par NOSOTROS » Jeudi 13 Déc 2007 11:29
Pour mémoire, article de Libération du vendredi 23 novembre 2007
Keny Arkana : Môme pas peur
Elle est la sensation rap du moment, révélée par un titre emblématique,«la Rage».Une petite pasionaria venue de Marseille, vagabonde et alter- mondialiste.
La scène est surréaliste. Genève, ville des banquiers. Le public qui vient au concert Manu Chao, l’icône rock de l’altermondialisme, est plutôt familial. Sur la scène, en première partie, un petit bout de femme, pantacourt, sweat à l’effigie du sous-commandant Marcos, un slogan sur le foulard qui orne son front «La rabia del pueblo» («la rage du peuple», en espagnol), lance à la foule : «Ça va la famille ? Je veux voir les poings en l’air si vous le voulez bien.» Au départ, ils ne veulent pas trop, les Suisses, et puis finalement, ils l’attrapent, la Rage que leur chante Keny Arkana, 24 ans. En France, beaucoup ont été contaminés comme ça, sans que la télé ou la radio ne matraquent le refrain «La Rage, on restera debout quoiqu’il arrive/La Rage, on ira jusqu’au bout, là où veut bien nous mener la vie». Un peu neuneu sur le papier, la rengaine a convaincu à force de concerts, de forums. Au point que Keny joue à guichets fermés à l’Olympia avec juste un album au répertoire.
De l’aveu même de Manu Chao, difficile de résister à la petite pasionaria : «Elle a le feu qui sort de partout.» Le directeur de sa maison de disques, ex-grand patron de la major EMI, est aux petits soins, apporte une tisane au romarin. Pour Emmanuel de Buretel, qui a lancé les carrières de Daft Punk, IAM, Doc Gynéco, etc., sa Keny, c’est sa petite Edith Piaf : «Bon d’accord, elle n’a pas la même voix. Mais elle a la même gouaille. Et elle choisit ses compositeurs avec le même soin.» Comme la Môme, c’est aussi une enfant des rues, qui ne quitte pas sa copine de galère, «Clem», encore plus sauvage. On la dit instable, difficile, et au premier contact, elle donne effectivement l’impression d’un petit animal farouche, qui se cache derrière son attachée de presse pour mieux vous observer. Puis elle tend la main, l’œil coquin. Et elle se livre facilement, ponctue ses phrases de «rien à carrer».
Sur la scène rap, elle occupe une place un peu à part. C’est la petite Marseillaise qui ne revendique pas la filiation d’IAM mais celle des Parisiens, les politiques Assassin ou les hargneux NTM. Elle fait des trucs pas très hip-hop. Elle a refusé de participer à l’émission incontournable Planète Rap sur Skyrock, ne boit pas de Coca-Cola, ne va pas au McDo, préfère faire du stop en Amérique du Sud plutôt que du shopping à New York. Elle dit des trucs bizarres pour la génération bling bling : «Le bonheur, il n’est pas dans l’avoir, il est dans l’être.» Et quand elle est en tournée, elle dort dans des squats. Explication : «Dans une chambre d’hôtel, j’ai l’impression d’être en cellule. Les squats, c’est la famille, ça me rappelle les copains des foyers.»
Le vagabondage, Keny Arkana assure en avoir fait un mode de vie, elle en vante d’ailleurs les mérites sur un beau reggae acoustique de l’album, J’me barre, siffloté à la mode d’un gavroche en goguette. C’est aussi un héritage familial. Sa mère, née à Marseille de parents méditerranéens (espagnol, italien, grec), a aussi taillé la route à sa majorité pour l’Argentine. Elle s’y marie une première fois, puis rencontre le père de ses deux enfants, dont Keny est l’aînée. Cette dernière manque de naître au Brésil, où sa mère travaille pour une compagnie aérienne. Elle rentre en France, accouche par accident à Boulogne-Billancourt, puis retour au bercail, à Marseille. La petite ne connaît pas son père, ni sa famille argentine.
Après le décès de son beau-père, sa mère déménage régulièrement, et Keny fait ses premières fugues à 9 ans. Au début, un après-midi, puis deux, trois jours : «Je me revois dans des cages d’escalier en train de me faire mon petit nid douillet, à trouver des trucs dehors pour faire ma chambre. Et puis finalement, une fois que la colère s’était estompée, je rentrais chez moi, vers ma mère. Ce n’était pas à cause d’elle que je partais.» A cause de quoi, alors ? Elle refuse de le dire.A 11 ans, un juge pour enfants décide de la placer en foyer.«C’est là que j’ai compris l’hypocrisie du système. On te parle de droits de l’homme alors qu’on ne respecte pas les droits de l’enfance. Ils nous disaient : “Tu ne prends pas tes gouttes, tu as une piqûre dans le cul.” Forcément, c’est plus facile de surveiller trente légumes que trente agités.» A l’école, elle n’aime que les maths, «bien carrées», mais se fait virer régulièrement à force de sortir des cours intempestivement. A 12 ans, elle est déscolarisée. A 15, les foyers, là où elle a commencé à rapper pour «les copains», ne déclarent plus ses fugues. Elle vit dans la rue, fait des «restos baskets» [part sans payer, ndlr], se sert dans les invendus au marché,vole ses vêtements : «Au bout de deux jours, je les donnais. Il manquerait plus que j’ai à me trimballer une valise.» Elle se souvient aussi des nuits glaciales, des envies «de se mettre une balle».
Elle voyage, fait le tour de l’Espagne, de l’Italie, passe un accord tacite avec sa mère : la liberté contre des nouvelles régulières. Elle s’intéresse à l’Argentine : «Souvent chez les métis, on a tendance à se retourner vers la racine qu’on connaît le moins. En plus, avec ma tête de rebeu, je me mangeais toutes les insultes racistes.Il y a ceux qui ne comprenaient pas pourquoi je ne parlais pas arabe, et à qui il fallait que je justifie que j’étais argentine.»
Keny assiste à une conférence d’exilés argentins qui racontent la faillite du pays. Elle y entend pour la première fois les mots OMC, FMI : «Quand tu comprends ce qui s’est passé là-bas, tu réalises ce qui va se passer partout.» En Italie, elle squatte un centre social tenu par des Kurdes, qui paie les billets de train pour le contre-sommet du G8 à Gênes. Elle n’y va pas mais participe à l’effort de guerre pour acheter les tickets «en détroussant les touristes». «Je ne leur ai pas dit [aux responsables du centre social], je ne voulais pas qu’ils aient des ennuis. De toute façon, à chaque fois que j’arrivais dans un pays, je faisais de fausses déclarations de perte de papiers, et je me donnais plus que mon âge.»
Elle se prétend anarchiste mais croyante, sans obédience précise. Elle vote depuis sa majorité «même aux cantonales, alors que je ne sais pas à quoi ça sert», «parce que des gens sont morts pour ça». Elle s’est abstenue à la dernière présidentielle pour la même raison : «Ils ne sont pas morts pour qu’on choisisse entre le pire et le moins pire.» Dans les squats, elle s’est imprégnée du discours altermondialiste, l’a ensuite affiné en allant en Amérique du Sud, en Argentine, au Brésil et puis au Chiapas : «Mexico-Chiapas, en stop, plus jamais ça. J’ai dormi dans des bidonvilles, mais c’est moins dangereux là-bas que dans une cité en France. Ils n’ont pas la “malatripa”, la haine.» Elle en est revenue avec la conviction que la révolution ne peut pas être que politique mais humaine : «Je me suis dit : “Tu veux renverser le pouvoir pour quoi faire, tu veux mettre quoi à la place ?” Tant que nous-mêmes, on n’est pas redevenus humains, tant que le bonheur des autres n’est pas aussi important que le nôtre, on ne construira rien de différent.» Elle a annulé sa première tournée à la dernière minute pour se consacrer à l’organisation de forums citoyens, «L’appel des sans voix» : «Des assemblées populaires où on libère la parole, met les gens en connexion. On y parle autogestion.» C’est en ça qu’elle est hip-hop, Keny Arkana : elle prône la prise en main, ne remet pas en cause le système. En revanche, c’est inédit, presque punk, elle ne réclame pas sa part du gâteau.
Capitalismo delenda est