulsions (les nôtres et pas seulement celles des ailiers droits situés de l’autre côté) ? La seule réponse possible, si nous mettons de côté l’idée d’un corps qui décide en notre nom, apparaît à travers l’articulation de la discussion qui constitue l’autodétermination et qui constitue aussi un processus d’auto-éducation à travers les luttes. Une forme d’articulation anti-autoritaire tendra à filtrer toute expression autoritaire du cri. Ce n’est pas une garantie de rectitude, mais au moins cela aura peut-être pour conséquence que nous mourrons de notre propre poison, plutôt que de celui qui nous a été donné par d’autres 23.
(Traduit de l’anglais par Pascale Balbo Mossetto)
* John Holloway est enseignant-chercheur à l’université de Puebla/Mexico.
Références bibliographiques :
Adorno, Theodor, (1990), Negative Dialectics, Routledge, Londres. [Dialectique négative, Payot, 2001].
Aubenas et Benasayag (2002), Résister, c’est créer, La Découverte, Paris.
Benasayag et Sztulwark (2000), Politica y situación, De mano en mano, Buenos Aires.
Bonefeld, Werner (2004), The Principle of Hope in Human Emancipation : on Holloway, Herriamenta web page.
De Angelis, Massimo (2005), How ? An essai on John Holloway, Historical Materialism, Londres.
Holloway, John (2003a), The Printing House of Hell/Die Drückerei der Hölle eine Anmerkung zu Joachim Hirsch, Das Argument N. 250, Berlin.
Negri, Toni (2002), Du retour, Abécédaire biopolitique, Calman-Lévy, Paris.
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Romero, Aldo (2002), El significacion de la Revolución hoy, Herramienta, N.21, Buenos Aires.
Schiller, Margrit (2001), Es war ein harter Kampf um meine Erinnerung, Piper, Munich.
Seibert, Thomas (2004), Welt-Veränderung-Macht, Arranca ! N.30, Berlin.
Stoezler, Marcel (2005), On how to Make Adorno Scream, Historical Materialism, Londres.
Wright, Chris (2002), Change the World without Taking Power, Herramienta web page.
Zibechi, Raul (2003), Genealogia de la Revuelta, Letra libre, La Plata.
1 Change the World without Taking the Power, Londres, Pluto Press, 2002. Pour leurs commentaires sur une version précédente de cet Épilogue, je remercie vivement Chris Wright, Dorothea Horlin, Sergio Tischler, Raquel Gutierrez, Nika Sommeregger, Nestor Lupez, Luis Menendez et Werner Bonefeld.
2 Le livre est une invitation à la discussion et, à en croire le nombre de commentaires et de critiques, cette invitation fut un succès. Je suis en désaccord avec un grand nombre de critiques et j’en reconnais d’autres comme valides. Dans tous les cas je suis honoré de l’attention avec laquelle les arguments du livre ont été discutés. Il est possible de trouver les commentaires écrits (plus d’une centaine) sur la page web de l’éditeur argentin, Herramienta :
http://www.herramienta.com.ar. Pour moi, ce qui fut aussi important dans les réactions au livre, c’est le grand nombre de personnes qui ont pris part aux différentes présentations publiques du livre : plus de 1 200 personnes furent présentes à Buenos-Aires fin 2002, et plus de 500 personnes participèrent aux discussions à Berlin au printemps 2004. Je remercie tous ceux qui ont pris part, même de façon hostile, aux discussions auxquelles invitait le livre.
3Atilio Boron a argumenté cela explicitement lors d’un débat à l’UNAM à Mexico en mai 2004.
4Voir Adorno, Dialectique négative.
5Pour une critique de la logique de confrontation voir Benasayag et Sztulwark (2000) et Aubenas et Benasayag (2002).
6Cette distinction entre totalité et aspiration à la totalité est la contradiction explosive qui réside dans l’oeuvre de Lukacs Histoire et conscience de classe, voir chapitre 5, 3e section. 7 Cf. L’Idéologie allemande.
8 Que le livre soit « marxiste » ou pas, n’a bien sûr, pas d’importance.
9 Negri (2002, p. 184) explique qu’il refuse « absolument toute forme de transcendance ». Cependant, il veut certainement dire tout autre chose par ce terme de transcendance, mais il est vrai que dans son approche et celle d’autres post-structuralistes, il n’y a pas de possibilité de comprendre le combat en termes de mouvement contre-et-au-delà. Les connections qui sont souvent faites entre ce livre et Empire de Hardt et Negri sont infondées d’un point de vue théorique et politique, si ce n’est que tous deux ont des arguments visant à repenser la théorie révolutionnaire. Voir Seibert (2004) sur les questions liées aux post-structuralisme ; Voir Bonefeld (2004) sur ce qui concerne les différences qu’il y a entre la théorie défendue dans ce livre et celle de Negri.
10La dynamique vers l’autodétermination n’est rien d’autre que la reformulation d’une distinction essentielle établie par Marx entre l’architecte et l’abeille (Capital, chap. 7, cela est discuté dans le chap. 3 du livre). La distinction entre l’Homme et les autres animaux n’est pas leur actuelle autodétermination d’action mais leur potentiel d’autodétermination (nié). En ce sens, l’autodétermination (qui ne peut-être que sociale) reste un projet de création de l’humanité. 11Marcel Stoetzler l’exprime merveilleusement lorsque, après avoir montré de nombreuses contradictions dans les arguments du livre, il dit : « Peut-être qu’une part du charme de ce livre est qu’il présente de véritables contradictions en étant lui même contradictoire. » (Stoetzler 2005).
12Cet argument est développé dans ma réponse à Joachim Hirsh, « The Printing House of Hell » : Holloway (2003a)
13 « Somos mujeres y hombres, niños y ancianos bastante comunes, es decir, rebeldes, inconformes, incomodos, soñadores ». La Jordana, 4 août 1999.
14Hardt et Negri ont raison quand ils avancent l’argument qu’il n’y a pas d’en-dehors auquel nous pouvons faire appel : nous sommes tous dans le capitalisme. Ce qu’ils ne font pas apparaître, c’est qu’être dedans signifie (inévitablement, du fait de la nature contradictoire du capitalisme) que nous allons constamment contre-et-au-delà du capitalisme.
15De nombreuses critiques du livre ont souligné le manque de développement autour de la question de l’organisation (Wright, 2002, Deangelis, 2002). Ce qui aurait peut-être mérité d’être plus explicite dans le livre est que parler de relations sociales, c’est inévitablement parler de la manière dont nos intéractions sociales sont organisées. Dire par exemple que l’État est une forme capitaliste des relations sociales, c’est parler de l’État comme d’une forme spécifiquement capitaliste d’organisation.
16Ce point est souligné par Raúl Zibechi (2003).
17Ceci est la réponse à ceux qui accusent le livre d’avoir une approche néo-libérale. Il est possible de dire que les mouvements actuels de lutte et les politiques néo-libérales sont deux réactions à la crise d’après-guerre du modèle (fordiste) de domination et de résistance. Cependant, si le néo-libéralisme cherche à contenir cette crise, la lutte anticapitaliste cherche au contraire à l’exacerber. Les marxistes orthodoxes prétendent que cette crise n’a jamais existé. 18Sur ce point voir, par exemple Zibechi, (2003).
19L’une des caractéristiques des organisations clandestines est que la clandestinité rend l’intégration dans la communauté difficile : voir par exemple le bilan de la Fraction armée rouge allemande par Margrit Schiller (2001). Il est clair, au vu de l’expérience Zapatiste, que ce n’est pas toujours le cas.
20 À une « Asamblea barrial » à Buenos Aires, la demande d’une vieille dame, qui voulait de l’aide pour retrouver son chien perdu, a divisé l’assemblée en deux avec, d’un côté, les révolutionnaires traditionnels (qui pensaient que cette activité était absurde) et, de l’autre, le reste de l’assemblée qui a organisé les recherches – et a retrouvé le chien.
21Pour une défense de l’importance de l’identité contre l’argumentation du livre, voir Rajchenberg (2003), Romero (2002).
22Ce point a été relevé par Marcel Stoetzler (2005), Gegenantimacht, Carlos Figueroa et Felix Klopotek.
23Ceci est une référence à la chanson de Chico Buarque Pai.
Source : Variations - Printemps 2006 - Mouvement social et politiques de la transgression
http://theoriecritique.free.fr/pdf/v7/V7.pdf