Michel Bakounine THÉORIE GÉNÉRALE DE LA RÉVOLUTION

Sommier théorique et affinités idéologiques !

Michel Bakounine THÉORIE GÉNÉRALE DE LA RÉVOLUTION

Messagepar Paul Anton » Dimanche 05 Juil 2009 19:07

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Sommaire

Présentation générale 7

Chronologie 18

Première partie : La Nature, cette totalité

1/ La conception matérialiste du monde 23 2/ Idéalistes et matérialistes 34 3/ Les missions et les limites de la science 45 4/ Contre le gouvernement des savants 55 5/ La faculté de penser, le besoin de se révolter 62 6/ L’esprit de l’homme et sa volonté 68 7/ Sur le « libre arbitre » 77 8/ L’essence de toute religion 88 9/ L’idée de Dieu est une abdication de la raison 102 10/ Sur l’immortalité de l’âme 112 11/ Liberté de l’âme et entretien du corps 118 12/ Liberté et égalité 123 13/ Philosophie de l’Histoire 130

Deuxième partie : L’Etat et la propriété

1/ La religion de la propriété 139 2/ Travail musculaire et travail nerveux 144 3/ Ouvriers et patrons 150 4/ Le prolétariat, avenir de la civilisation 160 5/ Puissance et décadence intellectuelle de la bourgeoisie 166 6/ La révolution paysanne, anarchique par nature 174 7/ L’absurde fiction du contrat social 181 8/ Théologie de l’Etat 192 9/ Tout Etat est policier 197 10/ La fiction du système représentatif : l’exemple suisse 206 11/ Systèmes monarchique et républicain 211

Troisième partie : Contre le socialisme autoritaire

1/ Les premières batailles du socialisme 219 2/ La sociale-démocratie allemande 226 3/ Critique du programme d’Eisenach 233 4/ Les grèves et les coopératives 243 5/ Solidarités locales et internationale du prolétariat 249 6/ L’Organisation du prolétariat international 259 7/ Notre politique : l’abolition de la politique 267

Quatrième partie : Vers le socialisme libertaire

1/ L ’ Instruction intégrale 275 2/ L ’ Abolition de l’héritage 285 3/ L ’ Abolition de la famille 291 4/ Du patriotisme primitif, animal 294 5/ Sur le principe des nationalités 303 6/ L’Allemagne et le communisme d’Etat 309 7/ La Guerre de 1870 et la Commune de Paris 321 8/ La violence révolutionnaire 337 9/ Associations, communes et fédérations 348 10/ La révolution sociale universelle 355

Notes 365

Références des textes utilisés 375

Index biographique 382

Deuxième partie L’ÉTAT ET LA PROPRIÉTÉ

Chapitre 1 La religion de la propriété

Comment se prouve la moralité d’un homme ? Par sa capacité d’acquérir la propriété quand il est né pauvre, ou de la conserver et de l’augmenter, lorsqu’il a eu le bonheur de l’hériter. La morale a pour base la famille ; mais la famille a pour base et pour condition réelle la propriété ; donc il est évident que la propriété doit être considérée comme la condition et la preuve de la valeur morale d’un homme. Un individu intelligent, énergique, honnête, ne manquera jamais d’acquérir cette propriété qui est la condition sociale nécessaire de la respectabilité du citoyen et de l’homme, la manifestation de sa force virile, le signe visible de ses capacités en même temps que de ses dispositions et de ses intentions honnêtes. L’exclusion des capacités non propriétaires est donc, non seulement dans le fait, mais encore en principe, une mesure parfaitement légitime. C’est un stimulant pour les individus réellement honnêtes et capables, et une juste punition pour ceux qui, étant capables d’acquérir la propriété, négligent ou dédaignent de le faire. Cette négligence, ce dédain ne peuvent avoir pour source que la paresse, la lâcheté, ou l’inconséquence du caractère, l’inconsistance de l’esprit. Ce sont des individus fort dangereux ; plus leurs capacités sont grandes, et plus ils sont condamnables et plus sévèrement ils doivent être châtiés ; car ils portent la désorganisation et la démoralisation dans la société. (Pilate a eu tort d’avoir fait pendre Jésus-Christ pour ses opinions religieuses et politiques ; il aurait dû le faire jeter en prison comme fainéant et comme vagabond.) (4)

Voilà le fond intime de la conscience et de toute la morale bourgeoise. Je n’ai pas besoin de faire observer combien il est contraire au principe fondamental du christianisme, qui, méprisant les biens de ce monde (c’est l’Evangile qui fait profession de les mépriser, non les prêtres de l’Evangile), défend d’amasser des trésors sur la terre, parce que, dit-il, « là où sont vos trésors, là est votre cœur », et qui commande d’imiter les oiseaux du ciel, qui ne labourent ni ne sèment, mais qui vivent tout de même. J’ai toujours admiré la capacité merveilleuse des protestants de lire ces paroles évangéliques dans leur propre langue, de faire très bien leurs affaires, et de se considérer néanmoins comme des chrétiens très sincères. Mais passons. Examinez avec attention dans leurs moindres détails les rapports sociaux, tant publics que privés, les discours et les actes de la bourgeoisie de tous les pays, vous y trouverez profondément, naïvement implantée cette conviction fondamentale, que l’honnête homme, l’homme moral, c’est celui qui sait acquérir, conserver et augmenter la propriété, et que le propriétaire seul est vraiment digne de respect. En Angleterre, pour avoir le droit d’être appelé gentleman, il faut deux conditions : c’est d’aller à l’église, mais surtout d’être propriétaire. Il y a dans la langue anglaise une expression très énergique, très pittoresque, très naïve : « Cet homme vaut tant », c’est-à-dire cinq, dix, cent mille livres sterling. Ce que les Anglais disent dans leur brutale naïveté, tous les bourgeois du monde le pensent. Et l’immense majorité de la classe bourgeoise en Europe, en Amérique, en Australie, dans toutes les colonies européennes clairsemées dans le monde, le pense si bien qu’elle ne se doute même pas de la profonde immoralité et inhumanité de cette pensée. Cette naïveté dans la dépravation est une excuse très sérieuse en faveur de la bourgeoisie. C’est une dépravation collective qui s’impose comme une loi morale absolue à tous les individus qui font partie de cette classe ; et cette classe embrasse aujourd’hui tout le monde, prêtres, noblesse, artistes, littérateurs, savants, fonctionnaires officiers militaires et civils, bohèmes artistiques et littéraires, chevaliers d’industrie et commis, même les ouvriers qui s’efforcent à devenir des bourgeois, tous ceux en un mot qui veulent parvenir individuellement et qui, fatigués d’être enclumes, solidairement à des millions d’exploités, veulent, espèrent devenir marteaux à leur tour – tout le monde enfin, excepté le prolétariat. Cette pensée, étant si universelle, est une véritable grande puissance immorale, que vous retrouvez au fond de tous les actes politiques et sociaux de la bourgeoisie, et qui agit d’une manière d’autant plus malfaisante, pernicieuse, qu’elle est considérée comme la mesure et la base de toute moralité. Elle excuse, elle explique, elle légitime en quelque sorte les fureurs bourgeoises, tous les crimes atroces que les bourgeois ont commis […] contre le prolétariat.

Si, en défendant les privilèges de la propriété contre les réclamations des ouvriers socialistes, ils avaient cru défendre seulement leurs intérêts, ils se seraient montrés sans doute non moins furieux, mais ils n’auraient pas trouvé en eux cette énergie, ce courage, cette implacable passion et cette unanimité de la rage qui les ont fait vaincre en 1848. Ils ont trouvé en eux toute cette force, parce qu’ils ont été sérieusement, profondément convaincus qu’en défendant leurs intérêts, ils défendaient les bases sacrées de la morale ; parce que très sérieusement, plus sérieusement qu’ils ne le savent eux-mêmes peut-être, la Propriété est tout leur dieu, leur dieu unique, et qui a remplacé depuis longtemps dans leurs cœurs le dieu céleste des chrétiens ; et, comme jadis ces derniers, ils sont capables de souffrir pour lui le martyre et la mort. La guerre implacable et désespérée qu’ils font et qu’ils feront pour la défense de la propriété n’est donc pas seulement une guerre d’intérêts, c’est, dans la pleine acception de ce mot, une guerre religieuse, et l’on sait les fureurs, les atrocités dont les guerres religieuses sont capables. La propriété est un dieu ; il a déjà sa théologie (qui s’appelle la politique des Etats et le droit juridique), et nécessairement aussi sa morale […]

La propriété-Dieu a aussi sa métaphysique. C’est la science des économistes bourgeois. Comme toute métaphysique, elle est une sorte de clair-obscur, une transaction entre le mensonge et la vérité, toujours au profit du premier. Elle cherche à donner au mensonge une apparence de vérité, et elle fait aboutir la vérité au mensonge. L’économie politique cherche à sanctifier la propriété par le travail, et à la représenter comme la réalisation, comme le fruit du travail. Si elle réussit à le faire, elle sauve la propriété et le monde bourgeois. Car le travail est sacré, et tout ce qui est fondé sur le travail est bon, juste, moral, humain, légitime.

Seulement il faut avoir une foi bien robuste pour accepter cette doctrine. Car nous voyons l’immense majorité des travailleurs privée de toute propriété. Et ce qui est plus, nous savons, de l’aveu même des économistes et par leurs propres démonstrations scientifiques, que dans l’organisation économique actuelle, dont ils sont les défenseurs passionnés, les masses ne pourront jamais arriver à la propriété ; que leur travail, par conséquent, ne les émancipe et ne les ennoblit pas, puisque, malgré tout ce travail, elles sont condamnées à rester éternellement en dehors de la propriété, c’est-à-dire en dehors de la moralité et de l’humanité. D’un autre côté, nous voyons que les propriétaires les plus riches, par conséquent les citoyens les plus dignes, les plus humains, les plus moraux et les plus respectables, sont précisément ceux qui travaillent le moins, ou qui ne travaillent pas du tout. On répond à cela qu’aujourd’hui il est impossible de rester riche, de conserver et encore moins d’augmenter sa fortune, sans travailler. Bien, mais entendons-nous : il y a travail et travail ; il y a le travail de la production, et il y a le travail de l’exploitation. Le premier est celui du prolétariat, le second celui des propriétaires, en tant que propriétaires. Celui qui fait valoir ses terres, cultivées par les bras d’autrui, exploite le travail d’autrui. Les banques qui s’enrichissent dans les mille transactions du crédit, les [spéculateurs] qui gagnent à la Bourse, les actionnaires qui touchent de gros dividendes sans remuer un doigt ; Napoléon III qui est devenu un propriétaire si riche et qui a rendu riches toutes ses créatures ; le roi de Prusse Guillaume 1er qui, fier de ses victoires […] déjà s’enrichit et enrichit ses soldats par le pillage ; tous ces gens sont des travailleurs, mais quels travailleurs, bons dieux ! Des exploiteurs de routes, des travailleurs de grands chemins. Et encore, les voleurs et les brigands ordinaires sont-ils plus sérieusement travailleurs, puisque, au moins, pour s’enrichir, ils font usage de leurs propres bras. Il est évident, pour qui ne veut pas être aveugle, que le travail productif produit les richesses et donne au travailleur la misère ; et que seul le travail improductif, exploiteur, donne la propriété. Mais puisque la propriété, c’est la morale, il est clair que la morale, telle que l’entendent les bourgeois, consiste dans l’exploitation du travail d’autrui. (4)

L’exploitation, c’est le corps visible, et le gouvernement, c’est l’âme du régime bourgeois. Et comme nous venons de le voir, l’une et l’autre, dans cette liaison si intime, sont au point de vue théorique aussi bien que pratique, l’expression nécessaire et fidèle de l’idéalisme métaphysique, la conséquence inévitable de cette doctrine bourgeoise qui cherche la liberté et la morale des individus en dehors de la solidarité sociale. Cette doctrine aboutit au gouvernement exploiteur d’un petit nombre d’heureux ou d’élus, à l’esclavage exploité du grand nombre, et pour tous, à la négation de toute moralité et de toute liberté. (5)

Chapitre 2 Travail musculaire contre travail nerveux

Citoyens et esclaves – tel a été l’antagonisme dans le monde antique, comme dans les Etats à esclaves du Nouveau Monde. Citoyens et esclaves, c’est-à-dire travailleurs forcés, esclaves, non de droit mais de fait – tel est l’antagonisme du monde moderne. Et comme les Etats antiques ont péri par l’esclavage, de même les Etats modernes périront par le prolétariat. C’est en vain qu’on s’efforcerait de se consoler par l’idée que c’est un antagonisme plutôt fictif que réel, ou qu’il est impossible d’établir une ligne de démarcation entre les classes possédantes et les classes dépossédées, ces deux classes se confondant l’une avec l’autre par une quantité de nuances intermédiaires et insaisissables. Dans le monde naturel ces lignes de démarcation n’existent pas non plus ; dans la série ascendante des êtres, il est impossible de montrer par exemple le point où finit le règne végétal et où commence le règne animal, où cesse la bestialité et où commence l’humanité. Il n’en existe pas moins une différence très réelle entre la plante et l’animal, entre celui-ci et l’homme. De même dans l’humaine société, malgré les positions intermédiaires qui forment une transition insensible d’une existence politique et sociale à une autre, la différence des classes est néanmoins très marquée, et tout le monde saura distinguer l’aristocratie nobiliaire de l’aristocratie financière, la haute bourgeoisie de la petite bourgeoisie, et celle-ci des prolétaires des fabriques et des villes ; aussi bien que le grand propriétaire de la terre, le rentier, le paysan propriétaire qui cultive lui-même la terre, le fermier du simple prolétaire de campagne.

Toutes ces différentes existences politiques et sociales se laissent aujourd’hui réduire à deux principales catégories, diamétralement opposées l’une à l’autre, et ennemies naturelles l’une de l’autre : les classes privilégiées, composées de tous les privilégiés tant de la terre que du capital, ou même seulement de l’éducation bourgeoise, et les classes ouvrières déshéritées aussi bien du capital que de la terre, et privées de toute éducation et de toute instruction. (1)

L’antagonisme qui existe entre le monde ouvrier et le monde bourgeois prend un caractère de plus en plus prononcé. Tout homme qui pense sérieusement et dont les sentiments et l’imagination ne sont point altérés par l’influence souvent inconsciente des sophismes intéressés, doit comprendre aujourd’hui qu’aucune réconciliation entre eux n’est possible. Les travailleurs veulent l’égalité et les bourgeois veulent le maintien de l’inégalité. Evidemment l’une détruit l’autre. Aussi la grande majorité des bourgeois capitalistes et propriétaires, ceux qui ont le courage de s’avouer franchement ce qu’ils veulent, ont-ils également celui de manifester avec la même franchise l’horreur que leur inspire le mouvement actuel de la classe ouvrière. Ceux-ci sont des ennemis aussi résolus que sincères, nous les connaissons, et c’est bien. (2)

Là il [apparaît] avec une clarté aussi affreuse qu’évidente que, désormais, entre le prolétariat, animé d’une détermination farouche, affamé, déchaîné par les passions révolutionnaires socialistes et cherchant inlassablement à créer un autre monde fondé sur les principes de vérité humaine, de justice, de liberté, d’égalité et de fraternité – principes qui ne sont tolérés dans une société bien ordonnée qu’en tant que thèmes innocents d’exercices de rhétorique – et le monde cultivé et repu des classes privilégiées, défendant avec une énergie désespérée l’ordre étatique, juridique, métaphysique, théologien et militaire-policier, considéré comme le dernier rempart qui protège à l’heure actuelle le précieux privilège de l’exploitation économique – qu’entre ces deux mondes, dis-je, le prolétariat misérable et la société cultivée, qui incarne, comme on sait, tous les mérites imaginables, la beauté et la vertu, il n’y a pas de compromis possible. (3)

Il ne reste plus aujourd’hui que deux êtres réels : le parti du passé et de la réaction, comprenant toutes les classes possédantes et privilégiées, et s’abritant aujourd’hui avec plus ou moins de franchise sous le drapeau de la dictature militaire ou de l’autorité de l’Etat ; et le parti de l’avenir et de la complète émancipation humaine, celui du socialisme révolutionnaire, le parti du prolétariat. (4)

Il faudrait être un sophiste ou un aveugle pour nier l’existence de l’abîme qui sépare aujourd’hui ces deux classes. Comme dans le monde antique, notre civilisation moderne, comprenant une minorité comparativement fort restreinte de citoyens privilégiés, a pour base le travail forcé [par la faim] de l’immense majorité des populations, vouées fatalement à l’ignorance et à la brutalité. (5)

C’est en vain aussi qu’on dirait avec les économistes que l’amélioration de la situation économique des classes ouvrières dépend du progrès général de l’industrie et du commerce dans chaque pays et de leur complète émancipation de la tutelle et de la protection des Etats. La liberté de l’industrie et du commerce est certainement une bien grande chose et l’un des fondements essentiels de la future alliance internationale de tous les peuples du monde. Amis de la liberté quand même, de toutes les libertés, nous devons l’être également de celles-ci. Mais d’un autre côté nous devons reconnaître que tant qu’existeront les Etats actuels et tant que le travail continuera d’être le serf de la propriété et du capital, cette liberté, en enrichissant une minime portion de la bourgeoisie au détriment de l’immense majorité des populations, ne produira qu’un seul bien : celui d’énerver et de démoraliser plus complètement le petit nombre des privilégiés, d’augmenter la misère, les griefs et la juste indignation des masses ouvrières, et par là même de rapprocher l’heure de la destruction des Etats. L’Angleterre, la Belgique, la France, l’Allemagne sont certainement les pays de l’Europe où le commerce et l’industrie jouissent comparativement de la plus grande liberté [et] ont atteint le plus haut degré de développement. Et précisément ce sont aussi les pays où le paupérisme se sent de la manière la plus cruelle, où l’abîme entre les capitalistes et les propriétaires d’un côté, et les classes ouvrières de l’autre, semble s’être élargi à un point inconnu dans d’autres pays. (6)

Ainsi en règle générale, force nous est bien de reconnaître que, dans notre monde moderne, sinon tout à fait comme dans le monde antique, la civilisation d’un petit nombre est néanmoins encore fondée sur le travail forcé et sur la barbarie relative du grand nombre. Il serait injuste de dire que cette classe privilégiée soit étrangère au travail ; au contraire, de nos jours on y travaille beaucoup, le nombre des absolument désœuvrés diminue d’une manière sensible, on commence à y tenir en honneur le travail ; car les plus heureux comprennent aujourd’hui que pour rester à la hauteur de la civilisation actuelle, pour savoir profiter même de leurs privilèges, et pour pouvoir les garder, il faut travailler beaucoup. Mais il y a cette différence entre le travail des classes aisées et celui des classes ouvrières, que le premier étant rétribué dans une proportion infiniment plus forte que le second, il laisse à ses privilégiés le loisir, cette condition suprême de tout humain développement tant intellectuel que moral – condition qui ne s’est jamais réalisée pour les classes ouvrières. Ensuite, le travail qui se fait dans le monde des privilégiés est presque exclusivement un travail nerveux – c’est-à-dire celui de l’imagination, de la mémoire et de la pensée –, tandis que le travail des millions de prolétaires est un travail musculaire, et souvent, comme dans toutes les fabriques, par exemple, un travail qui n’exerce pas tout le système musculaire de l’homme à la fois, mais en développe seulement une partie au détriment de toutes les autres, et se fait en général dans des conditions nuisibles à la santé du corps et contraires à son développement [harmonieux]. Sous ce rapport, le travailleur de la terre est beaucoup plus heureux : sa nature, non viciée par l’atmosphère étouffante et souvent empoisonnée des usines et des fabriques, ni contrefaite par le développement anormal d’une de ses forces aux dépens des autres, reste plus vigoureuse, plus complète, mais en revanche, son intelligence est presque toujours plus stationnaire, plus lourde et beaucoup moins développée que celle des ouvriers des fabriques et des villes.

Somme toute, travailleurs de métiers et d’usines et travailleurs de la terre forment ensemble une seule et même catégorie, représentant le travail des muscles et opposée aux représentants privilégiés du travail nerveux. Quelle est la conséquence de cette division non fictive, mais très réelle et qui constitue le fond même de la situation actuelle tant politique que sociale ? Aux représentants privilégiés du travail nerveux – qui par parenthèse, dans l’organisation actuelle de la société, sont appelés à le représenter non parce qu’ils seraient les plus intelligents, mais seulement parce qu’ils sont nés au milieu de la classe privilégiée –, à eux tous les bienfaits, mais aussi toutes les corruptions de la civilisation actuelle, la richesse, le luxe, le confort, le bien-être, les douceurs de la famille, la liberté politique exclusive avec la faculté d’exploiter le travail des millions d’ouvriers et de les gouverner à leur guise et dans leur intérêt propre – toutes les créations, tous les raffinements de l’imagination et de la pensée… et avec le pouvoir de devenir des hommes complets, tous les poisons de l’humanité pervertie par le privilège.

Aux représentants du travail musculaire, à ces innombrables millions de prolétaires ou même de petits propriétaires de la terre, que reste-t-il ? Une misère sans issue, pas même les joies de la famille, car la famille pour le pauvre devient vite un fardeau, l’ignorance, une barbarie forcée avec la consolation qu’ils servent de piédestal à la civilisation, à la liberté et à la corruption d’un petit nombre. Par contre ils ont conservé une fraîcheur d’esprit et de cœur. Moralisés par le travail, même forcé, ils ont gardé un sens d’[une] justice bien autrement juste que [celle] des jurisconsultes et des codes ; misérables eux-mêmes, ils compatissent à toutes misères, ils ont conservé un bon sens non corrompu par les sophismes de la science doctrinaire ou par les mensonges de la politique – et comme ils n’ont pas encore abusé, ni même usé de la vie, ils ont foi dans la vie.

Mais, dira-t-on, ce contraste, cet abîme entre le petit nombre de privilégiés et l’immense nombre de déshérités a toujours existé, il existe encore : qu’y a-t-il donc de changé ? Il y a ceci de changé, que jadis cet abîme a été comblé par les nuages de la religion, de sorte que les masses populaires ne le voyaient pas, et aujourd’hui, depuis que la grande Révolution a commencé à dissiper ces nuages, elles commencent, elles aussi, à le voir et à en demander la raison. Ceci est immense.

Depuis que la Révolution a fait tomber dans les masses son évangile, non mystique mais rationnel ; non céleste mais terrestre, non divin mais humain, son évangile des droits de l’homme ; depuis qu’elle a proclamé que tous les hommes sont égaux, tous également appelés à la liberté et à l’humanité, les masses populaires dans toute l’Europe, dans tout le monde civilisé, se réveillant peu à peu du sommeil qui les avait tenues enchaînées depuis que le christianisme les avait endormies de ses pavots, commencent à se demander si elles aussi n’ont pas droit à l’égalité à la liberté et à l’humanité ?

Du moment que cette question fut posée, le peuple partout dirigé par son bon sens admirable aussi bien que par son instinct, a compris que la première condition de son émancipation réelle, ou si vous voulez me permettre ce mot, de son humanisation, c’était avant tout une réforme radicale de ses conditions économiques. La question du pain est pour lui à juste titre la première question, car Aristote l’a déjà remarqué : l’homme, pour penser, pour sentir librement, pour devenir un homme, doit être libre des préoccupations de la vie matérielle. D’ailleurs les bourgeois qui crient si fort contre le matérialisme du peuple, et qui lui prêchent les abstinences de l’idéalisme, le savent très bien, car ils prêchent de paroles, non d’exemple. La seconde question pour le peuple est celle de loisir après le travail, condition sine qua non de l’humanité ; mais pain et loisir ne peuvent jamais être pour lui obtenus que par une transformation radicale de l’organisation actuelle de la société, ce qui explique pourquoi la Révolution, poussée par une conséquence logique de son propre principe, a donné naissance au socialisme. (7)
"Salut Carmela, je suis chez FIAT ! Je vais bien... Si, si, nous pouvons parler tranquillement, c'est Agnelli qui paye !"
Paul Anton
 
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