John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Pour relier les luttes entre elles et les étendre...

John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Messagepar clement h. » Mercredi 15 Nov 2006 15:43

John Holloway, enseignant-chercheur à l'université de Puebla-Mexico, est aujourd'hui un des acteurs majeurs de la théorie critique, c'est-à-dire l'Ecole de Francfort représentée par des gens comme Adorno, Horkheimer, walter Benjamin, jean-marie Vincent, et Jacques Chirac.

Holloway a publié un livre, Changer le monde sans prendre le pouvoir Il propose de sortir de la question traditionnelle de la transformation sociale révolutionnaire ou réformiste : prendre le pouvoir et changer la société.

C'est ainsi que pour Holloway, la dynamique vers l'auto-détermination sociale (l'autonomie, la maitrise de nos conditions de vie) ne peut pas être entendue dans les termes traditionnels suivants : " Premièrement nous détruirons le capitalisme, puis nous créons une société autodéterminée ". Cette société autonome étant celle qu'ont décrit Ivan Illich et Castoriadis (entre autre).

Il y a une alternative à l'Etat. Indubitablement, l'Etat est simplement le mouvement qui consiste à supprimer cette alternative. L'alternative est la dynamique vers une auto-détermination sociale.


La seule auto-détermination possile est celle qui implique chaque humain, alors que des politiques publiques surplombantes n'essayent que de " logicialiser " la société. Tirée par les impératifs d'efficacité, de nécessité et par l'auto-accroissement des techniques (de gestion, de manipulation, de communication...), la vision de cette politique vieillote et mourante * n'arrive à concevoir la société que comme un moyen et non une fin.

La politique ne se conçoit que comme le logiciel de la société, de plus en plus bureaucratisée, fonctionnarisée et assistancielle. Tous les jours, le Ministère de la Vérité nous innerve de sa propagande sociale au travers non pas d'un " quatrième pouvoir " totalement inexistant, mais d'un Appareil idéologique propre à la méga-machine techno-économique : le monde médiatique des rapports " sociaux " réifiés, c'est-à-dire des rapports sociaux réduits à des bombardements d'images sur des télécrans.

Holloway nous enjoint donc à sortir de cette politique des partis et des syndicats corporatistes. Ce n'est pas l'Etat (le pouvoir public) qui changera la société, c'est la société qui redeviendra sa propre base en détruisant l'Etat.

On sait que tous les sous-intellectuels marxistes et les pseudo mouvements ouvriers n'ont jamais rien compris à Marx. Comme le notait Michel Henry, " les marxismes sont l'ensemble des contre-sens qui ont été faits sur Marx ".

Contre cette vision partidaire et syndicale, Marx notait en effet que " le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémissent actuellement existantes " ( L'Idéologie allemande)

C'est ainsi écrit Halloway que
la dynamique vers l'auto-détermination n'est pas instrumentale : nous ne partons pas d'un but pour en déduire le chemin qu'il faudrait suivre pour l'atteindre. c'est plutot un mouvement vers le dehors, un chemin dans le mouvement de la marche - d'une marche dans le noir, guidée seulement par la lumière d'une étoile utopique faite de nos propres projets. Marcher dans le noir est dangereux, mais il n'y a pas d'autres possibilités.


Cette marche vers l'auto-détermination se situe au sein de l'éxpérience de la vie quotidienne, c'est-à-dire dans la pratique quotidienne de sa propre négation.

" Nous ne devons pas trouver un sujet pur ", dans une classe prolétarienne totalement imaginaire, écrit Halloway **. Nous devons au contraire cherche :
la présence confuse et contradictoire d'éléments de rébellion dans notre vie de tous les jours. Nous devons regarder les gens autour de nous - au travail, dans la rue, au supermarché - et voir qu'ils sont rebelles quelle que soit leur apparence extérieure (...). Les gens sont pas ce qu'ils semblent être. Plus encore, ils ne sont pas ce qu'ils sont. Ils ne sont pas contenus dans des identités, mais ils les débordent, les brisent, et vont contre-et-au-delà d'elles. La rébellion *** qui est en chacun de nous commence avec un Non, un refus de la détermination par d'autres de ce que nous faisons. De ce Non nait un élan créatif, une dynamique nous permettant de déterminer nos propres vies.


Dans la quotidienneté, dans le va-et-vient de nos amitiés, dans les relations amicales qui se développent au travail, à l'école ou dans notre voisinage, nous développons des formes de coopération qui permettent de résoudre les problèmes de tous les jours [4]. Il y a dans les rapports quotidiens un mouvement communiste souterrain, une dynamique pour créer, construire et trouver des solutions de manière coopérative et à notre façon sans l'intervention d'autorités extérieures. Toutes nos relations sociales ne sont pas des relations marchandes.


Ainsi à l'inverse d'une vision instrumentale de la transformation de la société, Holloway propose un socialisme proche du socialisme orwellien dégagé par JC Michéa : socialisme de l'exemple, des relations intersubjectives et non abstraites comme dans les rapports fonctionnalisés des politiques publiques. Alain Caillé est évidemment sur cette même position quand il parle des " socialités primaires ", sans parler de Michel Maffesoli très empreint par la réflexion sur la vie ordinaire.

Halloway propose alors un " processus contradictoire " de transformation de la société par elle-même. Etablir et valoriser des relations non marchandes, non réifiées : amour, amitié, camaraderie, respect, coopération (cf. le prince anarchiste Kropotkine - également sur l'entraide), " formes qui relèvent une reconnaissance mutuelle de la dignité humaine partagée ".

Ainsi c'est pas la politique qui nous fera sortir de la société de croissance. c'est bien ce qu'il y a de plus humain en nous. Et d'abord la joie de vivre Toute autre démarche va rentrer dans le Spectacle de la réification des rapports sociaux. Faire de la politique va faire de nous de simples spectateurs de nos propres vies. " Le mouvement dynamique vers une auto-détermination sociale (le mouvement communiste) implique la promotion de certaines formes de relations ".

Halloway parle alors de ce mouvement de sortie de la société de croissance, comme d'un " pôle de contradiction ". Car en effet, même la personne la plus intégrée à la société de croissance possède en elle des formes anti-capitalistes de par son humanité. Par-delà la fausse conscience et la mauvaise foi, toute personne intégrée à la société de croissance développe des " résistances collaboratrices " dont parle E. Morin (le tourisme vert, les pièces jaunes de Mme Chirac, le commerce équitable, l'altermondialisme, le marxisme, etc).

Ce " pôle de contradictions " entraine donc des pratiques contradictoires et expérimentales. Et " la meilleure façon de penser l'organisation de la dynamique vers l'auto-détermination est peut-être en terme de mouvement [5]. C'est un mouvement contre la séparation, la délimitation, la claissfication produites par le capitalisme.

Cependant :

Dès que nous confondons la dynamique vers l'autodétermination et l'autodétermination elle-même, comme le font certains interpréations de l'autonomie ou de l'idée d'auto-détermination nationale, dès que nous confondons l'aspiration à la totalité et la totalité elle-même, dès que nous pensons le communisme non comme un mouvement mais comme un état, dès que nous pensons le Nous changeant et non identitaire comme une nouvelle Identité, dès que nous institutionnalisons et donnons une défintion du mouvement, alors tout est perdu. Le mouvement contre le capital est transformé en son opposé, c'est-à-dire en son accord, en une acceptation.


L'identitarisme gauchiste, cette dimension affective du militantisme que Lasch avait si bien dénoncé dans La Culture du narcissisme, est donc totalement écarté par Halloway. La question de la formation consciente d'une classe sociale imaginaire n'en est donc pas une. A l'inverse, il faut qu'il n'y ait " plus de distinction claire entre une activité politique et un acte d'amitié ". On est là totalement dans le socialisme orwellien tel qu'il est décrit par Michéa.

Il faut alors
que l'on attache une plus grande importance aux aspects de la vie et de la personnalité, qui sont systématiquement exclus des partis et des organisations d'Etat [6]. L'affection et la tendresse deviennent centrales dans les mouvements anticapitalistes [7], comme elles le sont d'ailleurs dans les autres relations sociales.


Pour une organisation instrumentale (organisation qui a pour but de prendre le pouvoir, par exemple), il est important d'essayer de délimiter les activités et les discussions à ce qui permettra d'atteindre l'objectif : tout le reste est considéré comme frivole et de moindre importance


On comprend alors mieux le phénomène du sectarisme gauchiste consistant en une chasse aux sorcières perpétuelle. Le designer gauchiste Vincent Cheynet défend alors le bout de gras de son organisation instrumentale.

Halloway poursuit :
Penser le mode d'organisation (et non pas l'Organisation) comme l'articulation des sentiments anticapitalistes de la vie quotidienne signifie qu'il n'y a pas de limites ; pas de limites par rapport au champ des questions personnelles et des passions, mais pas non plus de limite concernant ce pour quoi l'on se bat : un Non grandissant, un Non s'accroissant, un Non rugissant contre toutes les oppressions - nous voulons tout !


Cette vision du mouvement d'émancipation de la société de croissance proposée par Halloway me semble avoir 2 vertus :

- 1 Ne pas culpabiliser le consommateur, ce qui le braque immédiatement. L'on sait que c'est pourtant sur cette voie moralisatrice et culpabilisante que vincent Cheynet écrit sous le pseudonyme de Raoul Anvélaut l'article bi-mensuel de la rubrique " La saloperie que nous n'achèterons pas ce mois-ci " dans son propre journal. Cette vision propre au catastrophisme écologiste, voit la décroissance comme une pénitence toute religieuse et eschatologique . A l'inverse, l'articulation contradictoire des sentiments anti-capitalistes et des comportements capitalistes, nous donne un véritable levier social pour que chacun d'entre nous redevienne collectivement sa propre base.

- 2 Ne plus séparer la définition du politique d'avec notre propre vie. C'est-à-dire ne plus être le spectateur et l'exécutant des politiques publiques instrumentalisant la société, mais l'acteur vivant du politique.

Ces citations sont tirées de l'article de John Halloway, " Un mouvement contre-et-au-delà ". A propos du débat sur mon livre Changer le monde sans prendre le pouvoir paru dans la revue Variations, revue internationale de théorie critique, publiée par les éditions Parangon, qui publient dans la collection de Serge Latouche, l'essentiel des ouvrages sur la décroissance.


* (voir l'apolitisme qui se creuse dans nos sociétés, qui comme le disait Lasch est certainement le plus grand espoir pour refonder la définition du politique, un politique qui ne soit plus séparé de nos propres vies)

** Car comme l'écrivait Debord il faut se dégager de ce sujet pur fantasmé par les bons sentiments de l'intellectuel bourgeois de gauche.

*** Sur la très intéressante idée des " résistances collaboratrices " voir Edgar Morin, Pour une politique de civilisation.

[4] sur l'économie informelle en Afrique, cf. par exemple S. Latouche,
L'autre Afrique
.

[5] A l'inverse la capitalisme est lui-aussi un mouvement (et non un complot des méchants spécualteurs comme le croient les altermondialistes) : c'est un mouvement de séparation-délimitation qui nous écarte de la possibilité de déterminer nos propres actions.

[6] Sur les effets d'atrophie de l'esprit individuel dans les formes partis, cf. Simone Weil, Brèves notes sur la suppression générale des partis politiques. Sur les effets dé-personnalisants les logiques étatiques, gestionnaires et instrumentales, cf. l'écologie de ce grand penseur qu'est Bernard Charbonneau.

[7] on sait que monsieur Ariès n'aime pas du tout la " calino-révolution ".
clement h.
 
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Au sujet d’un livre absent, mais omniprésent

Messagepar AnarSonore » Samedi 20 Sep 2008 9:31

Au sujet d’un livre absent, mais omniprésent

Ret Marut *

John Holloway, Change the World without Taking Power. The Meaning of Revolution Today, Pluto Press, Londres, nouvelle édition revue et augmentée, 2005.

Étrange sort de ce livre de théorie critique qui, après avoir marqué de son empreinte les débats du mouvement altermondialiste, vient de connaître une nouvelle édition dans l’espace anglophone, et dont les traductions en langues étrangères sont trop nombreuses pour être citées in extenso. Prenons pour exemple la prestigieuse édition allemande, qui fait converger l’exigence scientifique et l’engagement critique 1. Quant aux lecteurs hispanophones, ils ont bénéficié de l’ancrage mexicain et zapatiste de l’auteur, d’origine écossaise, professeur à l’université de Puebla. Seule la gauche hexagonale se voit toujours privée de son apport original, percutant et stimulant. Après une querelle, aussi fulgurante qu’insatisfaisante, dans les pages de la revue Contretemps en 2003, et suite à quelques textes publiés par Le Monde diplomatique, Variations livre, pour la première fois en français, des bonnes feuilles du livre de Holloway, correspondant à la majeure partie de son épilogue.

Les raisons de se révolter, donc de s’approprier le livre, sont nombreuses : son actualité persistante, son rang de classique avant l’heure, comparable à Empire de Hardt et Negri, mais plus encore la mobilisation de la Théorie critique de l’École de Francfort qu’il propose. Holloway recourt, avec verve et cohérence, non seulement aux concepts de Karl Marx, mais aussi de Theodor W. Adorno et Walter Benjamin.

Là réside l’une des explications possibles du retard de publication dont souffre en France Change the World without Taking Power, sans doute confronté à ces mêmes maux hexagonaux qui ont déjà entravé la réception de l’École de Francfort : stigmates de la culture stalinienne, sectarismes gauchistes, résistance des forces conservatrices, repli francophone sur les sentiers battus de la république postcoloniale. La révolte des banlieues ne vient-elle pas de prouver à grande échelle que les bâtards de Voltaire demandent de sortir du faux consensus qui distingue la Ve République ?

En effet, le chemin de Holloway mène à la désacralisation abrupte de l’État et des cultures politiques pieuses, qui voudraient encore faire croire que le changement passe par le contrôle du pouvoir étatique. Pareille critique de l’État, qui animait aussi le fondateur de Variations Jean-Marie Vincent, est traditionnellement conspuée par les réactionnaires de parti, issus du gaullisme, par les colons d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que par les staliniens impénitents en manque de maîtrise bureaucratique. Il peut en revanche sembler plus étonnant que Daniel Bensaïd, intellectuel socialisé par le guévaro-trotskysme, se sente obligé de sortir les arguments massue, en qualifiant les écrits d’Holloway d’oeuvre qui nous « désarme face à l’adversaire de classe ». Si les exercices électoralistes des partis de gauche et d’extrême gauche n’étaient pas aussi désarmants, nous serions tentés d’entrer dans le débat, mais face au bilan de l’ensemble des bureaucraties issues du mouvement ouvrier, nous nous avouons incapables de résister au pouvoir d’attraction critique de l’argumentation d’Holloway. Encore faut-il se donner la peine de le lire jusqu’au bout. Pour les lecteurs de Variations, nous retraçons ses arguments clés à grands pas : Au commencement de l’émancipation fut le cri, un cri d’indignation face au monde marchand, administratif, violent et barbare, qui nous mutile quotidiennement. Ya basta !, Not in our Name ou encore Nous voulons autre chose ! sont autant de traductions possibles de ce cri qui sonne comme un refus fondateur. À ceux qui prétendent que crier ne change rien, Holloway répond que refuser le fait accompli signifie déjà amorcer une autre mise en relation possible des êtres humains, faisant jaillir un horizon utopique qu’on croyait mort et qui permet de penser le dépassement de l’ordre existant. Pour rendre possible un autre monde, il importe de refuser celui qui existe. Ici, Holloway rencontre le travail de la négativité dont parle Adorno.

Ce dépassement ne passera pas sous les fourches caudines de l’État, comme nous le savons aujourd’hui. Holloway rappelle les traditions du marxisme doctrinaire, lesquelles ont toutes abouti à une même impasse étatiste, de la première social-démocratie à la gauche gestionnaire actuelle, en passant par le léninisme et la lutte armée pour le contrôle de l’État, sans même parler des affres du stalinisme soviétique. L’orientation théorique centrale demeure bloquée par la focalisation sur l’État comme instrument politique, y compris chez les meilleurs comme Rosa Luxemburg, George Lukaçs et Antonio Gramsci.

« D’abord nous prenons le pouvoir, ensuite nous mènerons le changement », semblait leur devise commune. La grande méprise du marxisme révolutionnaire était de ne pas saisir l’État comme un ensemble de relations sociales répondant aux formes fétichistes engendrées par la circulation marchande. Si l’on part de cette compréhension du pouvoir, fondé sur la soumission du salariat et sur la séparation du travail et de l’action, alors le pouvoir ne se présente plus comme un simple objet, mais comme une relation sociale. Selon Holloway, « nos actes individuels ne sont validés socialement que dans la mesure où ils sont reconnus en tant que contributions au flux social », marchand et administratif, mais cette même relation peut être corrodée de l’intérieur, par les acteurs eux-mêmes. La séparation de l’économique et du politique, qui s’impose comme une conséquence de la séparation du travail salarié et de l’action autonome des acteurs, perd ainsi son fondement sacrosaint. D’où l’importance cruciale du refus et de notre capacité d’agir en dehors des cadres imposés.

En d’autres termes, il s’agit de mettre en question les représentations sociales et politiques engendrées par le fétichisme de la marchandise et de l’État. L’auteur souligne que le concept marxien de fétichisme constitue la clé de voûte de son argumentation. Dans la mesure où les salariés, n’étant eux-mêmes que la partie variable du capital, perdent toute maîtrise sur le flux des marchandises, ces dernières ne peuvent plus être vues comme des objets qui ont été fabriqués et transportés grâce à des actes particuliers. Elles passent alors pour l’incarnation de la valeur sociale, ce qui fait que les gens courent après l’argent, les biens de consommation, les objets de prestige, etc., au lieu d’établir des relations authentiques et immédiates entre eux. Ainsi, l’objet marchand se transforme- t-il en sujet, lequel semble animer la société. Les mass médias véhiculent à leur tour ces échanges chosifiés. Dans le cadre établi par le capitalisme, le fait que les échanges sociaux passent par les choses se pose comme une évidence, au lieu d’être critiqué. Voilà le fondement des représentations fétichistes, qui vont du travail à la politique et de la science traditionnelle aux idéologies. Ces visions et représentations fétichistes correspondent à la manière dont le flux marchand agence les relations sociales, elles peuvent donc être comprises comme étant des illusions ou des abstractions réelles. La distinction introduite par Lukaçs entre, d’un côté, la psychologie descriptible des salariés et, de l’autre, la conscience de classe souhaitable du prolétariat, est par conséquent inopérante et désuète. Pour passer le pont entre les deux rives opposées, il faut inventer un deus ex machina : le Parti, avec ses dirigeants éclairés. Le processus d’émancipation s’est toujours perdu dans cette construction de type léniniste ou social-démocrate.

Holloway tire des conclusions critiques et radicales de l’argumentation que nous venons de résumer. Si les relations sociales du capitalisme constituent des formes fétichistes, il ne peut y avoir de conscience révolutionnaire pure : « Notre subjectivité s’inscrit dans la société au sein de laquelle nous vivons, telles des mouches captées par une toile. » En revanche, ces subjectivités comportent des moments de résistance à la marchandisation, au monde administré et aux assignations identitaires que le processus de valorisation produit. Par conséquent, la « classe ouvrière » n’est pas une entité que l’on peut définir positivement, mais plutôt un espace au sein duquel le processus d’émancipation collectif cherche à se déployer. En ce sens, la question de savoir si les féministes, les Indiens zapatistes, les chercheurs universitaires ou les chômeurs appartiennent à « la » classe ouvrière perd tout sens, puisque sa formation dépend des acteurs qui participent à la lutte. La lutte de classes n’est pas une confrontation entre des groupes sociologiques particuliers, mais un processus d’auto-émancipation permanent. La lutte se tourne aussi contre les classifications positivistes qui prétendent définir les classes sociales : « La classe laborieuse ne peut pas s’émanciper en tant que classe laborieuse. C’est seulement lorsque nous ne nous considérons plus en tant que classe laborieuse que la question de l’émancipation peut être posée ».

Que faire ? Comment lutter contre l’assignation identitaire qui nous oppresse, sans pour autant nous soumettre aux instruments de domination étatiques qui réglementent ces classifications ? D’abord, en refusant d’adhérer au monde existant, même si nous ne pouvons le quitter en l’état sans renoncer à la vie. Holloway cite un proverbe éthiopien : « Lorsque le seigneur passe, le paysan lucide s’incline et pète en silence », sans doute en pensant à la prochaine jacquerie. Ensuite, en posant la question d’une autre mise en relation des acteurs et des résistants que celle que le monde existant impose, c’est-à-dire en abordant directement la question du mode d’organisation et d’action, au lieu de singer les maîtres. Cette question embarrasse manifestement les maîtres à penser. C’est à eux que Holloway répond dans le texte qui suit.

* Ret Marut est chercheur en sciences humaines, membre de l’Institut d’études politiques de Caracas.

1 Die Welt verändern ohne die Macht zu ergreifen, Westfälisches Dampfboot, Münster, 2001.


Source : Variations - Printemps 2006 - Mouvement social et politiques de la transgression
:arrow: http://theoriecritique.free.fr/pdf/v7/V7.pdf
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AnarSonore
 
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Un mouvement « contre-et-au-delà ».

Messagepar AnarSonore » Samedi 20 Sep 2008 9:37

Un mouvement « contre-et-au-delà ». À propos du débat sur mon livre Changer le monde sans prendre le pouvoir 1

John Holloway*

I

Que faire ici et maintenant ?

De toutes les réflexions et critiques qui ont eu lieu au cours de deux années de discussions 2, cette question est bien celle qui s’avère la plus lancinante. Que le capitalisme soit une catastrophe pour l’humanité devient chaque jour plus évident. Bush, Blair, Irak, Israël-Palestine, Soudan, massacres et tortures. Nos cris sont devenus plus forts depuis deux ans. « Je suis enragé et vraiment frustré parce que je ne sais pas où diriger toute cette colère. » Cette lettre d’un ami exprime la frustration de millions de personnes.

La colère est silencieuse, mais elle est aussi parfois bruyante. C’est l’amertume, la frustration, mais c’est aussi l’Argentine, la Bolivie, le mouvement antiguerre et leurs millions de manifestants. Un mouvement des mouvements, des mouvements discordants.

La question est urgente. Les situations en Irak, en Palestine, au Soudan, en Colombie sont des réalités actuelles, et cela nous inquiète par rapport à l’avenir de l’humanité. Que pouvons-nous faire pour arrêter ce désastre et éviter son extension ? Comment pouvons-nous changer le monde ? Comment trouvons-nous l’espoir ? Poser la question des rapports entre le pouvoir et la révolution n’est pas seulement une réflexion abstraite (relative à un futur lointain), mais cela concerne bien la question : « Comment pensons-nous et agissons-nous aujourd’hui ? »

Les réponses traditionnelles sont en crise. Blair et Lula, chacun à sa manière, ont à nouveau prouvé que voter pour un parti de « gauche » n’amène que désillusion. Les partis révolutionnaires léninistes n’offrent pas non plus de perspectives de changement : non seulement du fait de leur histoire, une histoire de répression et d’oppression, mais aussi parce que la conceptualisation d’une

prise de pouvoir qui serait révolutionnaire ne fait plus vraiment sens s’il n’y a pas de parti révolutionnaire dans le monde (avec peut-être une exception au Népal ?) disposant de la moindre possibilité de prendre le pouvoir. Et alors quoi ? La violence peut avoir un pouvoir d’attraction, ou tout du moins être compréhensible. Il n’est pas difficile de comprendre les actions des kamikazes. Il ne fait aucun doute que des millions de personnes dans le monde se réjouiraient si Bush ou Blair étaient assassinés demain. Et pourtant, ce n’est pas la solution : de tels actes de violence ne font rien pour créer un monde meilleur.

Ni l’État ni la violence du terrorisme. Mais où allons-nous ?

Certains lecteurs auraient voulu trouver une réponse dans mon livre Changer le monde sans prendre le pouvoir, et ils ont été déçus. Il n’y a pas de réponse, il ne peut pas y avoir UNE réponse.

Certains ont avancé comme argument que critiquer la réponse traditionnelle à la question de la révolution (prendre le pouvoir et changer la société) sans proposer d’alternative ne provoquerait qu’une démobilisation des luttes sociales, ou aboutirait (de façon volontaire ou non) à une prolifération de groupuscules politiques qui ne nous conduiraient nulle part. Ils ont tort : le livre ne crée pas une crise du concept traditionnel de révolution, mais il plaide pour que cette crise soit reconnue comme une base permettant de recommencer à discuter de la révolution. La crise du concept était déjà là : c’est en refusant de la reconnaître que l’on produit de la démobilisation et que l’on rend impossible toute discussion honnête par rapport à l’idée de changer le monde. Le niveau des débats autour du livre reflète la crise des formes traditionnelles du combat anticapitaliste.

Comment alors ? La question cruciale est toujours là. Pour autant, l’absence de réponse signifie-t-elle que nous devons rester chez nous et nous lamenter ? Pour certains contradicteurs, c’est ce qu’impliquent les arguments développés dans le livre. Rejeter l’idée de la prise du pouvoir équivaut pour eux à rejeter la nécessité d’une organisation 3. Rien n’est plus éloigné de la vérité : rejeter l’idée de prendre le pouvoir signifie aussi poser la question de l’organisation. Des questions, des questions, mais où est la réponse ? Le désir de réponse explique en partie la réaction consistant à chercher un homme providentiel (qui nous dira où aller), mais c’est aussi le reflet de notre situation désespérée : que faire ici et maintenant ?

Ce qui suit est une tentative d’aller plus loin (mais pour autant n’apporte pas une réponse) et, en même temps, de répondre à certaines critiques.

II

Quelle est l’alternative à la lutte visant le contrôle de l’État ?

Il y a une alternative à l’État. Indubitablement, l’État est simplement le mouvement qui consiste à supprimer cette alternative. L’alternative est la dynamique vers une autodétermination sociale.

L’autodétermination sociale n’existe pas et ne peut pas exister dans une société capitaliste : le capital sous toutes ses formes est la négation de l’autodétermination.

De plus, l’autodétermination individuelle n’existe pas et ne peut exister dans aucune société : notre action est si imbriquée avec celle des autres que l’autodétermination individuelle n’est qu’une illusion.

Il reste la dynamique vers l’autodétermination sociale. Cela commence par le refus d’être déterminé par les autres : « Non, nous ne ferons pas ce que l’on nous dit de faire. » Le point de départ, c’est le refus, l’insoumission, l’insubordination, la désobéissance. Non. Mais la négativité implique de se projeter au-delà de la simple négation : refuser d’être déterminé par les autres conduit vers l’autodétermination. Dans le meilleur des cas, la phrase s’allonge : « Non, nous ne ferons pas ce que l’on nous dit de faire, nous ferons ce nous pensons être correct : nous ferons ce que nous pensons nécessaire, agréable ou approprié. » Le Non entraîne le Oui, en fait plusieurs Oui, mais ces Oui sont enracinés dans le Non à la société existante, et ils se fondent sur une grammaire de la négativité. Les Oui doivent être entendus comme un Non plus profond, une négation de la négation qui n’est pas positive, mais bien plus négative que la négation première 4.

Le Non qui porte en lui tous ces Oui est un mouvement qui va contre-et au-delà. Le mouvement vers l’autodétermination est un mouvement contre cette société basée sur la négation de l’autodétermination, et c’est en même temps une projection au-delà de cette société – une projection permettant de rêver, de parler, d’agir.

Contre-et-au-delà doivent être maintenus ensemble. La théorie révolutionnaire traditionnelle affirme que le « contre » doit précéder l’« au-delà » : tout d’abord nous nous battons contre le capitalisme puis nous irons au-delà et nous jouirons de la terre promise. Cet argument était autrefois tenable dans la perspective d’une victoire certaine. Mais nous n’avons plus cette certitude, et la dynamique exclusive du contre (dans une logique de confrontation) 5 tend à reproduire la logique de ce à quoi nous sommes confrontés. De plus, nous ne pouvons pas attendre un futur qui risque de ne jamais advenir. Il est nécessaire de produire dès maintenant un mouvement au-delà, au sens où nous devons créer une logique différente, une nouvelle façon de parler, une organisation différente de nos manières d’agir. La dynamique vers l’autodétermination ne peut pas être entendue dans les termes traditionnels suivants : « Premièrement, nous détruisons le capitalisme, puis nous créons une société autodéterminée. » La dynamique vers l’autodétermination ne peut être que le mouvement positif de l’autodétermination contre une société qui la nie. Nous, le mouvement vers l’autodétermination, menons le jeu.

Le « contre » ne peut être séparé de « l’au-delà », tout comme « l’au-delà » ne peut être séparé du « contre » : l’affirmation de l’autodétermination signifie nécessairement aller contre le capitalisme. Le capital signifie le règne de la valeur, de l’argent et de relations sociales chosifiées que nous ne contrôlons pas. L’affirmation d’un « au-delà » nous porte nécessairement vers un conflit avec le capital (dans ses formes variées). La confrontation est inévitable même si nous en rejetons la logique. La réalisation de tous nos Oui ne peut être séparée d’un combat contre le Non, de la même façon que le Non, pour prendre force et signification, ne peut être séparé du combat permettant de réaliser nos Oui.

Ceci (le Non à une détermination extérieure et le Oui à la détermination de nos propres vies) n’est pas encore l’autodétermination, parce que dans un monde où l’action de tous est imbriquée, la seule autodétermination possible est celle qui implique chaque être humain. La seule autodétermination possible est celle qui est consciente de la détermination sociale du flux social de l’action. Ce qui existe dès lors n’est pas l’autodétermination, mais une dynamique vers l’autodétermination : pas de totalité, mais une aspiration à la totalité 6. Si nous nous référons à l’autodétermination sociale à travers le simple terme de communisme, alors il est clair que le communisme (à présent et enfin) doit être compris seulement comme un mouvement, une dynamique, une aspiration, et que nous pouvons dire avec Marx 7 que « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes 8 ».

La dynamique vers une autodétermination sociale est un mouvement contre-et-au-delà (au-delà-et-contre) les barrières auxquelles il est confronté. Il n’y a pas d’autonomie, pas d’autodétermination possible au sein du capitalisme. L’autonomie (au sens de l’autodétermination) ne peut être comprise qu’au sens d’un projet qui continuellement nous mène contre-et-au-delà de la limite du capitalisme. Le communisme est un mouvement à venir, une agitation vivante, un débordement, une rupture et une transcendance 9 par rapport aux barrières, un dépassement des identités, un irrépressible projet créateur d’humanité 10, un écoulement de rivière dans une nouvelle terre, se brisant parfois contre les rochers, s’écoulant autour avant de les immerger, se trompant parfois, prenant des tournants imprévus, mais ne cessant jamais son cours, allant toujours de l’avant dans un torrent discordant de métaphores mélangées. Ce flux ne peut être programmé, il n’a pas de but précis, il suit plutôt une étoile utopique, une étoile née de tant de projets et de rêves, de tous les projets au-delà de notre contre, de tous les Oui que contiennent notre Non à un monde inhumain. La rébellion ne peut rester contenue, mais elle nous conduit au-delà et en avant vers la révolution, vers une complète transformation de l’action humaine, laquelle est le véritable socle de l’autodétermination sociale.

Nous partons, dès lors, des craquèlements et fissures de la domination capitaliste. Nous partons des Non, des refus, des insubordinations, des projets contre-et-au-delà qui existent partout. Le monde regorge de tels craquèlements et de tels refus. Partout, les gens disent de façon individuelle ou collective : « Non, nous ne ferons pas ce que le capitalisme (le système) nous dit de faire, nous bâtirons nos vies comme nous pensons qu’elles doivent être. » Parfois, ces fissures du système sont si petites que même les rebelles n’ont pas conscience de leur propre rébellion, parfois ce sont des groupes entiers qui sont impliqués dans des projets de résistance, parfois ils sont aussi importants que la jungle. Cependant, plus nous focalisons sur eux, plus nous voyons un monde qui n’est pas seulement perverti par le système de domination capitaliste, mais qui est déchiré par ces fissures, ces refus, ces résistances et ces combats. Ces fissures sont toujours contradictoires, il est facile de les critiquer et d’en rire ; elles doivent être contradictoires parce qu’elles sont enracinées dans les antagonismes de la société capitaliste. Notre mouvement contre-et-au-delà est toujours dans un contre-et-au-delà chargé des limites et des stupidités de cette société. Ce qui compte, ce ne sont pas les limitations actuelles, mais la direction que prennent ces mouvements, la poussée contre-et-au-delà, la dynamique vers l’autodétermination sociale. Le problème pratique et théorique est comment penser, articuler et participer à ce mouvement contre-et-au-delà.

Certains argumentent parfois que dans la transition du capitalisme au communisme, contrairement à la transition du féodalisme au capitalisme, la nouvelle forme d’organisation ne peut pas se développer dans les interstices de l’ancienne, et que la transformation ne peut avoir lieu qu’en une seule fois. Il est désormais clair qu’il n’y a pas d’alternative : la transformation en une seule fois du capitalisme mondial en socialisme mondial ou en communisme n’est pas pensable, la seule façon possible de penser un changement radical de la société réside donc dans les interstices. Même si l’on partait de l’hypothèse d’une prise de pouvoir d’État, les États qui en découleraient ne seraient au mieux que des brèches potentielles dans le tissu de la domination capitaliste. Dès lors, la question n’est pas de savoir si l’on réfléchit à la révolution de manière interstitielle ou non, mais quelle est la meilleure façon de penser ces interstices et de les organiser. En d’autres termes, il n’y a pas d’alternative autre que celle de partir des fissures de la domination capitaliste, et de penser de quelle manière ces rébellions peuvent mener contre-et-au-delà des formes capitalistes des relations sociales.

La théorie révolutionnaire fait partie de ce courant de résistance contre-et-au-delà, elle correspond à ce sentiment du chemin à parcourir, des obstacles à détruire, elle est une tentative pour voir dans le noir : elle ne présente pas la ligne à suivre, mais elle est une part de ce mouvement contradictoire que porte le mouvement lui-même 11. Une théorie qui mène vers l’autodétermination est, quelles que soient ces contradictions, en premier lieu critique – une critique de ce qui nie l’autodétermination, une critique de la fétichisation des relations sociales qui cachent l’idée même d’une possible autodétermination, une critique du fétichisme qui constamment tente d’étouffer toute dynamique vers l’autodétermination.

La dynamique vers l’autodétermination n’est pas instrumentale : nous ne partons pas d’un but pour en déduire le chemin qu’il faudrait suivre pour l’atteindre. C’est plutôt un mouvement vers le dehors, un chemin construit dans le mouvement de la marche – d’une marche dans le noir, guidée seulement par la lumière d’une étoile utopique faite de nos propres projets. Marcher dans le noir est dangereux, mais il n’y a pas d’autres possibilités. Marcher dans le noir, guidé par la lumière d’une étoile utopique faite de nos propres projets, et conduits par la fureur de notre Non à l’actuelle inhumanité. Notre mouvement nous porte dans une direction. Nous trébuchons, prenons le mauvais chemin, et révisons notre trajet, mais nous essayons toujours d’aller dans la même direction, vers l’autodétermination sociale. Chaque marche est une préfiguration de notre objectif d’autodétermination sociale. Ce n’est pas un mouvement qui se scinde en deux phases. Ceci est important, parce que la théorie révolutionnaire traditionnelle est un mouvement scindé, dont l’élément pivot est la prise de contrôle de l’État : premièrement, nous devons faire ce qui est nécessaire pour prendre le contrôle de l’État puis, dans un deuxième temps, nous devons dépasser l’État pour transformer la société ; premièrement, nous prenons cette direction, pour qu’ensuite nous soyons capables de prendre l’autre direction. Mon argument ici est dirigé contre cette idée de moment « pivot », comme si un mouvement bien calculé pouvait nous permettre d’aller dans un sens, puis dans l’autre.

Le critère permettant de juger une action dans la conception traditionnelle de la révolution est : cela nous aide-t-il à prendre le pouvoir d’État ? Mon approche met ici en avant un critère différent : l’action ou la forme d’organisation nous font-elles avancer sur le chemin de l’autodétermination sociale ? Préfigurent-elles une société s’autodéterminant ?

Le capital (et l’État comme forme du capital) est une négation de notre dynamique vers l’autodétermination sociale. Plus forte est notre dynamique, plus faible est le capital, et inversement. Il n’y a pas de demi-mesure 12. Il n’y a pas d’élément pivot. Notre force (la force de notre dynamique vers l’autodétermination sociale) est immédiatement la faiblesse du capital (qui est lui-même la négation de cette dynamique). La question de la révolution, de savoir comment passer de la rébellion à la révolution, se résume ainsi : « Comment renforçons-nous notre dynamique vers l’autodétermination sociale ? »

III

Le mouvement contre-et-au-delà est un mouvement qui vient de l’expérience quotidienne. Il ne peut en être autrement.

La dynamique de l’autodétermination est ancrée dans la pratique quotidienne de sa négation. Si ce n’était pas le cas, le combat pour le communisme (ou pour un autre monde) n’aurait aucun sens. L’auto-émancipation serait impossible et la seule possibilité d’une révolution serait une révolution au nom de, une révolution menée par une élite et qui ne conduirait qu’à la restructuration de la domination de classe. C’est la difficulté centrale du pari communiste. C’est un difficile défi, théorique et politique, que nous ont lancé les zapatistes dans un simple énoncé : « Nous sommes des femmes et des hommes, des enfants et des personnes âgées, des gens tout à fait ordinaires, autrement dit des rebelles, des non conformistes, des empêcheurs de tourner en rond, des rêveurs 13. »

Pour considérer sérieusement l’idée d’auto-émancipation (ou l’auto-émancipation des travailleurs) nous devons chercher non pas un sujet pur, mais son contraire : la présence confuse et contradictoire d’éléments de rébellion dans notre vie de tous les jours. Nous devons regarder les gens autour de nous – au travail, dans la rue, au supermarché – et voir qu’ils sont rebelles quelle que soit leur apparence extérieure. Dans le monde d’une possible auto-émancipation, les gens ne sont pas ce qu’ils semblent être. Plus encore, ils ne sont pas ce qu’ils sont. Ils ne sont pas contenus dans des identités, mais ils les débordent, les brisent, et vont contre-et-au-delà d’elles.

La rébellion qui est en chacun de nous commence avec un Non, un refus de la détermination par d’autres de ce que nous faisons, un refus de l’imposition par d’autres des limites qui déterminent qui nous sommes. De ce Non naît un élan créatif, une dynamique nous permettant de déterminer nos propres vies, une dynamique tout aussi ordinaire que la rébellion elle-même. Nous sommes ensemble capables de revendiquer et de protester, et plus encore : dans la quotidienneté, dans le va-et-vient de nos amitiés, dans les relations amicales qui se développent au travail, à l’école ou dans notre voisinage, nous développons des formes de coopération qui permettent de résoudre les problèmes de tous les jours. Il y a dans les rapports quotidiens un mouvement communiste souterrain, une dynamique pour créer, construire et trouver des solutions de manière coopérative et à notre façon sans l’intervention d’autorités extérieures. Toutes nos relations sociales ne sont pas des relations marchandes : la forme marchande s’impose elle-même, mais la vie ordinaire induit aussi un processus constant visant à établir des relations non – marchandes, ou même antimarchandes. Il n’y a pas un en-dehors du capital, mais certainement un contre-et-au-delà 14.

Ce mouvement est un processus contradictoire. Nous établissons des relations non marchandes, des formes de coopération non capitalistes, mais toujours dans un mouvement contre les formes dominantes, et toujours relativement contaminés par ces mêmes formes. D’ores et déjà, à travers ces contradictions, nous reconnaissons des formes de relations qui vont contre la forme marchande ou monétaire, et qui créent une base permettant d’envisager une nouvelle forme de société : nous nous référons communément, dans la définition de ces formes, à l’amour, à l’amitié, à la camaraderie, au respect, à la coopération, formes qui révèlent une reconnaissance mutuelle de la dignité humaine partagée.

S’organiser pour la révolution ne se résume pas (ou pas seulement) à la question de savoir comment organiser un groupe particulier de personnes, mais comment organiser un pôle de contradiction. Pour traduire cette idée en termes de rapports de classes : la classe ouvrière n’est pas un groupe de personnes, mais le pôle d’une relation antagoniste. L’antagonisme de classe nous traverse tous, que ce soit collectivement ou individuellement. Penser à l’articulation de la révolte, c’est penser non seulement à ceux qui, mais aussi à ceci qui mène contre-et-au-delà du capital. Ce qui est de la plus grande importance est la forme d’organisation. Le mouvement dynamique vers une autodétermination sociale (le mouvement du communisme) implique la promotion de certaines formes de relations 15. En d’autres termes, dire que le capital est une forme de relation signifie qu’il est une forme de l’organisation ou de l’articulation du rapport social, des interactions sociales entre les personnes. Le voir comme une forme contradictoire des relations sociales signifie qu’il contient (ou cherche à contenir) les formes antagonistes des relations sociales, les formes anticapitalistes visant à articuler les rapports sociaux. Ces formes anticapitalistes sont potentiellement les formes embryonnaires d’une nouvelle société 16. La naissance de cette société est le mouvement dynamique vers l’autodétermination, le mouvement de la rébellion à la révolution.

Il n’y a pas de modèle organisationnel, mais il y a certains principes qui se développent à travers les luttes et qui forment les caractéristiques importantes des mouvements actuels contre le capitalisme, plus encore, ces caractéristiques se sont manifestées de différentes façons dans toute l’histoire du combat anticapitaliste.

La forme organisationnelle qui me semble être un point de référence et un point commun à de nombreuses rébellions, c’est le conseil, l’assemblée ou la commune : de la Commune de Paris aux Soviets russes, des Conseils de villages zapatistes aux Conseils de quartiers en Argentine. L’idée d’organisation de conseils est aussi présente dans de nombreuses tentatives à travers le monde, visant à répondre à la crise des partis comme forme d’organisation. De telles tentatives sont nécessairement contradictoires et expérimentales, toujours en mouvement. Ce qui nous intéresse ici n’est pas l’analyse des mouvements en cours, mais ce qu’ils présentent comme fractionnement des tendances et comme antagonisme accentué et polarisé face au capital. La meilleure façon de penser l’organisation de la dynamique vers l’autodétermination est peut-être en termes de mouvement. En premier lieu, un mouvement- contre : aller contre tout ce qui nous sépare de la construction de nos propres vies. Le capital est un mouvement de séparation : une séparation de ce que nous avons produit nous-mêmes, comme acteurs ; une séparation des acteurs, les uns des autres ; une séparation par rapport aux formes collectives et aux contrôles collectifs ; une séparation entre ce qui est public et ce qui est privé, entre le politique et l’économique, etc. Cette séparation est un mouvement de classification, de définition, de délimitation. C’est par ce mouvement de séparation-délimitation que nous sommes écartés de la possibilité de déterminer nos propres actions.

Le Non au capital est un refus de la séparation : séparation entre le public et le privé, entre le politique et l’économique, entre les citoyens d’un pays et ceux d’un autre, entre le sérieux et le frivole, etc. Le mouvement contre le capital est un mouvement contre la définition, contre la classification. C’est un devenir ensemble, un dépassement des séparations, la formation d’un Nous, mais d’un Nous ni défini ni identitaire. La dynamique vers l’autodétermination implique de constants changements, une recherche et une expérimentation permanentes.

Dès que nous confondons la dynamique vers l’autodétermination et l’autodétermination elle-même, comme le font certaines interprétations de l’autonomie ou de l’idée d’autodétermination nationale, dès que nous confondons l’aspiration à la totalité et la totalité elle-même, dès que nous pensons le communisme non comme un mouvement mais comme un état, dès que nous pensons le Nous changeant et non identitaire comme une nouvelle Identité, dès que nous institutionnalisons et donnons une définition du mouvement contre, alors tout, tout est perdu. Le mouvement contre le capital est transformé en son opposé, c’est-à-dire en un accord, en une acceptation 17.

Un tel mouvement contre les tentatives de définition est très présent dans les vagues actuelles de lutte contre le capitalisme : dans le rejet du sexisme et du racisme, dans les attaques contre les frontières nationales, dans l’organisation de manifestations et d’événements qui dépassent les frontières nationales, dans l’organisation de groupes et de réunions sur une base non définie. Ce qui est important n’est pas la définition organisationnelle (comme dans un parti), mais l’indéfinition (d’une partie) : non pas la séparation de la communauté, mais l’intégration en son sein. Si l’on pense aux mouvements antiguerre, aux Centres sociaux italiens ou aux Conseils de quartiers en Argentine, il est clair que ne s’y pose pas la question de l’appartenance formelle à un groupe. Dans de nombreuses situations, les pratiques organisationnelles permettent de tisser des liens, consciemment ou inconsciemment, avec la vie de tous les jours, de sorte qu’il n’y a plus de distinction claire entre une activité politique et un acte d’amitié 18.

L’intégration d’une telle forme d’organisation rebelle au sein de la vie quotidienne 19 signifie que l’on attache une plus grande importance aux aspects de la vie et de la personnalité, qui sont systématiquement exclus des partis et des organisations tournées vers l’État. L’affection et la tendresse deviennent centrales dans les mouvements anticapitalistes, comme elles le sont d’ailleurs dans les autres relations sociales 20. Pour une organisation instrumentale (organisation qui a pour but de prendre le pouvoir, par exemple), il est important d’essayer de délimiter les activités et les discussions à ce qui permettra d’atteindre l’objectif : tout le reste est considéré comme frivole et de moindre importance. Penser le mode d’organisation (non pas l’Organisation) comme l’articulation des sentiments anticapitalistes de la vie quotidienne signifie qu’il n’y a pas de limites ; pas de limites par rapport au champ des questions personnelles et des passions, mais pas non plus de limite concernant ce pour quoi l’on se bat : un Non grandissant, un Non s’accroissant, un Non rugissant contre toutes les oppressions – nous voulons tout !

IV

La notion d’auto-émancipation implique alors que nous partions de l’ubiquité de la rébellion, de l’ubiquité d’un potentiel d’autodétermination, de l’ubiquité de la dynamique contre-et-au-delà des limites existantes. En ce sens, le concept d’auto-émancipation est nécessairement anti-identitaire 21, nécessairement dialectique. Le but de la théorie et de la pratique révolutionnaires est de distiller ou d’articuler cette rébellion, ce mouvement contre-et-au-delà, refusant le capital et se projetant au-delà de celui-ci. Il faut noter que c’est un point de départ tout à fait différent de celui qu’implique le concept léniniste de révolution. Chez Lénine, les ouvriers se présentent sous un jour différent. Ils sont limités et autodélimités. Ils luttent, mais ils ne luttent que jusqu’à un certain point. « L’histoire de tous les pays montre que la classe ouvrière, par ses seuls et propres efforts, n’est capable de développer qu’une conscience syndicale. » Ils sont délimités par le rôle qu’ils ont dans la société, ils sont prédéfinis. Ils ne peuvent aller au-delà de leurs limites que s’ils sont pris en main par des personnes extérieures, c’est-à-dire par des révolutionnaires professionnels. Il y a un écart inéluctable entre les capacités de la classe ouvrière et la révolution sociale. Cet écart ne peut être dépassé que par un parti, par l’avant-garde d’un groupe de militants disciplinés et dédiés à cette tâche, et agissant au nom des opprimés. Si nous partons d’un sujet limité, la seule révolution possible est une révolution au nom de, une révolution à travers l’État.

Cet argument s’oppose aussi à l’idée commune selon laquelle il faut, afin d’éviter l’isolement et pour gagner la majorité, être modérés dans nos propositions. Notre point de vue se situe tout à fait à l’opposé : la modération ennuie et aliène tout le monde ; il est au contraire important d’exprimer l’anticapitalisme radical qui fait partie intégrante de l’expérience quotidienne. Très certainement, chaque mouvement doit chercher à s’articuler autour d’un dénominateur commun à la protestation, mais ce dénominateur commun doit être vu non pas comme un ensemble de demandes auxquelles nous pouvons tous adhérer, mais comme un cri de rage et d’horreur, qui fait partie de l’expérience de chacun de nous.

Cela ne signifie pas que chacun ait à coeur d’être un anticapitaliste radical, mais simplement que l’anticapitalisme radical est une part de l’expérience quotidienne de l’oppression capitaliste. La question de l’organisation n’est pas d’apporter de l’extérieur une conscience à un sujet intrinsèquement limité, mais de faire comprendre que cette conscience est déjà là, quoique refoulée et sous des formes contradictoires. La tâche ressemble à celle du psychanalyste qui essaie de rendre conscient ce qui est inconscient et refoulé. Or, il n’y a pas de psychanalyste en dehors du sujet : la « psychanalyse » ne peut être qu’une autoanalyse collective. Cela implique non pas une politique de la parole, mais une politique de l’écoute, ou, mieux encore, une politique du parler-écouter. Le processus révolutionnaire doit être compris comme une éruption collective de volcans en sommeil. Le langage et la pensée révolutionnaires ne peuvent être une prose qui désigne les volcans comme étant des montagnes, mais ils doivent être saisis comme une poésie et une imagination capables de s’élever vers des passions inouïes. Ce n’est pas un processus irrationnel, mais un processus qui implique une rationalité différente, une rationalité négative qui ne débute pas à partir de la surface, mais à partir de la force explosive d’un Non refoulé.

Cette approche n’est en rien caractérisée par le postulat romantique que les gens soient « bons », mais simplement par l’hypothèse que, dans une société basée sur un antagonisme de classe, nous sommes tous pénétrés par cet antagonisme, nous sommes tous pris dans nos propres contradictions. Nous sommes certainement limités, comme Lénine l’a relevé, mais être limité n’est pas une condition permanente ; cela signifie plutôt que nous allons contre ces limites. Penser la révolution ne consiste pas à s’arrêter sur les limites des personnes, mais cela consiste à considérer le dépassement de ces limites, la dynamique au-delà de ces limites. L’idée que nous sommes tous rebelles, que la révolution est ordinaire, cette idée ne peut être soutenue qu’à condition de voir que nous sommes traversés de contradictions, que nous sommes des sujets divisés. Nous sommes à certains moments des rebelles qui se battent pour la survie de l’humanité, puis à d’autres moments nous allons au supermarché et nous participons activement au processus qui, nous le savons bien, mène à la destruction de l’humanité. La dynamique de l’autodétermination n’est pas une caractéristique exclusive d’un groupe particulier de personnes, mais quelque chose de présent, sous des formes contradictoires, dans chacun de nous. Si nous comprenons le concept de classe comme une polarisation antagoniste, alors nous pouvons voir la dynamique de l’autodétermination comme une forme de cette polarisation antagoniste, de sorte que l’organisation de classe doit être vue non pas comme une organisation de militants dédiés à la cause, mais comme une distillation de cette dynamique.

Pour reformuler un peu différemment ce qui précède : nous sommes tous composés d’éléments différents et souvent contradictoires. Se pose la question de savoir comment ces éléments sont articulés. Si l’on pense, par exemple, à une armée : ce n’est pas que tous les soldats soient foncièrement mauvais ; c’est par la mise en valeur consciente de certains aspects de leur personnalité, et par la mise à l’écart d’autres aspects, que l’armée fait de ses soldats des tueurs obéissants. De la même façon, le capitalisme est une forme d’organisation qui encourage une certaine articulation de nos contradictions, articulation hautement destructrice socialement et individuellement. Le problème de l’organisation révolutionnaire est d’encourager d’autres articulations de ces éléments pour permettre de distiller la créativité et la dynamique de l’autodétermination sociale.

Le problème n’est pas de chercher un sujet purement révolutionnaire, mais de partir de nos propres contradictions et de nos propres limites, et de se demander comment faire avec. Nous pouvons projeter la connaissance de nos limites sur un quelconque sauveur (Dieu, État, parti) supposé exempt de ces limites. Ou bien nous pouvons penser le dépassement de ces limites comme un processus collectif d’auto-émancipation tenant compte de toutes les difficultés que cela implique. On peut voir cette auto-émancipation collective comme un processus de distillation de ce qui aspire au changement radical.

N’y a-t-il pas un danger ici ? Que faire si le cri contre l’oppression prend une forme fasciste ou réactionnaire 22 ? Que faire si ce qui est inconscient et refoulé est à la fois sexiste et raciste ? Si l’anticapitalisme radical est un élément de l’expérience quotidienne de la domination, il est vrai aussi que la reproduction de cette domination dans ses pires formes est également un élément de cette expérience quotidienne. Comment nous prémunir contre cela ? Avec la montée de la droite dans plusieurs parties du monde et après la réélection de Bush, cette question présente un vrai problème.

Que faire si les gens ne veulent pas ce que nous pensons qu’ils devraient vouloir ? C’est aussi bien le problème de la démocratie bourgeoise que celui de la dictature du prolétariat. Quand les mouvements pour le suffrage universel ont gagné de l’ampleur au XIXe siècle, le problème pour la bourgeoisie fut : « Comment s’assurer que les masses veulent ce que nous pensons qu’elles doivent vouloir. » La réponse consista à s’assurer que les masses étaient inclues dans une forme d’articulation qui les excluait dans le même temps (la démocratie représentative), et à lier l’extension du droit de vote à l’extension d’une éducation obligatoire (remplacée plus tard, bien sûr, par le rôle des mass médias). Un problème similaire se présente à nouveau, bien que dans un contexte différent, avec la Révolution russe : la révolution devait donner le pouvoir à la classe ouvrière, mais que faire si la classe ouvrière ne voulait pas ce que le Parti considérait qu’elle devait vouloir ? La réponse donnée par les bolcheviques fut que le Parti devait décider de ce qui était dans l’intérêt de la classe ouvrière – et la dictature du prolétariat devint la dictature du Parti, tandis que ceux qui n’étaient pas d’accord étaient dénoncés comme des bourgeois réactionnaires. Pannekoek affirmait en son temps que Lénine était dans l’erreur en définissant le problème en termes d’adhésion à une ligne ; selon lui il aurait fallu voir ce problème plutôt comme une question d’articulation de la volonté du prolétariat : si la prise de décision sociale était organisée par le biais de conseils d’usines, alors les intérêts du prolétariat prévaudraient automatiquement sans l’aide d’aucune décision arbitraire, prise par un corps agissant au nom du prolétariat.

Je pense que Pannekoek a raison lorsqu’il souligne que la question doit être perçue en termes de formes d’articulation des prises de décision, plutôt qu’en termes d’imposition d’une ligne par un parti ou par des intellectuels. La question « Que faire si les gens veulent la mauvaise chose » ne peut être résolue par le recours à des décisions « au nom de » quelqu’un. Cependant, il est évident que d’intenses discussions sur ce qui est juste feront partie du processus d’autodétermination – et il est clair, si l’on se réfère à l’histoire de Staline et de l’Union soviétique, ou plus profondément encore à l’histoire de la démocratie bourgeoise, que les décisions au nom des gens ne présentent aucune garantie contre le déclenchement de la terreur. Il y a ici un véritable problème. Nous crions, mais nous-mêmes et notre cri contenons deux éléments : l’un s’oriente vers une société émancipée basée sur la dignité, et l’autre s’oriente dans la direction opposée, vers une oppression autoritaire, raciste et sexiste. Comment pouvons-nous créer une société émancipée, nous qui sommes si mutilés par le capitalisme ? Comment pouvons-nous filtrer les éléments destructeurs de nos propres impulsions (les nôtres et pas seulement celles des ailiers droits situés de l’autre côté) ? La seule réponse possible, si nous mettons de côté l’idée d’un corps qui décide en notre nom, apparaît à travers l’articulation de la discussion qui constitue l’autodétermination et qui constitue aussi un processus d’auto-éducation à travers les luttes. Une forme d’articulation anti-autoritaire tendra à filtrer toute expression autoritaire du cri. Ce n’est pas une garantie de rectitude, mais au moins cela aura peut-être pour conséquence que nous mourrons de notre propre poison, plutôt que de celui qui nous a été donné par d’autres 23.

(Traduit de l’anglais par Pascale Balbo Mossetto)

* John Holloway est enseignant-chercheur à l’université de Puebla/Mexico.

Références bibliographiques :
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Wright, Chris (2002), Change the World without Taking Power, Herramienta web page.
Zibechi, Raul (2003), Genealogia de la Revuelta, Letra libre, La Plata.



1 Change the World without Taking the Power, Londres, Pluto Press, 2002. Pour leurs commentaires sur une version précédente de cet Épilogue, je remercie vivement Chris Wright, Dorothea Horlin, Sergio Tischler, Raquel Gutierrez, Nika Sommeregger, Nestor Lupez, Luis Menendez et Werner Bonefeld.

2 Le livre est une invitation à la discussion et, à en croire le nombre de commentaires et de critiques, cette invitation fut un succès. Je suis en désaccord avec un grand nombre de critiques et j’en reconnais d’autres comme valides. Dans tous les cas je suis honoré de l’attention avec laquelle les arguments du livre ont été discutés. Il est possible de trouver les commentaires écrits (plus d’une centaine) sur la page web de l’éditeur argentin, Herramienta : http://www.herramienta.com.ar. Pour moi, ce qui fut aussi important dans les réactions au livre, c’est le grand nombre de personnes qui ont pris part aux différentes présentations publiques du livre : plus de 1 200 personnes furent présentes à Buenos-Aires fin 2002, et plus de 500 personnes participèrent aux discussions à Berlin au printemps 2004. Je remercie tous ceux qui ont pris part, même de façon hostile, aux discussions auxquelles invitait le livre.

3Atilio Boron a argumenté cela explicitement lors d’un débat à l’UNAM à Mexico en mai 2004.

4Voir Adorno, Dialectique négative.

5Pour une critique de la logique de confrontation voir Benasayag et Sztulwark (2000) et Aubenas et Benasayag (2002).

6Cette distinction entre totalité et aspiration à la totalité est la contradiction explosive qui réside dans l’oeuvre de Lukacs Histoire et conscience de classe, voir chapitre 5, 3e section. 7 Cf. L’Idéologie allemande.

8 Que le livre soit « marxiste » ou pas, n’a bien sûr, pas d’importance.

9 Negri (2002, p. 184) explique qu’il refuse « absolument toute forme de transcendance ». Cependant, il veut certainement dire tout autre chose par ce terme de transcendance, mais il est vrai que dans son approche et celle d’autres post-structuralistes, il n’y a pas de possibilité de comprendre le combat en termes de mouvement contre-et-au-delà. Les connections qui sont souvent faites entre ce livre et Empire de Hardt et Negri sont infondées d’un point de vue théorique et politique, si ce n’est que tous deux ont des arguments visant à repenser la théorie révolutionnaire. Voir Seibert (2004) sur les questions liées aux post-structuralisme ; Voir Bonefeld (2004) sur ce qui concerne les différences qu’il y a entre la théorie défendue dans ce livre et celle de Negri.

10La dynamique vers l’autodétermination n’est rien d’autre que la reformulation d’une distinction essentielle établie par Marx entre l’architecte et l’abeille (Capital, chap. 7, cela est discuté dans le chap. 3 du livre). La distinction entre l’Homme et les autres animaux n’est pas leur actuelle autodétermination d’action mais leur potentiel d’autodétermination (nié). En ce sens, l’autodétermination (qui ne peut-être que sociale) reste un projet de création de l’humanité. 11Marcel Stoetzler l’exprime merveilleusement lorsque, après avoir montré de nombreuses contradictions dans les arguments du livre, il dit : « Peut-être qu’une part du charme de ce livre est qu’il présente de véritables contradictions en étant lui même contradictoire. » (Stoetzler 2005).

12Cet argument est développé dans ma réponse à Joachim Hirsh, « The Printing House of Hell » : Holloway (2003a)

13 « Somos mujeres y hombres, niños y ancianos bastante comunes, es decir, rebeldes, inconformes, incomodos, soñadores ». La Jordana, 4 août 1999.

14Hardt et Negri ont raison quand ils avancent l’argument qu’il n’y a pas d’en-dehors auquel nous pouvons faire appel : nous sommes tous dans le capitalisme. Ce qu’ils ne font pas apparaître, c’est qu’être dedans signifie (inévitablement, du fait de la nature contradictoire du capitalisme) que nous allons constamment contre-et-au-delà du capitalisme.

15De nombreuses critiques du livre ont souligné le manque de développement autour de la question de l’organisation (Wright, 2002, Deangelis, 2002). Ce qui aurait peut-être mérité d’être plus explicite dans le livre est que parler de relations sociales, c’est inévitablement parler de la manière dont nos intéractions sociales sont organisées. Dire par exemple que l’État est une forme capitaliste des relations sociales, c’est parler de l’État comme d’une forme spécifiquement capitaliste d’organisation.

16Ce point est souligné par Raúl Zibechi (2003).

17Ceci est la réponse à ceux qui accusent le livre d’avoir une approche néo-libérale. Il est possible de dire que les mouvements actuels de lutte et les politiques néo-libérales sont deux réactions à la crise d’après-guerre du modèle (fordiste) de domination et de résistance. Cependant, si le néo-libéralisme cherche à contenir cette crise, la lutte anticapitaliste cherche au contraire à l’exacerber. Les marxistes orthodoxes prétendent que cette crise n’a jamais existé. 18Sur ce point voir, par exemple Zibechi, (2003).

19L’une des caractéristiques des organisations clandestines est que la clandestinité rend l’intégration dans la communauté difficile : voir par exemple le bilan de la Fraction armée rouge allemande par Margrit Schiller (2001). Il est clair, au vu de l’expérience Zapatiste, que ce n’est pas toujours le cas.

20 À une « Asamblea barrial » à Buenos Aires, la demande d’une vieille dame, qui voulait de l’aide pour retrouver son chien perdu, a divisé l’assemblée en deux avec, d’un côté, les révolutionnaires traditionnels (qui pensaient que cette activité était absurde) et, de l’autre, le reste de l’assemblée qui a organisé les recherches – et a retrouvé le chien.

21Pour une défense de l’importance de l’identité contre l’argumentation du livre, voir Rajchenberg (2003), Romero (2002).

22Ce point a été relevé par Marcel Stoetzler (2005), Gegenantimacht, Carlos Figueroa et Felix Klopotek.

23Ceci est une référence à la chanson de Chico Buarque Pai.

Source : Variations - Printemps 2006 - Mouvement social et politiques de la transgression
:arrow: http://theoriecritique.free.fr/pdf/v7/V7.pdf
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Messagepar anarced » Samedi 20 Sep 2008 16:27

Ce texte "Un mouvement « contre-et-au-delà ». À propos du débat sur mon livre Changer le monde sans prendre le pouvoir" me paraît un peu confus et parfois contradictoire:

Le problème n’est pas de chercher un sujet purement révolutionnaire
[...]
On peut voir cette auto-émancipation collective comme un processus de distillation de ce qui aspire au changement radical.
Mais la distillation n'est-elle pas un procédé de purification ? L'intérêt à distiller une préparation faiblement alcoolisée est bien d'obtenir un alcool plus pur ! Donc il faudrait fuir la recherche du sujet purement révolutionnaire mais entamer une distillation en vue de l'obtenir... On ne cherche pas d'alcool mais on passe son temps à en fabriquer! On dirait un alcoolique qui cherche à se déculpabiliser de ses penchants, en toute mauvaise foi.

Par ailleurs et en gardant la même analogie, avant de distiller une préparation, il faut d'abord la faire fermenter et c'est une opération délicate qui peut donner des ratés. De la même façon, je suis loin d'être convaincu qu'il y ait chez chaque individu un potentiel révolutionnaire existant, sinon la situation ne serait pas la même, on serait en pleine révolution ! Or ce n'est pas le cas, sauf à sombrer dans les fantasmes et les hallucinations de M. Holloway qui voit des rebelles partout:
Nous devons regarder les gens autour de nous – au travail, dans la rue, au supermarché – et voir qu’ils sont rebelles quelle que soit leur apparence extérieure.



L’antagonisme de classe nous traverse tous, que ce soit collectivement ou individuellement.


Il ne nous traverse quand même pas de la même façon selon notre place dans la société et si le modèle perdure, c'est que beaucoup non seulement l'acceptent mais le défendent jusqu'à la mort, comme ces soldats en Afghanistan. Avant qu'un fidèle soldat du système nourrisse un mouvement "contre-et-au-delà", il faut d'abord qu'il traverse une sérieuse remise en question et élève sa conscience au delà de son endoctrinement. Malheureusement, comme je le disais, c'est une opération délicate qui peut donner des ratés.

Je suis d'accord que
la seule façon possible de penser un changement radical de la société réside donc dans les interstices
mais je pense que ceux-ci sont très rares, en tout cas, loin d'être aussi nombreux et fréquents que ce que Josh Holloway laisse entendre. Le système est très bien cadenassé, il faut le reconnaître, les occasions - ces fameuses interstices - sont rares, il s'agit d'être à l'affût, de ne pas les laisser passer et de les exploiter sans vergogne.
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Messagepar non defini » Jeudi 19 Fév 2009 13:13

Le consensus a ses exigences : il faut du temps, de la souplesse et de la créativité pour trouver une solution qui convient à tous. Mais une fois qu’elle a été prise, cette décision a toutes les chances d’être appliquée avec succès puisqu’elle s’appuie sur l’accord du groupe, l’engagement et la compréhension de la question. Quand il est utilisé avec sérieux, le consensus a l’avantage de rassembler les individus dans une vision commune qui dépasse le problème du moment. C’est le processus de la résolution de conflit qui unit les gens, non un résultat en particulier. Alors que la règle de la majorité fonctionne en supprimant le conflit et en ignorant ou en niant la position des minorités, le consensus amène le conflit à la surface pour qu’il soit abordé ouvertement et résolu.

Le consensus s’utilise dans des groupes petits ou grands. Mais pour qu’il fonctionne bien, il importe que tous les participants connaissent les ingrédients des rapports harmonieux. Les voici :
1) Respecter des différences et des autres points de vue ;
2) Honnêteté et ouverture dans la discussion du problème ;
3) Capacité d’écouter et de ne pas rester sur la défensive ou rigide dans sa position ;
4) Courage d’exprimer le fond de sa pansée ;
5) Engagement à travailler en toute bonne foi en vue d’un but commun ;
6) Disposition à abandonner l’idée qu’on a la bonne réponse et à explorer de nouvelles avenues ;
7) Conscience et sensibilité à la conscience du groupe.

En résumé, le cercle et la prise de décision par consensus constituent de bons moyens de répartir également le pouvoir. Les groupes communautaires ne fonctionnent pas tous de cette façon, et plusieurs finissent par aliéner les personnes mêmes qu’ils avaient pour objet de servir, du seul fait de leur structure hiérarchique qui est intimidante et inaccessible. Dans un monde régi par des institutions qui exercent le pouvoir « sur » nous, notre plus grand défi consiste à trouver de nouvelles façons d’abolir les structures de domination elles-mêmes. Si nous n’y parvenons pas, ceux qui ont été opprimés par le « système » deviendront à leur tour des oppresseurs, perpétuant ainsi le cycle de la domination et de la violence. Comme l’exprime Starhawk, « Si nous voulons survivre, la question à nous poser est : Comment allons-nous renverser, non pas ceux qui détiennent le pouvoir, mais le principe même du pouvoir « sur » les autres ?
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Re: John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Messagepar riveira » Dimanche 28 Juin 2009 17:31

1) Respecter des différences et des autres points de vue ;
2) Honnêteté et ouverture dans la discussion du problème ;
3) Capacité d’écouter et de ne pas rester sur la défensive ou rigide dans sa position ;
4) Courage d’exprimer le fond de sa pansée ;
5) Engagement à travailler en toute bonne foi en vue d’un but commun ;
6) Disposition à abandonner l’idée qu’on a la bonne réponse et à explorer de nouvelles avenues ;
7) Conscience et sensibilité à la conscience du groupe.


Ouaip... Il y en qui sont très fort pour développer ces "méthodes" : tous les faux prophètes du changement altertruc capitalo-compatible. Les Patrick Viveret, et autres ex deuxième gauche passés au social-libéralisme puis à l'écologie soft, et dont le discours est principalement repris par tous les adeptes du développement personnel, dynamique de groupe, directeur des ressources humaines...

« Si nous voulons survivre, la question à nous poser est : Comment allons-nous renverser, non pas ceux qui détiennent le pouvoir, mais le principe même du pouvoir « sur » les autres ?


Où comment désarmer ceux qui sont déjà bien désarmés.

Moins de blabla et un peu plus de tartes dans la gueule, sera déjà un bien meilleur début de commencement de changement radical.
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Re: John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Messagepar NOSOTROS » Mercredi 22 Juil 2009 22:35

A la phrase
« Si nous voulons survivre, la question à nous poser est : Comment allons-nous renverser, non pas ceux qui détiennent le pouvoir, mais le principe même du pouvoir « sur » les autres ?


Riveira répond :

Où comment désarmer ceux qui sont déjà bien désarmés.


Cette réponse est celle d'un bolchévique (ce qui ne cesse de me surprendre concernant Riveira ...)

En effet c'est la position des bolchéviques que de dire que la crise du mouvement ouvrier se réduit à la crise de sa direction, et que donc ce qu'il faut c'est un changement - violent de préférence - de la tête pour que les choses aillent mieux.

Peut être que le sens de la phrase t'a échappé riveira (quoique j'en doute) mais ce qu'il dit c'est ni plus ni moins que si tu changes les personnes mais que tu gardes les mécanismes et les processus de pouvoir à l'oeuvre, alors fatalement tu recrééras l'aliénation et la domination. Ce qui consiste véritablement à désarmer la totalité au profit de la minorité qui accapare le "pouvoir sur".

Il faut donc réflechir à des modes d'organisations qui permettent à tous d'agir (pouvoir faire) mais sans qu'il donne à personne le pouvoir de contraindre les autres (pouvoir sur). C'est précisément la seule manière de rendre les individus plus puissants (au sens qui ont la puissance de faire)
Capitalismo delenda est
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Re: John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Messagepar riveira » Mardi 04 Aoû 2009 12:59

Allons, allons.

J'ai reproduit deux extraits et c'est leur association qui nous donne ce si lourd parfum de techniques de "développement personnel en entreprise".

Il faut donc réflechir à des modes d'organisations qui permettent à tous d'agir (pouvoir faire)


Ok

mais sans qu'il donne à personne le pouvoir de contraindre les autres (pouvoir sur).


De quoi on parle, là ? Du mode d'organisation interne à un groupe militant, ou de la société entière ?

Parce que quand la cavalerie contre-révolutionnaire te mettra ses fusils sous le pif, tu auras bien besoin de "contraindre" un peu les "autres".

Mon message doit être compris dans la critique de la pensée de Holloway : est-il possible de changer le monde sans AU MOINS détruire le pouvoir de ceux qui le possèdent actuellement ?

Est-il possible de tranquillement grignoter des espaces non capitalistes, d'opérer des dissidences vis à vis du système, de construire à côté de lui les bases d'une société future ? Toutes ces expériences sont nécessaires, selon moi, mais non suffisantes.

Après, ta broderie sur le bolchevisme est totalement extrapolée pour ne pas dire plus. Tout le monde peut le lire.

Je suis totalement opposé au bolchevisme. Mais il ne faut pas se raconter d'histoire : le "pouvoir" ne se dissous pas par magie.

dans une pahse révolutionnaire, des assemblées délibèrent, des décisions sont prises (en terme d'organisation, de ravitaillement...) et il faut les faire appliquer, le cas échéant contre ceux qui voudraient s'y opposer. Sinon il n'y a pas de démocratie du tout. La délibération ne sert à rien, les conseils non plus...

On est là dans la pure mystification "insurrectionnaliste" (type bonnano) ou individualiste.
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Re: John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Messagepar NOSOTROS » Mardi 04 Aoû 2009 15:39

Est-il possible de tranquillement grignoter des espaces non capitalistes, d'opérer des dissidences vis à vis du système, de construire à côté de lui les bases d'une société future ? Toutes ces expériences sont nécessaires, selon moi, mais non suffisantes.


Non, là dessus on est d'accord.

Mon message doit être compris dans la critique de la pensée de Holloway : est-il possible de changer le monde sans AU MOINS détruire le pouvoir de ceux qui le possèdent actuellement ?


Là aussi je crois qu'on est tous d'accord ...

De même que je pense que tu seras d'accord pour dire qu'il ne s'agit pas de le détruire pour qu'ils se réincarne dans la foulée sous une autre forme.

dans une pahse révolutionnaire, des assemblées délibèrent, des décisions sont prises (en terme d'organisation, de ravitaillement...) et il faut les faire appliquer, le cas échéant contre ceux qui voudraient s'y opposer. Sinon il n'y a pas de démocratie du tout. La délibération ne sert à rien, les conseils non plus...


Ca c'est le schéma idéal des grands théoriciens de l'organisation.

Sauf que ca ne marche pas comme ça !

La séparation que tu opères dans le temps entre d'une part la phase politique (assemblée, discussion, décision) et d'autre part la phase exécutive (mise en oeuvre) outre d'une part qu'elle procéde non pas d'une disparition des pouvoirs mais bien de leur maintien de façon séparée (ce qui au passage laisse le champ libre à toutes les coups d'autorité au nom de l'efficacité ...) en fait n'existe pas dans la réalité. C'est en effet une loi constante de l'organisaiton sociale : s'il suffisait qu'une régle soit décidée (peut importe que ce soit en assemblée ou par un dictateur) pour qu'elle soit appliquée, nous ne nous poserions plus de questions depuis longtemps.

La réalité c'est que les décisions sont toujours réinterprétées par les individus qui les mettent en oeuvre pratiquement, en fonction à la fois de leur capacités et de leur envie. (ce qui est rassurant d'un certain sens : c'est ça qui empêche que nous nous transformions en fourmis, et aussi ce qui explique les échecs successifs de toutes les tentatives du management d'imposer leurs procédures qualités. La capacité d'initiative est une partie essentielle de l'être humain, c'est elle le grain de sable qui fera déraillé toutes procédures pondues par les qualiticiens et autre experts es normes ISO ! :-) )

De plus dans les situations d'urgence ou de crise comme peuvent l'être les phases révolutionnaires, il y a relativement peu de chance qu'on ait le temps de délibérer dans des assemblées, surtout si - pour prendre ton image - on nous braque des fusils sur le nez. "Ah pas maintenant, là on a AG ! revenez plus tard si vous voulez bien". La part de l'initative individuelle est donc primordiale, surtout dans les phases initiales de la révolution.

Ce qui se pose dès lors pour les révolutionnaires n'est donc pas tant la démocratie dans les AG - les expériences historiques passées montrent que très souvent - pour ne pas dire toujours - l'intelligence collective sait parfaitement organiser tout ça. Le vrai problème c'est plutôt comment faire en sorte que les individus soient en phase dans leur projet révolutionnaire (c'est le rôle du travail de préparation idéologique préalable, de façon à ce que les individus sachent quoi faire le moment venu, sans avoir besoin d'attendre une AG pour prendre une décision) et aussi comment faire en sorte qu'ils résistent précisément au chant des sirènes du "pouvoir sur", qui vient leur titillere l'oreille au nom de l'efficacité.

C'est dans les moments où la tension est énorme qu'il faut être capable de résister psychologiquement à ce chant des sirenes et ne pas basculer le bébé avec l'eau du bain dès les premiers coups de fusils tirés. (toujours pour reprendre ton image insurrectionnaliste du fusil).(1)

La révolution espagnole nous enseigne que si la première condition a été remplie brillamment (les poignées ouvriers qui sont montés à l 'assaut des casernes le 19 juillet 36 n'ont pas attendu une AG ou un plénum de la CNT pour agir ... Ils s'étaient préparés mentalement et tous, dans de nombreuses villes d'Espagne ont pris la même décision. Ils n'avaient ni internet ni radio ni téléphone à l'époque ...), en ce qui concerne la seconde c'est le grand dilemne des révolutionnaires espagnols. Au nom du refus du "pouvoir sur" ils ont laissé faire un "pouvoir sur" peut être encore plus terrible ... On ne refera pas l'histoire.

D'ailleurs, autre chose que nous enseigne la révolution espagnole en ce qui concerne le respect des décisions d'assemblées générales et la nécessité de les faire appliquer coute que coute : le Congrès de la CNT espgnole, qui s'est réuni à Saragosse en mai 36 a définit point par point ce que devait être le programme révolutionnaire des anarchosyndicalistes. Moins de trois mois après, la révolution éclate ... et ne respecte absolument pas le programme prévu !

Quand tu dis que le pouvoir ne se dissout pas par magie, pourtant quand tu lis des récits des épisodes révolutionnaires, si on appelle révolution cette rupture brutale dans le court des choses (et pas une lente et progressive transformation de la société et des individus qui le composent), que ce soit l'Espagne, Mai 68, la russie ou autre, tous décrivent bien un moment où les choses flottent, le pouvoir a réellement disparu. La vacances du pouvoir est quelque chose d'assez bien décrit. C'est dans cette fenêtre étroite que se joue très souvent les révolutions. Or ce laps de temps ne permet pas que se réunissent des AG. C'est au contraire le temps des réactions "d'instinct", selon le bon vieux principe qu'il n'est de spontannéité que bien préparée. Je ne fais pas ici l'apologie du coup d'état ou je ne sais quelle prise de pouvoir. Mais si on regarde ce qui s'est passé en Argentine en 2001, il y a bien eu cette vacances du pouvoir, palpable par la fuite en hélicoptère du président. Mais après, faute de préparation idéologique, faute de savoir quoi faire, ca a été effectivement le temps des AG, l'enlisement, puis la reprise en main par le Pouvoir par l'intermédiaire des gauchistes. En fait, les AG sont arrivées trop tard : c'est avant qu'elles auraient été profitables ! Faire des AG en pleine effervescence, c'est trop tard ... surtout si l'ennemi n'a qu'un seul genoux à terre.

Ceci étant dit, je ne dis pas qu'il ne faut pas respecter les décisions d'assemblées ou qu'elles ne servent à rien. Mais je pense qu'il ne faut non plus leur prêter de vertus magiques. Les assemblées, avant d'être des lieux de décision (c'est à dire de pouvoir) devraient être des lieux de discussion très large. Les prises de décisions formelles ne devraient être réservées que pour un petit nombre d'évènement, d'importance politique essentielle et si un cas de litige survient. Un système social ne peut fonctionner que s'il laisse suffisament de marge de manoeuvre pour l'exercice du libre arbitre individuel et collectif. C'est à mon sens ce qui a plombé durablement le marxisme léninisme, et ce qui explique que le capitalisme perdure malgré toutes ses crises et désastres.


===================================================================

(1) Soit dit en passant, le mouvement libertaire français à fort à faire qu'il a tiré la sonnette du sauve qui peut général en 2002 lors de l'élection présidentielle. Si déjà il est incapable de résister à la pression psychologique dominante alors qu'il ne se passe rien de révolutionnaire, qu'est ce que ce sera le jour où il se passera vraiment quelque chose ...
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Re: John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir.

Messagepar riveira » Mardi 04 Aoû 2009 16:13

Bon, je te lis et c'est très intéressant. Et je suis d'accord sur presque tout.

Mais après, faute de préparation idéologique, faute de savoir quoi faire, ca a été effectivement le temps des AG, l'enlisement,


Qu'aurait-il pu se passer d'autre ?

Si on part du principe que le pouvoir s'est dissous, il n'est plus besoin de le détruire.
Il n'y a plus qu'à s'assembler pour discuter, non ? Le communisme libertaire ne peut être l'harmonie spontanée des inititiatives individuelles ou collectives.
Après la main invisible du marché, la main invisible de l'harmonie spontanée ?

En réalité, une seule marche sur une caserne ou une banque aurait suffit à montrer que le pouvoir était toujours là.

A mon avis, le problème est plus ici, qu'au niveau de la médiation des "gauchistes" pour parvenir à la normalisation. Qui ? Des noms ! Quels sont ces terribles gauchistes capables de maintenir le pouvoir pendant que leurs maîtres font de l'hélicoptère ?
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