Proposition VII
Le communisme est à tout moment possible. Ce que nous appelons « Histoire » n'est à ce jour que l'ensemble des détours inventés par les humains pour le conjurer. Que cette « Histoire » se ramène depuis un bon siècle à une accumulation variée de désastres, et seulement à cela, dit bien que la question communiste ne peut plus être suspendue. C'est cette suspension qu'il nous faut, à son tour, suspendre.
« MAIS QU'EST-CE QUE VOUS voulez au juste. ? Qu'est-ce que VOUS proposez ? »
Ce genre de question peut paraître innocent. Mais ce ne sont pas des questions, malheureusement. Ce sont des opérations.
Renvoyer tout NOUS qui s'exprime à un VOUS étranger, c'est d'abord conjurer la menace que ce NOUS m'appelle de quelque manière, que ce NOUS me traverse. Ensuite, c'est constituer qui ne fait que porter un énoncé - en soi inassignable - en propriétaire de celui-ci. Or, dans l'organisation méthodique de la séparation qui domine pour l'heure, les énoncés ne sont admis à circuler qu'à condition de pouvoir justifier d'un propriétaire, d'un auteur. Sans quoi ils menaceraient d'être un peu communs, et seul ce qu'énonce le ON est autorisé à la diffusion anonyme.
Et puis, il y a cette mystification : que, pris dans le cours d'un monde qui nous déplaît, il y aurait des propositions à faire, des alternatives à trouver. Que l'on pourrait, en d'autres termes, s'extraire de la situation qui nous est faite, pour en discuter de manière dépassionnée, entre gens raisonnables.
Or non, il n'y a pas d'espace hors situation. Il n'y a pas de dehors à la guerre civile mondiale. Nous sommes irrémédiablement là.
Tout ce que nous pouvons faire, c'est y élaborer une stratégie. Partager une analyse de la situation et y élaborer une stratégie. C'est le seul NOUS possiblement révolutionnaire, le NOUS pratique, ouvert et diffus de qui oeuvre dans le même sens.
A l'heure où nous écrivons, en août 2003, nous pouvons dire que nous faisons face à la plus grande offensive du Capital depuis une vingtaine d'années. L'anti- terrorisme et la suppression des derniers aménagements conquis en d'autres temps par le défunt mouvement ouvrier donnent le ton d'une mise au pas générale de la population. Jamais les gestionnaires de la société n'ont si bien su de quels obstacles ils étaient affranchis et de quels moyens ils étaient détenteurs. Ils savent, par exemple, que la petite bourgeoisie planétaire qui peuple désormais les métropoles est bien trop désarmée pour offrir la moindre résistance à son anéantissement programmé. Comme ils savent que se trouve désormais inscrite par millions de tonnes de béton, à même l'architecture de tant de « villes nouvelles », la contre-révolution qu'ils dirigent. A plus long terme, il semble que le plan du Capital soit bien de détacher à l'échelle du globe un ensemble de zones sécurisées, incessamment reliées entre elles, et où le processus de valorisation capitaliste embrasserait d'un mouvement à la fois perpétuel et inentravé toutes les manifestations de la vie. Cette zone de confort impériale, citoyenne et déterritorialisée formerait une espèce de continuum policier où régnerait un niveau de contrôle à peu près constant, tant politiquement que biométriquement. Le « reste du monde » pourrait alors être brandi, au fur et à mesure de son incomplète pacification, comme repoussoir et, dans le même temps, comme gigantesque dehors à civiliser. L'expérimentation sauvage de cohabitation zone à zone entre enclaves hostiles telle qu'elle se déroule depuis des décennies en Israël offrirait le modèle de la gestion du social à venir. Nous ne doutons pas que l'enjeu réel de tout cela soit, pour le Capital, de se reconstituer depuis la base sa société à lui. Quelle qu'en soit la forme, et à quelque prix que ce soit.
On a vu avec l'Argentine que l'effondrement économique d'un pays entier n'était pas, de son point de vue, trop cher payer.
Dans ce contexte, nous sommes ceux, tous ceux qui éprouvent la nécessité tactique de ces trois opérations :
1. Empêcher par tous les moyens la recomposition de la gauche.
2. Faire progresser, de « catastrophe naturelle » en « mouvement social », le processus de communisation, la construction du Parti.
3. Porter la sécession jusque dans les secteurs vitaux de la machine impériale.
1. Périodiquement, la gauche est en déroute. Cela nous amuse mais ne nous suffit pas. Sa déroute, nous la voulons définitive. Sans remède. Que plus jamais le spectre d'une opposition conciliable ne vienne planer dans l'esprit de ceux qui se savent inadéquats au fonctionnement capitaliste. La gauche -cela tout le monde l'admet aujourd'hui, mais nous en souviendrons-nous encore après-demain ? - fait partie intégrante des dispositifs de neutralisation propres à la société libérale. Plus s'avère l'implosion du social, plus la gauche invoque « Ia société civile. » Plus la police exerce impunément son arbitraire, plus elle se déclare pacifiste. Plus l'Etat s'affranchit des dernières formalités juridiques, plus elle devient citoyenne. Plus l'urgence s'accroît de s'approprier les moyens de notre existence, plus la gauche nous exhorte à attendre, à réclamer la médiation, sinon la protection de nos maîtres. C'est elle qui nous enjoint aujourd'hui, face à des gouvernements qui se placent ouvertement sur le terrain de la guerre sociale, à nous faire entendre d'eux, à rédiger nos doléances, à former des revendications, à étudier l'économie politique. De Léon Blum à Lula, la gauche n'a jamais été que cela : le parti de l'homme, du citoyen et de la civilisation. Aujourd'hui, ce programme coïncide avec le programme contre-révolutionnaire intégral. Celui de maintenir en place l'ensemble des illusions qui nous paralysent. La vocation de la gauche est donc d'exposer le rêve de ce dont l'empire seul a les moyens. Elle forme le versant idéaliste de la modernisation impériale, la soupape nécessaire à l'insupportable train du capitalisme. ON ne répugne plus à l'écrire dans les publications mêmes du ministère de la Jeunesse, de l'Education et de la Recherche : « Désormais chacun sait que sans l'aide concrète des citoyens, l'Etat n'aura ni les moyens ni le temps de réussir les chantiers qui peuvent éviter à notre société d'exploser. » (Envie d'agir - Le Guide de l'engagement)
Défaire la gauche, c'est-à-dire maintenir constamment ouvert le canal de la désaffection sociale, n'est pas seulement nécessaire mais aujourd'hui possible. Nous sommes témoins, alors même que se renforcent à un rythme accéléré les structures impériales, du passage de la vieille gauche travailliste, fossoyeuse du mouvement ouvrier et issue de lui, à une nouvelle gauche, mondiale, culturelle, dont on peut dire que le négrisme forme la pointe la plus avancée. Cette nouvelle gauche est encore mal assise sur la récente neutralisation du « mouvement anti-mondialisation ». Les leurres qu'elle avance passent encore pour tels, tandis que les anciens n'agissent plus.
Notre tâche est de ruiner la gauche mondiale partout où elle se manifeste, de saboter méthodiquement, c'est-à-dire tant dans la théorie que dans la pratique, chacun de ses possibles moments de constitution. Ainsi, notre succès, à Gênes, n'aura pas tant résidé dans les spectaculaires affrontements avec la police ou dans les dommages infligés aux organes de l'Etat et du Capital que dans le fait que la diffusion des pratiques de confrontation propres au « Black Bloc » dans tous les cortèges de la manifestation ait sabordé l'apothéose annoncée des Tute . Aussi bien, notre échec depuis lors est de n'avoir pas su élaborer notre position de telle manière que cette victoire dans la rue devienne autre chose que le simple épouvantail agité désormais systématiquement par tous les mouvements dits « pacifistes ».
C'est maintenant le repli de cette gauche mondiale sur les forums sociaux - repli dû au fait qu'elle a été vaincue dans la rue - qu'il nous faut attaquer.
2. D'année en année s'accroît la pression pour que tout fonctionne. A mesure que progresse la cybernétisation du social, la situation normale se fait plus impérieuse. Et c'est tout à fait logiquement que se multiplient, dès lors, les situations de crise, les dysfonctionnements. Une panne d'électricité, une canicule ou un mouvement social ne diffèrent pas, du point de vue de l'empire. Ce sont des perturbations. Il faut les gérer. Pour l'instant, c'est-à-dire du fait de notre faiblesse, ces situations d'interruption se présentent comme autant de moments où l'empire survient, s'inscrit dans la matérialité des mondes, expérimente de nouvelles procédures. C'est là, surtout, qu'il s'attache plus fermement les populations qu'il prétend secourir. L'empire se donne partout pour l'agent du retour à la situation normale. Notre tâche, à l'inverse, est de rendre habitable la situation d'exception. Nous ne parviendrons à véritablement « bloquer la société-entreprise » qu'à condition de peupler ce blocage d'autres désirs que celui du retour à la normale.
Ce qui se produit dans une grève ou dans une « catastrophe naturelle », en un sens, est bien semblable. Une suspension intervient dans la régularité organisée de nos dépendances. Vient à nu, alors, en chacun, l'être de besoin, l'être commu- niste, ce qui essentiellement nous lie et ce qui essentiellement nous sépare. Le voile de honte dont tout cela se couvrait d'habitude se déchire. La disponibilité à la rencontre, à l'expérimentation d'autres rapports au monde, aux autres, à soi, telle qu'elle se manifeste là, suffit à balayer tout doute quant à la possibilité du communisme. Quant au besoin de communisme, aussi. Ce qui est alors requis, c'est notre capacité d'auto-organisation, notre capacité, en nous organisant d'emblée sur la base de nos besoins, de faire durer, de propager, de rendre effective la situation d'exception, sur la terreur de quoi repose le pouvoir impérial. Cela est particulièrement frappant dans les « mouvements sociaux ». L'expression même « mouvement social » semble être là pour suggérer que ce qui importe vraiment, alors, c'est ce vers quoi l'on va, et non ce qui se passe là. Il y a dans tous les mouvements sociaux, à ce jour, un parti pris de ne pas se saisir de ce qui est là, par quoi s'explique le fait qu'ils se succèdent sans jamais s'agréger, semblant plutôt se chasser l'un l'autre. De là la texture particulière, si volatile, de la socialité de mouvement, où tout engagement paraît si révocable. De là, aussi, leur invariable dramaturgie : un rapide essor dû à la résonance médiatique puis, partant de cette agrégation hâtive, la lente mais fatale usure ; enfin, le mouvement tari, le dernier carré d'irréductibles qui s'encarte à tel ou tel syndicat, fonde telle ou telle association, espérant par là trouver une continuité organisationnelle à son engagement. Mais ce n'est pas une telle continuité que nous recherchons : le fait de disposer de locaux où éventuellement se réunir et d'une photocopieuse pour tirer des tracts. La continuité que nous recherchons est celle qui nous permet, après avoir lutté pendant des mois, de ne pas retourner travailler, de ne pas reprendre le travail comme avant, de continuer à nuire. Et celle-là, nous ne pouvons la bâtir que durant les mouvements. Elle est affaire de mise en commun immédiate, matérielle, de construction d'une véritable machine de guerre révolutionnaire, de construction du Parti.
Il s'agit, comme nous le disions, de s'organiser sur la base de nos besoins - de parvenir à répondre progressivement à la question collective de manger, de dormir, de penser, de s'aimer, de créer des formes, de coordonner nos forces -et de concevoir cela comme un moment de la guerre contre l'empire.
C'est seulement de la sorte, en habitant les perturbations mêmes du programme, que nous pourrons contrer ce « libéralisme économique » qui n'est que la stricte conséquence, la mise en oeuvre logique du libéralisme existentiel qui est partout accepté, pratiqué, auquel chacun est attaché comme à son droit le plus élémentaire, y compris ceux qui voudraient défier le « néo-libéralisme ». C'est ainsi que le Parti se construira, comme une traînée de lieux habitables laissés derrière elle par chacune des situations d'exception que rencontre l'empire. On ne manquera pas, alors, de constater comme les subjectivités et les collectifs révolutionnaires deviennent moins friables, à mesure qu'ils se donnent un monde.
3. L'empire est manifestement contemporain de la constitution de deux monopoles : d'un côté, le monopole scientifique des descriptions « objectives » du monde et des techniques d'expérimentation sur celui-ci, de l'autre le monopole religieux des techniques de soi, des méthodes par quoi s'élaborent des subjectivités - monopole à quoi' se rattache directement la pratique psychanalytique. D'un côté un rapport au monde pur de tout rapport à soi - à soi comme fragment du monde -, de l'autre un rapport à soi pur de tout rapport au monde - au monde en tant qu'il me traverse. Tout se passe dès lors comme si les sciences et les religions, dans leur écartèlement même, configuraient l'espace où l'empire est idéalement libre de se mouvoir.
Certes, ces monopoles sont diversement distribués suivant les zones de l'empire. Dans les contrées dites développées, les sciences constituent un discours de vérité auquel est reconnu le pouvoir de mettre en forme l'existence même de la collectivité, là où le discours religieux a perdu cette capacité. C'est donc là qu'il nous faut, pour commencer, porter la sécession.
Porter la sécession dans les sciences ne signifie pas se jeter sur elles comme sur une forteresse à conquérir ou à raser, mais rendre saillantes les lignes de fracture qui les parcourent, prendre le parti de ceux qui accentuent ces lignes, et qui pour cela, commencent par ne pas les masquer. Car de la même façon que des fêlures travaillent en permanence la fausse compacité du social, de la même façon chaque branche des sciences forme un champ de bataille saturé de stratégies. Longtemps, la communauté scientifique est parvenue à donner d'elle-même l'image d'une grande famille unie, consensuelle pour l'essentiel, et si respectueuse des règles de courtoisie. Ce fut même là l'opération politique majeure attachée à l'existence des sciences : voiler les déchirements internes, et exercer, depuis cette image lissée, des effets de terreur inégalés. Terreur vers le dehors, comme privation, pour tout ce qui n'est pas reconnu comme scientifique, du statut de discours de vérité. Terreur vers le dedans, comme disqualification polie, féroce, des hérésies potentielles. « Cher collègue ... »
Chaque science met en oeuvre un ensemble d'hypothèses ; ces hypothèses sont autant de décisions quant à la construction du réel. Cela est aujourd'hui largement admis. Ce qui est dénié, c'est la signification éthique de chacune de ces décisions, ce en quoi elles engagent une certaine forme de vie, une certaine façon de percevoir le monde (par exemple, éprouver le temps de l'existence comme déroulement d'un « programme génétique », ou la joie comme une affaire de sérotonine).
Ainsi, les jeux de langage scientifiques semblent moins faits pour établir une communication entre ceux qui en usent que pour exclure ceux qui les ignorent. Les agencements matériels, étanches, dans lesquels s'insère l'activité scientifique laboratoires, colloques, etc. - portent en eux le divorce entre les expérimentations et les mondes qu'elles pourraient configurer. Il ne suffit pas de décrire la manière dont les recherches dites « fondamentales » sont toujours connectées par quelque biais aux flux militaro-marchands, et dont réciproquement, ceux-ci contribuent à définir les contenus, les orientations mêmes de la recherche. La façon qu'ont les sciences de participer à la pacification impériale, c'est d'abord de mener les seules expérimentations, de tester les seules hypothèses qui sont compatibles avec le maintien de l'ordre dominant. Notre façon de ruiner l'ordre impérial ne peut que passer par l'ouverture d'espaces disponibles aux expérimentations antagonistes. Il dépend de l'existence de tels lieux de dégagement que des expérimentations accouchent de leurs mondes connexes comme il dépend de la pluralité de ces mondes que s'exprime la conflictualité étouffée des pratiques scientifiques.
Il s'agit que les praticiens de la vieille médecine mécaniste et pasteurienne rejoignent ceux qui pratiquent les médecines « traditionnelles », tout égarement new age mis à part. Que l'on cesse de confondre l'attachement à la recherche avec la défense judiciaire de l'intégrité des laboratoires. Que les pratiques agricoles non productivistes se développent hors du pré carré des labels bio. Que soient toujours plus nombreux ceux qui éprouve vent le caractère irrespirable des contradictions de « l'éducation nationale », entre défense de la République et atelier de l'auto-entrepreneuriat diffus. Que la « culture » ne puisse plus s'enorgueillir de la collaboration d'un seul inventeur de formes.
Partout des alliances sont possibles.
La perspective de briser les circuits capitalistes exige, pour devenir effective, que les sécessions se multiplient, et qu'elles s'agrègent.
ON nous dira : vous êtes pris dans une alternative qui, d'une manière ou d'une autre, vous condamne : soit vous parvenez à constituer une menace pour l'empire, et dans ce cas, vous serez rapidement éliminés ; soit vous ne parviendrez pas à constituer une telle menace, vous vous serez vous-mêmes détruits, une fois de plus.
Reste à faire le pari qu'il existe un autre terme, une mince ligne de crête suffisante pour que nous puissions y marcher, suffisante pour que tous ceux qui entendent puissent y marcher et y vivre.