Le reseau : conséquence ideologique de l’anarchosyndicalisme ?
Force est de constater que les questions sur l’organisation continuent chez les révolutionnaires et, plus particulièrement, chez les anarchosyndicalistes de la CNT-AIT à animer des débats. L’une d’entre-elles porte sur le réseau. D’après ses détracteurs, il serait « marginal dans les milieux libertaires ou anarchistes » (expression qui ne veut pas dire grand-chose, mais le galimatias est à la mode) ou, plus précisément, « il serait même complètement étranger à ces milieux ». Au passage, soulevons deux remarques :
1 : Vouloir amalgamer l’anarchosyndicalisme avec ces milieux, c’est ne pas comprendre ce qui le singularise. L’anarchosyndicalisme en effet s’appuie sur cette conception matérialiste de l’Histoire qui, certes, avance le concept de la lutte des classes, mais il veut de plus aborder le champ social dans son entière complexité et totalité ou, si l’on veut, dans une critique unitaire de ce monde. En effet, il s’érige contre toute parcellisation de la lutte qui entraîne une spécialisation dans un thème contestataire. Sur le plan gnoséologique (théorie de la connaissance), cela aboutit à un réductionnisme cognitif. C’est-à-dire que l’on n’analyse le champ social qu’au travers du filtre de sa propre spécialisation contestataire. Partant de là, l’anarchosyndicalisme s’oppose au clivage de l’économie et de la politique, par exemple, clivage qui conduit à concevoir comme étant indépassable ce schéma organisationnel : l’organisation syndicale d’un côté et l’organisation spécifique de l’autre.
2 : Soutenir cette idée d’étrangeté du réseau ne fait, à mes yeux, qu’illustrer une lacune ou, ce qui est beaucoup plus grave, une méconnaissance de l’Histoire de l’anarchosyndicalisme. Or, que nous dit cette Histoire de l’anarchosyndicalisme qui varie selon les pays ? Voici l’exemple de l’Allemagne.
Retour sur un contexte
Les vicissitudes de la 1ère Guerre mondiale favorisent la sédition contre la monarchie. Le 30 octobre 1918, les marins de Kiel se mutinent. Le 5 novembre 1918, la grève générale éclate dans la même ville, le jour suivant à Hambourg, ce qui débouche sur un soulèvement et un processus révolutionnaire, menés sous la houlette du mouvement des conseils d’ouvriers et de soldats. Le 9 novembre 1918, la République Allemande et la République socialiste libre d’Allemagne sont proclamées, à deux heures d’intervalle, par Scheidemann (SPD : Parti social-démocrate d’Allemagne) et Liebknecht (Ligue Spartakiste). La social-démocratie est prise de court, mais pas pour très longtemps. En effet, elle bénéficie encore d’une influence idéologique assez importante. Pendant le premier congrès du mouvement des conseils d’ouvriers et de soldats, entre le 16 et 21 décembre 1918, elle réussit à obtenir la majorité. Elle dévoie le mouvement vers la collaboration de classe et le parlementarisme et crée l’Assemblée nationale constituante allemande. D’autre part, Noske (SPD) écrase l’insurrection spartakiste de Berlin de janvier 1919 et ordonne aux Corps francs (Freikorps, milice de la droite nationaliste) d’exécuter Liebnecht et Rosa Luxemburg le 15 janvier 1919. Avec à leur tête le général Franz Epp, les Corps francs se chargent de mater trois mois plus tard la République des Conseils de Bavière. Le 31 juillet 1919, l’Assemblée nationale constituante allemande adopte la constitution de Weimar qui fonde la République de Weimar. En 1919, le Traité de Versailles impose à l’Allemagne des conditions qui vont pousser son économie dans l’abîme (le montant écrasant des dédommagements de guerre, par exemple).
En 1923, c’est l’hyperinflation et l’armée française occupe le bassin industriel de la Ruhr jusqu’en 1924 (elle fait pression pour que son capitalisme puisse redémarrer). Cependant, le quinquennat doré (1924-29) marque le retour d’une prospérité économique et d’une stabilité politique. La crise d’octobre 1929 éclate, elle annonce la grande dépression des années 30.
le NSDAP parti national socialiste des travailleurs allemands
En marge, le NSDAP - dont l’idéologie puise à la fois dans l’antisémitisme, le paganisme, le nationalisme et le bolchevisme - tente de profiter de l’opprobre suscitée par l’effondrement du Mark et l’occupation de la Ruhr pour s’emparer du pouvoir à Munich, en Bavière, dans la soirée du 8 novembre 1923, car il espère entamer une marche sur Berlin, à l’instar des Chemises noires de Mussolini. Le lendemain, c’est l’échec complet. Le « Putsch de la Brasserie » vaut à Hitler un deuxième séjour en prison (celui-ci, de treize mois). Hitler va dès lors renoncer à l’illégalisme révolutionnaire pour miser sur le légalisme électoraliste. En son absence, le NSDAP éclate en deux tendances. Dès sa sortie de prison, Hitler le remet sur pied. Il s’emploie aussi à éradiquer l’aile gauche, incarnée par les frères Strasser [1], Goebbels et Röhm (chef de la SA - Section d’Assaut). Hitler veut s’assurer le ralliement des hautes sphères : financières, industrielles, militaires. Avec la grande dépression des années 30, les succès électoraux s’enchaînent et confortent Hitler dans sa ligne politique. Néanmoins, ceux du 31 juillet 1932 sont décevants. L’affaire de Potempa [2] n’arrange rien.
Le NSDAP est pris dans une tourmente. Après des tractations pour se ménager la susceptibilité d’Hindenburg [3], le vieux maréchal décide de nommer Hitler chancelier de la République de Weimar, le 30 janvier 1933 [4]. Hitler ne rencontre pas le moindre signe d’une agitation prolétarienne de masse. C’est bientôt la fin de la République de Weimar.
La FAUD union libre des travailleurs allemands
Le congrès constitutif de la FAUD se tient à Berlin entre le 27 et 30 décembre 1919. La FAUD se veut une organisation révolutionnaire antiparlementariste, anti-étatique et anarchosyndicaliste.
Elle compte en son sein des propagandistes de renom comme Rocker, Lehning, Souchy et Rüdiger. La FAUD joue un rôle très important dans le soulèvement et le processus révolutionnaire de la Ruhr (faisant suite à la grève générale qui dure), dans le sillage d’une grève générale de quatre jours dans toute l’Allemagne. C’est la réponse des travailleurs au putsch de Kapp, à Berlin, le 13 mars 1920. Dans la Ruhr, on assiste à la création d’une Armée Rouge (composée à moitié d’anarchosyndicalistes), à la mise en place des collectivisations (les transports et les entreprises de tisane à Mühlheim, par exemple) et des conseils d’ouvriers et de soldats.
L’armée et les Corps francs rétablissent l’ordre dans la région (quand ce n’est pas l’armée française qui s’en charge en 1923-24).
Même avant l’arrivée au pouvoir du NSDAP, la répression contre la FAUD sera une constante : interdiction de ces unions locales en Westphalie, Saxe, Mecklenburg, Pommern. Elle l’est même complètement en Bavière. Ce qui ne l’empêche pas d’agir pour l’augmentation des salaires et obtenir des meilleures conditions de travail, ou contre le chômage, voire de relayer et mener la campagne pour la libération de Sacco et Vanzetti.
En 1932, la FAUD est la seule organisation subversive encore capable de regrouper plusieurs milliers de membres. Mais elle ne peut à elle seule déclencher la grève générale pour contrer le NSDAP. D’ailleurs, ses appels restent lettre morte. A Pâques, le dernier congrès officiel des anarchosyndicalistes de la FAUD se déroule à Erfut : ceux-ci se préparent à entrer dans la clandestinité ou à choisir le chemin de l’exil.
Dans la nuit du 27 au 28 février 1933, le Reichstag brûle. Il sert de prétexte à Hitler. En mars 1933, le siège de la FAUD à Berlin est perquisitionné : les anarchosyndicalistes présents sont arrêtés et tout le matériel est saisi, y compris les archives de l’AIT. C’est le signal de la première grande vague de répression contre la FAUD sous le régime nazi. La FAUD parvient assez rapidement à se réorganiser et à élaborer un axe d’intervention selon ce triptyque :
1 : L’organisation extérieure qui est le « Bureau de l’émigration », siégeant à Amsterdam (il accueille aussi le bureau de l’AIT mais temporairement, car il est transféré ensuite à Madrid). Il n’est qu’un lieu de transit pour beaucoup d’anarchosyndicalistes qui partent en direction de l’Espagne pour combattre aux côtés de la CNT. Ils se rassemblent dans le DAS (Deustche AnarchoSyndikalisten). Ceci dit, ceux qui décident de rester mettent en place un centre d’émigration de la FAUD qui est un réseau. Ils récoltent aussi des fonds de soutien et éditent du matériel de propagande pour l’envoyer vers l’Allemagne.
2 : L’organisation intérieure qui comprend le « Comité de coordination clandestin » et les groupes locaux de la FAUD. Celui-ci est transféré d’abord à Erfut, ensuite à Leibzig. Sa fonction est d’assurer la liaison entre l’organisation extérieure et celle de l’intérieur, voire la coordination entre toutes les entités.
3 : Les « Groupes autonomes antifascistes » dans le sens où ils agissent entièrement par eux-mêmes et n’ont aucun rapport entre eux afin d’échapper à la Gestapo. Cependant, la sclérose n’est-elle pas la contrepartie ? Est-ce que c’est cette raison qui pousse certains de ces groupes à nouer des liens avec la FAUD ? En tous cas, un réseau de résistance prend forme en recoupant les anciennes zones d’influence de la FAUD (Rhin-main, Saxe, Thuringe, Rhénanie, Hambourg, Berlin).
Mais la FAUD est confrontée à ces trois grandes difficultés :
1 : La situation économique change en 1935 et nombre d’anarchosyndicalistes retrouvent du travail après une longue période de chômage. Ils renoncent à toute activité, car ils savent que la Gestapo les suit à la trace et récolte des informations auprès de leurs employeurs. C’est la peur d’être licencié ou de se faire dénoncer par le collègue de travail.
2 : La répression s’exerce avec encore plus d’acharnement et s’accompagne de la brutalité inhérente au régime nazi (son système concentrationnaire, par exemple). Toute une série de procès (au nombre de sept, pour cinq à quarante inculpés, et un autre pour cent inculpés) se déroulent en 1936. Ce n’est guère mieux en 1937...
3 : Le problème des livraisons de la presse militante se pose à partir de fin 1934 - début 1935. Cette presse militante permet de maintenir la cohésion entre les groupes de la FAUD.
Le réseau de la Rhénanie du nord-Westphalie
Nous pouvons constater que deux filières d’émigration sont constituées :
1 : Düsseldorf, Aachen (Aix-la- Chappelle), en direction de la Hollande ou de la Belgique,
2 : Duisburg, Viersen, Dulken, Kaldenkirchen, Venlo (ville frontalière hollandaise d’accueil, d’où l’on part pour Amsterdam où se trouve le bureau d’émigration de la FAUD). En fait, cette filière est déjà pensée en 1932. Son point névralgique est Duisburg. L’appartement de Julius Nolden sert de plaque tournante pour recevoir les anarchosyndicalistes fuyant le pays, particulièrement le centre. Ce compagnon contribue grandement à structurer ce réseau, grâce à sa position acquise au sein de la FAUD [5]. Julius Nolden remplace Franz Bungert [6] à la région. Julius Nolden n’utilise que la bicyclette comme moyen de locomotion et n’agit que sous le couvert de « la caisse funéraire pour le droit à l’incinération » [7]. Notons également le rôle important d’un certain germano-hollandais Derksen, ce compagnon possède une bonne connaissance de la zone frontalière. Ce qui évite, en cas d’urgence, de passer par le point de Dulken.
Cette même filière sert aussi pour le matériel de propagande, stocké et dissimulé chez la famille du compagnon Derksen, avant de gagner Duisburg qui dispatche par ses faisceaux vers les villes telles que Wattenscheid, Bochum, Mülheim, par exemple. En août 1933, les anarchosyndicalistes de la FAUD inaugurent le système de diffusion. Le rythme des livraisons est assez constant jusqu’à fin 1934 - début 1935 (suspension des livraisons de la presse). Pour l’anecdote, d’après les rapports judiciaires, la brochure « Mangez des fruits allemands et vous serez en bonne santé » (titre de camouflage d’une brochure anarchosyndicaliste) acquiert une popularité chez les mineurs - qui s’apostrophent mutuellement comme suit : « As-tu mangé aussi des fruits allemands ? » En 1936, l’engouement pour la révolution espagnole annonce une reprise, mais de courte durée. Julius Nolden s’active à multiplier les contacts, les déplacements et les réunions pour organiser la solidarité. Quant à Simon Wehren d’Aachen, il s’emploie à chercher des spécialistes pour qu’ils aillent prêter main forte à la révolution.
En décembre 1936, la Gestapo réussit à infiltrer l’organisation intérieure. Début 1937, la Gestapo frappe simultanément ces trois points névralgiques du réseau : Duisburg, Düsseldorf et Köln, qui présentent la particularité avec ceux de Wuppertal, Krefeld, Dulken, Viersen, Mönchengladbach et d’Aachen d’être agencé en « triade », par des liens en faisceaux. Quatre-vingt neuf anarchosyndicalistes, parmi lesquels Julius Nolden [8], sont mis sous les verrous. Le réseau de la Rhénanie du Nord-Westphalie est anéanti.
Considérations
L’Histoire de l’anarchosyndicalisme est ainsi faite et nul ne peut prétendre à la réécrire tout comme l’Histoire, à moins de se complaire dans la spéculation enivrante. L’expérience de la FAUD dans sa lutte contre le régime nazi nous prouve :
1 : Que le réseau est bien une forme d’organisation adoptée par les anarchosyndicalistes. Il inclut l’appui mutuel et la solidarité (« qui est une démarche volontaire et non une contrainte imposée par une majorité » - il est utile de le rappeler [9]).
2 : Que le réseau permet de maintenir une cohésion entre tous les groupes qui le composent et, par là même, de susciter une dynamique, voire de coordonner l’action entre eux. Grâce à son organisation en réseau, la FAUD s’est maintenue entre 1933 et 1937 avant de succomber sous les coups de la répression, exercée par le régime nazi disposant d’une force considérable. Il faut préciser que le réseau est compatible avec le fédéralisme. Dans le texte « Fédéréseau », publié dans le numéro 117 d’Anarchosyndicalisme !, Jean Picard soutient avec pertinence l’Idée que le réseau et le fédéralisme (« Le fédéralisme en réseau ») ne souffre d’aucune aporie, dans la mesure où l’un et l’autre se synthétisent. En la contextualisant, l’expérience de la FAUD peut nous inspirer. Les anarchosyndicalistes de la CNT-AIT et autres révolutionnaires authentiques doivent donc continuer de s’interroger sur la forme d’organisation la plus adaptée à la situation du moment.
Notre but n’est-il pas de potentialiser au maximum notre force dans l’action pour détruire le capitalisme et construire le communisme libertaire ? Qu’est-ce que la force ? Que l’on me permette de citer Emile Pouget (théoricien du mouvement ouvrier) : « La force est l’origine de tout mouvement, de toute action, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l’épanouissement de la force, et hors de la force, il n’y a que néant. Hors d’elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise... ». La force prête son concours à la liberté ou cette carence ontologique des Hommes (et non pas de l’Homme : construction abstraite de l’humanisme bourgeois qui définit son éthique). En effet, nous sommes pourvus de la liberté et nous sommes condamnés à l’exercer. Celle-ci nous constitue. Elle détermine les choix réalisés en fonction d’un but recherché pour influer sur le cours des choses ; grâce à l’action qui nous pousse et renforce notre sentiment de puissance (allant de pair avec la volonté). C’est ce que nous appelons être en situation (de manière à amener une autre situation qui rende impossible tout retour en arrière : la théorie de l’événement). Cette liberté pose notre responsabilité à tous devant l’Histoire ! Dès lors, il s’agit d’avoir l’intelligence politique de la situation, puisque nous sommes confrontés à la réalité de ce monde qui s’impose (l’objectivité). Autrement dit, il y a des conditions (c’est-à-dire des limites et contraintes) qui nous sont faites indépendamment de notre volonté. Or, l’action suppose une méthode particulière, visant également à dégager les enseignements de l’Histoire pour annihiler la fausse conscience de soi (l’ignorance). Quelle est cette méthode particulière ? La dialectique ! Cette dernière permet de comprendre qu’une forme d’organisation est toujours en devenir jusqu’à ce qu’elle se désintègre, parce qu’elle est dans cette incapacité justement à être en situation pour résoudre les contradictions de la situation du moment. L’Histoire voit s’affronter et trépasser les Hommes ; elle n’est pas le lieu où l’on conte paisiblement fleurette, son tribunal rend un verdict sans clémence. Il faut vaincre ou périr !
Paul Anton
[1] En 1930, Otto Strasser fonde la Communauté de combat Nationalsocialiste d’Allemagne (NSKD).
[2] Cinq SA sont condamnés à mort pour le meurtre de l’ouvrier communiste Konrad Pietzuch en vertu de l’ordonnance de Papen.
[3] Pour lui, Hitler n’est qu’un vulgaire petit caporal de Bohême.
[4] La liberté de la presse et de réunion est supprimée par un décret d’urgence (« Notvernordnung ») cinq jours plus tard.
[5] Mécanicien au chômage, ancien trésorier de la « Bourse régionale du Travail de Rhénanie ».
[6] Sans qu’il soit jugé, le régime nazi l’envoie aux camps de concentration de Boorgermoor dès 1933. Il ressort au bout d’une année mais il ne peut mener son activité politique à cause de la surveillance étroite de la Gestapo.
[7] « Grossdeutschen Feuerbestattungskasse » qui permet à Julius Nolden de survivre car il est au chômage depuis 1931.
[8] Il est condamné à 10 ans de prison le 5 novembre 1937 par le Tribunal du peuple. Les Alliés le libèrent le 19 avril 1945 du pénitencier de Lüttringhausen.
[9] Se rapporter au texte « Fédéralisme et réseau » de Paul.
http://www.cntaittoulouse.lautre.net/ru ... ubrique=67
viewtopic.php?f=26&t=6462#p43951