Une étude psychanalytique de ce monde qui s’est en grande partie replié sur lui-même, qui a cru pouvoir échapper aux grandes lois générales commandant à la vie de tous les hommes, mériterait d’être faite. Trop souvent, parce qu’on se réclamait de l’idéal le plus élevé qui ait été formulé par la pensée humaine, on s’est persuadé de constituer une élite située au-dessus du commun des mortels, on s’est considéré supérieur à l’humanité moyenne et à ceux qui vous entouraient. A moins que les rapports aient été de luttes, de combats, de révolte personnelle.
Les choses empirèrent avec l’apparition du courant anarchiste individualiste. Malgré leurs insuffisances, les anarchistes communistes étaient partisans de la transformation sociale, du grand chambardement, du Grand Soir qui résoudrait presque magiquement et automatiquement tous les problèmes sociaux et humains. Ils étaient de cœur avec les masses, et répétaient les deux vers fameux de la chanson révolutionnaire:
Ouvrier prends la machine
Prends la terre, paysan !
tandis que le courant individualiste revendiquait le «moi» de chacun de ses membres, contre non pas telle ou telle forme de société mais contre la société en soi. Dès son apparition, l’individualisme anarchiste, qui se réclamait de Nietzche et de Stirner, et même de certains aspects du proudhonisme déformé parfois (Benjamin Tucker était à peu prés inconnu), entre en conflit avec l’anarchisme communiste. Il est ennemi de la révolution sociale, méprise le peuple, repousse toute forme d’organisation et naturellement l’activité syndicale à laquelle, du moins théoriquement, la majorité des anarchistes communistes finiront par se rallier. L’individualiste anarchiste de l’époque se considère le centre du monde, il veut vivre immédiatement sa vie en «en dehors» (formule trouvée par Emile Arnaud et qui dit bien ce qu’elle veut dire). En dehors du point de vue économique et sans attendre la révolution. ce qui conduira à préconiser et pratiquer la «reprise individuelle» sous des formes diverses: cambriolages, fausse monnaie etc... L’aventure de ce qu’on a appelé la bande à Bonnot est dans toutes les mémoires avec son terrible dénouement (3).
Tout cela, qui donna lieu à des polémiques acharnées et prolongées entre anarchistes communistes et anarchistes individualistes quand ce ne fut pas pire, faisait partie de l’état de crise permanent dans lequel vivait l’anarchisme, particulièrement en France. Mais les choses étaient infiniment plus complexes et le mal atteignait une profondeur que les lignes qui précèdent ne permettent pas de mesurer. Ainsi en fut-il par rapport au problème moral. Pour celui qui fait de son moi et de la satisfaction plénière des besoins de son moi, le principe unique de sa pensée et de son comportement, la morale sociale enchaîne l’individu, constitue une contrainte qui ruine la personnalité et viole ses droits. Aussi la négation de toute morale fut-elle un des piliers de la pensée individualiste, et c’est pour combattre cette tendance envahissante que Jean Grave polémiqua avec acharnement, et Kropotkine écrivit, vers 1900. son excellente brochure: La Morale anarchiste.Cela n’empêcha pas une partie importante des anarchistes de continuer à revendiquer (en se basant aussi sur les travaux de Le Dantec) l’égoïsme comme base, but et justification de tout comportement. Stirner préconisait «l’association des égoïstes». On s’associa donc, quand on s’associa, pour satisfaire très matériellement son égoïsme, philosophiquement défini dans l’ordre théorique, malproprement vécu dans l’ordre des faits. Et l’on vous prouvait philosophiquement toujours, que c’était par égoïsme, pour la satisfaction d’un besoin personnel, et non pas par amour d’autrui qu’un homme se jetait à l’eau pour sauver son semblable, même au risque de sa vie, mais que c’était également pour la satisfaction d’un besoin personnel qu’un autre lui volait le veston et la montre qu’il avait alors laissés sur le parapet du pont. Philosophiquement toujours, il n’y avait donc pas de différence. Comme il n’y en avait pas, si celui que vous hébergiez s’efforçait de séduire votre compagne et de vous l’enlever pendant que vous étiez au travail, car en l’hébergeant vous répondiez aussi à un besoin de votre nature, comme lui répondait à un besoin de la sienne.
Déjà vers 1895, une quinzaine d’années après la naissance de ce qu’on a appelé le mouvement anarchiste, Paul Reclus protestait de la pratique ignoble de ce qu’on appelait alors «l’estampage entre copains». Car, puisque l’on admettait le vol ou le cambriolage chez les autres, il n’y avait pas, toujours philosophiquement, de raison pour que l’on fasse une différence entre ceux qui se réclamaient et ceux qui ne se réclamaient pas de vos idées.
Le courant individualiste français fut presque entièrement dissout par la Première Guerre mondiale et ses répercussions. Son état de décomposition de laquelle ne poussait que des fleurs vénéneuses (en faire une description complète serait trop nauséabond), ne lui permit pas de résister à cette épreuve. Mais malheureusement, une partie des idées qui étaient siennes, passèrent au milieu anarchiste communiste où les pratiques «en dehors» se développèrent entre les deux guerres, et toujours en France, sous forme de «combines» créant un style de vie très répandu dans ce milieu.
Telle fut la pratique du «macadam», déjà née du reste avant 1914 (4) qui pouvait s’expliquer quand le chômage et la faim y poussaient les hommes, mais qui devint vite, pour beaucoup un style de vie. Telle encore l’exploitation multipliée du secours de chômage qui atteignit des proportions insoupçonnables. Telle, dans un autre ordre d’idées, l’obsession, sinon la dépravation sexuelle généralisée, sous le nom d’amour libre, dans laquelle un grand nombre d’hommes et de femmes voyaient, le trait saillant de la pratique anarchiste. Les comportements, les mœurs qui en découlaient, et que déjà avant 1914, Pierre Martin, admirable figure, alors directeur du Libertaire, dénonçait sous le nom la «chiennerie libre», corrompirent et abâtardirent moralement le plus grand nombre ou du moins un nombre suffisant d’individus pour que le mouvement entier s’en ressentit. Et là aussi le reste de santé morale, qui ne subsistait que chez une minorité fatiguée de la stérilité de ses efforts, ne permit pas de résister aux épreuves des années 1939-1944. La coupure de la guerre n’est pas une explication valable. C’est dans la déchéance interne, la gangrène aux multiples causes, dont souffrait le mouvement, qu’il faut chercher l’explication de l’affaiblissement de l’anarchisme.
je suis pas d'accord avec tout ce qu'écrit leval dans ce texte, mais dans l'ensemble il y a de ça.