Théorie, pratique : praxis

Mille-feuilles à tendance séditieuse.

Théorie, pratique : praxis

Messagepar Paul Anton » Jeudi 10 Nov 2011 23:54

Théorie, pratique : praxis

La notion de praxis n'est pas sortie de la cuisse de Jupiter. Depuis le XIXe siècle, d'illustres révolutionnaires se sont employés à la formuler dans leurs écrits ; les organisations révolutionnaires n'ont pas arrêté de s'y mordre les dents pour tenter de renverser la bourgeoisie et de détruire le capitalisme.

Appréhendons les hommes dans leur être générique

La matière a cette particularité d'être toujours inscrite dans un changement perpétuel par le mouvement des forces de la nature. Ainsi mue, la matière produit des stades de transformation quantitative et qualitative : matière inerte et matière vivante. Les hommes ne sont de cette deuxième qu'un état particulier animé par un processus assez complexe d'organisation. Ils sont un produit de la nature qui requiert des modifications importantes sur le plan physique : la station verticale, la main préhensile, le pied, le larynx et le cerveau. L'aboutissement est l'hominisation (phénomène évolutif biologique) qui s'étale sur plusieurs millions d'années. Les hommes sont dotés de compétences particulières : symbolisation, abstraction, langage, imaginaire, raison, théorisation, expérience…
Ce qui fait que si les hommes saisissent le monde qui leur est extérieur, cela ne peut se réaliser sans la conscience qui est toujours conscience de quelque chose qui existe (elle vise l'objet) et signifie qu'il y a un moi subjectif*1. Néanmoins, les hommes ne peuvent se réduire à ce simple jeu d'objectivation. Ils sont aussi émotion, désir, imaginaire... Ils forgent leurs valeurs et doctrines sociales (idéologies).
Ce sont les conditions sine qua non pour que d'une part naissent la culture et l'Histoire. Les hommes sont devenus des êtres sociaux agissant dans et sur leur environnement, c'est l'ère de la civilisation. Ces animaux sont devenus alors pleinement humain et ils sont des êtres animaux humains : conscients d'eux-mêmes et de ce monde qui les entoure, tout comme de ce rapport dialectique entre la nature et la culture.
Les hommes sont donc continuellement dans cette démarche de modifier leur environnement et les choses, qu'elles soient matérielles et spirituelles. Ils construisent et détruisent au gré des inventions techniques, des découvertes scientifiques, des batailles militaires, des intrigues de palais, des promulgations de lois, des conflits sociaux et sociétaux, etc. Tout cela éclaire les évènements les plus marquants de l'Histoire car rien n'est jamais à l'état statique. Lorsqu'on l'observe bien, on se rend compte que c'est bien la réalité historique qui dicte des conditions de vie dont dépendent les hommes. La prégnance de celle-ci influe sur l'existence des hommes dans tous les sens du terme. De ce fait, des intérêts contradictoires et irréconciliables ont toujours surgi et animé des affrontements sociaux d'ampleurs variables, qui se sont traduits quelquefois par l'éclosion d'une dynamique révolutionnaire à partir de tel ou tel mode de production en vigueur : esclavagiste, féodal et salarial.

Qu'est-ce que la théorie ? Qu'est que la pratique ?

La théorie permet aux hommes, par l'usage du raisonnement et de l'expérimentation, de formuler des hypothèses sur les faits auxquels ils se confrontent. C'est par cette spéculation qu'ils entendent expliquer et surtout connaître le monde. Grâce à leurs facultés d'abstraction, les hommes ont toujours cherché à comprendre le monde, dans quelque domaine que ce soit. Il en est ainsi des sciences comme de la philosophie, de la politique...
A travers l'analyse, la pensée, les hommes découvrent non seulement les mécanismes du monde, mais aussi ils en devinent (sans pouvoir obtenir de certitudes) le sens. Le sens du monde, de la vie, dans leur globalité, mais aussi à leur échelle propre. Comprendre le monde, la nature, c'est posséder, aussi, une appréhension du monde. C'est dans ce sens que les hommes transforment leur environnement et également eux-mêmes. Cette transformation est indissociable de toute pratique, quelle qu'elle soit.
Notons qu'en appréhendant le monde, les hommes peuvent se projeter dans l'avenir. Il ne s'agit pas ici d'en faire des devins, mais plutôt de relever leur capacité à imaginer le monde, leur capacité à créer et proposer des solutions à leurs conditions de vie propres. Une capacité d'anticipation, mais, surtout, celle de faire des projets pour leur vie, celle de leurs enfants et du reste de leur descendance. Les hommes sont, sur ce point, des êtres multidimensionnels ; ils évoluent dans l'espace, dans le temps et dans le spirituel*2.
Ainsi, ce qu'on nomme « pratique » relève de la matérialité et de l'agir. Elle permet d'infirmer, de confirmer ou d'amender des hypothèses par l'expérience. La pratique n'est rien d'autre que l'examen concret qui rend la théorie vivante. Ceci évite que la théorie ne se fige en dogme poussiéreux. Cela permet, ainsi, au désir et à l'imaginaire, aussi bien individuels que collectifs, de se mouvoir dans les pensées et les actes de chacun.

« L'intelligence en tant que discipline de l'esprit »

Selon nous, la théorie et la pratique sont le continuum d'un aller-retour qui élabore une position. Elles sont intimement liées comme nécessité du savoir. Ce rapport dialectique entre théorie et pratique permet donc à l'homme d'appréhender le monde et d'y intervenir.
Dans le champ social, cette intervention que l'on désigne sous la notion de praxis est par excellence une totalisation de l'activité des hommes qui ne peut exister sans ce continuum (théorie-pratique, pratique-théorie et ainsi de suite). La praxis est toujours confrontée au changement qui bouscule et modifie l'ordre ancien, sur lequel elle s'était édifiée pour élaborer une nouvelle praxis. Cependant, cela n'est jamais posé de but en blanc. Et en vérité, le facteur de « l'imprévu » est trop souvent sous-estimé.
A contrario, certains dissocient la théorie de la pratique, ou vice versa. Plus généralement, nous pourrions préciser que, chez certains tout du moins, l'une prime sur l'autre.
Les farouches partisans de la théorie (de la théorisation même) en affirment la primauté, paradoxalement, sans regard critique sur leur attitude, sur leur façon d'agir. Enfermés dans leur tour d'ivoire, ils ne questionnent le dire que sous la validité de la rhétorique. Si cette dernière, jointe à la logique, recèle de la pertinence, elle s'égare assez vite dans les méandres de l'abstraction, en l'absence d'une vérification objective ; l'éloquence laisse place à la logorrhée. Les pro-théorie se condamnent à être des phraseurs qui radotent continûment.
Les pro-action (appelons-les plutôt ainsi), quant à eux, dénoncent l'intellectualisme des pro-théorie et méprisent par-dessus tout la réflexion, considérée comme inutile, négative, voire arbitraire. Ils érigent l'action en principe intouchable de la contestation et du mouvement social, croyant que l'action se suffit amplement à elle-même et qu'elle incarne le grand absolu de la liberté. Elle est donc la seule motricité. Certains reprennent d'ailleurs à leur compte cette fameuse maxime des Tupamaros : « Les mots nous divisent, les actes nous unissent », sans prendre soin, évidement, de la rattacher dans son contexte. La moindre action se juge valable et peu importe si l'effet peut se révéler stratégiquement un désastre. Cela conduit au bougisme.
Nous pouvons observer en réalité que la dichotomie arbitraire entre la théorie et la pratique, qui se veut une contradiction insoluble, ne tient pas la route et n'est qu'une apparence trompeuse. La théorie et la pratique structurent la praxis, qui, de ce fait, est supérieure à la somme de ses deux parties. Il ne faut pas non plus oublier que la théorie et la pratique sont tributaires du contexte qui les borne et qui, par là, influe sur ce que donne à connaître leur usage et les conditions de la praxis. L'imagination vient rompre ce pragmatisme pour ré-agencer une praxis conforme à ses visées. Non seulement cela est nécessaire mais, de plus, vital lorsque, en particulier, l'on souhaite débarrasser la planète du capitalisme. Un projet aussi ambitieux mérite plus que d'être confié à l'improvisation : « L'intelligence en tant que discipline de l'esprit est donc de rigueur. »

Au gré des circonstances

L'histoire le prouve et les évènements sociaux le démontrent (la phrase est incomplète, il faudrait deux points et non un seul pour faire liaison avec la suivante). Les luttes spontanées des exploités et des opprimés révèlent des sentiments latents. Les exploités et les opprimés éprouvent le besoin de se rencontrer pour partager et confronter leurs différents points de vue. Ainsi, l'expression de velléités émancipatrices peut induire le processus de prise de conscience et ouvrir la voie à l'élaboration d'une expression théorique des actions antérieures. Ne serait-ce que pour passer à nouveau au stade de la mobilisation et de l'action, mais également pour élaborer une théorie adaptée aux circonstances, visant un projet politique, tout cela puissamment stimulé par la volonté d'en finir avec ce monde oppresseur.
Dans le champ social, les organisations politiques et syndicales constituent une minorité ou une fraction qui, d'après leurs doctrines et théories, influent dans le domaine de la praxis générale. Il serait primordial d'analyser leur rôle et leur ambiguïté. Pour notre part, la fonction d'une organisation révolutionnaire ne se situe pas en tant que direction ou guide. Nous la considérerions plutôt comme la détentrice d'un corpus théorique et pratique, qu'elle propose dans le domaine de la praxis générale. Dans un premier temps, l'optique est de rallier à ce corpus une fraction qui soit significative de la population. Nous pensons de même que les membres d'organisations qui circulent dans les luttes ne doivent pas vampiriser les mouvements pour leur propre compte. Ce sont les exploités et les opprimés qui représentent « la chair » et « le sang » des luttes et des révoltes passées, présentes et futures.
Nous donnons acte de ces réflexions. A partir de là, admettons que toute lutte est engagée dans les rapports théoriques et pratiques : il ne peut pas en être autrement. Si ces rapports sont inconsistants, on engage des mouvements pouvant s'effondrer rapidement comme des châteaux de cartes ; mais lorsque c'est le contraire, cela peut déboucher sur un événement d'une première importance.

A l'heure actuelle, le monde connaît un regain relatif des luttes sociales. La réflexion n'est pas un luxe, bien au contraire. Plutôt que de s'embourber dans l'optimisme le plus niais ou dans le pessimisme le plus sombre, il convient que chacun maintienne un recul suffisant. Dans le feu de l'action, celle-ci a souvent tendance à nous subjuguer.

Membres CNT-AIT Caen, 2010

_1.- La conscience n'est pas une substance : « la conscience n'a pas de dedans, elle n'est rien que le dehors d'elle-même » (Sartre). _2.- La philosophie matérialiste révolutionnaire n'exclut pas le spirituel comme il est coutume de le penser.
"Salut Carmela, je suis chez FIAT ! Je vais bien... Si, si, nous pouvons parler tranquillement, c'est Agnelli qui paye !"
Paul Anton
 
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