Prenez un cercle d'économistes (ou de bio-économistes), caressez-le... il deviendra vicieux !
Pour une critique non-tronquée des sociétés de croissance économique.
« Il y a ainsi une région de la nature où la formule de l’idéalisme s’applique à la lettre : c’est le règne social. L’idée y fait beaucoup plus qu’ailleurs, la réalité. »
Emile Durkheim.
« Mais la domination de la chose n’est jamais entière, et n’est au sens profond qu’une comédie : elle abuse jamais qu’à moitié tandis que, dans l’obscurité propice, une vérité nouvelle tourne à l’orage. »
Georges Bataille, La Part maudite, 1949.
« Les armes ne sont pas autre chose que l’essence des combattants eux-mêmes. »
Guy Debord, La Société du spectacle, 1967.
L’économie est partout à la barre, mais ses rouages et plus encore ses « grains de sable » en sont dans leur prudente piété ses éternels témoins. Et dans ce silence assourdissant, partout nous entendons les ânes et les vieilles filles des deux sexes toujours plus adeptes que jamais de pratiques nécro-sexuelles, nous dire vouloir encore faire l’amour à l’économie alitée sur son dernier lit. C’est que la croissance économique, spectaculaire, atroce, despotique, sur nos crânes inclinés a planté son drapeau noir. Dans le château fort mondial où c’est l’économie qui conduit le bal tous les soirs, l’économie est sous nos yeux la réalisation de la misère existentielle et l’actuel ravage de la Terre n’est que le déploiement de l’environnement et du décor de cette même maladie. Si en dépit de ce qui nous sépare nous vivons sur la même planète et que la Terre est notre maison, l’économie n’est pas une maison mais bien un théâtre d’opération. Si la maison brûle c’est ainsi que l’économie vit la « fin forcée » de son propre déploiement planétaire en une guerre généralisée. Mais l’économie n’est pas et n’a jamais été une vertu domestique, c’est juste sous nos yeux et dans notre chair un processus de domestication de la vie qui contamine les esprits comme il contraint les corps par la mort qui les traverse. Les dépanneurs et les réparateurs du « Progrès rétrograde » comme les propriétaires de la société en sont les machinistes et nous n’en sommes plus que les simples rouages : du « matériel humain » dans les tranchées de la guerre de la « valeur », c’est-à-dire autant d’individus é-vidés et dés-affectés par le règne de l’équivalence marchande, réduits à des « rôles » inter-changeables dotés de fonctions, de compétences et de spécialités au bénéfice d’une interdépendance générale composant une organisation sociale totale ayant pour principe l’artificialisation même de la vie. Partout la relation sociale la plus élémentaire décente se fait toujours plus spectaculaire à mesure que l’argent - qui est le support de ce qui est objectivement commun à tous, notre « vivre-ensemble », c’est-à-dire la valeur d’échange -, ramène toute qualité et toute particularité à la seule question du « combien ».
Comme Athéna, l’économie a ainsi surgit toute armée de l’imagination mortifère d’un économiste préférant se coucher pour regarder passer la vie en ruminant d’un air de grand sérieux. A chaque instant où l’économie s’invente dans sa genèse transcendantale, la pratique économique et la représentation économique se construisent et s’instituent réciproquement l’une à partir de l’autre et inversement, dans un mouvement vers le dehors de la vie qui est sa simple négation. C’est ainsi que les représentations économiques vont découper et reconnaître dans le réel ce qu’elles avaient déjà au préalable l’intention d’y trouver. La pensée économique est donc organisatrice de la perception du réel et c’est donc elle qui naturalise l’existence même d’une économie en tout temps et en tous lieux, c’est-à-dire perçue comme trans-historique, naturelle et universelle. L’évidence béate de l’existence même de l’économie est un de ces allants de soi que personne ne saurait mettre en doute quand tous sont à genoux au pied de l’Idole pour en être ses derniers rouages. Les yeux obéissent souvent à nos esprits, plus que nos esprits à nos yeux et ainsi nous ne réalisons pas que les idées et les images qui sont désormais nos intermédiaires obligatoires pour communiquer avec ce qu’il nous reste comme réalité, vont aussi masquer la réalité réelle et nous faire prendre l’idée pour la réalité. La « valeur » disait Marx est bien cette « abstraction réelle », un gigantesque rideau de fumée que nous avons tous devant le regard, telle est la tragédie de la maladie économique.
L’apparition du système capitaliste ne doit donc plus être expliquée comme la conséquence inéluctable du degré de développement objectif atteint par les rapports marchands à la fin du moyen âge européen. Le projet capitaliste est en réalité une singularité occidentale, il naît de la rencontre entre d’une part des pratiques d’échanges marchands, et d’autre part, une métaphysique politique et philosophique suffisamment particulière pour conférer à cette accélération mécanique un destin historique inédit. Modèle philosophique qui considère la société comme une collection d’individus motivés par le calcul rationnel de leurs intérêts et la volonté de se faire une place au soleil, alors que les hommes ne vivent pas juxtaposés comme les platanes qui bordent ce qu’il reste de nos chemins. L’humain sous les catégories, les formules, les mots et autres cyclopes arithmomorphiques de l’homo oeconomicus, n’est alors plus que squelette et cliquetis d’os. L’incroyable sectarisme des économistes et de leur lutte économique pour la vie, avec tout le cortège de leurs présupposés allant de la « rareté » au « niveau de vie » en passant par le « minimum vital » (ce qu’ils appellent par utilisation d’une métaphore biologiste pour mieux le naturaliser, le « développement »), sont autant de faux-semblants pour mieux coloniser nos imaginaires. A l’inverse de ce darwinisme qui imprègne tant les défenseurs de la réalité économique, « ce qui règne dans la nature ce n’est pas la disette, l’étroitesse, c’est l’excès, le gaspillage, une folie de gaspillage. La lutte pour la vie n’y est qu’une exception, une restriction momentanée du vouloir-vivre » [1]. Et le pot résultant de cette rencontre inédite est d’autant plus pourri que le bébé dont la laideur souille l’eau noirâtre du bain dans lequel il se noie est à jeter.
Chacun d’entre nous perd à chaque coup de sonde de l’économie dans nos chairs subjectives, à chaque fois que la technique scrute nos reins et nos cœurs et transforme la nature en décor de sa propre maladie, un peu plus la faculté d’user de sa propre capacité (ce « pouvoir-capacité » opposé au « pouvoir-domination »), sa faculté de juger, la maîtrise sur ses activités de base mais plus encore la jouissance de sa propre subjectivité radicale et immanente. La société spectaculaire de croissance est bien celle à l’inverse de « toute relation affective interpersonnelle [qui] se fonde sur l’individualité des personnes, [où] dans les rapports rationnels, les hommes sont réduits à des nombres, à des éléments qui, par eux-mêmes, sont indifférents et n’ont d’intérêt que du point de vue de leur production objectivement comparable » [2]. Et cette comparativité générale des activités de chacun d’entre nous n’est rendue possible que par leurs mise en équivalence - afin que leurs produits soient rendus échangeables -, que permet la « forme-valeur » dont l’objectivité de son calcul est non seulement une illusion mais surtout une formidable réduction [3]. Comment comparer, rendre égaux et équivalents, et par là rendre échangeables leurs produits, des travaux vivants et concrets par essence inégaux et incomparables ? L’économie ne tient pas à reconnaître là un problème difficile - qui ne serait d’ailleurs pas un problème s’il n’était difficile -, elle se présentera elle-même comme solution en tant que la négation même du problème, c’est-à-dire en passant en force au travers de l’aporie insondable de l’échangeabilité. La « forme-valeur », comme sésame de la possibilité même de l’échange est alors la condition de possibilité transcendantale sur laquelle la société de croissance prend son existence même. Quand l’économie prescrit d’échanger sa force de vie en force de travail abstrait, le désir cède le pas au devoir, au symbole et à la norme. Tous les moments de la vie se laissent réduire par la forme-valeur en autant de moments déjà morts. Le travail dans sa mise en abstraction sous la forme de la valeur n’appartient plus à celui qui le tire de son activité vivante, et où la vie est désormais exclue de la vie. Tout ce que la mise en équivalence dévore lui ressemble, et ce qu’elle refuse n’existe pas. C’est que l’économie est un monstre sérieux, qui n’a que faire de l’inutile, du gratuit, du don, de tout ce qui vient de cet auto-acrroissement autonome et immanent de la vie qui s’auto-affecte inlassablement en nous. Elle veut des aliments, toujours davantage d’aliments, pour goûter, dévorer, assimiler sans cesse pour mieux se barricader dans sa cage de fer. E-vidé de son affectivité éthique et esthétique comme de l’intersubjectivité charnelle qu’il entretient avec l’Autre, l’individu moderne vit alors comme un drame le statut moderne de la subjectivité : il s’individualise en se niant comme sujet moral autonome, mais il attend de cette négation une personnalisation accrue. Alors qu’inlassablement dans la relation du « rôle » et de la consommation, ils nagent dans l’infamie, l’impuissance et l’irresponsabilité comme un poisson dans l’eau, les rouages se contentent de tuer le temps, en attendant que l’économie les tue. La culpabilité hante ainsi la survie de l’homme économicisé de part en part. Chacun traîne en soi le reproche moral de ne pas être suffisamment solvable, de ne pas s’échanger assez, de ne pas renoncer à la gratuité de la vie et de ses désirs. Voire d’échouer à émanciper l’auto-affectivité qu’est la vie de ce qui la tue. La tristesse mécanique dans ce flots d’excréments économiques qui nous submerge n’est plus alors que cette vieille énormité crevée qui a une longue mort devant elle. Elle ferait presque peine à voir si nous n’étions nous même tous malades. Mais partout c’est la guerre de la valeur et de ses signes, dans les ondes, les corps, les voix, partout autour de nous, et nulle part la vie dont nous sommes ne peut avoir le sentiment de sa propre valeur.
La perte totale de l’autonomie subjective comme pratique d’une vie qui se sent elle-même et dans ce « se sentir soi-même » qu’est la vie, s’auto-affecte inlassablement, ne peut être que compensé par une production d’activités hétéronomes, hors-sol et hors-vie, un processus holistique totalisant sans individus concrets et vivants, ou tout du moins niant à chaque instant ce que nous sommes. Les activités « vernaculaires » comme disait Illich, c’est-à-dire « tout ce qui était élevé, tissé, cultivé, confectionné à la maison, par opposition à ce que l’on se procurerait par l’échange », autrement dit « toutes les subsistances issues de structures de réciprocité inscrites dans chaque aspect de l’existence, distinctes des subsistances provenant de l’échange monétaire ou de la distribution verticale », sont ainsi les ennemis à abattre pour le processus d’économicisation nos vies [4]. Ici comme ailleurs et demain partout sur la Terre quand notre futur sans avenir ne cesse toujours plus de triompher, la moindre de nos activités de vie est identifiée, épinglée, normée et moralisée par la médiation de la valeur pour être projeté et intégré dans une totalité cohérente et efficace, une sphère désormais autonome, une usine pétrochimique où la vie inobjectivable est délimitée, classifiée, qualifiée, quantifiée et épinglée, comme l’on ferait d’un joli papillon aux yeux crevés et aux ailes brisées. Il n’existe désormais de vie, que de « vie économique ». L’économie est à considérer comme un réseau productif qui passe à travers nos corps subjectifs, beaucoup plus que comme une instance négative qui aurait pour fonction de réprimer la seule classe ouvrière. L’invention des « besoins » et l’organisation standardisée de leur satisfaction dans une inter-dépendance devenue générale où la dépossession est la condition première, fait ainsi en sorte que chaque action particulière, chaque activité sera corrigée, infléchie et d’abord définie comme « économique », de façon à s’intégrer au procès unitaire, à cette Grande Machinerie techno-économique dont l’intégration sera demain mondiale. Désormais partout dans ce devenir monde de l’économie de la mort où se répand la logique de la Séparation, « le rôle est cette caricature de soi que l’on mène en tous lieux, et qui en tous lieux introduit l’absence » (R. Vaneigem). Nulle part les corps subjectifs n’échappent ainsi à leurs fonctions et se donnent à eux-mêmes la possibilité de se trouver. Quand l’organisation sociale promue est celle de l’inter-dépendance généralisée des « rôles », c’est que partout la vie dans sa représentation est devenue équivalente, égalisé, générale, abstraite indifférenciée et interchangeable, c’est donc qu’elle est devenue absente à elle-même et par là jetable. A travers ces « rôles », nos acquisitions morales ne sont que le résultat de l’éducation et de la rationalisation des rapports sociaux qui nous apprennent à plier les appétits du feu vivant de la vie à des impératifs sociaux et économiques, et c’est ainsi que « la moralité des mœurs et la camisole de forces sociales ont rendu l’homme vraiment prévisible » (Nietzsche) quand il n’est plus que l’ombre de son propre fantôme.
Cette organisation sociale machinique, le cynisme de la marchandise, le narcissisme de la richesse et les mots toxiques que le Spectacle diffuse et renouvelle par stocks trimestriels, colonisent ainsi imperceptiblement nos réflexes, transitent par nos corps subjectifs pour les mercurialiser, intériorisent nos consciences, mais plus encore inventent et construisent une réalité mortifère en faisant passer ses défenseurs pour des chevaliers du « principe de réalité ». C’est ainsi que le cadastre de la vie et ses arpenteurs, comme les réformistes-qui-font-ce-qu’ils-peuvent avec leur positivisme illogique et leur cynisme confortable, comme les écologistes de caserne et autres politiciens de la décroissance qui ne cherchent qu’à écologiciser l’économie pour lui donner un visage humain, ne s’attachent plus à effacer les causes de la violence de la crise de la valeur, c’est impossible pour eux - il faudrait en effet changer toutes les données alors qu’ils n’aspirent qu’ à la gestion loyale d’un monde désormais sans autre projet que son infinie parthénogenèse : « Dormez tranquilles, bonnes gens, consommez, circulez, il n’y a rien à comprendre, il n’y a plus rien à vivre, comptez sur nous ! nous comptons sur vous ! » ne cessent-ils de proférer en rêvant de se retrouver un jour au joystick de la Méga-machine et de planifier l’espérance et le sauvetage de la Planète.
Ecologistes, ne vous laissez pas rabrutir. Ne vous asseyez plus. Finissons-en une fois pour toute avec la critique d’élevage des seuls excès de la croissance économique ou des prétendues « dérives » de la publicité dont chaque nouveau mesonge ne fait qu’avouer le précédent. Cette pseudo-critique nous pond finalement comme sauraient le faire tous les prêtres à courte et longue robe de l’intégrisme économique, qu’il faut que les publicitaires nous dessinent de jolis sucettes 70 x 50 cm et que - quand même, allez ! - « l’économie est très importante » [5]. Le renouveau qu’on nous vend dans les étalages des agences de l’antipub sous l’étiquette de la « décroissance soutenable », sous celles de l’anti-productivisme économiciste et de l’écologicisation des sciences économiques ou que veulent nous refourger les économistes en chef d’ATTAC, ne sont qu’un vieux délire. Malaise, silence, aboiements... ce qui se passe quand quelques objecteurs de croissance manifestent que l’ensemble de l’économie et de ses « alternatives » ne sont que du vent, que le produit est un prétexte occasionnel, que seuls comptent véritablement l’étiquette, le nom, le mot, que la décroissance n’est que le mouvement vers la sortie et le dépérissement de l’économie.
Le slogan écologiste de l’antiproductivisme n’est pas et n’a jamais été celui de la décroissance [6], car produire pour produire (le productivisme), l’existence de l’argent comme fin en soi, comme celle de la croissance pour la croissance, sont à critiquer dans leurs fondements non dans leurs simples « excès » dont il faudrait gérer les nuisances pour mieux en éterniser les conditions de possibilité. L’économie et la croissance ne sont pas seulement à mettre en cause parce qu’ils sont devenues leur propre fin, ils faut aussi s’en débarrasser à la fois comme fin et surtout comme simple moyen, c’est-à-dire comme processus de valorisation a-trophiant la joie de vivre. La croissance économique n’est donc pas seulement « insoutenable » - point besoin d’une bio-économie utilitariste et économiciste opérée par le cybernéticien et Grand Horloger Georgescu-Roegen -, elle n’est simplement pas souhaitable, car l’économie et ses représentations sont d’abord et avant tout l’a-trophisation des potentialités subjectives, l’artificialisation et la méga-machinisation de nos vies inobjectivables. Les beaux calculs des expertocrates bio-économistes ne disent rien de plus que ce que le bon sens et ce qu’il reste de « common decency » (George Orwell) chez les gens ordinaires que nous sommes, voient et comprennent par eux-mêmes de leur propre mise en abîme sous les incessants coups de butoirs des représentations économiques. Point besoin d’une nouvelle science de la domination et de se réclamer pour sa propre respectabilité d’un énième économiste. La vie est pour l’économique la dramatique de l’incalculable, il s’agit donc de dramatiser nos vies !
Les écologistes comme les altermondialistes ne cessent de se scandaliser de l’accumulation tautologique de l’argent, et certains d’entre eux pensent même porter une critique de la croissance avec les armes et sur le terrain même des économistes. Mais ces « alternatifs » ne se soucient jamais de l’accumulation tautologique de travail abstrait qui se représente dans la valeur et qui à son tour se représente dans la valeur d’échange, c’est-à-dire dans l’argent. La critique des « antiproductivistes », des écologistes, des partisans de la socialisation de la production, comme celle de l’antipub et des politiciens de la décroissance est à chaque fois inconséquente à l’image de nos vies mutilées. Car la croissance de la valeur n’est finalement pas si négative pour nos altermondialistes et écologistes décroissants. Pour eux non seulement ils nous faudrait travailler encore plus dans une société de décroissance, mais plus encore le travail constitue à leur yeux, le contraire, concret et positif, de l’abstraction représentée dans l’argent. En découle un programme commun à tous ces alternatifs d’une société basée entièrement sur le « travail honnête » de grand-papa (les petites épiceries de quartiers comme horizon poujadiste des écologistes traditionnels, alors que « Small is not beautiful », car le problème au fondement de la croissance n’est pas seulement une question de « taille », mais plus encore celui de sa « forme » en soi) où il n’y aurait pas d’appropriation de plus-value. Selon les circonstances et les variantes plus où moins marxistes ou plus ou moins écologistes/décroissantes, la réalisation de ce programme simplement anti-capitaliste et anti-productiviste mais restant prisonnier de l’ontologie capitaliste de la valeur, peut prendre la forme d’un réseau de coopératives, où les travailleurs travaillent sans patron, ou d’un « Etat ouvrier » ou « décroissant » où l’administration de la plus-value est réglée et administrée (à coup de revenu maximum de décroissance, revenu inconditionnel d’existence et autres éco-taxes comme le principe économiciste « pollueur-payeur ») par des instances censées représentées tous les salariés-consommateurs ou du moins leur donnant des recettes toutes faites pour mieux huiler et réguler leur survie quotidienne : le parti-Etat ou le Ppld. Jamais la production et la consommation ne sont critiquées dans leurs conditions de possibilité, c’est-à-dire comme processus de valorisation. L’anticapitalisme primaire et tronquée du marxisme altermondialiste et de nos écologistes de caserne ne s’en prend qu’à la seule plus-value, c’est-à-dire la valeur d’échange en elle-même et pour elle-même, mais toujours pour mieux éterniser sa condition de possibilité dans la forme-valeur. La marchandise est alors l’horizon indépassable de cet anti-capitalisme. Il n’y a aujourd’hui d’écologie institutionnelle comme « alternative » que marchande [7]. On en reste toujours à la critique spectaculaire de ce qui inlassablement continue à flotter à la surface gélatineuse de l’économie spectaculaire, qu’ils veulent fondamentalement sauver. Et certains trop zélés et trop pressés avec leur demi-savoir s’évertuent ainsi à programmer déjà le sauvetage de la planète comme L. Riefenstahl se préparait à filmer un défilé des Jeunesses Hitlériennes.
La question de l’équivalence généralisée compris dans le concept de valeur, ainsi que celle d’une intervention sur la société de croissance, c’est-à-dire d’une action subversive pour contester le salariat comme processus de valorisation et non plus seulement comme condition juridique de subordination entre un patron et ses salariés (ainsi la perspective auto-gestionnaire aussi sympathique qu’elle soit, ne résout en rien le problème posé par les sociétés de croissance), sont au cœur d’une critique conséquente et non tronquée de la croissance économique, car elles s’en prennent véritablement aux conditions de possibilité de l’existence même de celle-ci, c’est-à-dire aux catégories de base de l’économie inventée. La décroissance ce n’est pas rendre compte d’un squelette à terre, mais d’une squelette cadavérique recouvert de chair et qui se meurt debout. Il n’est pas question de continuer avec une critique tronquée du capitalisme pour mieux éterniser son ontologie en lui fournissant un logiciel écologiste de premiers soins et de jouer les médecins « décroissants » au chevet d’un malade en pleine décomposition. La décroissance n’est pas soluble dans l’écologie marchande. Il faut sortir de la croissance comme il faut sortir de l’écologisme antiproductiviste des années 70. Seule dans cette perspective pratique de la décroissance, la « valeur » de la société de croissance peut être dénoncée comme fausse (spectaculaire) et détruite.
Que la crise s’aggrave ! Que la vie l’emporte !
Clément Homs, février 2007.
Notes :
[1] F. Nietzsche, Le gai savoir, § 349.
[2] Georg Simmel, « Métropoles et mentalité », in L’école de Chicago, Naissance de l’écologie urbaine, Ed. Aubier, Paris, 1984, p. 66.
[3] Pour prendre compte de l’actuel changement de paradigme dans la critique du capitalisme, c’est-à-dire le passage du vieux paradigme obsolète « lutte des classes » et « exploitation » propre au marxisme du mouvement ouvrier et de l’actuel altermondialisme, au paradigme de la « critique catégorielle » - comme dit Robert Kurz - qui passe désormais par la critique de la « forme-valeur », on verra surtout l’ouvrage admirable du phénoménologue Michel Henry, Marx, 2 tomes, Tel, Gallimard, 1976 (réédition 1991), tome 1 : « Une philosophie de la réalité » ; tome 2 : « Une philosophie de l’économie » qui pose la critique fondamentale de Marx comme opposée aux « marxismes qui ne sont que l’ensemble des contre-sens qui ont été faits sur Marx ». Pour ceux qui voudraient commencer là-dessus il faut évidemment revoir le texte magnifique de Marx, Le caractére fétiche de la marchandise et son secret (re-publié par les éditions Allia, 2006 en un petit livre). Sur ce même paradigme on peut voir entre autres, Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003 ; Robert Kurz, Critique de la démocratie balistique. La Gauche à l’épreuve des guerres d’ordre mondial, Mille et une nuits, 2006 ; ou encore du Groupe allemand Krisis, Manifeste contre le travail, 10-18, Léo Scheer, 2002.
[4] Ivan Illich, Le Travail fantôme, Ed. du Seuil, 1981, p. 67.
[5] Telle est par exemple la position écologiste somme toute classique dans ces milieux car déjà présente dans les ambiguïtés de l’écologisme des années 70, et remis au goût du jour aujourd’hui par l’écologiste V. Cheynet dans son article, « L’universalisme raison de notre combat pour la décroissance », in Cahiers de l’IEEDS, n°1.
[6] Voir là dessus, l’ « Ouverture » de S. Latouche de l’ouvrage B. Guibert et S. Latouche (ss. dir), Antiproductivisme, altermondialisme, décroissance, Parangon, 2006, p. 17-18. Il écrit : « Le retour inattendu du ‘‘ développement ’’ à travers le durable sert en fait de cheval de Troie pour réintroduire par la fenêtre dans la pensée critique, voire antiproductiviste, la croissance économique de la production matérielle prédatrice et écodestructrice, que l’on avait chassée par la porte. La critique radicale du développement est le shibboleth de l’alternative authentique. L’antiproductivisme peut laisser la porte ouverte à un développement ‘‘ modéré ’’ : critique des excès de la croissance, du mal-développement, mais au lieu de jeter le bébé on ne jette que l’eau du bain... »
[7] Michel Bounan, Remarques sur l’écologie marchande, in Sans valeur marchande, Allia, 2001. Si Bounan a bien raison de polémiquer avec l’Encyclopédie des nuisances en lui mettant sous les yeux que la question est bien plus profonde que le retour à une petite paysannerie de subsistance et que la « science galiléenne » (voir pour un approfondissement de ce que dit Bounan, Michel Henry, La barbarie, puf, 2005, 1987) est de toute façon la condition de possibilité de l’organisation scientifique de l’échange marchand, il y a bien trop d’ennemis à abattre ensemble, pour polémiquer sur des détails certes très importants, mais qui dans la situation où nous sommes, n’introduisent en rien à une réappropriation concrète de nos vies (B. Louart, Introduction à la réappropriation..., in Quelques éléments d’une critique de la société industrielle, juin 2003, disponible sur le site internet de Notes et Morceaux Choisis). La question écologique est désormais un angle d’attaque concret pour abattre l’économie. Tout ne se fera pas concrètement dans la pratique anti-économique en un seul jour car le processus de modernisation s’est lui aussi fait par paliers successifs, à moins de croire encore à l’eschatologie messianique de la « Table Rase ». Dans un premier temps, à côté d’une réappropriation générale au travers de l’auto-production, auto-consommation, auto-construction, il pourrait y avoir encore des éléments qui soient encore à échanger. L’intégration de nos vies est aujourd’hui si poussée, que jouer au purisme ne sert à rien pour ce qui est de la pratique de la réappropriation. Si l’on veut faire autre chose que développer d’impeccables analyses sans donner de moyens pour les incarner dans une pratique concrète, c’est qu’encore une fois on a rater une réflexion sur les leviers et les forces sociales pour introduire à la réappropriation de nos propres vies quotidiennes. Alors certes, le très intéressant article de M. Amiech, « Les Etats-Unis avant la grande industrie » (in Notes et Morceaux Choisis, n°7, déc. 2006), dans son analyse du gonflement des structures organisationnelles des entreprises américaines sous l’effet de l’introduction du chemin de fer, présuppose peut-être trop qu’auparavant la société marchande de la valeur n’existait pas. Certes on peut encore émettre des doutes sur l’idée qu’« avancer de nos jours devant une personne de gauche que les paysans du Doubs au temps de Courbet, disposaient probablement de bases concrètes bien meilleures que nous pour construire une société juste et humaine » (M. Amiech et J. Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte, Climats, 2003, p. 98), présuppose encore une fois que la paysannerie était grandement étrangère à la sphère des échanges marchands, ce qui à cette époque n’est plus en partie le cas, puisque la « révolution agraire » menée par les « agrariens » (notamment les physiocrates) pousse dès le XVIIe siècle la paysannerie à échanger sa production contre de l’argent. Cependant, si l’on se dégage du débat franco-français, il faut bien reconnaître que même imparfaite cette perspective offre au moins des leviers concrets et des forces sociales réelles pour résister à la marchandisation actuelle de centaines de millions de paysans actuels en Amérique latine, en Inde, en Afrique et en Asie. Cf. Silvia Perez-Vitoria, Le retour des paysans, Actes Sud, 2005, ou encore S. Latouche, L’Autre Afrique, Albin Michel, 1999. Il pourrait en être de même de tous nos actuels « naufragés du développement », à l’image des mouvements indigénistes, qui sont des polarités concrètes de résistances à la mondialisation de l’organisation scientifique de l’échange. Pour dire aujourd’hui quelque chose de valable pour ce qui est d’une réappropriation et d’une résistance concrète à la mise en économie du monde, il est indispensable de porter son regard en-deçà de son objet pour voir déjà à partir de quoi on pourra commencer à l’entamer. Sinon barricader dans son lupanar théorique on risque toujours de ne s’adresser qu’aux mêmes milieux groupusculaires. Et avec ou sans nous, dehors le futur sans avenir ne pourra toujours que triompher. C’est le moindre producteur/consommateur qu’il nous faut convaincre. Il s’agit d’une mise en réflexion généralisée du producteur/consommateur à partir de là où il se trouve, et qui puisse susciter chez lui l’envie et la nécessité de se poser à nouveaux des questions fondamentales (c’est-à-dire aux fondements) sur nos pratiques.