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Manifeste contre le Travail - Groupe KRISIS

MessagePosté: Lundi 06 Fév 2006 17:35
par Léa
Manifeste contre le Travail - Groupe KRISIS

Il y a cent cinquante ans, Marx affirmait la nécessaire sortie du capitalisme par le moyen de la lutte de classes. Cent vingt ans plus tard, l'Internationale situationiste élargit la définition du prolétariat et met en cause la société capitaliste en tant que société de travail. Aujourd'hui, le Manifeste contre le travail du groupe Krisis reprend la critique là où les situationnistes l'avait arrêtée. Pour Krisis, le capital et le travail ne s'opposent pas : le travail est une activité spécifique au capitalisme, il est au coeur d'un système qui s'auto-reproduit sans fin et fait des hommes la "ressource humaine" de son auto-reproduction infinie. Il ne s'agit donc pas de libérer letravail (toute la gauche, y ompris Attac, réclame que la création d'emplois cesse d'être entavée par la spéculation), mais de se libérer du travail. Rédigé à l'origine en allemand, Manifeste contre le travail a déjà été traduit en portugais, italien et russe ; des versions anglaise et polonaise sont actuellement en préparation. Paru en 1999, Manifeste contre le travail a été vendu à 10 000 exemplaires en Allemagne.


Donc voilà...


MANIFESTE CONTRE LE TRAVAIL

Le groupe Krisis existe depuis quinze ans et publie – en dehors du monde universitaire et de la gauche traditionnelle – la revue théorique Krisis / Contributions à la critique de la société marchande (en langue allemande). Dans le cadre de cette revue s'élabore une critique actualisée du capitalisme avec, en son centre, tout ce pan de la critique marxienne de la marchandise, de la valeur, du travail et de l'argent que le marxisme classique a délaissé. De là sont nées les ébauches d'une critique fondamentale du marché et de l'État, de la politique et de la nation, de la subjectivité et de l'idéologie bourgeoise… La confrontation critique de ces positions a en outre permis une approche nouvelle de la critique féministe du " patriarcat producteur de marchandises ".

I/ La domination du travail mort.

Un cadavre domine la société, le cadavre du travail. Toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre cette domination : le pape et la Banque mondiale, Tony Blair et Jörg Haider, les syndicats et les patrons, les écologistes d'Allemagne et les socialistes de France. Tous n'ont qu'un mot à la bouche : travail, travail, travail !
Qui n'a pas désappris à penser comprend sans difficulté le caractère insensé de cette attitude. Car ce n'est pas une crise passagère que connaît la société dominée par le travail : la société se heurte à sa limite absolue. Par suite de la révolution micro-informatique, la production de richesse s'est toujours davantage décrochée de la force de travail humaine - à une échelle que seule la science-fiction aurait pu concevoir voilà quelques décennies. Personne ne peut affirmer sérieusement que ce processus puisse encore être bloqué, voire inversé. Au XXIe siècle, la vente de la marchandise-force de travail est assurée d'avoir autant de succès qu'en a eu la vente de diligences au XXe siècle. Mais, dans cette société, celui qui ne peut pas vendre sa force de travail est " superflu " et se trouve jeté à la décharge sociale.
Qui ne travaille pas, ne mange pas ! Ce principe cynique est toujours valable - et aujourd'hui plus que jamais, justement parce qu'il devient désespérément obsolète. C'est absurde : alors que le travail est devenu superflu, la société n'aura jamais autant été une société de travail. C'est au moment même où le travail meurt qu'il se révèle une puissance totalitaire qui n'admet aucun autre Dieu à ses côtés, déterminant la pensée et l'action des hommes jusque dans les pores de leur vie quotidienne et dans leur esprit. On ne recule devant aucune dépense pour maintenir artificiellement en vie l'idole Travail. Le cri délirant " De l'emploi ! " justifie qu'on aille encore plus loin dans la destruction des bases naturelles devenue depuis longtemps manifeste. Les derniers obstacles à la marchandisation complète de tous les rapports sociaux peuvent être éliminés sans soulever aucune critique, dès lors que quelques misérables " postes de travail " sont en jeu. Et le mot selon lequel il vaut mieux avoir " n'importe quel " travail plutôt que pas de travail du tout est devenu la profession de foi exigée de tous.
Plus il devient clair que la société de travail est arrivée à sa fin ultime, plus la conscience publique refoule violemment cette fin. Les méthodes de refoulement peuvent être diverses, elles ont toutes un dénominateur commun : le fait que, mondialement, le travail se révèle une fin en soi irrationnelle qui s'est elle-même rendue obsolète est transformé, avec une obstination qui rappelle celle d'un système délirant, en échec personnel ou collectif d'individus, de managers ou de " sites ". La limite objective du travail doit passer pour un problème subjectif propre aux exclus.
Alors que certains pensent que le chômage est dû à des revendications exagérées, à un manque de bonne volonté et de flexibilité, d'autres accusent " leurs " patrons et politiciens d'incapacité, de corruption, d'âpreté au gain, voire de haute trahison. Mais en définitive les uns et les autres sont d'accord avec Roman Herzog*, l'ex-président allemand : il faudrait se serrer les coudes dans tout le pays, comme s'il s'agissait de remotiver une équipe de football ou une secte politique. Tous doivent " d'une manière ou d'une autre " mettre sérieusement la main à la pâte, même si de pâte il n'y en a plus depuis longtemps ; tous doivent s'y mettre " d'une manière ou d'une autre ", même s'il n'y a plus rien à faire (ou seulement des choses privées de sens). Ce que cache ce message peu ragoûtant ne laisse aucun doute : qui ne trouve pas grâce, malgré tout cela, aux yeux de l'idole Travail en est lui-même responsable et peut être tranquillement mis au rencard ou renvoyé.
La même loi du sacrifice humain vaut à l'échelle mondiale. Le totalitarisme économique broie sous sa roue chaque pays, l'un après l'autre, ne prouvant qu'une chose, encore et toujours : ces pays ont péché contre les " lois du marché ". Qui ne " s'adapte " pas, inconditionnellement et sans état d'âme, au cours aveugle de la concurrence totale se voit châtié par la logique de la rentabilité. Qui est prometteur aujourd'hui sera jeté demain à la casse de l'économie. Mais rien ne saurait ébranler les malades de l'économie qui nous gouvernent dans leur étrange explication du monde. Les trois quarts de la population mondiale sont déjà plus ou moins déclarés déchet social. Les " sites " s'écroulent les uns après les autres. Après les désastreux " pays en voie de développement " du Sud et après le département " Capitalisme d'État " de la société mondiale de travail à l'Est, c'est au tour des écoliers modèles de l'économie de marché en Asie du Sud-Est de disparaître dans les enfers de l'effondrement. En Europe aussi, un vent de panique sociale souffle depuis longtemps. Et pourtant, les chevaliers à la Triste Figure de la politique et du management n'en poursuivent pas moins avec acharnement leur croisade au nom de l'idole Travail.

* Les exemples sont, bien entendu, empruntés à la réalité allemande. Le lecteur francophone transposera aisément à la réalité de son pays, très peu différente (NdT).

" Chacun doit pouvoir vivre de son travail, tel est le principe. "Pouvoir vivre” est ainsi conditionné par le travail et il n'est de droit que lorsque cette condition a été remplie. "
Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, 1797

II/ La société d'apartheid néo-libérale.

Une société centrée sur l'abstraction irrationnelle du travail développe nécessairement une tendance à l'apartheid social, dès lors que la vente réussie de la marchandise-force de travail, de règle devient exception. Depuis longtemps, toutes les fractions du camp du travail, qui englobe tous les partis, ont subrepticement accepté cette logique et poussent elles-mêmes à la roue. Elles ne s'affrontent plus pour savoir si une part toujours plus grande de la population sera ou non laissée sur le bord de la route et exclue de cette participation sociale, mais seulement comment faire passer, bon gré mal gré, cette sélection.
La fraction néo-libérale abandonne en toute tranquillité la sale besogne du darwinisme social à la " main invisible " du marché. C'est ainsi qu'on démantèle les structures de l'État social pour marginaliser, aussi discrètement que possible, tous ceux qui n'arrivent plus à suivre la concurrence. Seuls les membres ricanants de la confrérie des gagnants de la globalisation sont encore considérés comme des hommes. La machine capitaliste, qui n'a d'autre finalité qu'elle-même, accapare naturellement toutes les ressources de la planète. Dès que celles-ci ne peuvent plus être mobilisées de manière rentable, elles doivent être mises en friche, même si, juste à côté, des populations entières meurent de faim.
Quant à ces fâcheux " déchets humains ", ils relèvent de la police, des sectes religieuses millénaristes, de la mafia et de la soupe populaire. Aux États-Unis et dans la plupart des pays d'Europe centrale, il y a aujourd'hui plus d'hommes emprisonnés que dans n'importe quelle dictature militaire. Et en Amérique latine, il meurt quotidiennement plus d'enfants des rues et d'autres pauvres sous les balles des escadrons de la mort de l'économie de marché qu'il n'y a eu de contestataires assassinés à l'époque de la pire répression politique. Il ne reste aux exclus qu'une fonction sociale : celle de l'exemple à ne pas suivre. Leur sort doit inciter tous ceux qui jouent encore à la chaise musicale de la société de travail à lutter pour les dernières places. Et, par-dessus le marché, tenir en haleine la masse des perdants, de sorte que ceux-ci n'aient même pas l'idée de se révolter contre les exigences insolentes de ce système.
Mais même au prix de l'abdication de soi, le meilleur des mondes de l'économie de marché totalitaire ne prévoit pour la plupart qu'une place d'homme souterrain dans l'économie souterraine. Il ne reste aux hommes qu'à proposer humblement leurs services comme travailleurs ultra-bon marché et esclaves démocratiques aux gagnants de la globalisation plus fortunés. Ces nouveaux " pauvres qui travaillent " peuvent ainsi cirer les chaussures des derniers hommes d'affaires de la société de travail moribonde, leur vendre des hamburgers contaminés ou surveiller leurs centres commerciaux. Ceux qui ont laissé leur cervelle au vestiaire peuvent même rêver de devenir millionnaires comme prestataires de service !
Dans les pays anglo-saxons, ce monde terrifiant est déjà la réalité pour des millions d'hommes et de femmes, sans même parler du Tiers-Monde et de l'Europe de l'Est ; et en Euroland, on se montre décidé à vite rattraper le temps perdu. Depuis longtemps, la presse économique ne cache plus le futur idéal du travail tel qu'elle se l'imagine : les enfants du Tiers-Monde qui nettoient les pare-brise des voitures aux carrefours sont l'exemple lumineux de l'" esprit d'initiative " auquel doivent aspirer les chômeurs face à ce " manque total de prestations de service " qui serait le nôtre. " Le modèle du futur est l'individu patron de sa force de travail et de sa protection sociale ", écrit la Commission pour les questions d'avenir des États libres de Bavière et de Saxe. Et de poursuivre : " Plus les services simples et personnalisés sont bon marché, plus la demande est grande : c'est-à-dire que les prestataires de service y gagnent moins. " Alors que ces affirmations provoqueraient une révolte sociale dans un monde où l'amour-propre existe encore, elles ne suscitent qu'un hochement de tête impuissant dans ce monde de bêtes de somme qu'est la société de travail.

" Le criminel avait détruit le travail tout en emportant le salaire d'un ouvrier. À lui maintenant de travailler sans rémunération et d'entrevoir les bienfaits du succès et du gain même dans son cachot. […] Le travail forcé doit l'éduquer au travail honnête comme action personnelle et librement choisie. "
Wilhelm Heinrich Riehl, le Travail allemand, 1861

III/ L'apartheid du néo-État social.

Les fractions anti-néo-libérales du camp du travail, qui englobe toute la société, auront peut-être du mal à se faire à cette perspective, mais ce sont justement elles les plus ferventes adeptes de l'idée qu'un homme sans travail n'est pas un homme. Nostalgiques, obnubilées par le travail de masse fordiste de l'après-guerre, elles n'ont à l'esprit que de ranimer cette époque révolue de la société de travail. Que l'État se charge une fois de plus de ce que le marché n'est plus à même de garantir ! Les " programmes pour la création d'emplois ", le travail obligatoire dans les communes pour les demandeurs d'aides sociales, les subventions régionales, l'endettement public et autres mesures politiques doivent simuler encore et toujours la " normalité " de la société de travail. Cet étatisme du travail, ranimé sans grande conviction, n'a certes pas l'ombre d'une chance, mais il reste le point de repère idéologique de larges couches de la population menacées par la déchéance. Et c'est précisément parce qu'elle est sans espoir que la pratique qui en résulte se révèle tout sauf émancipatrice.
La transformation idéologique du " travail devenu rare " en premier droit du citoyen exclut par le fait même tous ceux qui n'ont pas le bon passeport. La logique de la sélection sociale n'est pas mise en cause, mais simplement définie d'une autre manière : les critères ethniques et nationalistes sont censés désamorcer la lutte pour la survie individuelle. " Les turbins nationaux aux nationaux ", crie la vox populi qui, dans l'amour pervers du travail, retrouve encore une fois le chemin de la Nation. C'est l'option du populisme de droite, et il ne s'en cache pas. Sa critique de la société de concurrence ne vise qu'au nettoyage ethnique des zones de richesse capitaliste qui se réduisent comme peau de chagrin.
Quant au nationalisme modéré, d'obédience social-démocrate ou écologiste, il veut bien accorder le statut de nationaux aux immigrés de longue date et même en faire des citoyens s'ils ont donné des gages de leur caractère parfaitement inoffensif et de leur absolue servilité. Mais, ce faisant, on pratique encore davantage et de manière encore plus discrète l'exclusion des réfugiés de l'Est et du Sud et l'on donne à cette exclusion une légitimité - le tout, bien sûr, toujours sous un flot de bonnes paroles pleines d'humanité et de civilité. La chasse aux " clandestins ", supposés vouloir mettre la main sur les emplois nationaux, doit être faite si possible sans laisser de vilaines traces de feu et de sang sur le sol national. Pour cela, il y a la police des frontières, la gendarmerie et les pays tampons de l'espace Schengen qui règlent tout en toute légalité, et de préférence loin des caméras de télévision.
Cette simulation étatique du travail est dès l'origine violente et répressive. Elle incarne la volonté de maintenir coûte que coûte la domination de l'idole Travail même après sa mort. Ce fanatisme de la bureaucratie du travail ne tolère pas que les exclus, les chômeurs et les sans-avenir, ainsi que tous ceux qui ont de bonnes raisons de refuser le travail, se refugient dans les dernières niches, du reste terriblement étroites, de l'État social en lambeaux. Les travailleurs sociaux et les secrétaires des bureaux de placement les traînent sous les lampes d'interrogatoire de l'État et les forcent à se prosterner publiquement devant le trône du cadavre dominant.
Alors qu'en principe, dans un tribunal, le doute bénéficie à l'accusé, ici c'est à lui de prouver son innocence. Si, à l'avenir, les exclus ne veulent pas vivre de charité chrétienne et d'eau fraîche, ils devront accepter n'importe quel sale boulot, n'importe quel travail d'esclave, ou n'importe quel " contrat de réinsertion ", si absurde soit-il, pour prouver leur inconditionnelle disponibilité au travail. Que ce qu'ils doivent faire n'ait que très peu de sens ou même en soit totalement privé, cela n'a aucune importance, pourvu qu'ils restent perpétuellement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon laquelle doit se dérouler leur existence.
Autrefois, les hommes travaillaient pour gagner de l'argent. Aujourd'hui, l'État ne regarde pas à la dépense pour que des centaines de milliers d'hommes et de femmes simulent le travail disparu dans d'étranges " ateliers de formation " ou " entreprises d'insertion " afin de garder la forme pour des " emplois " qu'ils n'auront jamais. On invente toujours des " mesures " nouvelles et encore plus stupides simplement pour maintenir l'illusion que la machine sociale, qui tourne à vide, peut continuer à fonctionner indéfiniment. Plus la contrainte du travail devient absurde, plus on doit nous bourrer le crâne avec l'idée que la moindre demi-baguette se paie.
À cet égard, le New Labour et ses imitateurs partout dans le monde montrent qu'ils sont tout à fait en phase avec le modèle néo-libéral de sélection sociale. En simulant " l'emploi " et en faisant miroiter un futur positif de la société de travail, on crée la légitimation morale nécessaire pour sévir encore plus durement contre les chômeurs et ceux qui refusent de travailler. En même temps, la contrainte au travail imposée par l'État, les subventions salariales et la fameuse " économie solidaire " abaissent toujours plus le coût du travail. On encourage ainsi massivement le secteur foisonnant des bas salaires et du working poor.
La " politique active de l'emploi " prônée par le New Labour n'épargne personne, ni les malades chroniques ni les mères célibataires avec enfants en bas âge. Pour ceux qui perçoivent des aides publiques, l'étau des autorités ne se desserre qu'au moment où leur cadavre repose à la morgue. Tant d'insistance n'a qu'un sens : dissuader le maximum de gens de réclamer à l'État le moindre subside et montrer aux exclus des instruments de torture tellement répugnants qu'en comparaison le boulot le plus misérable doit leur paraître désirable.
Officiellement, l'État paternaliste ne brandit jamais son fouet que par amour et pour éduquer sévèrement ses enfants, traités de " feignants ", au nom de leur développement personnel. En réalité, ces mesures " pédagogiques " ont un seul et unique but : chasser de la maison le quémandeur à coups de pied aux fesses. Quel autre sens pourrait avoir le fait de forcer les chômeurs à ramasser des asperges ? Là, ils doivent chasser les saisonniers polonais qui n'acceptent ces salaires de misère que parce que le taux de change leur permet de les transformer en un revenu acceptable dans leur pays. Cette mesure n'aide pas le travailleur forcé, ni ne lui ouvre aucune " perspective d'emploi ". Et pour les cultivateurs, les diplômés et les ouvriers qualifiés aigris qu'on a eu la bonté de leur envoyer ne sont qu'une source de tracas. Mais quand, après douze heures de travail sur le sol de la patrie, l'idée imbécile d'ouvrir, faute de mieux, une pizzéria ambulante paraît nimbée d'une lumière plus agréable, alors l'" aide à la flexibilisation " a atteint le résultat néo-britannique escompté.

" N'importe quel travail vaut mieux que pas de travail du tout. "
Bill Clinton, 1998

" Il n'y a pas de boulot plus dur que de ne pas en avoir du tout. "
Slogan d'une affiche d'exposition de l'Office du pacte de coordination des initiatives de chômeurs en Allemagne, 1998

" L'engagement civique doit être récompensé et non pas rémunéré. […] Celui qui pratique l'engagement civique perd aussi la souillure d'être chômeur et de toucher une aide sociale.
Ulrich Beck, l'Âme de la démocratie, 1997

IV/ Aggravation et démenti de la religion du travail.

Le nouveau fanatisme du travail, avec lequel cette société réagit à la mort de son idole, est la conséquence logique et le stade terminal d'une longue histoire. Depuis la Réforme, toutes les forces porteuses de la modernisation occidentale ont prêché la sainteté du travail. Surtout au cours des cent cinquante dernières années, toutes les théories sociales et tous les courants politiques ont été obsédés par l'idée du travail. Socialistes et conservateurs, démocrates et fascistes se combattaient férocement, mais en dépit de la haine mortelle qu'ils se vouaient les uns aux autres, ils ont toujours sacrifié tous ensemble à l'idole Travail. " L'oisif ira loger ailleurs ", ce vers de l'hymne ouvrier international a trouvé un écho macabre dans l'inscription Arbeit macht frei sur le portail d'Auschwitz. Les démocraties pluralistes de l'après-guerre ne juraient que par la dictature perpétuelle du travail. Et même la constitution de la Bavière archi-catholique instruit les citoyens dans le sens de la tradition protestante qui remonte à Luther : " Le travail est la source du bien-être du peuple et jouit de la protection particulière de l'État. " À la fin du XXe siècle, alors que presque toutes les oppositions idéologiques se sont évanouies, il ne reste plus que l'impitoyable dogme commun qui veut que le travail soit la vocation naturelle de l'Homme.
Aujourd'hui, c'est la réalité de la société de travail même qui vient démentir ce dogme. Les prêtres de la religion du travail ont toujours prêché que la " nature de l'homme " était celle d'un animal laborans. Et que celui-ci ne deviendrait vraiment homme qu'en soumettant, à l'instar de Prométhée, la matière à sa volonté pour se réaliser dans ses produits. Si ce mythe du conquérant du monde, du démiurge censé avoir une vocation, a toujours été dérisoire face au caractère pris par le procès de travail moderne, il pouvait encore avoir un fondement réel au siècle des capitalistes-découvreurs de la trempe d'un Siemens, d'un Edison et de leurs personnels composés d'ouvriers qualifiés. Mais depuis, cette attitude est devenue complètement absurde.
Aujourd'hui, qui s'interroge encore sur le contenu, le sens et le but de son travail devient fou - ou bien un élément perturbateur pour le fonctionnement de cette machine sociale qui n'a d'autre finalité qu'elle-même. L'homo faber de jadis, qui était fier de son travail et prenait encore au sérieux ce qu'il faisait avec la manière bornée qui était la sienne, est aussi démodé qu'une machine à écrire. La machine doit continuer à tourner à tout prix, un point c'est tout. Et c'est la tâche des services marketing et de légions entières d'animateurs, de psychologues d'entreprise, de conseillers en image et de dealers d'en fournir le sens. Là où motivation et créativité sont les maîtres mots, on peut être sûr qu'il n'en reste rien - ou alors seulement en tant qu'illusion. C'est pourquoi les capacités à l'autosuggestion, à l'autopromotion et à la simulation de la compétence prennent place aujourd'hui parmi les vertus les plus importantes des managers et des ouvriers qualifiés, des vedettes médiatiques et des comptables, des professeurs et des gardiens de parking.
Par ailleurs, la crise de la société de travail a totalement ridiculisé l'idée selon laquelle le travail serait une nécessité éternelle imposée à l'homme par la nature. Depuis des siècles, on prêche que l'idole Travail mérite nos louanges pour la bonne et simple raison que les besoins ne peuvent se satisfaire tout seuls, sans l'activité et la sueur de l'homme. Et le but de toute l'organisation du travail est, nous dit-on, la satisfaction des besoins. Si cela était vrai, une critique du travail aurait autant de signification qu'une critique de la pesanteur. Mais comment une véritable " loi naturelle " pourrait-elle connaître une crise, voire disparaître ? Cette fausse conception du travail comme nature, les porte-parole sociaux du camp du travail, depuis les bouffeurs de caviar néo-libéraux fous de rendement jusqu'aux gros lards des syndicats, n'arrivent plus à la justifier. Ou bien comment expliqueraient-ils qu'aujourd'hui les trois quarts de l'humanité sombrent dans la misère précisément parce que la société de travail n'a plus besoin de leur travail ?
Ce n'est plus la malédiction biblique : " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front " qui pèse sur les exclus, mais un nouveau jugement de damnation encore plus impitoyable : " Tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable. " Drôle de loi naturelle ! C'est seulement un principe social irrationnel qui prend l'apparence d'une contrainte naturelle parce qu'il a détruit ou soumis depuis des siècles toutes les autres formes de rapports sociaux et s'est lui-même posé en absolu. C'est la " loi naturelle " d'une société qui se trouve très " rationnelle ", mais qui ne suit, en réalité, que la rationalité des fins de son idole Travail, aux " impératifs " de laquelle elle est prête à sacrifier les derniers restes de son humanité.

" Qu'il soit bas, qu'il ne vise que l'argent, le travail est toujours en rapport avec la nature. Déjà, le désir d'effectuer un travail mène toujours plus à la vérité ainsi qu'aux lois et règles de la nature qui, elles, sont vérité. "
Thomas Carlyle, Travailler et non pas désespérer, 1843

V/ Le travail, principe social coercitif.

Le travail n'a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu'il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements, produiront de la nourriture et beaucoup d'autres choses ; ils élèveront des enfants, écriront des livres, discuteront, jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c'est que l'activité humaine tout court, la simple " dépense de force de travail ", sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux.
Dans les anciennes sociétés agraires, il existait toutes sortes de domination et de rapports de dépendance personnelle, mais pas de dictature de l'abstraction travail. Certes, les activités de transformation de la nature et les rapports sociaux n'étaient pas autodéterminés. Mais ils n'étaient pas non plus soumis à une " dépense abstraite de force de travail ", ils s'intégraient dans un ensemble de règles complexes constituées de préceptes religieux, de traditions culturelles et sociales incluant des obligations mutuelles. Chaque activité se faisait en un temps et en un lieu précis : il n'existait pas de forme d'activité abstraitement universelle.
Ce n'est que le système de production marchande moderne fondé sur la transformation incessante d'énergie humaine en argent érigée en fin en soi qui a engendré une sphère particulière, dite du travail, isolée de toutes les autres relations et faisant abstraction de tout contenu - une sphère caractérisée par une activité subordonnée, inconditionnelle, séparée, robotisée, coupée du reste de la société et obéissant à une rationalité des fins abstraite, régie par la " logique d'entreprise ", au-delà de tout besoin. Dans cette sphère séparée de la vie, le temps cesse d'être vécu de façon active et passive ; il devient une simple matière première qu'il faut exploiter de manière optimale : " Le temps, c'est de l'argent. " Chaque seconde est comptée, chaque pause-pipi est un tracas, chaque brin de causette un crime contre la finalité de la production devenue autonome. Là où l'on travaille, seule de l'énergie abstraite doit être dépensée. La vie est ailleurs - et encore, parce que la cadence du temps de travail s'immisce en tout. Déjà les enfants sont dressés en fonction de la montre pour être " efficaces " un jour, les vacances servent à reconstituer la " force de travail ", et même pendant les repas, les fêtes ou l'amour, le tic-tac des secondes résonne dans nos têtes.
Dans la sphère du travail, ce qui compte n'est pas tant ce qui est fait, mais le fait que telle ou telle chose soit faite en tant que telle, car le travail est une fin en soi dans la mesure même où il sert de vecteur à la valorisation du capital-argent, à l'augmentation infinie de l'argent pour l'argent. Le travail est la forme d'activité de cette fin en soi absurde. C'est uniquement pour cela, et non pour des raisons objectives, que tous les produits sont produits en tant que marchandises. Car ils ne représentent l'abstraction argent, dont le contenu est l'abstraction travail, que sous cette forme. Tel est le mécanisme de la machine sociale autonomisée qui tient l'humanité moderne enchaînée.
Et c'est bien pourquoi le contenu de la production importe aussi peu que l'usage des choses produites et leurs conséquences sur la nature et la société. Construire des maisons ou fabriquer des mines antipersonnel, imprimer des livres ou cultiver des tomates transgéniques qui rendent les hommes malades, empoisonner l'air ou " seulement " faire disparaître le goût : tout cela importe peu, tant que, d'une manière ou d'une autre, la marchandise se transforme en argent et l'argent de nouveau en travail. Que la marchandise demande à être utilisée concrètement, fût-ce de manière destructrice, est une question qui n'intéresse absolument pas la rationalité d'entreprise, car pour elle le produit n'a de valeur que s'il est porteur de travail passé, de " travail mort ".
L'accumulation de " travail mort " en tant que capital, représenté sous la forme-argent, est la seule " signification " que le système de production marchande moderne connaisse. " Travail mort " ? Folie métaphysique ! Oui, mais une métaphysique devenue réalité tangible, une folie " objectivée " qui tient cette société dans sa poigne de fer. Dans l'acte sempiternel de la vente et de l'achat, les hommes ne s'échangent pas comme des êtres sociaux conscients d'eux-mêmes, ils ne font qu'exécuter comme des automates sociaux la fin en soi qui leur est imposée.

L'ouvrier se sent auprès de soi-même seulement en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui-même quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas dans son propre élément. Son travail n'est pas volontaire, mais contraint, travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste.
Karl Marx, Manuscrits de 1844

VI/ Travail et capital : les deux faces de la même médaille.

La gauche politique a toujours vénéré le travail avec un zèle particulier. Non seulement elle a élevé le travail en essence de l'homme, mais aussi elle l'a mythifié en l'érigeant en " contre-principe " du capital. Pour elle, ce n'était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital. C'est pourquoi le programme de tous les " partis ouvriers " a toujours été celui de " libérer le travail ", non de se libérer du travail. Mais l'antagonisme social du capital et du travail n'est que celui de deux intérêts différents (quoique différemment puissants) à l'intérieur de la fin en soi capitaliste. La lutte de classes fut la forme sous laquelle ces intérêts contraires s'affrontèrent sur le terrain social commun du système de production marchande. Elle fit partie de la dynamique inhérente au mouvement de valorisation du capital. Que la lutte ait été menée pour des salaires, des droits, de meilleures conditions de travail ou la création d'emplois, son présupposé sous-jacent fut toujours la machine dominante avec ses principes irrationnels.
Le contenu qualitatif de la production compte aussi peu du point de vue du travail que du point de vue du capital. Ce qui compte, c'est uniquement la possibilité de vendre la force de travail au meilleur prix. Il ne s'agit pas de déterminer ensemble quelle signification et quel but donner à chaque activité. Si pareil espoir de réaliser l'autodétermination de la production dans le cadre du système de production marchande a jamais existé, les " ouvriers " ont depuis longtemps fait leur deuil de cette illusion. Il ne s'agit plus pour eux que d'" emplois ", de " places " - ces notions prouvent déjà que toute cette opération n'a d'autre finalité qu'elle-même, ainsi que l'asservissement de ceux qui y participent.
Que produire, pourquoi et avec quelles conséquences ? Le vendeur de la marchandise force de travail s'en moque aussi éperdument que l'acheteur. Les ouvriers du nucléaire et des usines chimiques poussent les hauts cris quand on veut désamorcer leurs bombes à retardement. Et les " employés " de Volkswagen, Ford ou Toyota sont les adeptes les plus fanatiques du programme suicidaire de l'automobile. Non seulement parce qu'ils sont contraints de se vendre pour avoir le " droit " de vivre, mais aussi parce qu'ils s'identifient réellement avec cette existence bornée. Sociologues, syndicats, curés et théologiens professionnels de la " question sociale " y voient la preuve de la valeur éthico-morale du travail. Le travail forme la personnalité, disent-ils. Pour sûr : la personnalité de zombies de la production marchande qui n'arrivent même plus à concevoir une vie en dehors de leur cher turbin aux exigences duquel ils se plient tous les jours.
Mais si la classe ouvrière en tant que classe ouvrière n'a jamais été l'antagonisme du capital et le sujet de l'émancipation humaine, réciproquement les capitalistes et les managers ne dirigent pas la société selon la malignité d'une volonté subjective d'exploiteurs. Aucune caste dominante dans l'histoire n'a mené une vie aussi peu libre et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler ou Sony. N'importe quel seigneur du Moyen Age aurait profondément méprisé ces gens. Car, tandis que celui-ci pouvait s'adonner au loisir et gaspiller sa richesse de manière plus ou moins orgiaque, les élites de la société de travail n'ont droit à aucun répit. En dehors du turbin, elles ne savent pas quoi faire, sauf retomber en enfance : l'oisiveté, le plaisir de la connaissance et la jouissance sensuelle leur sont aussi étrangers qu'à leur matériel humain. Elles ne sont elles-mêmes que les esclaves de l'idole Travail, de simples élites de fonction au service de la fin en soi irrationnelle qui régit la société.
L'idole dominante sait imposer sa volonté impersonnelle par la " contrainte muette " de la concurrence à laquelle doivent se soumettre aussi les puissants, même lorsqu'ils dirigent des centaines d'usines et déplacent des milliards d'un point du globe à l'autre. S'ils ne s'y soumettent pas, ils sont mis au rebut avec aussi peu de ménagement que les " forces de travail " superflues. Et c'est leur absence même d'autonomie qui rend les fonctionnaires du capital aussi infiniment dangereux, non leur volonté subjective d'exploiteurs. Ils ont moins le droit que tout autre de s'interroger sur le sens et les conséquences de leur activité ininterrompue, de même qu'ils ne peuvent se permettre ni sentiment ni état d'âme. C'est pourquoi ils prétendent être réalistes quand ils ravagent le monde, enlaidissent les villes et laissent les hommes s'appauvrir au milieu de la richesse.

Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà " besoin de repos " et commence à se ressentir comme un sujet de honte. " Il faut bien songer à sa santé " - ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même.
Friedrich Nietzsche, " Loisir et désœuvrement ", le Gai savoir

VII/ Le travail, domination patriarcale.

Le travail, par sa logique et son broyage en matière-argent, a beau y tendre, tous les domaines sociaux et les activités nécessaires ne se laissent pas enfermer dans la sphère du temps abstrait. C'est pourquoi, en même temps que la sphère du travail érigée en sphère autonome, est née, comme son revers, la sphère du foyer, de la famille et de l'intimité.
Ce domaine défini comme " féminin " demeure le refuge des nombreuses activités répétitives de la vie quotidienne qui ne sont pas transformables en argent, ou seulement de manière exceptionnelle : depuis le nettoyage et la cuisine, jusqu'à l'éducation des enfants et les soins aux personnes âgées, en passant par le " travail affectif " de la femme au foyer idéale qui chouchoute son travailleur de mari, lessivé par le travail, pour qu'il puisse " faire le plein de sentiments ". C'est pourquoi la sphère de l'intimité, en tant que revers du travail, se trouve transfigurée par l'idéologie de la famille bourgeoise en domaine de la " vraie vie " - même si, en réalité, dans la plupart des cas, elle ressemble à un enfer intime. C'est qu'il ne s'agit pas d'une sphère où la vie serait meilleure et vraie, mais d'une forme d'existence aussi bornée et réduite dont on a seulement inversé le signe. Cette sphère est elle-même un produit du travail ; séparée de lui, certes, mais n'existant que par rapport à lui. Sans l'espace social séparé que constituent les formes d'activités " féminines ", la société de travail n'aurait jamais pu fonctionner. Cet espace est à la fois sa condition tacite et son résultat spécifique.
Ce qui précède vaut également pour les stéréotypes sexuels qui se sont généralisés à mesure que le système de production marchande se développait. Ce n'est pas un hasard si l'image de la femme gouvernée par l'émotion et l'irrationnel, la nature et les pulsions ne s'est figée, sous la forme de préjugé de masse, qu'en même temps que celle de l'homme travailleur et créateur de culture, rationnel et maître de soi. Et ce n'est pas un hasard non plus si l'autodressage de l'homme blanc en fonction des exigences insolentes du travail et de la gestion étatique des hommes que le travail impose est allé de pair avec des siècles de féroce " chasse aux sorcières ". De même, l'appropriation du monde au moyen des sciences naturelles, qui a commencé simultanément, a été dès le départ contaminée par la fin en soi de la société de travail et les assignations sexuelles de celle-ci. Ainsi, pour pouvoir fonctionner sans accroc, l'homme blanc a-t-il chassé de lui tous les besoins émotionnels et tous les états d'âme dans lesquels le règne du travail ne voit que des facteurs de trouble.
Au XXe siècle, surtout dans les démocraties fordistes de l'après-guerre, les femmes ont été de plus en plus intégrées au système du travail. Mais il n'en est résulté qu'une conscience féminine schizophrène. Car, d'une part, la progression des femmes dans la sphère du travail ne pouvait leur apporter aucune libération, mais seulement le même dressage à l'idole Travail que celui des hommes. D'autre part, la structure de la " scission " restait inchangée et avec elle la sphère des activités dites " féminines " en dehors du travail officiel. Les femmes ont ainsi été soumises à une double charge et, du même coup, exposées à des impératifs sociaux complètement opposés. Jusqu'à présent, dans la sphère du travail, elles restent reléguées principalement dans des positions subalternes et moins payées.
Aucune lutte pour les quotas de femmes et les chances de carrière féminine n'y changera rien, car ce type de lutte reste dans la logique du système. La misérable vision bourgeoise d'une " compatibilité entre vie professionnelle et vie familiale " laisse pleinement intacte la séparation des sphères propre au système de production marchande, et par là la structure de la " scission " sexuelle. Pour la majorité des femmes, cette perspective est invivable, et pour une minorité de femmes " mieux payées " il en résulte une position perfide de gagnantes au sein de l'apartheid social, qui leur permet de déléguer le ménage et la garde des enfants à des employés mal payés (et " naturellement " féminins).
En vérité, dans la société en général, la sphère, sanctifiée par l'idéologie bourgeoise, de la " vie privée " et de la famille se dégrade et se vide toujours davantage de sa substance parce que, dans sa toute-puissance, la société de travail exige l'individu entier, son sacrifice complet, sa mobilité dans l'espace et sa flexibilité dans le temps. Le patriarcat n'est pas aboli, il ne fait que se barbariser dans la crise inavouée de la société de travail. À mesure que le système de production marchande s'effondre, on rend les femmes responsables de la survie sur tous les plans, tandis que le monde " masculin " prolonge par la simulation les catégories de la société de travail.

L'humanité dut se soumettre à des épreuves terribles avant que le moi, nature identique, tenace, virile de l'homme fût élaborée et chaque enfance est encore un peu la répétition de ces épreuves.
Max Horkheimer, Theodor Adorno, la Dialectique de la raison

VIII/ Le travail, activité des hommes asservis.

Que le travail et l'asservissement soient identiques, voilà ce qui se laisse démontrer non seulement empiriquement, mais aussi conceptuellement. Il y a encore quelques siècles, les hommes étaient conscients du lien entre travail et contrainte sociale. Dans la plupart des langues européennes, le concept de " travail " ne se réfère à l'origine qu'à l'activité des hommes asservis, dépendants : les serfs ou les esclaves. Dans les langues germaniques, le mot désigne la corvée d'un enfant devenu serf parce qu'il est orphelin. Laborare signifie en latin quelque chose comme " chanceler sous le poids d'un fardeau ", et désigne plus communément la souffrance et le labeur harassant des esclaves. Dans les langues romanes, des mots tels que travail, trabajo, etc., viennent du latin tripalium, une sorte de joug utilisé pour torturer et punir les esclaves et les autres hommes non libres. On trouve un écho de cette signification dans l'expression " joug du travail ".
Même par son étymologie, le " travail " n'est donc pas synonyme d'activité humaine autodéterminée, mais renvoie à une destinée sociale malheureuse. C'est l'activité de ceux qui ont perdu leur liberté. L'extension du travail à tous les membres de la société n'est par conséquent que la généralisation de la dépendance servile, de même que l'adoration moderne du travail ne représente que l'exaltation quasi religieuse de cette situation.
Ce lien a pu être refoulé avec succès et l'exigence sociale qu'il représente a pu être intériorisée, parce que la généralisation du travail est allée de pair avec son " objectivation " par le système de production marchande moderne : la plupart des hommes ne sont plus sous le knout d'un seigneur incarné dans un individu. La dépendance sociale est devenue une structure systémique abstraite - et justement par là totale. On la ressent partout, et c'est pour cette raison même qu'elle est à peine saisissable. Là où chacun est esclave, chacun est en même temps son propre maître - son propre négrier et son propre surveillant. Et chacun d'obéir à l'idole invisible du système, au " grand frère " de la valorisation du capital qui l'a envoyé sous le tripalium.

IX/ L'histoire sanglante de l'instauration du travail.

L'histoire de la modernité est l'histoire de l'instauration du travail qui a tracé un large sillon de désolation et d'effroi sur toute la surface de la terre. Car l'exigence démesurée de gaspiller la plus grande partie de son énergie pour une fin en soi déterminée de l'extérieur n'a pas toujours été aussi intériorisée qu'aujourd'hui. Il aura fallu des siècles de violence ouverte pratiquée à grande échelle pour soumettre les hommes au service inconditionnel de l'idole Travail, et ce littéralement par la torture.
Au départ, il y a eu non pas l'extension des conditions du marché - extension censée accroître le bien-être général -, mais les insatiables besoins d'argent des appareils d'État à l'époque de l'absolutisme, pour lesquels il s'agissait de financer la machine de guerre de la modernité naissante. C'est seulement à cause de l'intérêt de ces appareils qui, pour la première fois dans l'histoire, ont enserré dans un étau bureaucratique l'ensemble de la société que s'est accélérée l'évolution du capital financier et marchand des villes au-delà des échanges commerciaux traditionnels. Ce n'est que de cette façon que l'argent est devenu la motivation sociale centrale et l'abstraction travail une exigence sociale centrale qui ne tient pas compte des besoins.
Si la plupart des hommes sont passés à la production pour des marchés anonymes, et ainsi à l'économie monétaire généralisée, ils ne l'ont pas fait de leur plein gré, mais parce que le besoin d'argent de l'absolutisme avait monétarisé les impôts tout en les augmentant de façon exorbitante. Ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils devaient " gagner de l'argent ", mais pour l'État militarisé de la modernité naissante fondée sur la puissance des armes à feu, sa logistique et sa bureaucratie. C'est ainsi et pas autrement qu'est née l'absurde fin en soi de la valorisation du capital, et par là celle du travail.
Très vite, impôts monétaires et taxes ne suffirent plus. Les bureaucrates de l'absolutisme et les administrateurs du capitalisme financier se sont mis à organiser les hommes directement et par la force pour en faire le matériel d'une machine sociale ayant pour but la transformation du travail en argent. Les modes de vie et d'existence traditionnels de la population furent détruits, non parce que la population aurait " évolué " de son plein gré et de façon autonome, mais parce qu'elle devait servir de matériel humain pour la machine de la valorisation récemment mise en route. Les hommes furent chassés de leurs champs manu militari pour que paissent les moutons des manufactures de laine. On abolit des droits anciens comme ceux de chasser librement, de pêcher et de couper du bois dans les forêts. Et quand ensuite les masses appauvries battaient la campagne en mendiant et en volant, elles étaient enfermées dans des work-houses (maisons de travail) et des manufactures. Là on les brutalisait avec les instruments de torture du travail, tout en leur inculquant à force de coups une conscience soumise de bête de somme.
Mais cette transformation - qui s'est effectuée par poussées - de leurs sujets en matière première de l'idole Travail génératrice d'argent était loin de suffire aux États monstrueux de l'absolutisme. Ils étendirent leurs prétentions à d'autres continents. La colonisation intérieure de l'Europe alla de pair avec une colonisation extérieure, d'abord dans les deux Amériques puis dans certaines régions de l'Afrique. Là, les propagandistes fanatiques du travail laissèrent tomber définitivement toutes leurs inhibitions. Ils se ruèrent sur les mondes que l'on venait de " découvrir " et se livrèrent à des campagnes d'extermination, de destruction et de pillage jusque-là sans précédent - d'autant que les victimes n'y étaient même pas considérées comme des êtres humains. Les puissances cannibales européennes de la société de travail naissante définirent les cultures étrangères qu'elles avaient soumises comme " sauvages " et cannibales.
C'est ainsi que l'extermination des populations de ces régions ou la réduction en esclavage de millions d'hommes furent légitimées. L'esclavage pur et simple pratiqué dans l'économie coloniale des plantations et des matières premières (qui, par ses dimensions, dépassa de loin d'esclavage antique) fait partie des crimes fondateurs du système de production marchande. Alors, on pratiqua pour la première fois l'" extermination par le travail " à grande échelle. Ce fut la deuxième fondation de la société de travail. L'homme blanc, déjà marqué par l'autodressage, put ainsi, face aux " sauvages ", donner libre cours à sa haine de soi refoulée et à son complexe d'infériorité. À ses yeux, les " sauvages " étaient, un peu à l'image de " la femme ", des sortes d'hybrides primitifs, proches de la nature et à mi-chemin entre l'animal et l'homme. Emmanuel Kant conjecturait avec perspicacité que les babouins pourraient parler s'ils le voulaient, mais qu'ils ne le faisaient pas parce qu'ils craignaient d'être mis au travail.
Ce raisonnement grotesque jette une lumière révélatrice sur les Lumières. À l'époque de la modernité, l'éthique répressive du travail (se réclamant, dans sa version protestante originelle, de la grâce de Dieu et, depuis les Lumières, de la loi naturelle) fut travestie en " mission civilisatrice ". La culture, comprise en ce sens, est la soumission volontaire au travail ; et le travail est masculin, blanc et " occidental ". Son contraire, la nature non humaine, informe et dépourvue de culture est féminine, de couleur et " exotique ", et doit donc être soumise à la contrainte. En un mot, " l'universalisme " de la société de travail est, à la racine, profondément raciste. L'abstraction universelle du travail ne peut jamais se définir qu'en se démarquant de tout ce qui ne s'intègre pas en elle.
La bourgeoisie moderne, qui finit par hériter de l'absolutisme, n'est pas issue des paisibles marchands des anciennes routes commerciales, mais plutôt des condottieri, des bandes mercenaires de la modernité naissante, des administrateurs des work-houses et des pénitenciers, des fermiers généraux, des gardiens d'esclaves et autres requins qui ont constitué le terreau social du " patronat " moderne. Les révolutions bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles n'avaient rien à voir avec l'émancipation sociale ; elles n'ont fait que remanier les rapports de pouvoir à l'intérieur du nouveau système coercitif, libérer les institutions de la société de travail des intérêts dynastiques surannés et accélérer leur chosification et leur dépersonnalisation. C'est à la glorieuse Révolution française qu'il revint, avec un pathos particulier, de proclamer un devoir de travail et d'instituer de nouvelles maisons de travail forcé par une " loi d'abolition de la mendicité ".
C'était exactement le contraire de ce à quoi aspiraient les mouvements de révolte sociale qui éclataient en marge de la révolution bourgeoise sans s'y intégrer. Bien longtemps avant, il y avait eu des formes originales de résistance et de refus devant lesquelles l'historiographie officielle de la société de travail et de la modernisation ne peut que rester muette. Les producteurs des anciennes sociétés agraires qui, eux aussi, ne s'étaient jamais résignés sans heurt aux rapports de domination féodaux voulaient encore moins se résigner à devenir la " classe ouvrière " d'un système extérieur à eux. Depuis la Guerre des Paysans des XVe et XVIe siècles jusqu'aux insurrections anglaises du luddisme et au soulèvement des tisserands silésiens de 1844, c'est une seule chaîne ininterrompue d'âpres luttes de résistance contre le travail. Pendant des siècles, l'instauration de la société de travail fut synonyme d'une guerre civile tantôt ouverte, tantôt larvée.
Les anciennes sociétés agraires étaient tout sauf paradisiaques. Mais la majorité des hommes ne vécurent la contrainte monstrueuse de la société de travail naissante que comme une détérioration de leur existence et une " époque de désespoir ". De fait, les hommes avaient encore quelque chose à perdre malgré l'étroitesse de leurs conditions. Ce qui, dans la fausse conscience du monde moderne, apparaît comme les ténèbres et les tourments d'un Moyen Age imaginaire, c'est en réalité les affres de sa propre histoire. Dans les cultures non ou pré-capitalistes, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Europe, le temps de l'activité de production, aussi bien quotidiennement qu'annuellement, était bien moindre que ce n'est le cas même pour les " employés " modernes des usines et des bureaux. Et cette production, loin d'être densifiée comme dans la société de travail, était entremêlée d'une culture sophistiquée de loisir et de " lenteur " relative. Sauf catastrophes naturelles, la plupart des besoins matériels de base ont été bien mieux assurés que pendant de longues périodes de l'histoire de la modernisation - et aussi bien mieux que dans les bidonvilles terrifiants du monde en crise d'aujourd'hui. Il en va de même de la domination qui, à l'époque, ne régentait pas toute l'existence comme dans la société de travail bureaucratisée.
C'est pourquoi la résistance contre le travail ne pouvait être brisée que militairement. Jusqu'à présent, les idéologues de la société de travail ferment hypocritement les yeux sur le fait que la culture des producteurs pré-modernes n'a pas été " développée " mais au contraire étouffée dans leur sang. Aujourd'hui, les démocrates pondérés du travail préfèrent mettre toutes ces monstruosités sur le compte des " conditions pré-démocratiques " d'un passé avec lequel ils n'auraient plus rien à voir. Ils ne veulent pas admettre que les origines terroristes de la modernité jettent une lumière crue sur l'essence de la société de travail actuelle. À aucun moment, la gestion bureaucratique du travail et le fichage étatique des hommes dans les démocraties industrielles n'ont pu nier leurs origines absolutistes et coloniales. Objectivée en un système impersonnel, la gestion répressive des hommes au nom de l'idole Travail s'est même encore accrue, en pénétrant tous les secteurs de la vie.
C'est justement maintenant, à l'heure de l'agonie du travail, que la poigne de fer bureaucratique redevient aussi sensible qu'à l'aube de la société de travail. Au moment où elle organise l'apartheid social et tente vainement de bannir la crise au moyen de l'esclavage tel que le pratique l'État démocratique, la direction du travail se révèle le système coercitif qu'elle a toujours été. De même, la stupidité coloniale est de retour dans l'administration coercitive qu'exerce le F.M.I. sur l'économie des pays de la périphérie déjà ruinés en série. Après la mort de son idole, la société de travail se rappelle dans tous les domaines les méthodes de ses crimes fondateurs, lesquelles ne peuvent pourtant plus la sauver.

" Le barbare est paresseux et se distingue de l'homme civilisé en ceci qu'il reste plongé dans son abrutissement, car la formation pratique consiste dans l'habitude et dans le besoin d'agir. "
Hegel, Principes fondamentaux de la philosophie du droit, 1821

On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail […], que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine.
Friedrich Nietzsche, " Les apologistes du travail ", Aurore, 1881

X/ Le mouvement ouvrier : un mouvement pour le travail.

Le mouvement ouvrier classique, qui n'a connu son apogée que longtemps après le déclin des anciennes révoltes sociales, ne luttait plus contre le travail et ses scandaleuses exigences, mais développait presque une sur-identification avec ce qui paraissait inévitable. Il n'aspirait plus qu'à des " droits " et à des améliorations dans le cadre de la société de travail, dont il avait déjà largement intériorisé les contraintes. Au lieu de critiquer radicalement la transformation de l'énergie humaine en argent en tant que fin en soi irrationnelle, il a lui-même adopté le " point de vue du travail " et a conçu la valorisation comme un fait positif.
Ainsi le mouvement ouvrier a-t-il hérité à sa façon de l'absolutisme, du protestantisme et des Lumières. Le malheur du travail s'est mué en fausse fierté du travail, qui redéfinit la domestication de l'individu en matériel humain de l'idole moderne pour en faire un " droit de l'homme ". Les ilotes domestiqués du travail ont inversé pour ainsi dire les rôles idéologiques et ont fait preuve d'un zèle de missionnaires d'une part en exigeant le " droit au travail " et d'autre part en invoquant le " devoir de travail pour tous ". La bourgeoisie n'était pas combattue en tant que " fonctionnaire " de la société de travail, elle était au contraire traitée de " parasite " au nom même du travail. Tous les membres de la société, sans exception, devaient être enrôlés de force dans les " armées du travail ".
Le mouvement ouvrier est ainsi lui-même devenu un accélérateur de la société de travail capitaliste. Dans l'évolution du travail, c'est lui qui imposa, contre les " fonctionnaires " bourgeois bornés du XIXe et du début du XXe siècle, les dernières étapes de l'objectivation ; presque comme, un siècle plus tôt, la bourgeoisie avait pris la succession de l'absolutisme. La chose fut possible uniquement parce que, au cours de la déification du travail, les partis ouvriers et les syndicats se sont référés de façon positive à l'appareil d'État et aux institutions de l'administration répressive du travail qu'ils ne voulaient pas supprimer mais investir dans une sorte de " marche à travers les institutions ". Ainsi, ils poursuivirent, comme avant eux la bourgeoisie, la tradition bureaucratique de la gestion des hommes dans la société de travail telle qu'elle existait depuis l'absolutisme.
Mais l'idéologie d'une généralisation sociale du travail nécessitait également un nouveau rapport politique. Dans la société de travail qui ne s'était encore imposée qu'à moitié, il fallait remplacer l'ordre corporatiste et ses différents " droits " politiques (le droit de vote censitaire, par exemple) par l'égalité démocratique générale de l'" État de travail " achevé. Par ailleurs, il fallait réguler, selon les préceptes de l'" État social ", les différences de régime dans le fonctionnement de la machine de valorisation, puisque celle-ci déterminait maintenant la totalité de la vie sociale. Là aussi, c'est au mouvement ouvrier qu'il revint d'en fournir le paradigme. Sous le nom de " social-démocratie ", il devint le plus grand " mouvement citoyen " de l'histoire, mouvement qui ne pouvait cependant être qu'un piège tendu à celui-là même qui l'avait posé. Car, en démocratie, tout est matière à négociation, sauf les contraintes de la société de travail qui, elles, sont posées en tant que postulats. Ne sont discutables que les modalités et les formes de développement de ces contraintes. Nous n'avons le choix qu'entre Omo et Persil, la peste et le choléra, l'effronterie et la bêtise, Jospin et Chirac.
La démocratie de la société de travail est le système de domination le plus pervers de l'histoire : c'est un système d'auto-oppression. Voilà pourquoi cette démocratie n'organise jamais la libre détermination des membres de la société à propos des ressources communes, mais uniquement la forme juridique des monades du travail, socialement séparées les unes des autres, qui ont à rivaliser pour vendre leur peau sur le marché du travail. La démocratie est le contraire de la liberté. C'est ainsi que les hommes du travail démocratiques se divisent nécessairement en administrateurs et administrés, en patrons et commandés, en élites de fonction et matériel humain. Les partis politiques, notamment les partis ouvriers, reflètent fidèlement ce rapport dans leur structure. Le fait qu'il y ait des chefs et des troupes, des personnalités et des militants, des clans et des godillots témoigne d'un rapport qui n'a rien à voir avec un débat ouvert et un processus de décision commune. Que les élites elles-mêmes ne puissent être que des fonctionnaires assujettis à l'idole Travail et à ses décrets aveugles fait partie intégrante de la logique de ce système.
Au plus tard depuis le nazisme, tous les partis sont devenus à la fois des partis ouvriers et des partis du capital. Dans les " sociétés en voie de développement " de l'Est et du Sud, le mouvement ouvrier s'est mué en parti-État chargé de réaliser, par la terreur, la modernisation tardive du pays ; à l'Ouest, en un système de " partis populaires " dotés de programmes interchangeables et de figures représentatives médiatiques. La lutte des classes est terminée parce que la société de travail l'est elle aussi. À mesure que le système dépérit, les classes se révèlent les catégories socio-fonctionnelles d'un système fétichiste commun. Quand la social-démocratie, les Verts et les anciens communistes se signalent dans la gestion de la crise en mettant au point des programmes de répression particulièrement abjects, ils montrent qu'ils sont les dignes héritiers d'un mouvement ouvrier qui n'a jamais voulu que le travail à tout prix.

" Le travail doit tout régenter,
Seul l'oisif sera esclave,
Le travail doit régner sur ce monde,
Car le monde n'existe que par lui. "
Friedrich Stampfer, l'Honneur du travail, 1903

XI/ La crise du travail.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant un bref instant historique, on a pu croire qu'avec les industries fordistes la société de travail s'était consolidée en un système de " prospérité perpétuelle ". Et du fait de ce système on a pu croire que, grâce à la consommation de masse et à l'État social, le caractère insupportable de cette fin en soi coercitive qu'est le travail pourrait être durablement pacifié. Hormis le fait que cette idée a toujours été celle d'ilotes démocratiques, valable seulement pour une petite fraction de la population mondiale, elle devait également se ridiculiser dans les pays hautement développés. Car avec la troisième révolution industrielle de la micro-informatique, la société de travail se heurte à sa limite historique absolue.
Que nous devions atteindre tôt ou tard cette limite était prévisible, car le système de production marchande souffre depuis sa naissance d'une contradiction interne incurable. D'une part, il vit de l'absorption massive d'énergie humaine à travers la dépense de la force de travail ; et plus il en consomme, mieux c'est. Mais d'autre part, la loi de la concurrence exige des entreprises une augmentation permanente de la productivité à travers laquelle la force de travail se trouve remplacée par le capital fixe scientificisé.
Cette contradiction interne était déjà la cause profonde de toutes les crises précédentes, y compris la crise économique mondiale de 1929-1933 aux effets dévastateurs. Mais un mécanisme de compensation permettait toujours de surmonter ces crises : à un niveau de productivité chaque fois plus élevé et après un certain temps d'incubation, l'extension des marchés à de nouvelles couches de consommateurs réabsorbait - globalement parlant - davantage de travail qu'il n'en avait été supprimé auparavant. Certes, la dépense de force de travail par produit diminuait, mais dans l'absolu la production augmentait dans des proportions telles que l'on réussissait à compenser cette diminution, et même davantage. Par conséquent, aussi longtemps que les innovations de produits dépassaient les innovations de processus, la contradiction interne du système pouvait être transposée dans un mouvement d'expansion.
L'automobile est l'exemple historique le plus marquant de ce phénomène : grâce à la chaîne de montage et à d'autres techniques de rationalisation issues de l'" organisation scientifique du travail " (d'abord dans l'usine automobile Henry Ford de Detroit), on put réduire le temps de travail par automobile à une fraction du temps de travail nécessaire auparavant. Parallèlement, le travail était intensifié de façon extraordinaire, de sorte que, dans le même laps de temps, l'exploitation du matériel humain s'en trouvait accrue d'autant. Et surtout, grâce à la baisse des prix qui en découlait, l'automobile, jusqu'alors produit de luxe pour la haute société, a pu être intégrée dans la consommation de masse.
C'est ainsi que, pendant la seconde révolution industrielle (le " fordisme