par jeannetperz » Lundi 27 Juil 2015 9:45
L’ILLUSION COOPERATIVISTE
Le coopérativisme a, récemment, été proposé dans le milieu libertaire, sinon comme LA solution, du moins, comme une bonne solution aux problèmes économiques actuels. Je voudrais discuter ce point de vue en posant, au préalable, la question économique (c’est-à-dire celle de savoir quel système économique nous voulons : quoi, pour qui, comment).
Dans cette réflexion, le statut juridique de la propriété (familiale, actionnariale, collective, coopérative, sociale, municipale, étatique) a une grande importance. De multiples formes de propriété économique existent (Gaec, coopératives de production, de distribution ou d’achat, mutuelles, SARL, SA, etc.). Que la propriété soit représentée par des parts sociales, des actions ou simplement par l’adhésion à une association 1901 ; le cadre est très clair : il s’agit d’une propriété capitaliste, collective et privée. Ces divers cadres juridiques de la propriété sont, principalement, la conséquence de raisons comptables et fiscales ; et, accessoirement, d’autres raisons. Il serait trop long de détailler l’ensemble des dispositifs fiscaux, qui sont d’ailleurs régulièrement modifiés en fonction des objectifs gouvernementaux (ainsi, la part des prélèvements obligatoires sur les salaires varie en fonction du statut et de la taille de l’entité économique ; l’imposition fiscale suit cette logique,...). Le cadre juridique de la propriété capitaliste pose un premier problème. Nous avons, d’un coté, le ou les propriétaires du capital (les capitalistes), de l’autre, le non-propriétaire qui loue au capitaliste sa force de travail contre un salaire (le prolétaire)*1. Un premier champ de forces s’établit. Les propriétaires, considérant que rien ne doit entraver la jouissance du droit de propriété, suivant la logique du libéralisme économique, fixent, à ce titre, la condition salariale (embauche et licenciement de qui leur plaît, niveau des salaires, délocalisation, vente ou achat du capital, etc.). De l’autre côté, le prolétaire qui, au constat de la nuisance de ce droit de propriété, agit pour contraindre cet usage par des lois — quant il ne vise pas, en tant que révolutionnaire, à abolir tout, ou partie, de la propriété privée du capital économique. Donc, le premier problème qui se pose est celui du droit d’usage de la propriété économique capitaliste. C’est aussi la question de la démocratie.
Deuxième problème. Nous savons que le capitaliste tire son bénéfice du travail, car la force de travail crée de la valeur. Que fait le propriétaire ? Il s’approprie une partie de cette valeur pour son usage privé. Le salarié ne reçoit, donc, pas la totalité de la valeur qu’il est le seul à produire. La « plus value » est la part que le propriétaire prélève. Le niveau de ce prélèvement (ou « taux de plus-value ») détermine la part qui revient aux propriétaires et aux salariés et, par là même, la condition de vie des parties. Il y a là, aussi, un conflit : Le propriétaire veut un maximum de cette plus-value, tandis que le salarié tente de la réduire à un minimum, voire, comme révolutionnaire, de l’abolir complètement. En résumé, la propriété privée capitaliste permet l’exploitation par une extraction de la plus-value.
Troisième problème : Le cadre de l’échange. Nous savons que le travail fabrique un produit qui, de nos jours, est presque exclusivement échangé : c’est cela que l’on appelle « la marchandise ». Cet échange se fait selon l’offre et la demande, ainsi que selon le prix ; c’est cela que fixe l’échange dans le système d’une économie de marché concurrentiel. Une des composantes principales du prix d’une marchandise est le coût salarial. Plus ce coût est élevé, plus, en général, le « produit-marchandise » est cher. Par le jeu de l’économie concurrentielle du marché, le prix du produit tourne à l’avantage de la marchandise la moins coûteuse. Le capitaliste le plus compétitif vend davantage et augmente sa part de marché. Le concurrent, pour rétablir une part suffisante du marché et, par là, son chiffre d’affaire et la validité de son activité, restructure son entité économique, puis, à son tour, le premier fait de même, et ainsi de suite. Comme la valeur de la force de travail est, souvent, le facteur principal de la valeur d’échange (ou si on préfère, le coût du travail est l’essentiel du prix de la marchandise), les coûts salariaux sont les variables des ajustements concurrentiels. Dans la situation du marché très concurrentiel des économies capitalistes développées ; la variable « coût du travail » est l’éternelle rengaine de tous les capitalistes. Par exemple, le fait que les socialistes allemands, par l’action gouvernementale, aient réduit le coût du travail expliquerait, selon les libéraux et les sociaux-démocrates, la bonne santé de l’économie Allemande. Donc, cela signifie que l’économie de marché concurrentiel induit une logique de dégradation permanente de la condition des salariés. Quatrième problème : L’offre et la demande. L’entrepreneur, en théorie, fait une étude de marché pour déterminer la demande et produire son offre sur le marché de la marchandise, ce qui permet en principe de satisfaire les besoins. Mais, en réalité, si le marché est peu porteur, ou ne dégage qu’un faible excédent d’exploitation, ou un excédent d’exploitation nul, le capitaliste n’investit pas dans cette production. De ce fait, l’offre de produits à faible valeur ajoutée revient en général aux services dit publics (ou aux délégations de service public). Le déficit d’exploitation est, alors, comblé par des subventions et des avantages fiscaux ; des associations loi 1901 sont dans cette logique.
Quand le marché est couvert et saturé, c’est-à-dire quand il ne peut plus absorber ce qui est produit (ex : le téléphone portable), le producteur va modifier le produit pour maintenir l’offre. Par exemple, il peut le rendre moins durable (fragilité, usure,...) ou irréparable (telle pièce n’existe plus, ne se change pas,...) ou encore inadapté à l’usage (dépassé, pas compatible,...). C’est ce que certains appellent l’obsolescence programmée. La demande part du besoin du client. Mais, en fait, cette demande est impactée par le pouvoir d’achat. C’est bien le revenu, et non pas le besoin, qui détermine, principalement, la demande. De plus, quand une politique d’austérité (restrictions budgétaires, réductions du pouvoir d’achat) est à l’œuvre, la demande ne stimule pas l’offre. Retenons, de plus, que la demande est, largement, formatée, non par le besoin réel, mais par le consumérisme. La publicité normalise : au-delà du vêtement on achète, bien cher, une marque de distinction, ou une voiture pour le standing et autres dépenses de prestige. Présenter l’offre et la demande comme l’ordre naturel de l’échange ne tient pas compte du fait que ce sont les capitalistes qui organisent l’échange à leur profit. Cinquième problème : Le rapport producteur-consommateur. Le producteur (le salarié, comme le capitaliste) entend tirer le plus d’avantages possibles de la vente de la marchandise pour obtenir lui-même un meilleur pouvoir d’achat. Le consommateur, lui, entend acquérir la marchandise au moindre coût. Contradiction : L’avantage de l’un tourne au désavantage de l’autre. Paradoxe : L’augmentation du salaire dégrade la condition du consommateur. Exemples : L’augmentation du revenu des acteurs de santé entraîne la baisse de la couverture médicale et l’augmentation des prélèvements sur les salaires ; l’augmentation de salaire des acteurs du transport entraîne plus de frais pour aller travailler, etc. Cette situation est perverse et fait oublier que ces deux qualités sont liées. N’en voir qu’une, fait le plus grand bonheur des capitalistes qui savent, par pure démagogie, utiliser, alternativement, telle ou telle autre qualité pour les attaquer toutes. Sixième problème : La concurrence libre et non faussée. En fait, le prix des marchandises, par le jeu des incorporations des diverses marchandises dans le produit fini, tend vers un prix moyen. Certains secteurs, en situation d’oligopole, s’entendent (d’où, parfois, les retentissants procès sur les ententes de cartel). Les multinationales peuvent exploiter de la main d’œuvre, à vil prix. Tout cela prouve que, contrairement à ce qui est impudemment claironné par les capitalistes, la concurrence est faussée.
PREMIER CONSTAT
Un premier constat s’impose donc : L’économie de marché concurrentiel aboutit à renforcer l’exploitation, à mettre en concurrence féroce les salariés, à délocaliser, à intensifier les flux migratoires, à condamner et réduire l’individu à un rôle de travailleur-consommateur, à le précariser et à provoquer le chômage ; les désastres écologiques, la dégradation des conditions de vie d’une fraction grandissante de la population ; cela alors que ce système nous est présenté comme parfait et comme étant celui d’une société issue de l’ordre naturel du monde ! L’économie capitaliste n’est pas naturelle. C’est une idéologie, qui plus est, une subjectivité qui organise l’économie politique pour garantir les privilèges d’une infime fraction de la population.
Pour répondre à ces désordres de l’économie, certains préconisent la propriété collective des travailleurs ou des consommateurs, sous forme, principalement, de coopératives (Scoop, Coop) d’associations loi 1901, ou de syndicats. Ces types de regroupements sont anciens (compagnonnage, socialisme utopique, proudhonisme). Si des structures, préalablement, collectivisées sont avantageuses pour une Révolution, elles sont, pour l’instant, confrontées à la réalité du marché concurrentiel, et ne peuvent, malgré quelques avantages, s’y soustraire. Prenons l’exemple récent de la coopérative Fagor qui dépend d’une autre coopérative bien connue : Mondragon. Fagor, cinquième groupe européen d’électroménager (5 600 salariés, 13 sites de production — Espagne, France, Pologne, Italie, Maroc) subit une baisse des ventes depuis 2007 avec une dette de 600 millions €. Mondragon, les banques, le gouvernement basque refusent de refinancer la dette. Pour tenir à court terme (dans l’attente de licenciements) une baisse des salaires de 7 % est votée par les salariés, qui sont, en tant que coopérateurs, actionnaires. Cet exemple, hélas, n’est pas unique. Le fait que certains penseurs de gauche, alter-mondialistes ou d’extrême-gauche avancent le coopérativisme comme solution aux fermetures ou restructurations d’entreprises, sans remise en cause de la concurrence, est de l’illusionnisme ; surtout, quand des salariés s’endettent, versent leurs indemnités de départ, ou leur épargne, pour alimenter le capital de la dite coopérative. La reprise, sous cette forme, d’une entreprise en faillite risque fort de voir l’argent des coopérateurs disparaître dans les dettes. De plus, des conflits d’intérêts surgiront entre les salariés (incluant les précaires), les sociétaires, les usagers, mais, aussi, entre les coopératives par le seul fait du jeu concurrentiel. En outre, souvent, dans les coopératives, les inégalités de traitement existent (salaires, commandement, hiérarchie, non-sociétaire prioritairement licenciable, plus-value) et, bien souvent aussi, le sociétaire ou le consommateur n’ont aucun pouvoir, leur statut étant une façade du pouvoir technocratique. Je rappelle, aussi, que ce type de propriété sert un favoritisme éhonté (embauche de militants de partis, de syndicats, d’associations, dans des postes lucratifs de direction).
EN CONCLUSION
En conclusion, je dirai que, dans certains cas, l’usage du coopérativisme peut éviter le pire ou stabiliser, un temps, la condition de certains. Mais, le fait que les capitalistes sauront, par la concurrence ou des lois, détruire toute entreprise qui les menace, nous oblige à un discours de vérité. Le coopérativisme, pour prospérer, doit penser la destruction du marché concurrentiel. La simple question du mode de propriété ne résout rien. Ne penser que celle de la propriété collective des moyens de productions par les salariés est dépassé. Cela ne tient pas compte du fait que le salarié n’est qu’une part : du travail (travail non salarié), du temps (1/3 de la vie, de la population, variable selon les pays), de la réalité économique (usagers, consommateurs, économie domestique). L’économie ne doit pas, seulement, s’intéresser à ceux qui travaillent ; mais, elle doit, aussi, viser à satisfaire l’ensemble des besoins sociaux. C’est l’ensemble de la population qui doit décider sur ces questions.
Lors de discussions dans l’union locale de Caen, tout ceci a été abordé et le débat continue. Il ressort que dans un processus révolutionnaire, une propriété individuelle de type artisanat résiduel peut exister ; une propriété collective des salariés sur des entités à caractère local, régional ou de moyenne importance, aussi. Les entités stratégiques, qui couvrent de vastes territoires et concernent la vie fondamentale de toute une population, devraient être placées sous le contrôle des populations concernées, c’est-à-dire qu’elles devraient être socialisées. Les discussions ont, également, porté sur l’échange des biens. Plusieurs approches — répartition par gratuité des services publics, prise au tas, solde quantifié, redistribution en équivalent monétaire, voire combinaisons de diverses formules — ont été envisagées. De même, pour satisfaire les besoins, il faudrait partir de ceux déterminés par la population et que, ensuite, les diverses entités économiques — par leurs travailleurs — fassent des propositions pour les satisfaire, c’est-à-dire que l’ont fonctionnerait par objectif ou plan. C’est, donc bien, une économie largement planifiée — et non par un État, une technostructure, ou des bureaucrates, mais par la population — qui nous semble souhaitable.
Jean Picard Caen