REFLEXIONS SUR LE MOUVEMENT DE L'AUTOMNE 2010

Mille-feuilles à tendance séditieuse.

REFLEXIONS SUR LE MOUVEMENT DE L'AUTOMNE 2010

Messagepar Paul Anton » Vendredi 11 Nov 2011 0:06

REFLEXIONS SUR LE MOUVEMENT DE L'AUTOMNE 2010

Introduction

En automne 2010, nous allions connaître un important mouvement social contre une nouvelle réforme des retraites. Ces dernières nous ont toujours été présentées, surtout par les partis de gauche, comme un de ces grands acquis sociaux obtenus au sortir de la seconde guerre mondiale sous les auspices du Conseil national de la résistance (CNR). Cette mesure entérinait le mariage de raison entre la bourgeoisie gaullienne et le Parti communiste français (PCF) contre l'impérialisme des États-Unis. Ce fut l'époque des Trente Glorieuses pendant laquelle les capitalistes concédèrent aux exploités une part des profits tant que cela n'entravait pas le rythme de l'accumulation du capital. Mais le capitalisme est à nouveau en crise depuis 1974. Cela a naturellement des répercussions sur le contexte de 2010. C'est pourquoi il est important d'y revenir en premier lieu, pour comprendre cette réforme que nous aborderons ensuite. Pour saisir la dimension historique, nous reviendrons sur la lutte de la classe exploitée pour la réduction de la journée de travail. Il sera aussi question des syndicats, des partis de gauche et des médias que nous pouvons considérer comme des appareils idéologiques d’État (AIE), pour reprendre l'expression de Louis Althusser. Ont-ils su prendre les devants avec autant de brio qu'en 2009 ? Les exploités devaient avoir à l'esprit la nécessité de porter aux nantis plus de coups qu’ils ne pouvaient en donner (voire qu’ils ne peuvent rendre) : que dire sur les blocages de marchandises comme moyen d'action ? Expriment-t-ils une nouvelle radicalité ? Nous devons rétablir les faits. Les Assemblées Populaires (AP) ne sont pas passées inaperçues lors de ce mouvement. Sont-elles une singularité ex nihilo, comme on le présume ? Nous verrons qu'il en est autrement.

I - Le contexte

a) Économique
En 2007, la crise économique s'est accentuée aux États-Unis à cause des subprimes. Ces crédits à risque et à taux variable permettaient à des ménages d'accéder à la propriété privée malgré leurs faibles revenus, des ménages peu solvables, qui furent expulsés comme des malpropres de leurs logements en guise de remerciements. Fin 2007, le taux de défaut (faillite des ménages) était de 18%. La hausse des taux d'intérêts, la stagnation des salaires et l'inflation ont fait que la part du remboursement était devenue trop importante, tout comme celle de l'alimentaire. 2008 a confirmé la tendance car le taux de défaut était de 25% à la fin de cette année-là, marquée par le retour des vautours : « Les spéculateurs, véritables accapareurs des temps modernes, se sont détournés, pour cause de crise des subprimes, de certains marchés financiers. Ils se sont jetés, comme la misère sur le pauvre monde, sur un autre marché : celui des matières premières alimentaires. Le résultat ne s'est pas fait attendre : pour les spéculateurs de gros bénéfices ; pour les populations du tiers-monde la réapparition massive de la faim et de l'extrême misère, pour les populations des pays dits développés (et qui sont en pleine régression sociale), quelques crans de serrage de plus à la ceinture. » (1) Ce qui a eu pour conséquences d’affaiblir une économie américaine déjà mal en point (ralentissement et baisse de la consommation) et également de déstabiliser toutes les économies en raison de leurs interdépendances via les effets de la mondialisation. Le krach boursier de 2008 aurait pu s’avérer plus dévastateur que celui de 1929. Mais on aurait tort de circonscrire cette crise économique à la finance, comme bon nombre de militants social-démocrates le font à la différence de certains de leurs théoriciens. Nous savons que toute crise du capitalisme à pour origine la surproduction et la paupérisation, son corollaire. Ce n'est que la limite de l'accumulation du capital qui est un mécanisme générateur de crises.
L'État français est intervenu en prêtant massivement de l'argent pour sauver de la faillite les banques les plus menacées et les entreprises. Cela a aggravé les déficits et plombé la reprise qui se fait toujours attendre. Se pencher sur les chiffres du Produit intérieur brut (PIB) en omettant le poids de la dette travestit la réalité du capitalisme. Il faut en effet tenir compte de la dette publique qui est à plus de 80% du PIB (selon les diverses prévisions), à laquelle nous devons ajouter la dette privée. Aucun agent économique ne peut se permettre indéfiniment de vivre au-dessus de ses moyens. L'État doit donc assainir les dépenses publiques tout en préservant les intérêts des nantis. Ce qui signifie dégager les investissements nécessaires pour que les entreprises améliorent leur productivité en taillant dans les budgets sociaux (suppression à terme des allocations, par exemple), diminuer les coûts salariaux pour davantage de compétitivité car la concurrence fait rage entre les grandes puissances impérialistes sur le marché.



b) Social
Les plans sociaux sont tombés en cascade pour atteindre un rythme de deux-cents par mois au printemps 2009. Pour l’année 2009, le nombre de destructions d’emploi était de 700 000. Le gouvernement Fillon n'a été nullement inquiété par les manifestations monstres à l'initiative des syndicats. Ils avaient su les espacer pour faire retomber la mobilisation et continuer à entretenir le sentiment d'impuissance.
Néanmoins, des foyers de lutte apparurent comme à l'usine Caterpillar où l'on vit resurgir le spectre de l'autonomie ouvrière, incarnant ce vieux fond anarchosyndicaliste : débrayages improvisés, occupations, séquestrations du personnel d'encadrement, destructions de matériels, jonction avec des étudiants en lutte, structuration en assemblées générales et comités de lutte regroupant salariés syndiqués ou non et pouvant s’accompagner d'une tentative de coordination à l'échelon local.

c) Politique
En France, l'enchaînement des affaires et des frasques des nantis nourrissent la crise politique. Ceux-ci exhibent sans vergogne leur opulence et leur licence : la corruption est leur mère nourricière. Ils n'hésitent pas à vitupérer et à taxer de populisme, en pervertissant le sens de ce mot, tous ceux qui osent se dresser contre leurs agissements au nom de l'idée que l'argent et la chose publique sont irrémédiablement antinomiques ; ce que pensaient avec raison les révolutionnaires de 1792. Les nantis pensent que la corruption n'est pas un vice mais un art de vivre : une esthétique. Ces cancrelats ne manquent pas de culot quand on connaît l'état désastreux des comptes publics pour l'année 2010. Pour retrouver un tel état, il faut remonter à la mort du Roi Soleil († 1715) qui annonçait le déclin de la monarchie absolue aboutissant à la Révolution de 1789.
La Cinquième République proclamée en 1958 ne risque-t-elle pas de subir un sort similaire ? Pour le vérifier, il serait nécessaire que l'alternance gauche/droite comme mécanisme d'équilibre et de régulation de la machinerie institutionnelle ne puisse plus fonctionner pour pérenniser le capitalisme. Droite et gauche savent river les exploités à leurs chaînes en accomplissant leur sale besogne :
1) la droite attaque bille-en-tête et n'a aucun complexe à faire passer des réformes impopulaires pour satisfaire les aspirations des nantis, qui ne songent qu'à socialiser les pertes (ce en quoi consiste la nationalisation des banques) et privatiser les bénéfices. Elle ne craint pas de pousser le néo-libéralisme jusque dans ses conséquences les plus extrêmes (on connaît le résultat avec Margaret Thatcher en Grande-Bretagne) ;
2) la gauche, quant à elle, se charge d'apaiser la situation, en faisant pression sur les nantis pour qu'ils donnent quelques miettes, afin que les exploités puissent s'adapter pour mieux consentir par la suite à la nécessité de la politique d'austérité (comme c'est le cas pour la Grèce ravagée par la crise).

Pour la présidentielle de 2012, Sarkozy doit définir une nouvelle stratégie rassembleuse et reprendre d'une main de fer son parti, l'Union pour un mouvement populaire (UMP), miné par les dissensions internes. Les scissions s'avèrent une menace sur l'hégémonie acquise par la droite en 2007. Cette hégémonie lui avait permis de constituer une solide assise électorale et de tailler en pièce, au premier tour, le Front national (FN) d'un Jean-Marie Le Pen vieilli. Précisément, le risque n'est pas exclu que le FN, déringardisé et dédiabolisé par la fille Marine, fasse dans la surenchère pour attirer les voix des classes populaires tout en s’assurant celle des nantis. Le FN veut rendre à Sarkozy la monnaie de sa pièce au premier tour de la présidentielle de 2012. D'une part, la tactique du FN est de prendre en tenaille l'UMP pour l'obliger à négocier des alliances électorales et, d'autre part, espérer empocher des portefeuilles ministériels dans un futur gouvernement de droite.

II - La nouvelle réforme des retraites

a) Petit rappel
En 1993, Balladur initia la première réforme des retraites du secteur privé. Elle prévoyait notamment un passage de 37,5 à 40 annuités et un calcul de la pension ne se basant plus sur les 10 mais les 25 meilleures années pour les salariés du privé. Comme toujours, sous couvert de réalisme et de pragmatisme, les directions syndicales ne lancèrent pas une riposte adaptée. Elles laissèrent s'aggraver une inégalité de traitement entre salariés du public et ceux du privé. Alors que l'on savait par avance que cela ne pouvait que renforcer les préjugés contre les fonctionnaires et s'ajouter au ressentiment suscité par l'indifférence de bon nombre d'entre eux lors des charrettes de licenciements dans le privé (au nom de la modernisation du pays) à la fin des années 70. Continuant sur la lancée de son prédécesseur, Juppé tenta d’aligner la durée de cotisations du secteur public sur celui du privé. Il s’était cassé les dents sur le mouvement de décembre 1995, qui le contraignit à renoncer. L'un des aspects positifs de ce mouvement fut cet inter-corporatisme frémissant et menaçant. Nous aurions pu assister au déclenchement d'une gréve générale comme en Mai 68. Indécis, Jospin n’avait pas légiféré lors de la cohabitation (1997-2002). Ce qui ne l'avait pourtant pas empêché de signer avec Chirac les accords de Barcelone en 2002, ceux-ci prévoyaient déjà de porter en moyenne l'âge du départ en retraite à 67 ans. Prenant soin de méditer sur son échec de 1995 et revenant au pouvoir grâce aux circonstances de l'élection présidentielle de 2002, la droite plaça un théoricien de la publicité (Raffarin) qui su faire plier le secteur public en mai 2003. En automne 2007, Fillon pu s'occuper de certains régimes spéciaux en stigmatisant les cheminots comme étant des privilégiés qui prenaient en otage les honnêtes travailleurs de la France du bas. En voulant obtenir un report de l’âge légal du départ en retraite de 60 à 62 ans et à taux plein de 65 à 67 ans (autrement dit : allonger les annuités tout en diminuant le montant des retraites : « ce qui équivaut à réduire le pouvoir d'achat des retraités et des cotisants, donc à pénaliser la consommation »), Fillon accélérait le pas en 2010. Ce n'est pas fini car la nouvelle réforme étant jugée inefficace par des libéraux, il faudra s'attendre à un allongement supplémentaire dans les prochaines années. Cette réforme s'inscrivait dans la continuité des précédentes, elle tombait à point nommé pour rassurer l’électorat de Sarkozy.

b) Deux arguments-ritournelles
Le discours de la droite sur cette affaire des retraites est bien rodé. Celui-ci est axé sur deux arguments-ritournelles qui ne sont en réalité que purs sophismes. Le premier est le ratio actifs/inactifs ; le deuxième est l'allongement de l’espérance de vie. Ces deux arguments ne peuvent être réfutés que si nous les analysons en les reliant entre-eux dans leur ensemble contextuel.
N'est-ce pas un fait indéniable qu'il y a dans ce pays plus d'inactifs que d'actifs ? 2,1 actifs pour un inactif, tel était le ratio pour 2010 et celui-ci serait de 1,5 en 2060 d'après l'INSEE, qui évaluerait la hausse de la population active à 2,8 millions de personnes à cette date. Cette hausse serait insuffisante pour combler l'écart entre actifs/inactifs et ce malgré l'élévation du nombre d'actifs âgés de 55 ans et 69 ans (sic) ! Cet écart contribuerait à ébranler le système de répartition des retraites reposant sur la solidarité inter-générationnelle par le financement prélevé sur la masse salariale. Rappelons à se sujet que si les capitalistes y contribuent, ils ne rémunèrent pas la force de travail à sa juste valeur, ce qui leur permet de tirer un surplus, une plus-value. A ce stade, nous devons discerner les deux formes fondamentales de la plus-value :
1) la plus-value « absolue » qui porte sur la durée de la journée de travail ;
2) la plus-value « relative » qui concerne stricto sensu la productivité horaire. Elle ne peut s'accroître que par un usage intensif du machinisme et une division du travail très poussée (à l'instar du taylorisme) pour accentuer les cadences dans le but d'augmenter le volume de production. Ce qui sous-entend que les capitalistes recourent à la technique (diminution du nombre d'opérations dans le temps). La plus-value relative est devenue la forme n°1 dans les pays capitalistes dits développés. Avec ses taux records de productivité, la France figure dans le peloton de tête. Depuis la révolution industrielle, le volume de production n'a pas cessé de croître tandis que la durée de la journée de travail fut écourtée (nous y reviendrons dans le chapitre suivant).

Le constat est simple : il y a certes moins d'actifs pour chaque inactif (les retraités, par exemple), mais chaque actif produit plus. Certains social-démocrates rétorquent qu'il suffirait de diviser le travail pour transformer les chômeurs en salariés ou chefs d'entreprise et relancer la consommation, qui réglerait le problème du financement. Leur raisonnement est faux puisque le plein emploi (sauf les Trente Glorieuses, qui font suite à la seconde guerre mondiale, après quoi le chômage fut résiduel en France) est impossible dans le capitalisme. Celui-ci fait admirablement abstraction des fonctions de l'armée de réserve, dont les fonctions sont de :
1) pacifier les lieux de travail ;
2) diviser les exploités entre ceux ayant un emploi et les autres, qui en sont dépourvus ou subissent la précarité (mettre en concurrence la valeur de la force de travail) ;
3) permettre l'adaptation conjoncturelle et structurelle de l'économie capitaliste au marché.

Mais à qui profite l'allongement de l’espérance de vie ? L'espérance de vie qui était de 66 ans en 1950 est actuellement à plus de 77 ans pour les hommes et 84 ans pour les femmes, en moyenne, dans ce pays. Les conditions de vie des exploités sont établies par le capitalisme. La bio-politique a permis cela car les besoins en force de travail et son coût impliquait la durée individuelle du temps de vie et sa qualité physiologique. Quelle est actuellement l’utilité pour les capitalistes de continuer dans cette direction ? Surtout quand cette force de travail abonde sur le marché, chôme et a fortiori ne consomme pas, mais coûte ? Les capitalistes ne sont pas des philanthropes que l'on sache. Nous constatons que l'accès aux soins relève de plus en plus du porte-monnaie, pour cause de privatisation des services publics, sans oublier la discrimination s’opérant insidieusement pour les titulaires de la CMU et que la gestion de la productivité, par le management (comme dispositif de recherche de cette même productivité), aboutit à ces trois conséquences :
1) maladies professionnelles et invalidités en tout genre ;
2) stress et manque de sommeil ;
3) dépressions et suicides.

Pour tenir le coup, la force de travail peut fuir à travers diverses addictions comme le tabac, l'alcool, le cannabis et autres ; si besoin est, de se gaver d’antidépresseurs qui font le bonheur des industries pharmaceutiques. Cette dégradation des conditions de vie est impacté par le salaire qui détermine le pouvoir d'achat et le montant des pensions.
N'omettons pas que le capitalisme dans sa recherche effrénée du profit implique la destruction du milieu naturel dans lequel nous évoluons. Les cancers environnementaux vont exploser et l'eugénisme des capitalistes n'aura rien à envier à celui des nazis. D'ailleurs, les inégalités d'espérance de vie augmentent entre les différentes catégories socioprofessionnelles. Pour s'en convaincre, il suffit de prendre ce simple exemple : « A 35 ans, un cadre supérieur a une espérance de vie de 34 ans, un ouvrier de 24 ans. La vie s’allonge pour l’ensemble de la population mais les catégories favorisées profitent davantage de cette avancée majeure. » (2)
Certains milieux s'indignent et pensent par leur démarche ramener les capitalistes à la raison en appelant à la compassion envers la personne humaine. C'est peine perdue, car la vérité est que le capital est dépourvu de conscience. Sa rentabilité se réalise en laissant des amas de cadavres.

III - Lutte de classe pour la réduction de la journée de travail

Le mouvement ouvrier réussit à imposer aux capitalistes une réduction de la journée de travail au cours d'une lutte opiniâtre. Cette dernière fut marquée par des épisodes historiques très sanglants au XIXe siècle car les contradictions du capitalisme étaient exacerbées et mises à nue. Néanmoins, la bourgeoisie fut obligée de réviser ses principes, comme en 1841 : la non ingérence de l’État dans les affaires privées, par exemple.
Nous sommes passés de la journée de 12 heures à celle de 10 heures, puis à la journée de 8 heures (acquise par la grève générale en mai-juin 1936) ; les deux dernières étapes sont, si l'on peut dire, la semaine de 39 heures et la loi sur les 35 heures promulguée par le gouvernement Jospin. Celle-ci est loin d'être appliquée et suscite de nombreuses controverses. De toute façon, les exploités n'ont jamais eu rien à attendre du droit bourgeois parce qu'il est volatile comme l'ont prouvé les événements des journées de juin 1848 et de la Commune de Paris en 1871, qui virent plusieurs milliers de prolétaires massacrés par la troupe.
La réduction de la journée de travail pour le mouvement ouvrier n'était pas seulement une revendication matérielle pour améliorer l'ordinaire, mais hautement spirituelle. Émile Pouget le soulignait déjà, lorsqu'il posait et répondait précisément à cette question : « Quelles sont les corporations où l'activité syndicale est la plus accentuée ? Ce sont celles où la durée du travail n'étant pas exagérée, les camarades peuvent leur besogne finie, vivre une vie de relation, aller aux réunions, s'occuper des affaires communes ; ce sont celles où le salaire n'est pas réduit à une modicité telle que tout prélèvement pour une cotisation, un abonnement à un journal, l'achat d'un livre équivaut à la suppression d'une miche sur la table. Au contraire, dans les métiers où la durée et l'intensité du travail sont excessives, quand l'ouvrier sort du bagne patronal, il est tué physiquement et cérébralement ; alors, il n'a que le désir - avant de rentrer chez lui, pour manger et dormir - d'avaler quelques gorgées d'alcool afin de se secouer, se remonter, se donner un coup de fouet. Il ne songe pas à aller au syndicat, à fréquenter les réunions - il ne peut pas y songer - tant son corps est moulu de fatigue, tant son cerveau déprimé est inapte à fonctionner. » (3)
Il s'agissait, et c'est actuellement encore le cas pour les plus politisés de la classe exploitée, de dégager du temps non aliéné pour s'instruire et réfléchir sur leur situation afin d'agir dans le champ social. Ces deux conditions sont déterminantes pour construire « une force régénératrice morale » adoptant la devise de la Première Internationale : « L'émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Toute réduction de la journée de travail équivaut à s'attaquer à la plus-value absolue. Les capitalistes comprirent parfaitement qu'ils devaient jouer sur l'intensification de la productivité horaire pour récupérer sur la réduction du temps de travail et pour poursuivre l'accumulation du capital : la plus-value relative est devenue actuellement la forme n°1 dans ce pays. Cependant, c'était sans compter sur l'intégration des syndicats et l’acculturation, l'avènement de la société de consommation.
La lutte des classes est donc en constante évolution. C'est une question de mouvement social et de rapports de force dans le temps qui ne sont jamais définitivement acquis. Il faut comprendre que, lorsque le moment sera opportun, la droite s'en prendra à la durée de la journée de travail sans avoir besoin d'avancer ce slogan : « Travailler plus pour gagner plus. » Que des exploités en nombre aient pu se laisser si facilement berner ne fait qu’illustrer l'inexistence de leur conscience de classe. Ce qui nous intéresse, en tout cas, est de savoir si le mouvement d'automne 2010 a été capable de modifier cet état de fait.

IV - Les syndicats

Les syndicats sont apparus sous le vocable « intersyndicale » lors du mouvement social de 2010. Ce n'était qu'un simulacre pour faire croire qu'ils incarnaient l'unité de la classe exploitée. En vérité, la bureaucratie de chaque centrale syndicale défend ses intérêts et cherche à peser au mieux à l'intérieur de la machinerie institutionnelle. Que les bureaucrates de chaque confédération soient obligés de miser sur le label intersyndicale démontre que leurs propres capacités de mobilisation sont de plus en plus réduites sur le terrain réel de l'activité syndicale : le lieu où la force de travail subit l'exploitation. Il n'est pas très difficile de s'apercevoir qu'ils n'ont plus à leur disposition que des équipes militantes occupées à des fonctions :
1) électives (représentants des salariés, etc.) ;
2) administratives (l'appareil) ;
3) gestionnaires (comité d'entreprise, paritarisme...) et judiciaire (conseils des prud'hommes, par exemple).

… à moins de se laisser abuser par tout cet encadrement !
La base syndicale s'est considérablement désagrégée au fil du temps, elle n'est plus qu'une fraction infime des travailleurs : 7% de syndiqués au niveau national avec un taux de syndicalisation beaucoup moindre dans le privé que dans le public. Ce taux est l'un des plus faibles du monde et représente majoritairement un mouvement de travailleurs cherchant à vendre sa force de travail au mieux. Le discrédit peut expliquer la dé-syndicalisation mais ce n'est pas la seule raison. La restructuration capitaliste a fait son œuvre :
1) fin de la concentration verticale et géographique (ville-usine) pour favoriser le développement de petites sociétés et d'unités de production de moins de 50 salariés qui emploient la plupart des salariés en France dans le cadre de la division internationale du travail ;
2) destruction de l'identité ouvrière et par là-même du syndicalisme de lutte ;
3) hégémonie de la classe moyenne à tous les niveaux dans l'actuelle société capitaliste (qui croule sous l'endettement et use du crédit pour y remédier).

Le contrecoup est le chômage de masse, la dégradation de la condition salariale et la précarité. Ce qui a nécessairement eu un impact dans le basculement du rapport de force en faveur des nantis pendant ces trois dernières décennies. Ce n'est guère un problème crucial pour tous ces messieurs des syndicats car ils ne doivent leur existence :
1) qu'aux résultats des élections professionnelles et aux diverses subventions perçues par tout un tas de réseaux qui vont des élus locaux en passant par le patronat et l’État notamment... Combien cela représente-t-il de millions d'euros ? Drôle d'indépendance héritée de la charte d'Amiens ! C'est sans doute pour cela que le secrétaire général de la CGT sirotait une coupe de champagne avec Sarkozy en 2009, tandis que des milliers d'ouvriers étaient licenciés. Les bureaucrates voudraient nous faire croire, ensuite, qu'ils défendent sincèrement les travailleurs face à l'iniquité du capitalisme ! Pour ce faire, ils en viennent même paradoxalement à idolâtrer l'aliénation du travail salarié sur fond de morale chrétienne ou stalinienne ;
2) qu'à leur capacité d'anticipation dès que le thermomètre social commence un peu à monter, selon leur stratégie construite sur deux axes se résumant à déposer des préavis (qui, rappelons-le, ne signifie pas appeler à la grève et concerne uniquement le secteur public) et à organiser les manifestations traîne-savates ou « temps forts » dans le jargon des bureaucrates.

Le 10 septembre 2010, trois jours après la manifestation de rentrée, Thibault prévenait aimablement le gouvernement au cours d'un entretien pour le journal Le Monde : « On peut aller vers un blocage, vers une crise sociale d'ampleur. C'est possible. Mais ce n'est pas nous qui avons pris ce risque. » Thibault narrait à la fin : « On a même trouvé une PME sans syndicat où 40 salariés sur 44 ont fait grève. C'est un signe. Plus l'intransigeance dominera, plus l'idée de grève reconductible gagnera les esprits. » En dépit du rejet du blocage, Thibault exprimait la préoccupation de ces complices. Ils pensaient qu'il fallait éviter à tout prix la configuration de 2009 qui aurait pu ouvrir la voie à un mouvement de masse spontané. Ce qui aurait pu ramener à la mémoire les évènements de mai-juin 36 et de mai 68.
L'intersyndicale au niveau national lâchera du lest au niveau local pour qu'il y ait des actions contre des permanences UMP, des barrages aux entrées des zones industrielles et le blocage des raffineries pour contenter les éléments les plus combatifs de la base.
Pourquoi l'intersyndicale a-t-elle effectué ce choix ? Elle savait tout simplement :
1) que la mobilisation avait atteint son summum avec quelques trois millions de personnes (le pic fut le 19 octobre) ;
2) que le mouvement n'avait pas pu passer de la première phase de mobilisation (qui voit les débrayages et les piquets de grève se multiplier) à une autre beaucoup plus radicale, du fait de l'absence d'une réelle dynamique auto-organisationnelle survenant par l'action directe. Les efforts des plus combatifs furent neutralisés malgré, ici ou là, de réelles tentatives de débordement, ce qui permit à la Confédération française démocratique du travail (CFDT) de déclarer crânement le 6 novembre : « Il nous importe de rester populaire et de conserver notre image de syndicalistes responsables. » Il ne restait plus aux bureaucrates qu'à gérer la fin du mouvement pour espérer faire de la carte et retrouver une certaine crédibilité !



V - Les partis de gauche

Au début du XXe siècle, la gauche « social-démocrate » avait su incarner un horizon politique bien précis en utilisant ces quatre catégories :
1) le mouvement ouvrier ;
2) l'internationalisme ;
3) le socialisme ;
4) la liberté.

Celles-ci étaient complétement antinomiques avec les suivantes qui sont toujours usitées par la droite :
1) le patronat ;
2) le nationalisme ;
3) le capitalisme ;
4) l'autorité.
Cette gauche social-démocrate n'en demeura pas moins une fervente pratiquante de la religion (sans révélation) bourgeoise du Citoyen et de l'Homme abstraits, qui eurent raison du marxisme dont un des points faibles fut de penser à travers « le politique ». Il était valable pour les communistes de recourir au parlementarisme en s'organisant dans un parti d'avant-garde pour escompter instaurer une société sans classes, au sein de laquelle prévaudrait l'égalité économique et sociale au moyen de l’État-socialiste avant de dépérir et de s’éteindre lui-même (la phase transitoire).
Le résultat fut que les clercs du marxisme, à l'instar de Bernstein, faisaient mine de maintenir une phraséologie révolutionnaire tout en passant des compromissions avec la bourgeoisie. Cela fut même d'ailleurs attesté par l'un de ces idéologues social-impérialistes du nom de Friedrich Naumann : « Bernstein est notre poste le plus avancé dans le camp de la social-démocratie. » (4) La bourgeoisie savait qu'il valait mieux donner libre cours à la mascarade du parlementarisme en favorisant l'émergence de l'aristocratie ouvrière pour obtenir la paix sociale, plutôt que de miser continuellement sur la répression. Ce qui fut une réussite en France, car la bourgeoisie pu consolider son pouvoir depuis la Troisième République (1871) jusqu'à maintenant.
La gauche social-démocrate s'est niée sous le poids de ses contradictions pour donner naissance à une gauche « libérale » et, au final, le keynésianisme n'aura été qu'une phase transitoire vers l'avènement d'un nouveau capitalisme. La gauche libérale est le produit d'un long processus historique que nous appelons « intégration ».
La dernière égérie de cette gauche libérale fut Royal, avec ses homélies raillées par Sarkozy au cours de l'entre-deux tours de l'élection présidentielle de 2007. Royal porte assurément une lourde responsabilité dans l'échec de cette gauche libérale en 2007, déjà humiliée en 2002 quand elle appela lamentablement à voter pour Chirac.
En particulier, le Parti socialiste (PS) a grand intérêt au « scénario de 2002 à l'envers » pour le premier tour de l'élection présidentielle de 2012, pour se venger. Il semble même avoir trouvé une nouvelle figure charismatique pour mettre militants et sympathisants en ordre de bataille : Aubry, qui a besoin de définir une nouvelle politique, qui ne sera rien d'autre qu'une meilleure gestion du capitalisme (comme le Fonds monétaire international (FMI) optimisé par un certain Strauss-Kahn). Le PS entend administrer la cure d'austérité que la Grèce et l’Espagne subissent de plein fouet. Ce qui rend sa marge de manœuvre très étroite.
De toute façon, le PS ne pourra gagner qu'avec une alliance de tous les partis de gauche notamment avec le Front de gauche, dans lequel le PCF stalinien s'est dilué pour torpiller l'initiative de feu la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui a fondé le NPA. C'est un secret de polichinelle ! Le rôle du Front de gauche est de combler la place laissée vacante par le PCF stalinien qui cultivait le chauvinisme et le crétinisme parlementaire pour ôter toute envie à la classe ouvrière de s'émanciper. Le Front de gauche profite également de l'agonie de l'extrême-gauche, condamnée, pour exister, à soutenir du bout des lèvres cette recomposition. Pour triompher, la gauche devra ratisser même au centre. C'est pour cette raison que Dany le vert s'est chargé de piéger les centristes en les prenant au piège de leur propre jeu : « le discours de l'alternative ».
Le deal de cette alliance reste en suspens : revenir à la médication keynésienne ou appliquer le traitement de choc à la Margaret Thatcher préconisé par le rapport Attali ? Nous pensons que la deuxième éventualité est la plus probable. Rappelons que Jospin ne s'était nullement opposé aux accords de Barcelone en 2002 puisqu'il n’était plus question de l’économie administrée au nom de l’économie concurrentielle. D'ailleurs, Aubry ne fut-t-elle pas ministre du travail dans le gouvernement Jospin ? Souvenez-vous de la mise en place des 35 heures et de la contrepartie (flexibilité, productivité, annualisation du temps de travail...) pour calmer le patronat. Le PS a même voté pour les 42 annuités au parlement ! Aubry déclarait, le 14 octobre sur un plateau de télévision, que « cela prendrait trop de temps », de défaire les mesures antipopulaires de la droite.
« La gauche est un cadavre tombé à la renverse et qui pue. » Cette sentence prononcée dans les années soixante par Jean-Paul Sartre continue à scandaliser tous les bigots de gauche, les timorés et les conciliateurs de notre époque pour qui l'Idée de révolution est insupportable.
Il est encore là, le cadavre putréfié ! La classe exploitée pour s'en débarrasser devra se comporter comme une pétroleuse.

VI - Les médias

a) Opinion publique
Les médias fondent leur autorité en se voulant les médiateurs de « l'opinion publique » et quiconque ose la remettre en question est considéré comme fou.
Qu'est-ce que l'on entend par opinion, par opinion publique ? « État d'esprit consistant à penser qu'une assertion est vrai, mais en admettant qu'on se trompe peut-être en la jugeant telle. L'opinion publique, ou l'opinion est le jugement collectif porté sur un fait ou sur une croyance par une société donnée. Le mot, en ce sens, n'implique pas nécessairement la conscience, chez ceux qui partagent une opinion d'une part d'incertitude et d'une possibilité d'erreur. » (5)
Platon était beaucoup plus catégorique, car, pour lui, l'opinion délimite le monde du paraître et de l'apparence qui s'oppose à celui de la vérité. L'opinion ne saurait être assimilée à la connaissance des choses que nous pouvons avoir. Ce philosophe avait fort bien raison et nous ne doutons pas un seul instant que les partisans du dialogue social rouspéterons dans leur coin. Peu importe !
Pour récapituler, nous disons que l'opinion ou les opinions se distinguent de l'opinion publique, qui n'est en l'occurrence qu'une vision restreinte et étroitement nationale - pour ne pas dire chauvine - du politique. En ce sens, l'opinion publique, constitutive de la tyrannie sociale (6), nie que la multitude individualise l'opinion ou que son expression recoupe celle des classes sociales. En utilisant cette catégorie de l'opinion publique, les médias fabriquent une information la plus consensuelle possible, même si la façon de présenter et d'illustrer les faits peut varier selon l'idéologie des scribouillards du social. Cette information est le vecteur d'une norme structurant l'ordre du discours. Elle doit répondre aux intérêts des capitalistes qui détiennent les médias par la propriété juridique et l'actionnariat, sans oublier le financement par la publicité. Bien sûr, l’État veille au grain grâce au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pour recourir à la censure ouverte, si nécessaire. C'est une erreur de penser que l’État n'exerce plus son pouvoir parce qu'il n'en a plus le monopole comme au bon vieux de l'ORTF !
Pouvons-nous, d'autre part, faire abstraction de l'existence des classes sociales et de leurs intérêts antagonistes ? Les médias avec « l'opinion publique » s'attachent à museler la vérité surgissant du réel : la lutte des classes reprend de l'acuité ! Ils dénigrent tout mouvement de lutte. Prenons cet exemple de la grève des raffineries lors du mouvement d'automne 2010 : les médias ont pu jouer sur une sympathie de la soi-disant opinion publique et l'embarras du gouvernement, dans un premier temps, pour envoyer aux exploités ce message d'avertissement : « Le gouvernement tiendra quoi qu'il se passera. » Mais voyant que la détermination ne faiblirait pas du côté des grévistes et que les bureaucrates pouvaient rencontrer des difficultés, les médias ont commencé à hausser le ton pour exacerber la peur et dénoncer la « prise en otage » des usagers. Ayant bien préparé le terrain, les médias ont employé cette ruse de guerre très connue qu'est l'intox (7). Surtout que les sondages de plus en plus défavorables n’ont rien arrangé à l'affaire. Cette nouvelle machine de guerre des médias qu'est la sondocratie a porté le coup fatal : il fallait observer son impact dans le milieu militant pour comprendre le traquenard dans lequel il est bêtement tombé (comme à chaque mouvement social d'ailleurs).

b) Crédibilité
Ce milieu militant ne conçoit plus le mouvement social qu'en fonction de l'humeur de l'opinion publique qu'ils veulent « citoyenne », justement au nom de la crédibilité : « caractère de ce qui mérite d'être cru, ou de celui qui mérite d'être cru » (8). Leur crédibilité repose sur cette théorie que nous pourrions utiliser les médias plus que ceux-ci nous utilisent. La critique des médias, réalisée par leur gourou Pierre Bourdieu, passe soudainement à la trappe. Ce n'est guère surprenant, car leur crédibilité sur le fond n'est qu'une tartuferie rimant avec dialogue social. Ce qui est absolument étranger à la lutte révolutionnaire de la classe exploitée pour sa libération.
Comment être cru ? Cela consiste à nous dégager de l'emprise sournoise des médias en trouvant nous-mêmes nos propres moyens (tracts, journaux, affiches, sites Internet...) et lieux d'informations (les assemblées populaires, les manifestations et les meeting de rue...). Ceci signifie que nous devons prendre conscience que :
1) « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. »
2) « Le spectacle ne peut être compris comme l'abus d'un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung (vision du monde) devenue effective, matériellement traduite. C'est une vision du monde qui s'est objectivée. » (9)

Les médias ont parfaitement su prendre l'avantage psychologique sans trop de difficultés pour se permettre de briser la grève des raffineries et de décréter la fin du mouvement de l'automne 2010.


VII - Les blocages de marchandises

a) Le droit bourgeois n’est pas le nôtre !
Le 21 octobre 2010, le ministre de l’industrie Estrosi (UMP) alléguait que « le droit de blocage n’existe pas ». Ces propos faisaient suite à la multiplication des blocages de marchandises comme moyen d’action, qui devenaient prépondérants pour ceux qui s'impliquaient dans la lutte. C'était un mot d’ordre repris en chœur par les « syndicalistes de lutte », les résidus de l'extrême-gauche et certains groupes dénommés à tort « ultra-gauche » ou « anarchisants ».
Le blocage repose sur un postulat assez simple et partiellement vrai : « L’économie capitaliste fonctionne sur la circulation des marchandises ; en bloquant celle-ci, on met une épine dans le pied des capitalistes. » Les blocages de marchandises pourraient donc contribuer à faire évoluer le rapport de force en faveur des exploités. Nous affirmons a contrario que cette tactique recèle ses limites, qui sont intimement liées au postulat qui la gouverne, comme nous le disons un peu plus haut. Si l’accumulation du capital repose en partie sur la circulation des marchandises, elle est surtout et avant tout fondée sur le droit bourgeois de la propriété privée des moyens de production et des marchandises produites. Or bloquer la circulation des marchandises doit impliquer de remettre en cause le droit bourgeois. C’est d'ailleurs un problème de radicalité au sens étymologique (aller à la racine des choses).

b) Pertinence stratégique de l’analyse radicale
Dans le déroulement du mouvement d'automne 2010, la focalisation sur les blocages de marchandises a posé rapidement un problème, en l'occurrence dans la construction du rapport de force. Car ce qui est bloqué ce sont des produits que le droit bourgeois et l'exploitation capitaliste transforment en marchandises ; mais, ce sont aussi pour une bonne partie des biens que nous sommes amenés à utiliser quotidiennement pour vivre. Le blocage pose deux difficultés :
1) la pénurie finit par rendre difficile la poursuite de la lutte elle-même dans la mesure où il nous faut bien nous nourrir et nous déplacer pour lutter. Nous avons pu constater que, si la lutte s’essoufflait, c’est parce qu’elle devenait difficile à continuer sur le plan matériel et que les plus combatifs étaient de plus en plus isolés face à ceux qui ne se préoccupaient que de leur pauvre survie immédiate ;
2) le soutien que reçoit le blocage par ceux qui sont favorables à la lutte sans pour autant s’y investir, soit qu’ils ne le peuvent que difficilement (tels les précaires obligés d’accepter tous les petits contrats proposés), soit qu’ils sont encore passif, par délégation dans le mouvement (10). Ils peuvent aisément se retourner contre « les bloqueurs », si les nuisances des blocages de marchandises sont supérieurs aux avantages.

L’avantage d’une analyse radicale remettant en cause la propriété privée peut permettre d'ouvrir un horizon différent dans le déroulement d'un mouvement social. Le droit et la justice, invoqués par les capitalistes, allant de pair, la propriété privé n’est que le droit d'exploiter librement la force de travail. Si nous sommes capables d'opposer l'idée de justice sociale, qui repose sur le fait que les biens sont produits par les travailleurs et qu'ils devraient naturellement leur appartenir en premier lieu (ou du moins qu'il soit à l'entière disposition de la communauté selon les besoins de tous et de chacun), nous pouvons ouvrir la possibilité de renverser le cours des choses. Il importe également d'ajouter que ce qui constitue une société, ce sont des valeurs partagées. Ces valeurs à vocation universelle (partage, entraide, solidarité, égalité) existent d’ores et déjà, mais de manière plus ou moins diffuses dans le camp de la contestation de l’ordre établi. Il est nécessaire de les poser comme application concrète (éthique) dans le champ social, et cela implique à terme la grève générale expropriatrice : l'arme de la classe exploitée qui par son expérience a pu acquérir un haut niveau de conscience de soi, ingrédient qui laissait à désirer lors du mouvement d'automne 2010. Cela ne permettait pas d'imposer un rapport de force rappelant les configurations des événements de 1936 et de 1968. Nous étions pris au piège comme des rats à la périphérie (sphère de circulation) à défaut de nous en prendre frontalement au centre (sphère de production) : « Hic Rhodus, hic salta ! » (11)

VIII - Les Assemblées populaires

Pour commencer, levons un malentendu : les assemblées populaires (AP) ne sont pas des assemblées inter-catégorielles. Ces dernières ne font que maintenir une identité corporatiste dans laquelle les nantis et les collaborateurs veulent nous cloîtrer (notre place dans le mode de production capitaliste) alors que les premières entendent la dépasser. Les AP sont le lieu fédérant tous ceux qui ne se conçoivent pas comme une simple somme d'individus (12), mais, a contrario, comme le Nous de la classe exploitée, sans se soucier des appartenances socioprofessionnelles. Les AP contribuent à dépasser la contradiction sur l'identité socioprofessionnelle des assemblées inter-catégorielles réapparues en 2009.
Le mouvement d'automne 2010 a vu naître des AP dans plusieurs villes du pays, de façon spontanée, mais aussi grâce à l'initiative de révolutionnaires. Si ce phénomène était somme toute assez limité quantitativement, le sous-estimer qualitativement serait une erreur. Si la classe exploitée existe objectivement dans l'actuelle société, les dites assemblées peuvent permettre à cette conscience de classe de surgir. C'est évidemment une question de subjectivité qui peut réaffirmer l'unité de la classe exploitée.
On nous dit que cela passe par le fait de « libérer la parole ». Mais laquelle et comment ? Vaste question qui implique de se pencher sur L'ordre du discours (13). Faudrait-il s’accommoder de l'indignation qui est un état émotif ou plus exactement du ressentiment face à l'iniquité de ce système basé sur la rapine et la cupidité ? Il ne sert à rien de s'offusquer et de dresser « un constat pour le constat ». Mais prendre acte de cette vérité sur le capitalisme et chercher à optimiser une potentialité par l'identification à l'autre, qui ne peut guère se produire sans la conscience de classe : « Discerner qu'il y a des intérêts irréconciliables entre nantis et exploités et que cela résulte d'un processus socio-historique marqué par le développement des forces productives et le rôle de l'idéologie. »
D'ailleurs, les AP ont ce mérite de redécouvrir les vertus de « l'action directe qui est la symbolisation du syndicalisme agissant », selon Émile Pouget, qui nous dit : « L'action directe apparaît ainsi comme n'étant rien d'autre que la matérialisation du principe de liberté, sa réalisation dans les masses : non plus en formules abstraites, vagues et nébuleuses, mais en notions claires et pratiques, génératrices de la combativité qu'exigent les nécessités de l'heure ; c'est la ruine de l'esprit de soumission et de résignation, qui avilit les individus, fait d'eux des esclaves volontaires – c'est la floraison de l'esprit de révolte, élément fécondant des sociétés humaines. » (14)
Certes, les AP peuvent être le germe de l'auto-organisation et de la résistance populaire autonome ; mais, elles ne sont pas exemptes de sombrer dans un tohu-bohu. Les bureaucrates et autres petits malins savent en profiter pour imposer leur pouvoir et transformer ces assemblées en de vulgaires parlements bourgeois. Ils les noyautent de l'intérieur pour les domestiquer en fonction de leurs visées politiques. Il est alors indispensable de rappeler cinq de leurs astuces :
1) ils prennent la parole en tenant des laïus interminables. Ce qui peut aussi être valable pour certains gauchistes, tels que les néo-léninistes. Quant aux pseudo-autonomes, ils en appellent par des interventions systématiquement autoritaires (pourtant qu'ils réprouvent) à l'action immédiate sans débat préalable, ni préparation, se souciant peu des conséquences ultérieures ;
2) ils ne respectent pas les points à l'ordre du jour qu'ils veulent changer pour créer une situation inintelligible ;
3) ils demandent à revenir sur plusieurs décisions pour qu'elles soient annulées en dressant tout un catalogue de propositions stupides. On revote plusieurs fois selon des modalités délirantes jusqu'à épuisement des participants ;
4) ils appellent à d'autres assemblées qui sont entièrement sous leur coupe. Ils n’hésitent pas à détruire celles qui sont trop indépendantes à leurs yeux en provoquant directement des scissions par l'intrigue, soit indirectement par les commérages qui caractérisent tout ce milieu militant qui n'a rien à envier aux nantis (qu'il est si prompt à dénoncer) ;
5) ils s'arrangent tout bonnement pour qu'il n'y ait pas d'autres assemblées par la suite.

Face à cela, les exploités ne peuvent compter que sur leur sens de l'organisation et leur auto-discipline (15). Pour acquérir une pleine maturité politique, ils doivent être en capacité de :
1) répartir un tour de parole équitable (un président est nommé en début de séance pour veiller au bon déroulement) ;
2) voter à main levée lorsque la décision ne réussit pas à s'imposer par le bon sens ou l'intelligence de la nécessité ;
3) prendre des notes pour rédiger un compte-rendu dès la fin de séance pour le diffuser le plus rapidement.

On nous refait le coup à chaque mouvement social. Celui de l'automne 2010 n'aura malheureusement pas fait exception ; il va devenir urgent de constituer une coordination nationale pour éviter que chacun s'épuise dans son coin. Rien n'est plus naturel que de se renseigner sur ce qui se passe dans tout le pays, pour agir en conséquence. Nous devons déjà être en capacité de multiplier les AP dans notre propre ville pour agir sur une plus grande échelle : « Admettre que nous serions une simple composante du mouvement social, comme les gauchistes le soutiennent, c'est finalement reconnaître que les AIE (Appareils idéologiques d'État) syndicats et partis politiques de gauche le sont ». Nous pensons que l'idée de coordination nationale ne doit pas avoir que le nom. L’expérience nous prouve que c'est souvent une coquille vide. Tous les bureaucrates aiment à s'y retrouver pour décapiter l'auto-organisation. Ceux-ci usent sans cesse de cette vieille rengaine du verticalisme et du centralisme démocratique. C'est à croire que nous serions prisonniers d'un modèle de structure. Alors que nous pourrions opter pour le fédéralisme en réseau, que nous pouvons résumer à l'établissement de liens en faisceaux, qui font office de maillage horizontal en fonction des caractéristiques des AP de chaque ville sur son aire géographique (arrondissements, quartiers...).

Conclusion

Le mouvement de l'automne 2010 fut happé par le processus de mutation du capitalisme, un processus qui pourrait le ramener au siècle de sa jeunesse à cause de l'accumulation, sa raison d'être. N'est-ce pas la finalité de cette crise qui s'étale sur près de quatre décennies ? Il faut sûrement s'attendre à de nouvelles convulsions annonçant une crise plus violente. Nous éviterons, à ce sujet, de nous livrer au jeu d'école des socialistes scientifiques qui pensent établir avec précision la périodicité des crises cycliques puis la crise finale. Une chose est néanmoins certaine : « Les contradictions du capitalisme s'approfondissent, mais elles vont aussi s'exacerber et mettront à nu le système. » L'issue de la prochaine élection présidentielle de 2012 ne changera rien du tout à l'évolution de ce phénomène complexe. C'est l'évidence même de la situation.
Le mouvement de l'automne 2010 n'était pas inscrit par avance dans une ligne droite : « Ce mouvement de l'automne 2010 peut être caractérisé par des reculs ou des avancées ». D'ailleurs, nous ne pouvons pas faire abstraction de cet axiome : « Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. » (16) Dans leur ensemble, les participants avaient une compréhension erronée de la situation puisque la clé de la solution passait selon eux par une meilleure redistribution de la valeur ajoutée (17) pour remédier à la nouvelle réforme des retraites. Il fallait plutôt que le mouvement de l'automne 2010 soit une expression claire de la lutte de classes que se livrent nantis (bourgeois, capitalistes, rentiers, patrons, bureaucrates et technocrates...) et exploités (ouvriers, employés, paysans...) depuis maintenant un peu plus de deux siècles : remettre en exergue l'enjeu de la réduction de la journée de travail, argument plus pertinent que la simple demande de retrait de la réforme des retraites. Mieux encore : passer de la résistance quotidienne contre l'exploitation capitaliste à l’affrontement frontal pour l'abolition du capitalisme (18). Le capitalisme est parvenu à l'apogée de sa pleine puissance et celui-ci a réussi à s'accaparer l'intégralité du temps de vie pour instaurer « le dernier homme » (19). Il a pu donc dissoudre la conscience de classe qui n'est plus entretenue dans ce pays que par quelques groupes révolutionnaires et des d'individus conséquents sur le plan théorique, malgré des divergences (ce qui est salutaire pour le débat, après tout). Ceux-ci possèdent un point commun sur le plan de la pratique : l'affirmation de l'auto-organisation.
Si cette dernière se manifeste dans ce contexte de crise, elle peut être axée dans un premier temps sur le versant des luttes revendicatives ; si l'auto-organisation n'est pas parfaite et renferme d'importantes contradictions, elle peut, avec la résistance populaire autonome, susciter la rupture avec le capitalisme, qui serait confronté à un soulèvement spontané des exploités, ouvrant la voie à une grève générale expropriatrice et débouchant sur le communisme libre.
Pour le moment, nous sommes loin de tout cela vu l'état de délabrement spirituel (débauche, corruption, ignorance, distraction...) dans lequel les AIE ont plongé les exploités. Il convient de reconsidérer cette situation. Elle est celle du reflux où nous devons tout reprendre depuis le début, à moins d'être de mauvaise foi. Chassons tous les regrets de notre esprit en regardant vers le futur pour entrevoir deux perspectives définissant notre projet au lieu de remâcher sur les blocages des marchandises, par exemple.
Devons-nous nous en remettre aux aléas de la contingence ? Certainement pas. Il y a avant tout à se mettre au travail pour que ces deux perspectives soient une réalité tangible.
La première, indiscutablement : les AP, qui font événement en opérant une trouée dans la situation. Les AP expriment-elles le retour sur la scène de l'Histoire des sections de la Grande Révolution ou les ancêtres des conseils ou des soviets ? Il est encore trop tôt pour le dire. Continuons à les promouvoir, soyons aussi capables de les impulser en notre nom propre car l'auto-organisation est sa propre négation, par saut qualitatif : le communisme libre.
La deuxième est nécessairement l'édification de l'organisation révolutionnaire répondant aux critères suivants :
1) « L'organisation révolutionnaire est l'expression cohérente de la théorie de la praxis entrant en communication non unilatérale avec les luttes pratiques, en devenir vers la théorie pratique. Sa propre pratique est la généralisation de la communication et de la cohérence dans ces luttes. Dans le moment révolutionnaire de la dissolution de la séparation sociale, cette organisation doit reconnaître sa propre dissolution en tant qu'organisation séparée. »
2) « L'organisation révolutionnaire ne peut être que la critique unitaire de la société, c'est-à-dire une critique qui ne pactise avec aucune forme de pouvoir séparé, en aucun point du monde, et une critique prononcée globalement contre tous les aspects de la vie sociale aliénée. Dans la lutte de l'organisation révolutionnaire contre la société de classes, les armes ne sont pas autre chose que l'essence des combattants mêmes : l'organisation révolutionnaire ne peut reproduire en elle les conditions de scission et de hiérarchie qui sont celles de la société dominante. Elle doit lutter en permanence contre sa déformation dans le spectacle régnant. La seule limite de la participation à la démocratie totale de l'organisation révolutionnaire est la reconnaissance et l'auto-appropriation effective, par tous ses membres, de la cohérence de sa critique, cohérence qui doit se prouver dans la théorie critique proprement dite et dans la relation entre celle-ci et l'activité pratique. » (20)

Ces deux perspectives sont des conditions pour que notre projet, le communisme libre, puisse se concrétiser dans les faits. Tel est l'enseignement du mouvement de l'automne 2010. Faisons donc preuve d'une volonté indéfectible et d'un courage à toute épreuve jusqu'à la victoire.



Notes :

(1) Les affameurs, dans Anarchosyndicalisme ! N°106.
(2) Observatoire des inégalités.
(3) L'action directe, Cahier de l'anarchosyndicalisme n°13.
(4) La fin de l’orthodoxie marxiste, dans La contre-révolution bureaucratique Karl Korsch.
(5) Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Lalande.
(6) Dieu et L’État, dans Œuvres complètes Volume I,Michel Bakounine.
(7) Produire des rumeurs en tout genre pour fragiliser l'ennemi.
(8) Lalande. Op. cit.
(9) Aphorismes 4 et 5 de La société du spectacle, Guy Debord.
(10) La théorie du passager clandestin.
(11) « C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il faut danser ! »
(12) Conception libérale pour l’existentialiste, Jean-Paul Sartre.
(13) Ouvrage clé de Michel Foucault permettant une introduction à sa philosophie.
(14) L'action directe, Cahier de l'anarchosyndicalisme n°13.
(15) Se rapporter à L'éthique du syndicalisme de Pierre Besnard.
(16) Manifeste du parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels.
(17) Le fantasme d'un capitalisme mieux géré et administré.
(18) Nous devons y inclure la consommation comme processus fort plus complexe à analyser (la réification).
(19) Référence à Friedrich Nietzsche.
(20) Aphorismes 120 et 121 de La société du spectacle, Guy Debord.
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