Miguelito a écrit:J'ai pas tout pigé sur la notion de représentation. Il faudra que j'y retourne.
L'idée d'un monde pourvu de traits préétablis ou d'une information toute faite semble impossible à remettre en cause sans tomber dans une forme de subjectivisme, d'idéalisme ou de nihilisme. Ce sentiment surgit dès que nous sentons que nous ne pouvons plus nous fier au monde comme à un point de référence fixe et stable.
Cette angoisse que Descartes a mise en scène dans ses
Méditations s'exprime sous la forme d'un dilemme: soit notre connaissance possède un fondement fixe et stable, un point d'où elle part, où elle s'établit et repose, soit nous ne pouvons échapper à une sorte d'obscurité, de chaos et de confusion.
Ou bien il y a un sol ou fondement absolu, ou bien tout s'écroule.
Un passage de la
Critique de la raison pure de Kant exprime l'impact de cette angoisse cartésienne. Tout au long de la Critique, Kant construit l'édifice de sa théorie de la connaissance en affirmant que nous avons des catégories innées,
a priori ou données, qui sont les fondements de la connaissance. Vers la fin de son argumentation
Kant a écrit:Jusqu'ici nous n'avons pas seulement parcouru le pays de l'entendement pur [les catégories a priori] en en examinant chaque partie avec soin, nous l'avons aussi mesuré et nous avons assigné à chaque chose en ce domaine sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C'est le pays de la vérité (mot séduisant), enfermé d'un vaste et orageux océan, empire de l'illusion, où maint brouillard, maints bancs de glace en fusion présentent l'image trompeuse de pays nouveaux, attirent le navigateur parti à la découverte, l'entraînant en des aventures auxquelles il ne pourra plus s'arracher, mais dont il n'atteindra jamais le but.
Ainsi, la vérité règne dans un pays enchanté où tout est clair et, en dernière instance, fondé. Mais au-delà de cette petite île rugit le vaste et tumultueux océan de l'oscurité et de la confusion, le foyer de l'illusion.
Ce sentiment d'angoisse provient d'un besoin maladif d'un fondement sûr. Quand cette soif insatiable ne peut être assouvie, la seule issue semble être le nihilisme.
La quête d'un fondement peut revêtir diverses formes mais, étant donné la logique essentielle du représentationnisme, elle tend à chercher soit un fondement extérieur dans le monde, soit un fondement interne dans l'esprit. Traitant l'esprit et le monde comme deux pôles subjectif et objectif opposés, l'angoisse cartésienne oscille sans fin entre eux à la recherche d'un fondement. C'est que nous n'avons pas appris à nous défaire des formes de pensée, de comportement et d'expérience qui nous conduisent à désirer un fondement. Et pour peu que l'on ne croie nullement qu'il existe un soi pouvant servir de fondement intérieur, on se trouve obligé de proposer que l'on croie en un soi que l'on sait introuvable, et en un monde auquel on n'a pas accès. La logique de ce raisonnement conduit inévitablement au nihilisme.
Revenons maintenant aux sciences cognitives et plus particulièrement à la perception visuelle déjà évoquée plus haut.
Considérons la question: "Qu'est-ce qui est venu en premier, le monde ou l'image ?" La réponse de la plupart des travaux - d'inspiration cognitiviste et connexionniste - portant sur la vision est indiquée sans ambiguïté par les noms des tâches étudiées. Les chercheur parlent ainsi de "reconstituer la forme à partir de l'ombre", "la profondeur à partir du mouvement, ou "la couleur à partir des éclairages variables". Appelons cette attitude la
position de la poule: le monde extérieur a des propriétés prédonnées. Ces propriétés existent en elle-mêmes avant de projeter leur image sur le système cognitif, et la tâche de ce dernier est de les reconstituer de manière appropriée.
Remarquons à quel point cette position semblent raisonnable et combien il est difficile d'imaginer que les choses puissent être différentes. Nous avons tendance à penser que la seule autre possibilité est la
position de l'oeuf: le système cognitif projette son propre monde et la réalité apparente de ce monde n'est que le reflet des lois internes du système.
Alors, l'oeuf ou la poule ?
Comme nous l'avons vu pour les couleurs, celles-ci ne sont pas "là au-dehors", indépendante de nos capacités perceptives et cognitives ; mais elles ne sont pas non plus "ici à l'intérieur", indépendantes de notre environnement biologique et de notre monde culturel. Contrairement à ce qu'affirment les tenants du point de vue objectiviste, les catégorie de couleur relèvent de notre expérience ; à l'inverse de ce que soutiennent les partisans de la position subjectiviste, les catégorie de couleur se situent dans le monde biologique et culturel que nous partageons. La couleur, en tant qu'exemple paradigmatique, nous permet ainsi de nous rendre compte qu'à l'évidence la poule et l'oeuf, le monde et le sujet percevant se déterminent l'un l'autre.
C'est précisément cette insistance sur la
spécification mutuelle qui nous permet de négocier une voie moyenne entre entre le Scylla de la cognition envisagée comme reconstitution d'un monde extérieur prédonné (réalisme) et le Charibde de la cognition conçue comme projection d'un monde intérieur prédonné (idéalisme).
L'intention de Varela est de contourner entièrement cette géographie logique de "l'intérieur contre l'extérieur" en étudiant la cognition non comme reconstitution ou projection, mais comme
action incarnée.