A vous de voir :
(cf. Meeting)
Argentine : Une lutte de classe contre l’autonomie
« Ce n’est pas par des spéculations sur la possibilité ou l’impossibilité d’une révolution à venir que les piqueteros ont organisé les conditions de leur lutte contre le capitalisme ; on peut toujours, dans l’abstraction logique d’une analyse sans conséquences pratiques, en prédire avec la même rigueur la défaite ou le succès. Ce que celle-ci devrait tout au moins nous apprendre, c’est que l’action autonome du prolétariat n’est pas décidée ni propagée à volonté par un parti, même si certains essaient bien sûr de faire marcher la classe ouvrière pour leurs propres intérêts, et que toute lutte est un phénomène historique se produisant à un moment donné par la nécessité des conditions sociales »
(une lettre sur l’Argentine trouvée sur le site http://Mondialiste.org, citée dans la brochure « Luttes sociales en Argentine »)
Voir que l’auto-organisation et l’autonomie se sont trouvées contestées en leur sein c’est aller à l’essentiel des luttes sociales en Argentine. Sous peine de reproduire ce qu’il combat et par là de constater, désabusé et vaincu, la disparition de son auto-organisation et de son autonomie, le prolétariat est contraint de dépasser ce stade. Nous n’avons pas vu une faible ou inaccomplie auto-organisation ou autonomie, mais ce qu’elles sont et ne peuvent qu’être en tant que formalisation de l’existant. Leur limite apparaît comme leur récupération. Récupération inhérente, inscrite dans les gènes. Ce n’est pas parce que l’auto-organisation persiste au-delà de la lutte qu’elle change de sens, elle révèle alors le sens qu’elle avait déjà dans la lutte, lutte qui, en elle-même, ne peut aller plus loin qu’en n’étant plus auto-organisation et autonomie.
J’utiliserai principalement trois sources : le Recueil de textes argentins publié par Mutines Séditions (BP 275, 54005 Nancy Cedex), le n° de Macache (printemps-été 2004, macache@internetdown.org) et la brochure Luttes sociales en Argentine, diffusée par Les Chemins Non-Tracés, BP 259, 84011 Avignon Cedex 01.
L’auto-organisation telle qu’en elle-même.
Les premiers barrages (piquetes), dans les années 90 étaient souvent le fait d’employés des services publics qui protestaient contre leurs fréquents impayés de salaires. C’est au milieu des années 1990 que sont nés les premiers mouvements de chômeurs piqueteros qui ont systématisé cette forme d’action. C’est L’UTD de Gral Mosconi, dans la province de Salta, qui a été la première organisation à obtenir des Planes Trabajar (150 pesos - 45 Euros - pour 20h de travail, le salaire moyen est de 400 pesos) utilisés, au début, par les collectivités publiques. « Les mouvements piqueteros ont ensuite obtenu la gestion directe d’une partie de ces plans, les bénéficiaires travaillent donc au service des mouvements, ce qui d’ailleurs posent quelques problèmes de clientélisme, surtout dans les mouvements de chômeurs des partis d’extrême gauche. Mais l’activité la plus intéressante de ces mouvements est la mise en place dans leurs quartiers d’un système communautaire financé en partie par ces Planes. Des micro-projets productifs sont mis en place afin de répondre aux besoins des habitants : boulangeries, potagers, fabriques de briques, cantines communautaires (il faut ajouter à la liste une fabrique de vêtements, nda) ... Certains mouvements récupèrent également des terres pour leurs activités ou pour de nouveaux logements. Il va de soi que l’Etat ne voit pas d’un très bon œil cette organisation "parallèle" des plus pauvres et la question de déposséder ces mouvements de la gestion de ces Planes de manière à les priver de leurs bases est fréquemment posée. » (extrait de la présentation des textes issus des mouvements piqueteros dans la brochure Luttes sociales en Argentine).
De la distribution des Planes par l’Etat, il serait rapide et unilatéral d’en déduire sans nuances une institutionnalisation des mouvements piqueteros. L’UTD de Gral Mosconi est l’organisation qui est allée le plus loin dans la mise en place des projets productifs, elle a été la première à obtenir des Planes et la première à en obtenir la gestion, mais c’est le mouvement qui a connu (et connaît encore) la pire répression et le plus grand nombre de tués. « L’administration de Planes Trabajar a été pour les mouvements piqueteros un facteur complexe, dans la mesure où cela les rend vulnérables au maniement qu’en fait le pouvoir ; et les convertis dans le même temps en médiateurs des demandes des exclus. Dans ce contexte, l’expérience de la UTD Mosconi apporte des critères intéressant où la faiblesse, travaillée collectivement, se transforme en force, vu qu’ils ont su combiner la lutte pour les Planes Trabajar avec une forme d’organisation collective de la production dans laquelle s’applique ces plans, dans laquelle se forge une nouvelle conscience sociale, et les bases authentiques d’un pouvoir populaire. Dans le même temps, ils ont continué le combat avec les entreprises de pétrole pour de véritables postes de travail (la province de Salta est riche en pétrole, la privatisation de l’entreprise nationale YPF, au début des années 90, a provoqué une explosion du chômage, les routes coupées sont celles du pétrole, d’où l’impact et la répression, nda). » (texte de l’Université Populaire des Mères de la Place de Mai in « Les luttes sociales en Argentine », p.11).
L’octroi des Planes par l’Etat n’a pas été le résultat de sa largesse compassionnelle, il n’a pas modifié l’autonomie, il a été quasiment son acte de naissance, il en était la revendication et la composante essentielle qui la constituait en tant que telle. A Mosconi, le premier barrage de routes remonte à 1997 : « Nous allions obtenir ce qui devait être pour nous, mais ce fut la municipalité qui se l’accapara, les gens de la municipalité avait placé tous les leurs (...). Donc, en 98 nous sommes sortis une autre fois, et nous avons décidé de ne rien demander à la capitale. Donc nous nous sommes indépendantisés de la municipalité, nous avons reçu 1776 plans qui sont actuellement utilisés dans l’UTD » (une activiste de l’UTD Mosconi, in « Luttes sociales en Argentine », p.16). Depuis lors l’UTD a élaboré autour de 600 ouvrages.
A la fin de l’année 2000, outre la gestion des plans de travail, l’UTD avait placé, au moyen de sa Bourse de Travail, 600 personnes dans l’industrie pétrolière et 450 dans des travaux agricoles. « L’UTD ne lutte pas seulement pour les travailleurs sans emploi. Elle intervient également dans la fixation des conditions de salaires et de travail dans la construction, les travailleurs ruraux ou ceux des industries pétrolières privées, secteurs où les syndicats soit brillent par leur absence, soit trahissent directement leurs affiliés. "Les syndicats sont restés à la marge, ils sont tous achetés, ils ne vont pas bloquer les accès aux entreprises pétrolières, nous si. Donc les compagnies préfèrent négocier avec nous. Les périodes de repos, les horaires de travail, tout. Les travailleurs qui bénéficiaient des conventions collectives rurales ou de l’UOCRA (syndicat de la construction), nous les avons fait passer à celle du secteur pétrolier, de 250 dollars à 1200 / 1500 dollars. Ici, nous sommes arrivés à faire passer l’heure dans la construction de 0,89 à 2,50 dollars." (un activiste de l’UTD Mosconi) » (Luttes sociales en Argentine, p. 13). Il ne s’agit pas d’un nouveau type de syndicat, un autre activiste insiste sur le fait qu’ « on revendique pour l’ensemble du peuple ». Par exemple, les communautés indigènes (la province de Salta est à l’extrême nord-ouest de l’Argentine, à la frontière bolivienne) qui centrent leur principale revendication sur le problème de la terre sont intégrées dans le mouvement. L’organisation territoriale des luttes en Argentine est un point primordial du mouvement. En elle-même, l’organisation territoriale est un dépassement des corporatismes et du métier, elle implique également l’intégration dans la lutte de tout ce qui fait les relations sociales du moment, à leurs risques et périls.
Ce qui distingue ce mouvement est sa préoccupation centrée sur le développement de projets productifs qui mettent en avant les potentialités économiques de la région. « Quand nous avons inauguré une fabrique de vêtements, produit d’un accord entre l’UTD et Pluspetrol, les fonctionnaires nous disaient : "Comment va-t-il y avoir une fabrique de vêtements si ils s’en vont ?", et je leur répondis : "cela ne m’importe pas, ce qui m’importe c’est l’impact social et économique". Le projet n’était pas de l’UTD, mais d’un particulier qui me l’avait donné parce que les fonctionnaires politiques ne voulaient rien savoir, donc Pepino et moi avons parlé avec le gérant de Pluspetrol qui a donné la toile et les machines. Nous recyclons aussi du plastique que nous échangeons contre des outils des entreprises pétrolières. Nous pensons faire une poubelle électromécanique qui coûte 50 000 dollars pour recycler le plastique, l’aluminium et le carton (le matériel recyclé est échangé à l’entreprise Refinor contre des outils, du ciment, du fer, de la chaux..., nda). Quand nous en parlons aux fonctionnaires politiques, ils nous regardent de haut en bas et pensent que nous sommes fous, ou simplement cela ne leur convient pas parce qu’on touche à tous les pouvoirs, ce qui est le domaine des politiques, pas le nôtre, mais toi tu ne peux pas le leur laisser et ne pas le faire, sinon quelle alternative donnes-tu à tes enfants et à ceux qui viennent derrière ? (...) La UTD n’a pas de personnalité juridique, ce n’est pas quelque chose de formel, elle a gagné un espace parce qu’elle fait ce que les partis politiques et les ONG n’ont pas fait (souligné par moi). (...) Quand le gouvernement a donné les Planes Trabajar, il croyait que nous allions défricher ou balayer les rues, mais quand nous sommes allés discuter à Buenos Aires nous leur avons dit que ces Planes étaient une marginalisation. Je ne vais pas demander des Planes Trabajar, je vais lutter pour nos ressources : le gaz et le pétrole, pour que les compagnies pétrolières réinvestissent l’argent qu’ils prennent ici, pour que les profits pétroliers, gaziers servent aux projets productifs. (...) Nous sommes en train de faire pratiquement le travail du gouvernement (souligné par moi) mais tandis qu’eux se remplissent les poches, nous nous remplissons de procédures judiciaires. Ceci est la différence, nous, nous devons lutter pour essayer de survivre, de nous en sortir, mais ils ne nous laissent pas faire...ils ne nous laissent pas faire... » (un activiste du MTD, in « Luttes sociales en Argentine », pp. 14-15).
Pour tout cela (y compris des projets concernant la rénovation de l’aéroport et de l’hôpital de Mosconi), les études sont réalisées par le « Bureau Technique » de l’UTD sur la base d’un « Plan Régulateur » développé par des professionnels et des techniciens de YPF (l’ancienne entreprise nationale du pétrole, nda). Le fait de mettre la pression sur les entreprises pétrolières et gazières, non seulement permet à l’UTD de faire employer des travailleurs et d’arracher de meilleures conditions de travail et de salaires, mais également d’obtenir les matériaux et les outils pour réaliser ses projets productifs.
« Quand on coupe l’accès aux industries pétrolières, cela leur coûte entre 5000 et 20 000 dollars par heure » (un activiste). En Mai 2003, l’UTD de Mosconi diffusait un texte décrivant la situation dans sa région : « Le nord-ouest de l’Argentine - la province de Salta où se trouve Mosconi - s’est militarisé et il y a des endroits dans lesquels il est difficile de circuler à cause des contrôles militaires permanents sur les routes et dans les localités, qui créent un climat de persécution similaire à celui du temps de la dictature. » (texte in « Luttes sociales en Argentines »). Nous sommes en pleine lutte autonome et auto-organisée. Quelles que soient les restrictions ou les « critiques » apportées à cette autonomie, celles-ci sont intrinsèques à ce qu’est l’auto-organisation et à son devenir.
« Les partis, syndicats et organisation de gauche et d’extrême gauche ont parfaitement joué leur rôle en s’empressant d’investir assemblées, mouvements piqueteros et groupe de soutien aux usines occupées pour leur donner une direction politique et œuvrer à la création du fameux "front commun des luttes" ». Cela avec un certain succès en reprenant les thèmes de l’anti-impérialisme, du nationalisme et de l’anti-FMI. Des leaders piqueteros participent aux élections dans la logique de la création d’un contre-pouvoir représentatif et alors que la désaffection vis-à-vis des élections allait grandissante jusqu’en 2001, la participation aux élections présidentielles atteint un taux de participation de 80 %.
Dans le même mouvement, tout en dénonçant l’Etat, les piqueteros lui réclament l’attribution de « plans de travail » et les assemblées exigent des tribunaux qu’ils s’occupent des conflits qui les opposent aux compagnies d’eau et d’électricité. Peu après son élection, Kirchner lance un plan Manos a la obra destiné à créer 2000 emplois, géré par 17 organisations dont le Bloc Piquetero. Quant aux travailleurs des « usines récupérés », ils en sont la plupart du temps à réclamer l’ « étatisation sous contrôle ouvrier ». On peut toujours dire avec raison que les travailleurs font ce qui est possible et ce que dicte un rapport de force, mais ce qui nous intéresse c’est la nature présente de ce possible et les oppositions qui naissent au sein de ce possible, en dehors de toute vision normative radicale.
Les mouvements de protestation demeurent le plus souvent dans le cadre du système existant en demandant à l’Etat d’en atténuer les effets. Les assemblées se contentent de gérer la situation, essayant d’améliorer l’ordinaire par des achats groupés chez les producteurs, en mendiant des biens par le biais de collecte auprès des supermarchés ou en adressant des réclamations à l’Etat. « Le gouverneur de Buenos Aires a invité les assemblées de quartier à collaborer aux "conseils de gestion et de participation" mis en place par la municipalité, sur le modèle de la démocratie participative (et de l’intégration sociale à la brésilienne dans les mairies du PT de Lula), tout en expulsant les plus gênantes (souligné par moi). Le "mouvement" des assemblées qui reposait sur des liens récents, peu profonds et souvent fragiles, semble à présent survivre d’une manière totalement artificielle » (Mutines Séditions). Simultanément, une politique de « nettoyage » de la ville a été mise en place : expulsion le 25 février 2003 d’un immeuble squatté par des familles depuis plus de vingt ans, expulsion très rapide, le 23 mars, d’un bâtiment que venait de prendre des membres du MTD Anibal Veron, expulsion, le 14 avril, de tout un pâté de maisons.
« Les premiers piquets, qui visaient a obtenir de la nourriture, des soins médicaux gratuits ou l’arrêt des coupures d’eau et d’électricité par des actions directes et viraient souvent à l’émeute et aux pillages, ont été remplacés par des barrages de routes symboliques portant les revendications de travail "authentique" (un vrai travail contre un vrai salaire) ou de "plans de travail" et de "chefs de famille", 150 pesos attribués par l’Etat ou la municipalité contre 20 h de travail par semaine. Depuis que les organisations piqueteras ont obtenu le droit de gérer elles-mêmes ces allocations, leur attribution est devenue un véritable enjeu, non seulement face aux gouvernants, mais aussi entre les divers groupes » (Mutines Séditions). On peut s’interroger sur l’ « autogestion de la misère », sur la nature et les perspectives d’une telle autogestion qui n’a remis en cause ni la production elle-même (produire quoi, et pour qui ?), ni ses conditions (pénibilité et dangerosité du travail, maintien des horaires...), mais on passe alors à côté de la question principale qui porte sur la nature même de l’autogestion, de l’auto-organisation et de l’autonomie. Il est facile de dire qu’il n’y a pas d’autogestion possible à l’intérieur du système capitaliste, comme le répète régulièrement Echanges à ses interlocuteurs favoris d’Alternatives libertaires, mais l’autogestion généralisée ayant aboli l’Etat et la domination capitaliste ne serait toujours que la gestion des entreprises (de toutes les entreprises) et de leur liaison, de leurs échanges.
C’est pendant l’occupation que vient l’idée de « récupérer » et de « faire tourner la boîte », les ouvriers ont d’abord été amenés à récupérer leur entreprise pour ne pas mourir de faim. Le destin des entreprises récupérées est contrasté, certaines périclitent rapidement ou sont victimes d’une répression immédiate, d’autres parviennent à s’insérer dans les circuits capitalistes classiques ( IMPA - aluminium - ; Zanon - céramique - ). Avec la chute du peso en janvier 2002, l’Argentine peut difficilement se payer des produits importés, d’où un important marché interne à investir et un discours nationaliste et anti-impérialiste au sein des entreprises récupérées. Il y a eu jusqu’à 170 usines récupérées avec comme caractéristiques communes proclamées : l’absence de hiérarchie, la prise de décision en AG, l’égalité des salaires. Toutes les « entreprises récupérées » doivent affronter deux questions majeures : prétendre légalement à la propriété ; rembourser les dettes (il s’agit d’entreprises la plupart du temps en faillite). La façon de répondre à ces questions définit deux groupes d’ « entreprises récupérées » : le mouvement des coopératives (majoritaire) ; le « contrôle ouvrier ». Le premier définit l’entreprise comme une structure juridique classique avec conseil d’administration, l’entreprise paie des impôts et rembourse ses dettes. Le second revendique la nationalisation de l’entreprise ce qui permet l’annulation des dettes.
On ne peut pas utiliser l’argument de la distribution des Planes pour soutenir que les mouvements de piqueteros ne sont plus autonomes et auto-organisés. S’il est important d’insister sur ce caractère autonome et auto-organisé des mouvements, c’est pour montrer que ce qu’ils deviennent n’est pas une dégénérescence, une institutionnalisation, une sclérose de l’auto-organisation et de l’autonomie, mais la manifestation la plus claire, la vérité, ni bonne, ni mauvaise de ce qu’elles sont aujourd’hui : la formalisation de ce que l’on est dans la société actuelle comme base de la société nouvelle à construire en tant que libération de ce que l’on est. Mais la société nouvelle comme la libération de ce que l’on est a disparu de l’horizon, il ne reste que le premier terme qui devient alors l’enfermement dans ce que l’on est, premier terme à l’intérieur duquel et contre lequel apparaît la dynamique de ce cycle de luttes qui se définit d’abord comme un écart par rapport au contenu même de l’auto-organisation.
Tous les partisans de l’autonomie (sauf peut-être Negri et Holloway) s’accordent à dire, avec quelques nuances, que l’autogestion ne remet pas le capitalisme en question. A y regarder de plus près, ils refusent dans le détail ce qu’ils acceptent en gros. Ils accepteraient la prise en mains des usines par les ouvriers si ceux-ci s’emparaient de toutes les usines mettant ainsi fin (d’après eux) de façon totale au capitalisme. Comme l’affirmation d’une véritable ligne programmatique, Echanges reprend cette citation de Pannekoek : « Conseils ouvriers, cela ne désigne pas une forme d’organisation fixe, élaborée une fois pour toutes et dont il resterait seulement à perfectionner les détails ; il s’agit d’un principe, le principe de l’autogestion ouvrière des entreprises et de la production (souligné par moi). La réalisation de ce principe ne passe nullement par une discussion théorique concernant ses modalités d’exécution les meilleures. C’est une question de luttes pratiques contre la domination capitaliste. (...) Il s’agit uniquement du fil conducteur pour la longue et dure lutte d’émancipation que la classe ouvrière a encore devant elle. Sans doute Marx disait un jour à propos de cette lutte que l’heure du capitalisme a sonné ; mais il avait pris soin de montrer qu’à ses yeux cette heure couvrait toute une période historique. » (Echanges, n° 109, p.58). A l’autre bout de l’échiquier autonome, le GCI (« guide et organisateur de l’action communiste ») proclame : « Le secret de la révolution, c’est l’autonomie. Mais pas n’importe quelle autonomie : très précisément, celle du prolétariat par rapport à la classe ennemie. » (Communisme, n° 56, octobre 2004, p. 32). Mais pour le GCI, foin de l’autonomie désordonnée et dont la réalisation est laissée au cours imprévisible de l’activité ouvrière : « ...l’humanité a l’opportunité de remplacer un mode de production irrationnel et antiscientifique par un autre dans lequel la planification nous évitera le spectacle honteux de la faim, de la guerre, des maladies. (...). Pour ce faire, tous les acteurs sociaux impliqués dans la lutte contre le capital devront unir leurs efforts, articuler les alliances de classe nécessaire et - de façon critique - dicter un programme d’organisation de la production et de la distribution des biens à toute la société. » (ibid, p.12). Cette dernière citation est extraite d’un texte que le GCI reproduit « sans en connaître la source, ni l’auteur » en émettant seulement deux réserves (la possibilité d’un retour à des formes précapitalistes de production, les alliances de classe). Nous sommes autorisés à penser que le GCI partage la folie scientifique et planificatrice de l’auteur qui structure tout son texte. Il y a, bien sûr, la position d’Alternatives Libertaires pour qui ces actions de récupération mettent en pratique l’autonomie de fait et jettent les bases d’une nouvelle société, d’un nouveau pouvoir.
La position d’Alternatives Libertaires est finalement la plus cohérente : on ne peut parler à longueur de temps de l’autonomie et de l’auto-organisation comme la voie royale de la révolution et cracher dans la soupe chaque fois que celles-ci se présentent sous prétexte que ce n’est pas la bonne, la vraie, la « très précise ». On ne peut, comme Echanges, déclarer au sujet de toutes les manifestations d’auto-organisation ou d’autonomie qu’elles sombrent toujours dans toutes sortes d’avatars et attendre la prochaine en disant qu’un jour ce sera la bonne, sans se demander si finalement le vers n’est pas dans le fruit. Cela revient à être essentiellement pour l’autonomie à condition qu’elle n’est aucune existence, à promouvoir un principe abstrait que l’on sait devoir demeurer tel. La palme revient sans conteste au GCI qui, dans ce style inimitable hérité des plus belles heures du stalino-léninisme, salue dans les luttes en Argentine « une importante affirmation révolutionnaire du prolétariat ébauchant, ne fut-ce qu’élémentairement et grossièrement, une société où ce ne serait pas le marché et le taux de profit qui dirigeraient tous les aspects de la production matérielle, mais la dictature des producteurs et de leurs besoins humains. ». Et, à la page suivante écrit : « le manque de théorie communiste, de perspective révolutionnaire, de critique des bases mêmes de la société marchande, enferme le mouvement dans l’empirisme le plus plat, dans le concrétisme, l’immédiatisme, le réalisme, le possibilisme, l’apolitisme ». Ouf ! Aller, pour le fun, encore un petit coup de GCI : « Même si nous ne nions pas la conscience implicite du mouvement, qui a rendu possible tout ce que le prolétariat a affirmé et que nous avons déjà souligné, il nous faut pourtant constater combien l’inconscience de classe du prolétariat est profonde, combien sa méconnaissance du programme révolutionnaire, le manque de critiques ouvertes et explicites de la société marchande (reflété par toutes les illusions sur l’économie alternative) et plus particulièrement le manque de présence de la théorie révolutionnaire concernant la destruction de l’Etat sont criants ». Face au « programme révolutionnaire », le membre empirique, réel, concret, immédiat du MTD Solano, l’homme à la « conscience implicite », ne peut qu’humblement bredouiller : « Dans les conditions dans lesquelles nous vivons aujourd’hui, il est impossible d’avoir une autonomie (face à l’Etat, nda) comme celle que nous souhaiterions, même pour les gens qui font partie du mouvement. La situation de grande misère et de manque de ressources dans laquelle nous nous trouvons, nous amène à dire "Soit nous mourrons de faim dans le quartier soit nous mourrons au cours d’une marche ou d’un barrage routier." (...). Il est très difficile dans ces conditions d’imaginer des alternatives qui ne passent pas par le recours à l’Etat. Nous nous sommes trouvés confrontés à ce problème en de nombreuses occasions mais il nous a laissé sans réponse. » (témoignage in « Mutines Séditions », p. 39). Il faut vraiment être un « inconscient de classe » profond et méconnaître le « programme révolutionnaire », en un mot être un opportuniste concrétiste pour ne pas savoir que la réponse est simple : « Détruisez donc l’Etat, mon brave ! ».
Pour Alternatives Libertaires, être pour l’autonomie revient à être pour le capitalisme autogéré qui sera la révolution effectuée ; pour Echanges, à être contre l’autogestion parcellaire mais pour l’autogestion générale ; pour le GCI, à être contre le marché pour le plan et à rassembler les activités autonomes (empiriques, concrétistes, etc.) sous la direction du parti de la révolution unifiée mondiale. Pour tous, l’important est la dénégation de l’autonomie réellement existante car ils sont enfermés dans une contradiction insurmontable : d’un côté, la révolution est une affirmation de ce qu’est le prolétariat qui va gérer les usines (Pannekoek), planifier (GCI), en conséquence l’autonomie et l’auto-organisation sont la voie de la révolution en marche (Alternatives Libertaires) ou de la révolution toujours potentielle (Echanges) ; de l’autre, les manifestations actuelles de l’autonomie et de l’auto-organisation sont de façon massive et récurrente la confirmation de la classe comme classe du mode de production capitaliste (« nous avons fait le travail des partis politiques, des ONG, du gouvernement »). A l’intérieur de cette limite, la seule perspective, la seule dynamique qui se fait jour est celle qu’ouvre tout ce qui va à l’encontre de cette autonomie, mais qui, ce faisant, est pour eux invisible car allant à l’encontre de leur conception toujours programmatique de la révolution. On peut être un puriste de l’auto-organisation ou de l’autonomie, il n’empêche que l’auto-organisation ce sont les usines autogérées par les travailleurs eux-mêmes et la gestion par les mouvements piqueteros eux-mêmes des « planes trabajar » (même les heures de travail sont maintenant effectuées au sein des mouvements).
Toutes ces approches montrent, de leur point de vue même, que l’autonomie est menacée et même disparaît dès que l’on dépasse un niveau immédiat et très local. Pour Mouvement Communiste, dans sa Lettre sur l’Argentine cela tient à l’absence d’une « force politique défendant cette autonomie » (p. 26), ce qui, en soi, provoque bien des doutes sur la notion même d’autonomie. Dans toutes ces approches, l’autonomie désigne n’importe quelle activité où des prolétaires se concertent directement pour faire quelque chose ensemble, une sorte de forme générale de l’action indépendante des institutions. C’est l’historicisation et la périodisation de la lutte des classes qui disparaissent. On ne peut parler d’autonomie que si la classe ouvrière est capable de se rapporter à elle-même contre le capital et de trouver dans ce rapport à soi les bases et la capacité de son affirmation comme classe dominante. Tout cela a disparu. Si l’on peut, à la rigueur, encore parler d’auto-organisation celle-ci n’a plus l’autonomie comme perspective ou contenu, c’est-à-dire la perspective d’émancipation de ce que la classe est dans des rapports de production qui n’apparaissent alors que comme « contrainte ». L’auto-organisation peut être alors une forme de lutte efficace mais qui ne sort pas de son rapport au syndicalisme. Si l’autonomie comme perspective disparaît c’est que la révolution ne peut avoir pour contenu que la communisation de la société c’est-à-dire pour le prolétariat sa propre abolition. Avec un tel contenu, il devient improbable et plus encore impropre de parler d’autonomie. La Lettre de Mouvement Communiste relève que « les exploités n’affichent pas un programme révolutionnaire propre » et qu’il n’y a donc pas « d’organisation autonome » (p. 34).
A l’heure actuelle, en Argentine ou ailleurs, un « programme révolutionnaire propre » ne peut être pour le prolétariat que sa propre abolition, il est peu probable qu’un tel programme passe par ce que l’on entend habituellement par « organisation autonome ». Les quelques cas d’occupations avec reprise de la production appelant à la reprise de l’entreprise par l’Etat sont le contenu actuel de l’autonomie (l’autonomie de la classe ouvrière c’est le travail et la valeur). La grande période de l’autonomie des luttes, en Argentine, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix est achevée non pas seulement parce que factuellement on ne relève pas des luttes semblables, mais en raison des transformations mêmes dans le mode d’exploitation, dans la composition de la classe ouvrière, dans les modalités de sa reproduction. Le « Rodrigazo » en 1975, avec les conseils de zones, apparaît comme le champ du cygne de cette période et de cette époque de la lutte de classe. Déjà durant cette période, l’autonomie n’aboutit qu’à la formulation de programmes de nationalisations et de planification ou à un renouveau syndical (cf. Lettre du Mouvement Communiste).
L’autonomie n’est plus ce qu’elle était : la formalisation de ce que l’on est dans la société actuelle comme base de la société nouvelle à construire en tant que libération de ce que l’on est. Elle demeure la tentative de mise en forme, pour soi, de ce qui existe, mais la « libération » de ce qui existe n’est plus la révolution. En Argentine, l’autonomie ouvrière stricte est révolue et il n’y a plus d’ « autonomie » que formalisant des luttes sur la reproduction, souvent interclassistes. « Dans toute cette période, depuis janvier, les comités de quartiers qui se fédèrent en assemblées de quartier et en collectifs plus larges sont avec les piqueteros au centre des actions les plus importantes, agissant comme des groupes de pression sur le pouvoir en place. » (Echanges, p. 21). Ces assemblées sont analysées plus loin comme formalisant l’alliance avec les classes moyennes (ibid, p. 29). Mais, ce qui compte c’est que cela soit « une auto-organisation spontanée » (p. 31), même si les revendications des assemblées sont : fin du corralito, nationalisations, effacement de la dette extérieure, une certaine autarcie (des tendances nationalistes).
L’attachement à l’autonomie est devenu un présupposé formel et amène à voir dans les choses ce qui n’y est pas et à postuler une « dimension communiste cachée » ( Lettre du Mouvement Communiste, p. 4). De la même façon, Echanges, dans sa brochure écrit : « C’est en ce sens (comme affrontement entre le capital et le travail, c’est moi qui résume le paragraphe précédent) que les résistances de classe en Argentine prennent pour nous toute leur signification, et que les formes de ces résistances, pour spécifiques et imparfaites qu’elles soient, doivent être analysées et discutées, en tant que création d’un mouvement autonome de lutte pour une émancipation. » (Echanges, p. 6). Il est bien évident qu’aucun mouvement de classe révolutionnaire ne débute en proclamant « nous faisons la révolution communiste universelle », mais dans la brochure du Mouvement Communiste le « sens communiste caché » demeure bien caché et, dans celle d’ Echanges, la création d’un « mouvement autonome de lutte pour l’émancipation » n’existe... que dans l’introduction du texte. Le « sens communiste », si l’on veut appeler ainsi ce qui n’est pas un « sens », mais une production, une annonce, n’est pas caché (il n’y a jamais rien de cacher dans la lutte de classe) pour peu que l’on puisse le voir là où il est et ne plus le chercher là où il ne peut plus être.