La Démocratie comme science-fiction de la politique

Rubrique dédiée à l'abstention.

La Démocratie comme science-fiction de la politique

Messagepar Electron libre » Dimanche 29 Avr 2007 13:08

Louis JANOVER : La Démocratie comme science-fiction de la politique
[url=http://www.collectif-smolny.org/imprimer.php3?id_article=449]

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Présentation par l’auteur parue dans Le Monde Libertaire n°1472, 5-11 avril 2007, p. 9-10.

La démocratie comme science-fiction de la politique

La démocratie repose sur une fiction alors que la science politique a pour but de nous faire croire à son existence. Avec le triomphe incontesté, sinon incontestable, du capital-monde et le nivellement des différences, on assiste à la venue tant attendue du divin enfant, du citoyen. Un homme universel est enfin né, et la démocratie est devenue le véritable espace politique de notre société, son horizon indépassable.

Ce règne de l’égalité fictive, cette fiction démocratique, atteint donc son apogée au moment même où les inégalités réelles ne peuvent plus être masquées par des faux-semblants. D’un côté, les grands principes de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclament l’égalité entre les citoyens, de l’autre, ils s’accommodent de l’inégalité la plus féroce des conditions sociales. Et la Vertu citoyenne ne cesse de faire la morale au Vice du marché ! C’est pourquoi rien ne donne mieux le ton de notre époque que l’ouvrage d’un auteur de science-fiction, Omega de Robert Sheckley. Il décrit une société où le droit est vénéré. Le but est de protéger les personnes en faisant respecter leurs droits d’une manière rigoureuse. Mais une fois qu’on est sûr que les choses se passent dans le respect des règles de l’art, advienne que pourra. On peut tuer, pressurer, torturer, exercer toutes les formes de violences imaginables, là n’est pas le plus important. Ce qui importe ce sont les droits, pas les victimes. Si vos droits n’ont pas été enfreints et s’ils permettent qu’on vous tue, mais dans le cadre légal, alors la démocratie est respectée. Démocratie, ceux qui vont mourir te saluent !

Ce que Robert Sheckley inscrit dans un contexte de science-fiction, on le retrouve exposé, en termes plus ou moins savants, dans tous les ouvrages de philosophie politique. Ils vous expliquent doctement que quelles que soient les violations du droit et les entorses, la démocratie bourgeoise contient ce que tel casuiste, issu comme tant d’autres du trotskisme, appelle le principe de l’affirmation du droit. Ajoutons qu’elle contient aussi le principe qui légitime la négation de ce droit, et que cette négation est bien plus qu’un principe. Elle est tout simplement la réalité de l’exploitation et le ressort de la répression, contradiction que la science-fiction fait apparaître avec réalisme, et que la philosophie politique s’évertue à occulter... scientifiquement. En brodant notamment sur l’idée de servitude volontaire, reprise non sans quelque imprudence de La Boétie et associée de mille manières aux deux questions complémentaires : Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Pourquoi la majorité donne-t-elle à ses maîtres pouvoir sur son propre sort ? Interrogation absurde et néanmoins considérée comme une évidence ! Elle pose l’existence du tyran et elle demande ensuite pourquoi on ne se révolte pas. Mais le tyran est là précisément pour rendre la révolte impensable et impossible, donc parce qu’il y a possibilité de révolte.

Jusqu’à ce que « l’invention démocratique » installe son égalité-Potemkine, le simple corps du Tyran était formé de tous les serviteurs dont il s’incorporait le pouvoir, et qui soutenaient son glaive et sa couronne. Ils étaient à la fois les attributs et les victimes de sa puissance, l’expression d’un rapport de forces brutal et visible de tout un chacun. Mais le tyran actuel se drape dans un manteau, le vrai manteau impérial, tissé des millions de bulletins de vote déposés dans l’urne, que ce soit en sa faveur ou même contre lui. Il se couvre des deux et c’est ce qui fait sa puissance inégalée. Ce sont ces bulletins de vote qui lui confèrent l’invulnérabilité. C’est en leur nom qu’il peut user légitimement du glaive quand on touche au droit de propriété privée et aux intérêts économiques tout-puissants. Le tyran absolu n’attend pas d’être investi par la volonté populaire pour se croire légitime. L’onction de Dieu ou de ses pairs lui suffit, mais il n’en est que plus fragile. Nul souci de ce genre n’embarrasse le tyran anonyme ! Le pouvoir souverain qui est acquis au nom du peuple rend illégitimes tous ceux qui le contestent et donne à ceux qui en sont les détenteurs la quasi-certitude que rien ne peut le remettre en cause.

On parle de l’acte fondateur de la démocratie, de cet acquis sacré que furent droit de vote et suffrage universel, et des sacrifices consentis pour l’obtenir ! On a pu croire, en effet, à tort ou à raison, qu’on tenait là l’instrument nécessaire pour procéder à un véritable changement de société. En réalité, ces nouvelles formes d’expression démocratiques furent surtout utiles pour légitimer l’existence et la permanence d’un nouveau statut social de l’inégalité et se débarrasser des questions gênantes - et, s’il en était besoin, des gêneurs. Qu’en est-il maintenant, alors qu’une chose est indubitablement acquise : aucune des réponses sorties des urnes ne peut changer l’ordre des choses et elles sont faites au contraire pour le réassurer ?

N’est-ce pas justement à cela que veillent désormais les intellectuels dits de gauche, qui suivent pas à pas l’itinéraire de leur classe. Après avoir exploré tous les chemins de la contestation, de Mai 68 à Mai 81, de l’autogestion à l’association, du PC au PS, du camarade au citoyen, en passant par Mao, Castro ou par une autre des multiples variétés de l’alterstalinisme, ils sont revenus de tout, et s’accommodent de n’importe quoi et de n’importe qui - pourvu que le nouveau maître investi par leurs suffrages conserve l’essentiel de leurs propres acquis. Rien d’étonnant qu’au bout de la dégringolade électorale qui les a conduits au degré zéro de la conscience politique se dresse au-dessus des autres figurants utiles une nouvelle figure, ce troisième larron de l’histoire qui prend à tous pour que tout recommence, ou continue. N’est-il pas le mystère révélé des métamorphoses de ces intellectuels qui entre Gauche, Droite et Centre ne savent plus à quel saint se vouer. Et pour cause : cette Sainte Trinité électorale n’est qu’une même personne en trois, preuve qu’en dépit de leurs palinodies nos chantres sont d’une fidélité aveugle : ils adorent et servent toujours le même maître qui s’offre à eux sous différents déguisements pour les dispenser de le nommer tel qu’en lui-même. Il en est du Capital comme du Méphisto du Faust de Goethe. Il n’est jamais si présent dans le monde qu’après avoir adopté la mode des faux mollets grâce auxquels son pied fourchu passe inaperçu !

Aussi n’existe-t-il aujourd’hui qu’un seul acte de refus capable d’ébranler cette pyramide d’impostures et d’imposteurs, de saper à la base cette légitimité factice sans sortir de la logique démocratique : une sécession qui serait dans le monde moderne l’équivalent de ce que fut le retrait de la plèbe dans la Rome antique. Voilà pourquoi, dans notre système de représentation, le mal absolu c’est l’abstention consciente, le refus de participer, et tout tourne autour d’une figure du pire qui ramène les gens aux urnes au nom du moindre mal.

La sécession, c’est une manière d’échapper à un système complètement sclérosé, qui fait tourner les choix politiques dans le même cercle vicieux ; c’est la démocratie prise au pied de la lettre, le droit du citoyen de refuser de se dessaisir de la seule arme en sa possession. Ce geste annule la délégation de pouvoir sans contrevenir au principe démocratique lui-même, puisqu’il affirme un droit imprescriptible : le pouvoir délégué qui n’est pas respecté doit être retiré immédiatement au mandataire et restitué au mandant. Et au-delà de cette limite...

... on entre dans le domaine de la vraie démocratie, la démocratie directe qui revient à la source de la pensée démocratique et prend le risque de poser la vraie question. Non pas pour qui ou contre qui voter, mais : Pourquoi voter ? Qu’est-ce qui peut arriver quand les citoyens refusent que leurs voix soient utilisées encore et toujours pour défendre des intérêts contraires aux leurs ; et qu’ils en tirent enfin les conséquences en donnant un sens « politique » à leur geste ?

— Une révolte ?

— Non, sire, une révolution !

Louis Janover

La Démocratie comme science-fiction de la politique, vient de paraître aux Éditions Sulliver.
11, rue Gambetta. 13200 Arles.
144 pages. 10 euros.
Format : 12 x 18 x 0,8
ISBN : 978-2-911199-83-7
EAN : 9782911199837

:arrow: [url=http://www.geocities.com/editionssulliver/c.htm?200729]
Présentation de l'éditeur:
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Ce livre réunit deux textes qui visent à confronter la théorie, la science de la démocratie, à ses pratiques qui la font apparaître comme une fiction. Comment l'égalité abstraite entre les citoyens peut-elle s'accommoder de l'inégalité féroce qu'introduisent dans les faits les différences de condition sociale et de richesse, problème que l'histoire devait illustrer de manière sanglante chaque fois que les démocrates ont tenté de faire entrer la démocratie dans la réalité conformément à cette promesse. Si bien que l'on peut dire que la démocratie s'est révélée le plus grand ennemi des démocrates et qu'elle a pour première fonction de les empêcher d'aller jusqu'au bout de la démocratie.
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Messagepar Tsé-tsé » Jeudi 03 Mai 2007 22:25

tiens je poste un texte des Amis de Némésis qui rejoint pas mal le texte 'ère médiatique'... :wink:

Retour à l’Étable


« Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? […] Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit. »



Octave Mirbeau, La Grève des électeurs, 1888.




Au premier tour des élections présidentielles en 2002, une grande partie d’électeurs avait administré un désaveu cinglant aux deux principaux partis, piliers centraux du système politique vermoulu de ce pays. Ainsi, Lionel Jospin comme Jacques Chirac s’étaient retrouvés avec des scores infamants. Cette excellente idée, hélas, n’avait fait son chemin qu’en s’exerçant au profit de Le Pen, résultat qui (comme on s’en souvient) avait même horrifié nombre de personnes ayant voté en faveur du parachutiste embourgeoisé, mais qui ne voulaient pas de lui à l’Elysée pour autant.

Depuis lors, le référendum européen du 29 mai 2005 avait désavoué lui aussi les grands partis en faisant triompher, de façon inattendue, un refus massif de la Constitution initiée par l’ineffable Giscard.

On aurait pu supposer qu’ayant pris goût à cette faculté salutaire d’ébranler la confiance en eux-mêmes que les mastodontes du guignol politique, UMP et PS, entretenaient jusqu’alors, un grand nombre de français allaient récidiver une fois de plus, en 2007. Ne venaient-ils pas, en fait, d’expérimenter par deux fois la seule forme d’expression, ô combien modeste et dérisoire, que leur concède un système électoral qui les piège intégralement, et qui ne permet rien d’autre que de distribuer quelques claques plus ou moins symboliques à ceux qui nous méprisent, leur rappelant ainsi que leur monologue a ses limites, et qu’il commence même à se montrer pesant ? Comme contrepoids permettant d’agir ainsi, ils disposaient d’ailleurs cette fois d’autres « solutions » que du Front National, comme par exemple de l’UDF, des altermondialistes, ou du gentil facteur trotskiste. Ainsi leur était-il possible à tout le moins de se compter, de se confirmer leur existence, de prendre conscience d’un poids collectif qui, à la première occasion, pourrait être transposé sur des bases plus saines, à l’écart du guignol électoral. C’est bien là le maximum que le système représentatif permet de faire : compter ceux qui n’en veulent plus.

Or, dans le mécontentement comme en toute chose, c’est toujours la continuité qui importe, et qui donne un sens, a posteriori, à ce qui fut fait. Les élections de 2002 ou le référendum de 2005 ne sont par exemple (et ne restent) que foucades dépourvues de sens si on ne leur fait pas suivre d’autres actes, continuant à illustrer et à constituer leur signification d’ensemble. Dans la continuité, ils auraient pu se transformer en commencement d’une véritable formulation, dans la mesure où l’électorat français aurait ainsi entrepris de transformer la farce électorale, avec les petits moyens du bord, en désaveu de l’aliénation représentative. Confortés par le constat d’un mouvement massif et constant, d’aucuns auraient pu prendre la parole, ouvrir un débat au-delà des partis, chercher des mots pour exprimer et faire avancer une lassitude exprimée de façon si prolongée. Le relatif succès de Bayrou (qui, arithmétiquement n’est cependant qu’un simple retour aux scores plus anciens de l’UDF) illustre d’ailleurs assez clairement la persistance avec laquelle une frange de l’électorat cherche toujours à concilier le rejet de l’establishment politique avec le fait de ne pas renoncer au vote. Le besoin était tel que le plus mou put faire figure de dur.

C’est l’abandon récent de cette tendance, au contraire, qui aura permis aux commentateurs domestiqués, après le premier tour électoral d’avril 2007, d’abonder dans la réjouissance sordide : réjouissance devant le constat que tout est rentré dans le rang, que le bétail est retourné à l’étable, que les Français arborent à nouveau leurs têtes de veaux : les « nonistes » ont voté pour les promoteurs du « oui », les lassés de l’establishment ont remis en selle ce dernier, la Gaule chevelue se met au bipartisme, les râleurs sont partis à Canossa – gaudeamus igitur ! Personne, sans doute, ne se sera illustré dans ce genre nauséabond autant que Colombani, dans Le Monde du 24 avril : on y lit en effet que « ce fut une double victoire : celle de la démocratie sur elle-même ; et contre ses extrêmes ». La démocratie, aux yeux de ce genre de théologien de la misère, c’est ce que d’autres ont appelé le « vote utile » : ne pas batifoler, éconduire les extrêmes (qui donc n’ont pas droit à l’existence), ne connaître que l’appareil des deux grands partis, eux qui nous mènent à marche forcée jusqu’à l’aphonie politique totale du régime bipartidaire américain, ou britannique. Quand deux partis restent seuls en lice, et se disputent uniquement l’honneur de traduire en « politique » les dernières exigences en date du grand capital international, par des réformes que l’idéologie servile s’empresse de réclamer sans relâche, comme sont aussi réclamés les avantages personnels qui s’attachent à ce genre d’activité, la valetaille journalistique subodore une sorte d’apothéose de la démocratie. Pour Colombani, la nature même participe à cette félicité, au point qu’on se croirait dans la France d’Amélie Poulain : « L’histoire retiendra cette belle journée d’avril, dans cette France ensoleillée, ses longues files d’électeurs, vieux, jeunes, couples venus avec leurs enfants, tous patients, tous mobilisés. Donnant l’image d’un pays serein, citoyen, qui redécouvre la politique, qui se réapproprie l’élection présidentielle et montre, par là même, sa volonté de se réapproprier son destin ».

Loin de nous l’idée de contester que ces mots méritent de se graver dans la mémoire, car il n’est pas si aisé de mettre en partition une si constante et frénétique inversion de toute vérité. Quand l’électorat se résout, piteusement, au rôle que le dépérissement du régime représentatif lui a assigné, les librettistes de la soumission frétillent adéquatement. La dégénérescence, mondialement unifiée, de l’illusion démocratique, voilà ce qui se voit magnifié en « redécouverte de la politique ». Et comme cette hyperbole institutionnelle ne suffit pas, pourquoi ne pas la recouvrir par dessus le marché d’une exagération encore plus délirante, du genre « se réapproprier son destin » ? Chez ces gens-là, en effet, on se réapproprie sa vie en adhérant formellement à son dessaisissement. Et voilà donc le visage que prend le destin de la France : celui d’un gnome qu’adorent les consommateurs de dispositifs antivol et les fanatiques de fiches biométriques, et que détestent tous les autres ; ou celui d’une adepte du drapeau tricolore au balcon, dernier soubresaut d’un mitterrandisme éculé et prophète de demi-réformettes controuvées.

Après quelques décennies d’hésitations, le système représentatif rejoint ainsi définitivement son concept. La plus modeste échappée en a été éliminée. Il s’est finalement totalement verrouillé. Et ce sont les électeurs qui s’en seront chargés eux-mêmes, il faut leur laisser un si douteux mérite.

Quand en tout cas les commentateurs noient le corps électoral sous leurs jubilations, c’est bien la preuve nécessaire et suffisante que l’encéphalogramme de la France se rapproche de celui d’un sarkophage. Les parasites de la décomposition entonnent alors l’air triomphal de la résurrection.

C’est ainsi que sur ce terrain aussi, le peuple est invité à ne pas faire ce qu’il aime, mais à se contenter d’aimer ce qu’on lui dit de faire. Et cette habitude servile, fruit d’une domestication croissante qui a pris de si surprenantes proportions partout, ne pouvait guère tolérer la moindre survivance anachronique dans tel secteur particulier. La mise au diapason est donc en bonne voie. Désormais, les seules discordances viendront des banlieues, des cités, de ceux qui ne peuvent se sentir concernés par la modernisation du spectacle politique, parce qu’elle n’est pas faite pour eux, mais contre eux ; et de tous ceux que la déconstruction du salariat et la désertification croissante du tissu industriel, poursuivies en dépit de tous les discours contraires, va encore jeter dans la rue. Dans ces banlieues populaires, on a voté massivement Royal comme pour se convaincre que quelque chose était encore possible, alors qu’il est minuit moins cinq, mais on peut aussi raisonnablement penser que le poids de tout ce qui y empêche de vivre ne pourra en aucune manière, à la longue, être atténué par une simple rhétorique néo-socialiste. Ceux qui estiment, en cachette, qu’on peut transférer toutes les usines en Chine et recycler l’ex-population laborieuse en animateurs touristiques disséminés dans l’ex-campagne française, ne font que simuler un espoir à usage interne, pour gérer encore pendant un petit moment ce qui part déjà dans tous les sens, et ne pourra se perpétuer tel quel. Quant à ceux qui prétendent pouvoir revigorer l’activité industrielle, ils sont encore pires, puisqu’ils profèrent leurs mensonges dans une sorte d’état d’apesanteur économique. Quelles seront les convulsions, heureuses ou malheureuses, qui résulteront de ces impasses assurées ? Voilà bien la seule question qui mérite encore l’intérêt. Sans nul doute, des élections ne représentent qu’un micro-événement dans ce processus aussi global qu’effrayant, tant le programme de nous faire essuyer les plâtres est commun à tous les compétiteurs « politiques », puisque inhérent au système représentatif lui-même et à sa défense très peu discrète de la marchandise et du capital. Tant que les hommes abdiqueront toute action politique, c.a.d. directe, et accepteront d’être représentés, ils ne seront que le rêve d’une ombre, comme disait Pindare, des porteurs de marchandises, des esclaves de la mode : autant de vies d’emblée réfutées. Mais comment quelqu’un qui s’est habitué à vivre seul, n’ayant pour compagnon que divers équipements électroniques auditifs ou visuels ou les deux, prenant de semblables conditions de vie pour de la « liberté », percevrait-il la solitude et l’impuissance de la monade dans l’isoloir ? L’isolement « politique » de l’électeur, connu de la pensée critique et révolutionnaire depuis deux siècles, avait en réalité anticipé sur l’isolement social et économique, qui vient de boucler la boucle. Le puzzle est maintenant au complet, l’impuissance de l’isolé est désormais la règle, et tout est logiquement jugé en fonction d’elle, et à son aulne.

Dans un si funeste contexte, l’obscénité des réjouissances électorales n’a d’égale que celle d’une coupe du monde de football : elle est un naufrage tricolore de plus. En pleine marée montante du nationalisme belliciste préparant la première guerre mondiale, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht s’étaient opposés à ce crétinisme de masse : or, chaque élection en mérite autant, et celle de 2007 plus que toute autre, puisqu’elle accomplit l’affreuse promesse qu’elles contiennent toutes : le retour à la niche.



Les Amis de Némésis

2 mai 2007
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Messagepar tomatok » Lundi 21 Mai 2007 16:34

au sujet de l'ère médiatique et compagnie, décidément, on n'en finit pas de tomber dans le spectacle politique, et j'ai beau le savoir, ça me met les yeux comme ça : :shock: à chaque fois ! :lol:
à l'instant sur france info, métaphore pour parler de la victoire de l'OM avec la victoire de sarko, le "journaliste" parle de la longue "campagne électorale" de l'entraineur de l'OM pour en arriver là, etc...

au sujet de la politique spectacle, plusieurs textes dans les télérama de ces dernières semaines abordaient la question de manière très juste je trouve, ça m'a d'ailleurs surpris.

il est temps de faire "l'ère médiatique 2 -le retour" mais je sais pas si on va y arriver :wink:
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Messagepar Tsé-tsé » Vendredi 25 Mai 2007 10:25

entièrement d'accord, d'autant qu'il y a de la matière avec maintenant la politique-people, c'est-à-dire le niveau zéro du débat. sauf qu'en ce moment je regarde plus la télé donc j'ai loupé des épisodes, zut alors :wink:
faut s'y mettre !
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Messagepar tomatok » Vendredi 25 Mai 2007 12:24

Tsé-tsé a écrit:sauf qu'en ce moment je regarde plus la télé donc j'ai loupé des épisodes, zut alors :wink:
faut s'y mettre !

c'est pas grave, pour le moment y'a plus d'émissions politiques ! mais j't'avoue que je m'en suis tellement farci avant les présidentielles que j'ai pas trop envie de recommencer en fait...
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Messagepar Electron libre » Samedi 02 Juin 2007 17:49

:arrow: http://refractions.plusloin.org/article ... article=83

Premier des deux textes réunis dans le livre de Janover

La démocratie comme science -fiction de la politique

Louis Janover


Il n’est pas si loin le temps où les plus aguerris de nos philosophes voyaient déjà l’Armée rouge camper aux portes de Paris ; où le sagace Claude Lefort ne donnait pas cher des « ressources énergétiques de l’Europe » convoitées par l’URSS ; où Castoriadis et Morin mettaient l’Occident en garde contre l’homo sovieticus, type anthropologique inédit dévoré par la soif de conquêtes et ne reculant devant rien pour l’étancher. Aussi le béotien qui arrive après la bataille ne peut manquer de poser une question de simple bon sens : Pourquoi les « totalitarismes » se sont-ils effondrés comme châteaux de cartes alors que la « démocratie » semble devenue le nouvel horizon indépassable des siècles ? C’est que le Tout-État ne faisait pas le poids dans la balance marchande. Fidèles à eux-mêmes, les intellectuels avaient pris leurs cauchemars pour la réalité, comme hier ils avaient pris au pied de la lettre ce que leur soufflait à l’oreille Trotski sur Octobre, Staline, Mao ou Castro sur le « socialisme réellement existant ». En fait, malgré, ou à cause, de son aspect menaçant, Big Brother en armure n’était pas de taille à résister longtemps aux pressions tentaculaires de la démocratie flexible, bien supérieure au totalitarisme dans l’art et la manière de se faire entendre et obéir sans élever la voix.

Et, en effet, les rapports de production capitalistes ont ceci d’inédit qu’avec eux s’achève en même temps que s’occulte l’unité du despotisme qui s’exerce dans toute l’épaisseur de la société. Pouvoir économique et pouvoir politique se fondent dans le creuset de l’exploitation, de sorte que la société paraît n’obéir qu’à l’action de lois naturelles et subit les exigences de l’accumulation comme s’il s’agissait du changement des saisons ; et que la domination réelle du capital intègre en souplesse toutes les formes de coercition. D’où l’émergence de la notion de gouvernance ! D’où la crise politique, qui est une crise du politique, sans remède autre qu’une réinvention de la « démocratie ».

Ce n’est pas « un parti parlementaire, mais une classe dirigeante, qui se trouve en possession de tous les instruments de la domination économique et sociale », soulignait Rosa Luxemburg dans sa critique des illusions du réformisme d’alors. De ce fait, « les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que les instruments des intérêts de la classe dominante ». [1] Dans l’Armée nouvelle, Jean Jaurès expliquait que, tout au contraire, « l’État n’exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces ». [2] Mais qu’exprime le rapport des classes dans la société bourgeoise, sinon la force de la classe dominante au sein des rapports de production ? Ce sont ceux-ci, en effet, qui déterminent la position respective de la classe ouvrière et des détenteurs des moyens de production, qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou d’une bureaucratie. Dès lors, comment une simple transformation juridique ou culturelle, voire un transfert de majorité, pourrait-il modifier le rapport général qui enferme tout le système de délégation dans l’ordre de la propriété ?

La thèse de Jaurès selon laquelle « il n’y a jamais eu d’État qui ait été purement et simplement un État de classe, c’est-à-dire qui ait été aux mains d’une classe dominante un instrument à tout faire et le serviteur de tous ses caprices » [3], énonce un truisme sans valeur explicative. Car cela ne dit rien de la part respective qui revient aux forces en présence. Et s’il caractérise l’État comme « l’expression d’une démocratie bourgeoise où la puissance du prolétariat grandit » [4], tout le problème est de savoir jusqu’où elle peut grandir sans porter ombrage à la classe qui domine la société non en raison de sa place dans l’État, mais qui domine l’État en raison de sa place dans les rapports sociaux.

Détenir le pouvoir politique, c’est détenir le moyen de travestir tel intérêt particulier en intérêt général, d’imposer une expression d’ensemble de l’intérêt social. Quand « chaque fraction du peuple peut se poser comme peuple » aucune d’entre elles ne dispose du « vrai », notait déjà Hegel dans la Raison dans l’histoire. La chose n’avait pas échappé à Rousseau en proie à ses propres incertitudes. « Il importe donc, écrit-il dans le Contrat social, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. » Car si une association partielle se forme aux dépens de la grande et l’emporte elle-même « sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors, il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier ». Mais cet avis se donne pour l’expression de la volonté générale, faute de quoi la supercherie ne serait point acceptée.

Car l’addition des votes, la Majorité, la « volonté de tous », peut exprimer une volonté étrangère à la volonté générale, un intérêt particulier contraire à l’intérêt général. « On doit concevoir par là que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit. » Tout caractère d’équité et de justice disparaît s’il n’existe pas « un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie ». Ainsi, tout l’édifice de la représentation démocratique se fonde sur un faux-semblant, qui postule l’égalité entre les voix et l’harmonie entre les citoyens pour en déduire par avance la légitimité du pouvoir sorti des urnes. L’analyse de classes ne tend à rien d’autre qu’à mettre au jour la nature de cet intérêt particulier qui fait de l’État sa propriété privée !
Les institutions parlementaires assurent la transsubstantiation de cette volonté particulière en volonté générale, de sorte que chacun puisse croire que la démocratie est l’instrument d’enregistrement fidèle des aspirations du peuple au changement et transmet à l’État ses plus infimes variations. Compte tenu des modes de sélection et de représentation en vigueur, de la structure des partis politiques, l’importance numérique du « peuple » ne peut contrebalancer la puissance économique et sociale de la classe qui dispose de tous les moyens pour peser sur les mécanismes de délégation du pouvoir et de prises de décision. D’où la nécessité de faire en sorte que l’acquiescement à l’acte de dépossession passe pour avoir été librement consenti. C’est là le vrai pivot de la démocratie. Car ce n’est pas malgré le suffrage universel, mais grâce à lui que l’État peut s’ériger en instrument de la classe économiquement dominante sans avoir l’air de prendre parti.

On a imaginé, dit Pierre Leroux, « de nommer des chefs, au lieu de se les laisser imposer ». Mais si on « considère attentivement la modification que l’élection fait subir à la hiérarchie, on voit que la hiérarchie ne change pas de nature et d’essence quoique la source du pouvoir ait changé [...]. Ainsi, le despotisme vaincu comme droit n’est pourtant nullement atteint en fait, puisque à peine sorti par une porte, si je puis m’exprimer ainsi, il rentre par l’autre, par la nouvelle origine donnée au pouvoir ». [5] Autre manière de dire que le Fait prime le Droit. Un fil d’airain invisible tient en laisse la démocratie, sans échappatoire possible. Ce lien social a été forgé de manière à s’allonger ou à rétrécir sans se rompre, car, quelles que soient les circonstances, c’est « la grandeur de l’accumulation qui constitue la variable indépendante, et celle du salaire la variable dépendante et non l’inverse ». [6] Inverser le rapport, ce serait tout simplement renverser le système de production existant.

Une simple transformation des conditions politiques, juridiques et culturelles sera toujours impuissante à modifier le rapport général qui définit la proportion entre les deux parts de l’économie mixte de manière que le « public » reste un service du « privé ». Le sacro-saint Progrès fait partie intégrante de cette dynamique contradictoire. Et c’est à l’État, résumé et garant de ce rapport de forces, qu’il incombe de donner force de loi aux nouveaux modèles d’organisation du travail et de mystifier en une loi de la nature la loi de l’accumulation capitaliste.

Non seulement le suffrage universel n’est jamais parvenu à déplacer d’un pouce cette borne, mais chacune de ses conquêtes « citoyennes » la rend plus pesante encore. Jean-Jacques Rousseau l’avait pressenti dans le Contrat social. Après avoir posé que par le Pacte fondamental les hommes, en dépit des inégalités naturelles de force physique ou de génie, « deviennent tous égaux par convention et par droit », il ajoutait en note, comme pour ouvrir la porte à une conception critique de la structure sociale : « Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les loix sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien. » [7]

Mais où se niche donc l’origine des « mauvais gouvernements », puisque le Pacte est censé enraciner l’égalité entre citoyens ? Force est bien de rechercher de l’autre côté du miroir du droit et des lois, dans l’opposition entre le riche et le pauvre et l’usurpation légale qui en résulte. C’est après la tabula rasa opérée par la Révolution française qu’il eût été possible à Rousseau de percer le secret du Pacte social et de ses mirages : l’inextricable interpénétration du politique et de l’économique. Et c’est avec l’épanouissement de la domination du capital sur la société que le principe de spécification marxien cher à Karl Korsch a permis de mieux voir à quel endroit se nouent les fils de l’illusion démocratique : la « connexion matérialiste qui, dans la société bourgeoise, existe entre la “forme politique spécifique” de la communauté et “le rapport de souveraineté et de dépendance tel qu’il découle directement de la production et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci” ». [8]

Le contrat de travail, qui postule l’égalité abstraite des parties contractantes, escamote non seulement leur inégalité réelle sur le plan économique, mais aussi la domination qui s’exerce sur l’ouvrier [9] ; il rejette hors de la sphère de l’exploitation les rapports politiques, juridiques et culturels, hors du rapport général qui fonde le pouvoir de la classe aux quarante écus. Car « la notion de personne légale est le masque économique du rapport de propriété » et dissimule le fait que domination et subordination lui sont indissociables. C’est cette position-là et non l’expression juridique qu’en donne le droit privé qui définit le contenu humain des droits de l’homme. D’où le paradoxe que Rousseau avait exposé dans la clarté de la découverte première : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira. » [10] On comprend pourquoi la nouvelle conception de l’histoire voit dans toute analyse en termes de rapports de production une dérive vers un « économisme » sans retour : montrer d’où vient l’impulsion première de la machine revient à révéler que le pacte social est en fait l’acte de résiliation permanente du droit de l’une des parties. Chacun connaît la célèbre image selon laquelle on ne s’assoit pas sur des baïonnettes. Pourtant, ce sont elles à n’en pas douter qui sont le siège du pouvoir. La suprême astuce consiste à fondre dans le décor ces encombrants auxiliaires et, pourquoi pas, à faire de ces attributs de la tyrannie le garant des libertés démocratiques.
Servitude, mode d’empoi
Un éditorialiste de talent, en quête d’un nouveau paradigme qui ferait oublier aux intellectuels les errements de l’hégéliano-marxisme, félicitait Francis Fukuyama, l’auteur à succès de la Fin de l’histoire, d’avoir remis l’économie à sa place, seconde voire secondaire, et replacé « au premier rang les causes idéologiques, psychologiques et culturelles ». [11]

François Furet, qui s’est pour sa part largement inspiré des thèses de Claude Lefort sur le Politique et la Démocratie, découvre à son tour qu’il n’existe pas d’« antécédent du social sur l’État », de « précédence du social sur le politique » ; et qu’on ne comprend rien à l’histoire si l’on rejette « l’idée de l’indépendance de l’État par rapport à la société », si l’on refuse de saisir la figure de l’État dans sa « relative indépendance par rapport à la société ». [12]

Autonomie, indépendance - relative ou absolue. Livrées sans autres précisions, ces notions, déjà approximatives en elles-mêmes, restent des mots creux. Car quoi qu’on en pense, seul le rapport à la société et aux conditions dites matérielles permet de mesurer le degré d’autonomie et d’indépendance, donc le degré de non-dépendance et de non-autonomie, ne fût-ce que pour une raison de simple bon sens : le concept d’exploitation enveloppe évidemment un contenu autre qu’économique ; il est coexistant à la coercition exercée du haut en bas de la pyramide sociale. On ne domine jamais pour dominer, mais parce que et pour que, sauf à détacher la domination de ses fondements empiriques et à bâtir un monde sens dessus dessous, royaume des hypostases où l’« idéologico-politique », devenu la clef de voûte de tout l’édifice conceptuel, flotte en état d’apesanteur sociale.

Un pas encore et nous voici en effet au royaume de Quinte-Essence, là où le philosophe Marcel Gauchet a échoué, à la suite de Claude Lefort, en vue : « du bord extrême du monde temporel, en vue de l’en-deçà du déjà-là. Épreuve d’une limite, en ceci encore qu’il nous faut alors renoncer à toute saisie d’un quelque chose et d’un a priori en particulier ».

Que reste-t-il à trouver ou à prouver à celui qui sera parvenu au cœur de « l’originaire lui-même qui appelle le geste instituant, enclenché dans le double mouvement d’effacement et de présentation où se livre l’origine » [13] ? Dans cette histoire enchantée, où la volonté pure du sujet libre en droit règne sans partage, et sans ancrage, il n’existe pas, en effet, de « division de fait », mais une « division qui est aussi bien celle du particulier et de l’universel, un désir et de la loi, du désir lui-même, enfin, en désir d’avoir et désir d’être, désir de dominer et désir de n’être pas dominé ». [14] Dès lors, tout se réduit à un va-et-vient tautologique entre désirs contraires et désirs contrariés. L’État serait moins garant de l’obéissance des exploités contraints par le besoin d’intérioriser les valeurs de leurs maîtres que l’expression d’un désir natif qui les disposerait à réclamer le joug protecteur. Et s’il leur arrive de le secouer de temps à autre, leur révolte n’aura aucun effet libérateur de longue portée, car cette violence débridée les ramène obligatoirement à son origine, une soif d’être délivrés des affres de la liberté. Toute Révolution serait alors grosse de la pire des servitudes. Soljenitsyne ne parle-t-il pas, à propos des effets pervers d’Octobre, « du plaisir à être soumis », si bien que le Goulag pèse doublement sur les épaules des victimes. D’où la morale qu’il a tirée de cette histoire :

Nous avons purement et simplement mérité tout ce qui a suivi. » [15]

« Librement esclaves » ! La formule de Joseph de Maistre prolonge et durcit l’idée de « servitude volontaire » mise au jour par La Boétie, qui n’en faisait pas un statut quasi ontologique. Elle s’inscrit désormais en filigrane de tous les discours sur le désir de domination enraciné dans une aliénation inhérente à la nature humaine. Une chaîne souple et subtile nous retiendrait sans nous asservir pour assigner à chacun sa place dans l’ordre universel. Mais l’obéissance dont fait état Joseph de Maistre ignore ce qu’est la liberté car elle est ignorance des desseins de la Providence et non renoncement librement accepté : elle referme l’obéissance sur elle-même et donne un semblant de logique à un non-sens. Dans les deux cas, les mots s’excluent mutuellement. Seule la domination est volontaire et son principe ne saurait s’étendre à ceux qui la subissent.

Le contournement sémantique cache en fait le sens des médiations sociales et politiques de la servitude telles que Spinoza, avant Rousseau, en a démonté le mécanisme pour en faire ressortir l’absurdité. D’une part, « nul ne saurait de son propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité de son droit naturel », mais, d’autre part, « la Souveraine Puissance peut obtenir, par des procédés variés, que la grande majorité des hommes conforment leurs croyances, leurs amours et leurs haines aux vœux qu’elle-même entretient ». [16] Procédés de plus en plus sophistiqués, en effet, car la Souveraine Puissance a compris que le meilleur moyen d’asseoir son pouvoir est d’infuser les prérogatives du Souverain dans l’esprit des lois et de sembler ainsi aller au-devant des vœux de la majorité. L’intériorisation des normes de la servitude doit nécessairement être dite volontaire, sinon elle échouerait à dissimuler le fait qu’elle ne l’est pas. Blaise Pascal ne s’y était pas laissé prendre. « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice. » [17]

Nous ne sommes pas loin du « Tyranipocrite » des Niveleurs qui, bien avant Babeuf, fustigeaient les noces infernales de la Tyrannie et de l’Hypocrisie, fertiles en ruses langagières. Et c’est de la même morale subversive des Divagateurs « arrachant le masque de la vertu » (Erbery) que s’inspire Shelley, près d’un siècle et demi plus tard. Avec The Mask of Anarchy, « vision de poésie », l’œil est à la fois le dedans et le dehors d’une Apocalypse profane, véritable « illumination » prophétique destinée à percer à jour les nouveaux travestissements de la Bête et à nous révéler le sens de la révolte dans l’histoire. [18] La « Tyranipocrisie » parle aujourd’hui « démocratie », puisque c’est par la voix des urnes que le peuple est invité à faire entendre à ses maîtres qu’il se complaît dans son état. En ce sens, chaque « consultation électorale » renouvelle et célèbre symboliquement l’acte d’allégeance primitif, de sorte que les normes de la domination et de la servitude semblent imprimées dans le « tissu social » en fonction de « lois naturelles » et que les effacer serait, nous dit-on, entamer la matière même de l’histoire et la léser.

Sens dessus dessous

« Cette identification des opprimés à la classe qui les gouverne et les exploite n’est cependant qu’une partie d’un plus vaste ensemble. Les opprimés peuvent par ailleurs être attachés affectivement à ceux qui les oppriment, et malgré leur hostilité contre ceux-ci voir en leurs maîtres leur idéal. Si de telles relations, au fond satisfaisantes, n’existaient pas, il serait incompréhensible que tant de civilisations aient pu se maintenir si longtemps malgré l’hostilité justifiée des foules. »

À lire ces lignes de l’Avenir d’une illusion de Freud on croirait le destin de l’humanité scellé pour les siècles des siècles. Mais cet attachement volontaire ne dissimule-t-il pas une contrainte d’autant plus puissante qu’elle semble aux individus un fait de nature contre lequel ils s’élèveraient en vain ? La « civilisation donne à l’individu ces idées, car il les trouve déjà existantes, elles lui sont présentées toutes faites, et il ne serait pas à même de les découvrir tout seul ». [19] Ainsi se retourne l’argument. La servitude volontaire est en réalité la chose la plus involontaire au monde, puisqu’elle s’impose à l’individu en dehors de tout choix comme une prescription inscrite dans sa chair dès avant sa naissance. « La civilisation » devient ici le deus ex machina de l’histoire, même si elle se colore encore de la clarté des Lumières.

Dire que les hommes travaillent de leur propre chef à se forger des chaînes revient, paradoxalement, à présupposer deux états contradictoires : que cette idée d’un lien de dépendance est antérieure à la dépendance même, qu’elle est préformée ; ou bien qu’il existerait un lieu originel de liberté pure, une société où il n’y aurait eu de chaîne d’aucune sorte. C’est surtout ne pas voir que le premier maillon ne fut pas simple chaîne, mais rapport, un trait d’union qui devint ensuite le nœud de cette nécessité si bien démêlé par Rousseau :

« Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous. Je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. » [20]

La servitude volontaire est l’autre nom de la domination volontaire, tant il est vrai qu’on ne saurait penser l’une sans l’autre, puisque les mêmes conditions matérielles rendent possibles l’une et l’autre. Car avant et en dehors de tout système de représentation politique, il faut déjà qu’un pouvoir dicte le sens de cette évolution ; un pouvoir agissant avant la loi et l’ordre ; un pouvoir qui confère au pouvoir législatif la force de s’instituer, et au suffrage universel la forme politique adéquate à une réalité de la société constituée ; une force dans laquelle se trouvent l’origine et la cause des conflits et des antinomies qui rendent nécessaire l’existence de l’ordre représentatif et de ces appareils - police, tribunaux, administration - destinés à faire respecter la supposée volonté générale ; laquelle, par le seul fait qu’elle se manifeste de cette manière, révèle sa nature antinomique comme expression abstraite, illusoire, d’un intérêt général dont le caractère fictif ne cesse d’éclater dans le fonctionnement des institutions qui prétendent respecter une moyenne entre les égoïsmes inconciliables. Claude Lefort l’affirme et le répète : « La démocratie exige que le lieu du pouvoir reste vide », que le souverain « n’apparaisse plus au-dessus des lois », que « la source de la loi [devienne] inlocalisable ». Disons plutôt : la démocratie exige que le nom du pouvoir reste imprononçable, que « lois et droits se succèdent comme une éternelle maladie » (Goethe) - mais que leur origine s’efface des mémoires.

La désintrication du « théologique et du politique », nous dit encore Lefort, représente un « événement considérable, puisqu’il induit à admettre la légitimité de croyances, d’opinions et d’intérêts multiples, voire opposés, pourvu que le conflit ne mette pas en péril la sécurité publique ». Elle existe pourtant cette force supposée inlocalisable et mise à l’abri des regards, qui impose ses limites aux croyances, à l’opinion et aux conflits et permet à la sécurité publique de s’exercer comme un processus naturel : c’est le droit de propriété. Lui seul, en effet, « donne en quelque sorte visibilité au discord dans le cadre d’un monde commun ». Mais le « discord », toujours préjudiciable aux gens du « commun », loin d’être la preuve que le pouvoir se maintient à égale distance des deux pôles antagonistes, révèle qu’il est lui-même concentré à l’un des pôles. Le déséquilibre permanent contredit sans cesse le principe au nom duquel la démocratie réclame l’adhésion de tous.

L’exception nie en permanence la règle, mais la règle reste intouchable car sans son existence il serait impossible de légitimer les exceptions. De ce cercle vicieux, on ne sort que par des artifices de langage. C’est parce que l’État n’est que l’expression de la volonté d’une classe qui impose son intérêt comme intérêt général que les catégories du droit entrent en collision permanente avec leurs propres prémisses. Contradiction inévitable, nécessaire même, aveu d’un dualisme sournois qui se résout périodiquement par un antagonisme ouvert et violent entre tel intérêt particulier lésé par tel autre ayant su s’élever dans l’État de droit au rang d’intérêt général et de loi.

En raison de l’opposition irréductible entre l’intérêt particulier dominant et l’intérêt commun bafoué, « celui-ci prend, en tant qu’État, une configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire ». Mais il s’élève toujours « sur la base des classes sociales déjà issues de la division du travail », classes « dont l’une domine toutes les autres ». Il s’ensuit « que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., ne sont que les formes illusoires - le général étant toujours la forme illusoire du communautaire - dans lesquelles les luttes des différentes classes entre elles sont menées ». [21] « La place du privilège a été occupée ici par le droit », qui, par la force des choses, s’érige en garant des nouveaux privilèges.

L’égalité idéale entre citoyens est à chaque instant démentie par l’inégalité de leur statut profane. L’intérêt le plus puissant de la société s’impose comme intérêt général, et l’État en fait son affaire personnelle. Il devient alors lui-même l’intérêt général d’un intérêt particulier qu’il confond avec son mobile intéressé de bureaucratie d’État - professionnels de la politique et de la représentation idéologique. Pour permettre que la somme des égoïsmes particuliers les plus puissants ne lèse pas l’égoïsme principal, et que le droit de la majorité ne pèse pas plus lourd que le droit de la minorité, le suffrage universel devrait devenir « illimité, actif aussi bien que passif ». Mais ce saut qualitatif signifierait du même coup son abolition.

« Exiger la réforme du suffrage, c’est donc exiger, à l’intérieur de l’État politique abstrait, la dissolution de celui-ci, mais aussi celle de la société civile. » [22]

Ainsi, le suffrage universel ne peut se réaliser sans se nier, car la démocratie directe rend inutile le système de médiations né du divorce entre la société civile et l’État politique, entre le citoyen et l’individu privé. Que la vérité de la démocratie selon Lefort soit la non-démocratie de sa pratique ; que « le principe de l’affirmation du droit » laisse partout filtrer l’arbitraire - tel est le secret du pluralisme de la représentation politique qui n’est là que pour dissimuler l’unité indissoluble de l’exploitation et de la domination, nouvelle figure de « l’Un » dans le despotisme moderne où le fétichisme de l’économie marque de son signe tous les rapports sociaux.
Une démocratie sans démocrates
Claude Lefort nous invite, il est vrai, à renoncer au « fantasme de la Révolution » sous peine de succomber à la tentation totalitaire ; à « consentir à penser et agir dans les horizons d’un monde » qui préserve « une indétermination du social et de l’historique » et permet d’« exploiter les ressources de liberté et de créativité auxquelles puise une expérience qui accueille les effets de la division ». [23] Par malheur, cette indétermination du social et de l’historique est désormais la chose la plus déterminée qui soit, puisqu’elle s’enracine dans l’inégalité sociale elle-même ancrée dans la division du travail.

Parlons profane : ce n’est pas l’État total entre les mains de l’Égocrate qui tend invinciblement à « pétrifier les rapports sociaux ». Le fétichisme de la marchandise s’est emparé de tout l’espace de la production, de toutes les facultés et de tous les attributs humains qu’il soumet ainsi à l’attraction de l’un des pôles de la société. Et si le mouvement ouvrier « s’est peut-être enlisé à son tour, du moins pour une part, dans la tourbe des bureaucraties nées des nécessités de son organisation » [24], ces nécessités venaient, à leur tour, de l’obligation d’organiser la classe ouvrière à l’intérieur du rapport constitutif de la démocratie, la rapport de propriété, lui-même organisé sur la base de l’achat et de la vente de la force de travail, ou de sa mise au rancart. De fait, l’invention démocratique interdit au mouvement social d’inventer de nouvelles formes de luttes et d’organisation. Elle referme l’imagination sociale sur le déjà-là et le déjà-vu, et s’érige en ennemie mortelle de l’utopie, car l’inédit est par définition affecté d’un coefficient d’imprévisible, donc gros de « dangers » révolutionnaires, comme la vie. Puisque la démocratie réellement existante repose sur la division sociale et sur la spécialisation, elle verra un danger mortel dans tout mouvement qui leur porterait atteinte en réduisant les inégalités. La conclusion s’impose d’elle-même : c’est renoncer à surmonter cette division qui ouvre la voie à un régime totalitaire ; et c’est pourquoi en démocratie, les démocrates radicaux sont traités en ennemis, en défenseurs du totalitarisme, voire du terrorisme - qui ne méritent l’absolution que post mortem.

Adolphe Thiers s’était finalement rallié à l’idée de république. Il n’y mettait qu’une condition : qu’elle fût purgée des républicains. Pour sauver la Démocratie des dangers d’un « isme » hostile, les nouveaux thermidoriens se satisferaient volontiers d’une démocratie sans démocrates. Peu leur importe que l’individu en chair et en os soit privé des droits élémentaires de la vie, dès lors que les droits de l’homme restent gravés dans le marbre. C’est en substance la conclusion à laquelle nous conduit Claude Lefort, avec les réserves d’usage. Se dessine en filigrane de son raisonnement rien moins qu’une forme d’absolution des régimes autoritaires, qu’ils aient été inspirés par Pinochet ou par Mrs Thatcher. Car « les régimes d’oppression en Amérique latine, insupportables à ceux qui en sont les victimes, odieux à nous-mêmes, ne constituent pas un modèle universel, un pôle d’attraction, un leurre mortel pour des hommes révoltés contre l’injustice ». [25]
Les libertés proclamées à la fin du xviiie siècle, « là où elles sont atteintes, tout l’édifice démocratique risque de s’écrouler », nous dit Claude Lefort ; en revanche, et « quoiqu’ils ne soient pas contingents, les droits économiques, sociaux et culturels peuvent cesser d’être garantis, voire reconnus (je ne vois, au reste, nulle part, ni dans l’Angleterre de Mrs Thatcher ni dans l’Amérique de Reagan, qu’ils soient anéantis dans leur principe), la lésion n’est pas mortelle, le processus reste réversible ». [26]

Humour macabre, qu’auraient pu apprécier à leur juste valeur ceux qui ont été anéantis dans leur principe humain par la misère, s’ils avaient eu droit auparavant à la culture démocratique.

On croirait un extrait du dialogue sorti du livre de science-fiction Omega de Robert Sheckley. « Vous pouvez partir tranquille, certain qu’aucun de vos droits n’a été violé », répond le juriste de la « Société de protection des victimes », sanctuaire où le héros s’est réfugié pour échapper aux armes des sicaires qui le pourchassent. « Mais ils vont me tuer », s’insurge l’homme traqué. « C’est parfaitement exact. Mais nous ne pouvons rien y changer. Une victime est, par définition, destinée à être tuée. » « Je croyais qu’il s’agissait d’une organisation protectrice », insiste le malheureux affolé. « Certes, mais nous protégeons les droits, pas les victimes. Vos droits n’ont pas été enfreints. » Bien au contraire, puisqu’ils permettent qu’on vous tue, mais dans le cadre légal. Démocratie, ceux qui vont mourir te saluent ! Qu’importe le contenu pourvu qu’on ait le principe ! La métaphore médicale sur le degré de gravité du mal diagnostiqué dissimule la nature des « lésions » dont souffre l’organisme social en démocratie. Soit, en termes... contingents : exclusion, chômage, exploitation, racisme, répression, quadrillage policier, contrôle social, surarmement et militarisation, destruction de l’environnement naturel et régression culturelle - avec, en surplomb, la menace, en cas de crise sociale, d’une suspension temporaire de toutes les garanties démocratiques reconnues en temps ordinaire. Parler d’une « révolution indéfinie toujours en chantier », d’une « révolution démocratique qui court les siècles », attelée à une « démocratie bourgeoise [qui] quelles que soient les violations du droit, les ruses de l’idéologie dominante, contient, elle, le principe de l’affirmation du droit » [27], c’est faire bon marché des antagonismes sociaux qui l’enracinent dès l’origine dans un déni de droit, dans la violation permanente de son affirmation dans et par les lois.

En fait, n’importe quel État peut s’en tenir au respect des droits « dans leur principe » s’il lui est permis d’en user et d’en abuser à sa guise dans la réalité. Il peut également proclamer urbi et orbi les « libertés » du xviiie siècle et celles des siècles à venir, dès lors que la majorité des individus est privée des droits économiques, sociaux et culturels qui font ici une existence « libre » et en sont le contenu. Au contraire, cette majorité s’avise-t-elle à vouloir faire de ces droits la substance même du principe de liberté, et c’est au nom de l’idéal que l’État s’emploie à prévenir cette « lésion ». Et les exemples abondent, qui montrent quels moyens sont alors utilisés pour brider la plaie.

Une fois liquidées les vraies oppositions et mise au pas la critique, le droit peut reprendre son empire dans toute l’étendue du social. Le « processus reste réversible » ! Vu ce qu’ils représentent et ceux qui les représentent, nul besoin de supprimer les droits pour les rendre inopérants dans leur « affirmation ». Bien au contraire ! Robert Sheckley expose parfaitement le balancement dialectique de ce Principe de réalité juridique. « Sans la loi, il n’y aurait pas de privilèges pour ceux qui font la loi ; celle-ci est donc une nécessité absolue », dans une société « qui met l’accent sur l’effort individuel, une société dans laquelle celui qui enfreint la loi est vainqueur, une société qui non seulement admet le crime, mais l’admire et le récompense, une société où le non-respect des règles n’est jugé que dans la mesure de son succès ou de son insuccès. Le résultat paradoxal est une société criminelle avec des lois destinées à être enfreintes ». L’État de droit en quelque sorte !
La démocratie comme dernier privilège

Dans l’iconographie de 1789, une gravure représente un paysan qui porte sur son dos le noble et le curé, symboles des charges féodales. S’il n’avait secoué le fardeau, l’homme de la glèbe aurait attendu longtemps encore de naître au monde des droits de l’homme. Sur les épaules du manant moderne pèse tout l’édifice des partis, des syndicats et de l’intelligentsia, de tous ceux qu’il a lui-même hissés sur son échine, tout le monde de la représentation qui parle au nom du grand nombre, dont il a su capter les voix. Et tous susurrent à l’oreille du portefaix qu’ils allégeront sa charge dès demain et qu’un bulletin de plus le mènera un pas en avant sur le chemin de la délivrance, hors de portée des mauvais bergers. La célèbre parabole de Saint-Simon sur les oisifs prend alors un sens nouveau : le monde pourrait être un jour libéré de tous ses « représentants » sans rien perdre d’essentiel ! Et même en y gagnant une vie sociale nouvelle ?

Louis Janover

[1] 1-> Rosa Luxembourg, Réforme ou Révolution (1898), Paris, Maspero, Œuvres I, 1969, p. 43.

[2] 2-> Jean Jaurès, l’Armée nouvelle (1915), Paris, UGE, 1969, p. 250.

[3] 3->3. Ibid., p. 249 sq., 253.

[4] 4->Ibid., p. 253.

[5] 5-> Pierre Leroux, Revue sociale, juin-juillet 1847, cité in Armelle Le Bras-Chopard, De l’égalité dans la différence. Le socialisme de Pierre Leroux, Paris, PFNSP, 1986, p. 216 sq. Voir M. Abensour, le Procès des maîtres rêveurs, Arles, Sulliver, 2000.

[6] 6->Karl Marx, Œuvres I, le Capital I, Économie I, Paris, Pléiade, 1963, p. 1129.

[7] 7->Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social (1762), Paris, Folio-Essais, 1964, p. 189

[8] 8->Karl Korsch, Karl Marx (1938), Paris, Champ libre, 1971, p. 195.

[9] 9-> Franz Neumann, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme (1933-1944), Paris, Payot, 1987, p. 243.

[10] 10-> Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, op. cit., p. 180.

[11] 11->pratique », Commentaire, n° 48, hiver 1989-1990, p. 669.

[12] 12-> François Furet, Marx et la Révolution française. Textes présentés, réunis et traduits par Lucien Calvié, Paris, Flammarion, 1986, pp. 54 et passim.

[13] 13-> « Sur la démocratie, le politique et l’institution du social », texte rédigé et élaboré par Marcel Gauchet, d’après un cours donné par Claude Lefort à l’université de Caen, in Textures, n° 2-3, 1971.

[14] 14-> Marcel Gauchet, Textures, n° 2-3, 1971.

[15] 15. Soljenitsyne, l’Archipel du Goulag, I, Paris, Le Seuil, 1974, p. 17.

[16] 16. Spinoza, Traité des autorités théologique et politique (1670), Paris, Folio-Essais, 1954.

[17] 17. Pascal, Pensées I. Édition de Michel Le Guen, Paris, Folio, 1977, pp. 90 sq.

[18] 18. Voir Hélène Fleury, « Shelley, un exilé parmi nous », préface à la Mascarade de l’anarchie, Paris-Méditerranée (à paraître).

[19] 19. Sigmund Freud, l’Avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 1971, pp. 20, 30.

[20] 20. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique (1760), Paris, Folio-Essais, 1993, p. 95. Marx, dans le Capital, cite cette phrase en note, en ajoutant « dit le capitaliste » (Économie I, p. 1207).

[21] Karl Marx, l’Idéologie allemande. Œuvres III, Philosophie, Paris, Pléiade, 1982, p. 1064.

[22] 22. Karl Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel (1843), Philosophie, op. cit., p. 1010.

[23] 23. Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », Libre, n° 7, 1980, p. 41.

[24] Claude Lefort, l’Invention démocratique, « Avant-propos », Paris, Fayard, 1981, p. 29.

[25] C. Lefort, « Non, ce n’est pas un coup d’État militaire », les Nouvelles littéraires, 7-14 janvier 1982.

[26] 26. Claude Lefort, Essais sur le politique, xixe-xxe siècles, Paris, Esprit-Seuil, 1986, p. 53.

[27] Claude Lefort, l’Invention démocratique, op. cit., p. 28.
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La démocratie contre l'Etat

Messagepar Electron libre » Dimanche 10 Juin 2007 10:10

Miguel Abensour
La démocratie contre l'Etat
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présentation du livre :

À l’occasion d’un colloque de trois jours organisé par l'Unesco sur la pensée de Miguel Abensour en novembre 2004, les Éditions du Félin ont choisi de publier une nouvelle édition de La Démocratie contre l’État revue et augmentée par une préface inédite et un texte final : « Principe d’anarchie et démocratie sauvage ». Son propos est au centre du débat politique contemporain et remonte bel et bien à l’origine de 1789 : la démocratie est-elle entièrement incluse dans l'État, ou bien serait-elle, dans son essence même, en opposition avec lui ? Tradition jacobine, avec renforcement de l'État, ou tradition conseilliste brisant le pouvoir pour lui substituer une nouvelle forme de lien politique ?
Or, ce débat se déroule tout au long de l'itinéraire philosophique de Marx. Ainsi, à partir de la lecture qu'il fit de Hegel en 1842 et 1843, Marx établit le fameux moment machiavélien en dégageant le politique du théologique-politique afin de définir les lois spécifiques au gouvernement de la Cité. Selon les principes du célèbre florentin et en méditant sur les couples opposés de servitude et de liberté, de dominants et de dominés il va élaborer sa conception de la « vraie démocratie ».


ARGUMENTAIRE : La démocratie gravite-t-elle nécessairement dans l'orbite de l'État ou serait-elle, dans son essence même, en opposition à l'État ? Dans son manuscrit sur la «critique du droit politique hégélien», le jeune Marx parlait de la «vraie démocratie» dont l'avènement s'accompagnerait de la disparition de l'État politique. Miguel Abensour nous livre un minutieux travail d'interprétation visant à dégager le caractère de cette vraie démocratie et à sortir de l'alternative : un usage modéré de la démocratie ou le recours à l'antidémocratisme classique. La vérité de la démocratie tient dans son mouvement contre l'État. Aussi l'auteur s'efforce-t-il de nommer et de redéfinir une des figures possibles de cette opposition ; la démocratie insurgeante, anarchique, qui détrône l'État pour rendre à la société civile le rôle de communauté politique dont elle a été dépossédée.


tarif : 18,90 € TTC
date de parution : le 14 Octobre 2004
n° ISBN : 2-86645-573-8
nombre de pages : 172


Chapitre premier

L’UTOPIE DE L’ÉTAT RATIONNEL

En un premier abord, on peut apprécier les textes de Marx de 1842 et du début de 1843 (article sur les vignerons de la Moselle) comme une expression achevée et cohérente de la théorie de l’État rationnel et démocratique, sorte d’épitomé de la lutte pratique des courants démocrates pendant la Révolution française et de la lutte théorique des philosophes allemands, dans le sillage de ceux que W. Benjamin décrit comme les « Allemands de 1789 »1. Marx devenu journaliste radical en 1842 met donc en œuvre pour sa part un thème qui revient comme un leitmotiv dans le mouvement de la gauche hégélienne : le temps présent est – ou plutôt, doit être – celui de la politique. En 1841, A. Ruge salue le nouveau courant, principalement Bauer et Feuerbach, comme l’apparition du drapeau de la « Montagne » sur le sol allemand. Et dans les Deutsche Jahrbücher, en 1842, le même Ruge inaugure sa critique de la philosophie du droit de Hegel par une déclaration sur le caractère de l’époque : « Notre temps est politique et notre politique se donne pour but la liberté de ce monde. Désormais il ne s’agit plus d’établir les fondations de l’État ecclésiastique mais celles de l’État séculier ; à chaque respiration que les hommes font l’intérêt croît pour la question publique de la liberté dans l’État2. »
Aux yeux de Ruge, cette découverte de la politique, mieux, de l’élément politique est la manifestation d’une révolution spirituelle qui s’accomplit dans l’accès à une vie nouvelle, sous le signe de la vertu politique. C’est au nom de cette vie nouvelle qu’il critique les philosophes allemands, en l’occurrence, Kant et Hegel, et leur tendance au compromis diplomatique. « Leurs systèmes sont des systèmes de la raison et de la liberté au milieu de la déraison et du manque de liberté 1. » Aussi Ruge s’emploie-t-il à souligner les contradictions de Hegel : celui qui a su penser l’essence de l’État comme la réalisation de l’idée éthique, qui favorable à la praxis politique fustigea les Allemands pour leur néant politique, ne s’en est pas moins enfermé dans un point de vue unilatéralement théorique, aveugle à la relation de la théorie à l’existence et ne concevant la réconciliation que dans le champ de l’esprit sous forme d’une médiation spéculative. Au nouveau courant revient de dépasser ces contradictions en travaillant à la réalisation de la raison dans l’existence, en abandonnant un point de vue purement théorique pour se tourner vers la volonté des hommes. La nouvelle tendance critique – en cela elle appartient profondément à l’élément politique – se présente comme l’unité de la volonté et de la pensée et se propose de substituer une philosophie de la volonté et de l’action à une philosophie de l’esprit.
Sur un registre polémique, c’est contre cette véritable foi jeune-hégélienne que Stirner dirige en 1845 ses flèches critiques, dans L’Unique et sa propriété : « L’État ! l’État ! Ce fut un cri général et l’on ne chercha désormais plus que la bonne, la “meilleure constitution”, la meilleure forme d’État. L’idée d’État éveillait l’enthousiasme dans tous les cœurs ; servir ce dieu terrestre devint la nouvelle religion, le nouveau culte : l’âge proprement politique était né 2. » C’est donc légitimement qu’Arthur Rosenberg dans Histoire du bolchevisme discerne chez Marx une inspiration jacobine au sens général du terme. Entendons que pour Marx, rédacteur de la Gazette rhénane, il s’agissait d’importer en Allemagne le modèle français de l’État révolutionnaire, de construire l’État de la raison, de faire accéder ses compatriotes encore plongés dans le règne animal de l’esprit à la modernité politique, c’est-à-dire de les transformer en un peuple de citoyens. Annonçant en mars 1842 à Ruge son intention d’élaborer une critique du droit naturel de Hegel, notamment quant au régime intérieur, Marx écrit : « Le fond en est la réfutation de la monarchie constitutionnelle comme une chose bâtarde, contradictoire et qui se condamne elle-même. Res publica n’a pas d’équivalent en allemand 1. » Et, à l’épreuve de l’échec, peu avant de prendre à son tour la route de « Paris, capitale du XIXe siècle » où il publia en collaboration avec le même Ruge un numéro unique des Annales franco-allemandes, Marx avoue ainsi la vanité de ce projet dans l’Allemagne de Frédéric-Guillaume IV: « L’Allemagne s’est enfoncée dans le bourbier et s’y enfonce toujours plus. (…) On éprouve pourtant un sentiment de honte nationale même en Hollande. Comparé au plus grand Allemand, le moindre Hollandais est encore un citoyen 2. » Référence à la Hollande qui doit nous alerter, car elle n’est pas sans signification dans le cheminement de Marx ; la Hollande c’est d’abord le pays de Spinoza, auteur du Tractatus theologico-politicus auquel Marx a consacré un cahier important d’extraits en 1841 ; ce fut, en outre, au sein de l’Europe absolutiste, une des rares incarnations du modèle républicain, l’exception hollandaise qui permettait de considérer la république non plus comme une belle figure du passé, mais comme un destin possible du monde moderne.
Les contributions de Marx, journaliste politique, peuvent donc à un premier niveau s’analyser comme une conjonction harmonieuse du jacobinisme et de l’hégélianisme de gauche ; qui manifeste, à la fois, une volonté d’émanciper l’État de la religion par la création d’une communauté politique séculière et une volonté de détruire les formes politiques de l’Ancien Régime – structures hiérarchiques, règne des privilèges pour y substituer une république démocratique reposant sur l’égalité politique.
Mais une lecture de ces textes en termes seulement politiques, aussi exacte soit-elle, est notoirement insuffisante. Car les positions politiques qui s’y affirment sont en quelque sorte dérivées. En effet – et c’est ce qui autorise à voir dans ce nouveau courant l’émergence d’un moment machiavélien – on perçoit dans cette thématique politique, au-delà de l’opposition à l’État chrétien et aux formes politiques d’Ancien Régime, la réactivation, voire la répétition, d’un phénomène d’une tout autre ampleur – puisqu’il met en question l’être même du social, les rapports de la pensée et de l’action, du philosophique et du politique – que Claude Lefort a su découvrir comme conditionnant l’émergence d’une conception rationaliste et universaliste de la politique, en l’occurrence, dans le cas de l’humanisme florentin. Phénomène originaire, car il s’agirait « d’un changement radical qui affecte non seulement la pensée politique mais les catégories qui commandent la détermination du réel1 ». De par la rupture avec la représentation théologique du monde se dégagerait « pour la pensée un lieu de la politique, et par conséquent une visée du réel au lieu propre de la politique. Ce qui adviendrait ainsi, c’est le rapport à ce lieu, non pas un discours politique nouveau, mais le discours sur la politique comme tel2 ».
Pour établir la légitimité de cette lecture « maximale », appréhender la constitution du moment machiavélien, nous retiendrons deux textes, un de Feuerbach et un de Marx qui montrent au mieux comment le discours politique « en français moderne », tenu sur la scène allemande de 1841 à 1843, est bien l’effet dérivé d’un discours fondateur sur la politique, sur le lieu de la politique, tendu de part en part vers une reconquête de la dimension politique, dimension constitutive de l’humanité.
En 1842, dans Nécessité d’une réforme de la philosophie, Feuerbach appelle à une transformation de la philosophie et, pour bien marquer la radicalité et la nouveauté de son projet, il distingue deux types de réforme : une réforme interne à la philosophie, « enfant du besoin philosophique », et une réforme externe, c’est-à-dire qui renvoie à l’extériorité historique, hors du champ de la philosophie, et donc de nature à satisfaire un besoin de l’humanité. C’est à une réforme du second type que convie Feuerbach ; il en reconnaît la nécessité à deux signes conjoints qui marquent le temps présent, d’une part une transformation religieuse sous la forme d’une négation du christianisme, de l’autre, le surgissement d’un nouveau besoin de l’humanité, le besoin de liberté politique, ou encore, le besoin politique. Entendons qu’il existe une hostilité de principe entre le christianisme et le nouveau besoin fondamental de l’humanité, hostilité décrite en termes machiavéliens : « Les hommes se jettent aujourd’hui dans la politique parce qu’ils reconnaissent dans le christianisme une religion qui détruit l’énergie politique des hommes1. » Entendons que la politique a remplacé la religion. De cette conversion du regard des hommes tourné désormais vers la terre et non plus vers le ciel, Feuerbach déduit l’exigence de la réforme de la philosophie et la tendance de cette réforme. À la philosophie, en effet, revient la tâche de se transformer en religion, ou plutôt d’élaborer le « principe suprême » qui permette à la politique de se transformer en religion, c’est-à-dire de ne pas toucher seulement la tête, mais de pénétrer jusqu’au cœur de l’homme.
C’est donc bien le besoin politique, auquel est reconnu le statut de besoin d’une nouvelle période de l’histoire humaine, qui commande et exige la réforme de la philosophie. On remarquera, en outre, le véritable retournement qu’effectue Feuerbach au sein d’une démarche typiquement dialectique, puisque la négation de la religion est posée comme condition de possibilité de la réappropriation du politique : la désintrication du politique et du théologique, l’émancipation du politique par rapport au religieux vaut comme moment préparatoire à une transformation de la politique en religion, de par l’intervention de la philosophie. Davantage, cette nouvelle sacralisation de la politique informe de part en part le concept d’État tel qu’il est construit par Feuerbach.
Du point de vue de sa genèse, à suivre Feuerbach, l’État se déduit de la négation de la religion : c’est quand le lien religieux se brise ou se dissout que peut surgir la communauté politique, c’est quand le rapport à Dieu s’efface que peut s’instaurer le lien interhumain. Tel est le travail du nouveau principe suprême, sous sa forme négative, à savoir l’athéisme.
Du point de vue de sa constitution même – là où se fait le travail du principe suprême sous sa forme positive, à savoir le « réalisme » –, l’État connaît un processus complexe en deux temps embrayant l’un sur l’autre, comme si l’arrêt de la liaison religieuse donnait naissance à un éclatement, à une séparation, à une déliaison telle qu’une nouvelle liaison ait à advenir, la liaison politique, la liaison qui se constitue dans et par le politique. En effet, le théologico-politique est à la limite un mixte inconcevable puisqu’il prétend rassembler deux logiques qui travaillent en sens contraires. « La religion ordinaire est si peu le lien de l’État qu’elle en est plutôt la dissolution. » Poser Dieu comme père, pourvoyeur, « régent et seigneur de la monarchie mondiale », frappe d’inanité le lien interhumain propre au champ politique. « Aussi l’homme n’a-t-il pas besoin de l’homme… Il s’en remet à Dieu et non à l’homme ; (…) Aussi l’homme n’est-il lié à l’homme que par accident. » Ce n’est que l’effacement du lien religieux, moment de la séparation, qui rend possible la constitution du lien politique, moment de la nouvelle réunion. À considérer la genèse subjective de l’État, une relation apparaît entre la dissolution du religieux et la formation de l’État. « … les hommes s’assemblent pour la seule raison qu’ils ne croient en aucun Dieu, qu’ils nient… leurs croyances religieuses. Ce n’est pas la croyance en Dieu, mais la défiance de Dieu qui a fondé les États. C’est la croyance en l’homme comme Dieu de l’homme qui rend subjectivement compte de l’origine de l’État1. » La sortie du théologico-politique s’opère donc dans un mouvement d’éclatement et de réunion, de déliaison et de liaison qui, dans le même temps où il rend les sujets humains à leur finitude, ouvre une nouvelle séquence ascensionnelle, ouvre la voie au surgissement d’un nouveau sujet infini qui prend son envol sur le terrain de l’incomplétude des sujets finis. Remarquables sont les caractères prêtés à ce nouveau sujet qui émerge du rapport humain rendu à lui-même. L’État est posé comme un être infini, comme une totalité, comme activité pure, comme autodétermination, bref comme doté de tous les attributs de la divinité. « L’État est la somme de toutes les réalités, l’État est la providence de l’homme. Dans l’État, les hommes se représentent et se complètent l’un l’autre (…) je suis embrassé par un être universel, je suis membre d’un tout. L’État authentique est l’homme sans bornes, l’homme infini, vrai, achevé, divin. L’État, et lui seulement, est l’homme, l’État est l’homme se déterminant lui-même, l’homme se rapportant à soi, l’homme absolu. (…) L’État est le Dieu des hommes, aussi prétend-il justement au prédicat divin de la Majesté1. »
Texte fondamental pour notre propos :
– En effet, au-delà de la reconnaissance du besoin politique comme besoin spécifique de la modernité, s’y donne à lire, sur les ruines de la représentation théologique du monde, une institution philosophique du politique telle que le politique, ainsi haussé au niveau d’une mise en œuvre d’un principe philosophique nouveau, « le réalisme », soit le lieu enfin susceptible de penser et de résoudre la question qui ne cesse de hanter l’histoire, la venue à soi d’un sujet universel, pleinement transparent à lui-même et instituant dans la coïncidence à soi l’ère de la réconciliation terrestre. Élévation du politique très moderne où l’on peut reconnaître sans conteste le mouvement qui, selon J. Tarminiaux, caractérise la modernité, à savoir « un parti pris d’oblitération et même de forclusion de la finitude » et qui peut se faire jour même au sein d’une pensée qui fait aveu de la finitude – en l’occurrence chez Feuerbach par l’invocation faite au « cœur », source de l’affection, du besoin, du sensualisme2. Enfin ce texte nous paraît définir au mieux le climat spirituel dans lequel a commencé de penser et d’écrire le jeune Marx, comme si cette élévation du politique avait formé l’horizon – peut-être la matrice théorique – à partir duquel Marx a pensé successivement l’État moderne, la « vraie démocratie », le communisme, autant de noms qui entendent signifier que l’énigme de l’histoire est enfin résolue, que l’identité à soi est atteinte, ce que Feuerbach visait par le nom de réalisme : « L’unité immédiate avec nous-mêmes, avec le monde, avec la réalité1. » Aussi est-il légitime d’interpréter, à la lumière de cette réhabilitation du politique, le texte de Marx de 1842, L’article de tête n° 179 de la Kölnische Zeitung, qui prend figure d’un petit manifeste machiavélien-spinoziste, daté en outre du 14 juillet. Ne s’agit-il pas, en effet, pour Marx de répliquer à un article de tête inspiré par la logique de l’État chrétien et déniant en conséquence à la philosophie le droit de traiter des questions politiques, selon la raison, dans la presse ?
Manifeste machiavélien-spinoziste, car Marx, lecteur assidu de Spinoza, et plus particulièrement du Tractatus theologico-politicus au cours de l’année 1841, fonde toute l’argumentation de sa contre-attaque visant à reconnaître à la philosophie le droit de traiter des questions politiques, sur les principes dégagés par Spinoza qui fut l’un des premiers, comme l’on sait, à reconnaître en Machiavel l’amour de la liberté (Traité de l’autorité politique, chap. V)2. D’abord on y rencontre à plusieurs reprises une critique virulente de l’ignorance dont la puissance démoniaque cause dans l’histoire bien des tragédies. Mais surtout, Marx reprenant le thème spinoziste de la séparation de droit entre la théologie ou la foi et la philosophie, l’une ayant pour objet l’obéissance et la ferveur de la conduite, l’autre la vérité (Préface du Tractatus theologico-politicus, et chap. XV), en déduit la vocation de la philosophie à la connaissance du vrai, sur le modèle de la connaissance de la nature. « N’y a-t-il pas une nature humaine universelle, comme il y a une nature universelle des plantes et des astres ? La philosophie veut savoir ce qui est vrai et non ce qui est autorisé 3. » De là, la qualité propre reconnue au discours philosophique ; œuvre de la raison, il veut se faire entendre de la raison : « Vous parlez sans réflexion, elle (la philosophie) parle avec réflexion, vous vous adressez à l’affectivité, elle s’adresse à la raison 1. » Marx en déduit également le droit de la raison humaine, de la philosophie de s’occuper des choses humaines, de l’organisation de la cité, et ce « non dans le langage trouble de l’opinion privée » mais « dans le langage éclairant de l’esprit public ». « Les journaux ont non seulement le droit, mais l’obligation de discuter des sujets politiques. A priori, la philosophie, sagesse de ce monde-ci, paraît avoir plus de droit à se préoccuper du royaume de ce monde, de l’État, que la religion, sagesse de l’autre monde 2. » De Spinoza, Marx retient donc non seulement la thèse centrale du Tractatus theologico-politicus favorable à la liberté de philosopher, mais l’idée que, pour fonder la Res publica, il convient de détruire le nexus théologico-politique, ce mixte impur de foi, de croyance et de discours invitant à la soumission, cette alliance particulière du théologique et du politique (tel l’État chrétien contemporain de Marx) dans laquelle, par l’invocation de l’autorité divine, le théologique envahit la cité, réduit la communauté politique à l’esclavage, pis encore, en déséquilibre totalement l’ordonnance en superposant à sa logique propre une logique relevant d’un autre ordre.
Une ligne de continuité apparaît bien, qui va de Machiavel à Marx en passant par Spinoza, et qui consiste à libérer la communauté politique du despotisme théologique, afin de rendre au politique sa consistance propre et de permettre ainsi l’avènement d’un État rationnel ; avènement pour lequel il suffit, selon Marx, « de dériver l’État de la raison dans les rapports humains, œuvre que réalise la philosophie ». Il s’ensuit, écrit Marx, que « ce n’est pas d’après le christianisme, c’est d’après la nature même, d’après l’essence même de l’État qu’il vous faut déterminer le droit des constitutions politiques ; non d’après la nature de la société chrétienne, mais d’après la nature de la société humaine3 ».
L’interprète est d’autant plus autorisé à faire ressortir cette continuité que c’est très exactement la ligne de combat que choisit Marx dans son offensive contre les partisans de l’État chrétien. Il ne s’agit pas pour autant de la part de Marx d’occuper simplement une position stratégique, mais bien plutôt d’articuler sa propre interprétation de l’histoire de la philosophie politique, de définir ce qui constitue selon lui l’apport propre de la modernité à la pensée du politique. Retenons quelques formules remarquables qui confèrent à ce texte valeur de Manifeste ; le propos de Marx est, en effet, de circonscrire l’initium à partir duquel il est désormais possible de penser les choses politiques. Selon lui, c’est bien d’une véritable révolution copernicienne qu’il s’agit : « Aussitôt avant et après le moment où Copernic fit sa grande découverte du véritable système solaire, on découvrit en même temps la loi de la gravitation de l’État : on s’aperçut que son centre de gravité était en lui-même (…) Machiavel et Campanella d’abord, puis Spinoza, Hobbes, Hugo Grotius, et jusqu’à Rousseau, Fichte, Hegel se mirent à considérer l’État avec des yeux humains et à en exposer les lois naturelles, non d’après la théologie, mais d’après la raison et l’expérience1. » La légitimité du questionnement philosophique à propos du politique repose sur l’autonomie du politique. Inversement l’autonomie du concept d’État est à rapporter au travail critique de la philosophie, à son mouvement d’émancipation qui a permis la constitution d’un savoir mondain du politique centré sur lui-même. C’est à la constitution de ce savoir séculier du politique que Marx rattache la théorie moderne de la balance des pouvoirs. Aussi Marx insère-t-il la découverte du système politique dans le mouvement général d’émancipation des sciences à l’égard de la révélation et de la foi qu’il place sous le patronage de Bacon de Verulam, lequel sut, d’après lui, émanciper la physique de la théologie. Il convient cependant d’observer que, tout en reconnaissant la novation moderne, Marx insiste sur le rapport que cette dernière entretient avec la pensée politique classique, comme si la modernité avait sauté par-dessus le christianisme pour renouer avec la forme de questionnement propre à l’Antiquité. « La philosophie moderne n’a fait que poursuivre une tâche commencée autrefois par Héraclite et Aristote 2. » Socrate, Platon, Cicéron sont également cités comme symboles de sommets de la culture historique, de moments où l’apogée de la vie populaire allait de pair avec l’essor de la philosophie et le déclin de la religion. Ce rapport aux Anciens est important, car il marque bien la complexité, sinon l’ambiguïté, de ce texte où coexistent le rapport à la science moderne et, sous le nom de Machiavel, une redécouverte de l’autonomie du politique qui n’engage pas pour autant la pensée dans les voies de l’empirisme. Au contraire, même. En effet, l’idée de l’autonomie du concept d’État s’enrichit d’autres déterminations, ou plutôt connaît une extension de caractère spéculatif. Considérer l’État avec des yeux humains, découvrir la loi de gravitation de l’État, poser que le centre de gravité de l’État réside en lui-même, autant de propositions directrices qu’il faut entendre en un double sens, à savoir : 1/ que pour appréhender la logique de l’État, il faut se libérer du théologique ; 2/ que cette émancipation n’est pas seulement une libération sous forme de séparation, de négation, mais qu’elle doit se hausser au niveau d’une position, d’une liberté affirmative ; c’est dire que cette autonomie conquise, il faut se garder de rapporter cette logique de la politique à des ordres autres que le politique et de nature à livrer une genèse empirique de l’État, sous peine d’occulter aussitôt cette dimension que la pensée vient de recouvrer.
C’est pourquoi Marx prend, à dessein, ses distances à l’égard des théories modernes du droit naturel (Hobbes, Grotius, Kant) qui, en dépit de leurs divergences, ont en commun d’avoir élaboré une représentation de l’État à partir d’une genèse empirique de type socio-psychologique. « Autrefois les professeurs philosophes de droit public ont construit l’idée de l’État en partant des instincts, soit de l’ambition, soit de la sociabilité, ou parfois même de la raison, mais de la raison individuelle 1. » Marx, au contraire, choisit, à l’exemple de la philosophie la plus récente qui professe des « conceptions idéales et plus profondes » – sans aucun doute celle de Hegel –, de se tourner vers un concept spéculatif du politique.
L’État est conçu par Marx comme une totalité organique, comme un étant dont le mode d’être spécifique est le système. Aussi l’unification du multiple que réalise le système État, ou l’État comme système, n’est-elle pas à penser comme une unité-résultat qui proviendrait d’une association ou d’une liaison du multiple, soit harmonieuse, soit conflictuelle (point de vue empiriste), mais sur le modèle d’une unité de caractère organique. L’idée de l’État plus idéale, entendons spéculative, est construite en partant de l’idée du Tout, écrit Marx, ou encore de la « raison de la société ». Autre effet de cette conception spéculative de l’État : toute pensée d’une séparation, d’une extériorité, entre l’individu-citoyen et l’universalité de l’État est récusée au profit d’une intégration de la singularité à l’unité organique, ou plus exactement de la reconnaissance d’une adéquation parfaite entre la raison individuelle et la raison de l’institution étatique, elle-même mise en œuvre de la raison humaine1. Cette appartenance à une pensée spéculative de l’État mérite d’être mise en valeur, car ainsi on mesure au plus près la dimension à laquelle il convient de rapporter l’idée d’autonomie. Il convient d’entendre l’idée d’autonomie du concept d’État selon une double acception. Négativement, poser l’autonomie implique le refus d’une genèse empirique tout autant que le refus du modèle du contrat, ou d’une genèse à partir du concours des raisons individuelles. Positivement, penser l’État, selon son concept, comme forme première, comme forme intégratrice, organisatrice, exige de penser l’autonomie à son plus fort registre, de faire produire à ce concept toutes ses implications au point de reconnaître dans la communauté politique le pouvoir instituant du social. Affirmer de l’État qu’il est « le grand organisme », poser l’État au-delà de toute dérivation, c’est du même coup faire l’aveu de sa primauté et l’installer au lieu même de l’institution du social.
Le texte de Marx reste plus sobre que celui de Feuerbach. Chez l’un comme chez l’autre, on relève néanmoins que la lutte contre une représentation théologique du monde ouvre la voie à une redécouverte du politique, à « une visée du réel au lieu propre du politique », même si l’exigence énoncée explicitement par Feuerbach – « il faut que la politique devienne notre religion » – dévoile comme non réglée dans la modernité la question des liens du politique et du religieux.
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La démocratie : un projet révolutionnaire ?

Messagepar Electron libre » Samedi 16 Juin 2007 20:36

Image http://calle-luna.org/article.php3?id_article=163

La démocratie : un projet révolutionnaire ?
Philippe CAUMIERES, agrégé de philosophie.
avril 2005.

"L'objectif de la politique n'est pas le bonheur, c'est la liberté."
C. Castoriadis

On imagine aisément l'étonnement de certains à la lecture du titre de notre article, qui pourrait passer à leurs yeux pour pure provocation. Comment admettre en effet l'idée, même mise en interrogation, selon laquelle la démocratie aurait partie liée avec un projet révolutionnaire ? La démocratie ne s'est-elle pas imposée, sinon en fait du moins en droit, comme la seule organisation sociale souhaitable pour une société moderne, c'est-à-dire une société qui a cessé d'admettre l'existence d'une hiérarchie naturelle pour reconnaître le principe de l'égalité des conditions ?

C'est ainsi qu'elle semble devenue comme l'horizon indépassable de notre temps. En ce sens, M. Fukuyama aurait raison de persister dans son diagnostic de la fin de l'histoire. Mais pourquoi alors ce malaise face à une telle analyse, qui pousse à la dénoncer comme l'expression de l'idéologie dominante que l'on entend combattre au nom de la démocratie justement ? Faut-il voir, comme certains, un relent de romantisme chez ceux qui refusent l'idée de la fin de l'histoire, la persistance d'une vision adolescente ? Ou bien y a-t-il tout simplement incompréhension sur les termes ?

Si l'étymologie n'explique pas tout, du moins permet-elle des clarifications salutaires. Elle nous rappelle ainsi que la démocratie est le pouvoir du dêmos, c'est-à-dire de la collectivité, ce qui rend quand même difficilement compte du fonctionnement réel des sociétés modernes qu'on serait mieux inspiré de nommer oligarchies libérales (0). Il est vrai que ces sociétés se structurent sur des principes juridiques garantissant certaines libertés aux individus qui les composent. Mais est-ce pour autant que ces mêmes individus ont, comme on pourrait l'espérer, un contrôle effectif sur leur existence ? Reconnaître que non, c'est admettre qu'il y a quelque bonne raison à dire que la démocratie, entendue dans sa pleine acception de pouvoir du peuple, est proprement révolutionnaire. Et ce, au double sens du mot. Elle représente "une transformation profonde des structures sociales" (1), ainsi que des mentalités, une rupture donc, laquelle suppose bien que les hommes puisent dans leur tradition, fassent en quelque façon retour sur les mouvements de contestation menés par leurs aînés.

Précisons tout de suite que, parlant de révolution, nous ne pensons évidemment en aucune façon à la violence avec laquelle on l'associe souvent ; la subversion de l'ordre institué ne signifiant nullement "fusillade et effusion de sang", comme dit Castoriadis (2). C'est du reste en suivant les idées développées par ce dernier que nous voudrions montrer en quoi la démocratie peut être comprise comme l'incarnation de ce qu'il appelle projet d'autonomie, autre nom du projet révolutionnaire.

La légitimité du projet d'autonomie

Indexer la démocratie au projet d'autonomie, c'est avant tout dénoncer le caractère démocratique que les sociétés libérales revendiquent, en mettant en cause leurs représentations de la liberté, de la politique et finalement de l'homme lui-même. C'est en effet faire le constat de l'hétéronomie, de ce que les individus n'ont guère de prise sur leur vie réelle, et affirmer simultanément le désir que cela cesse - la liberté ne pouvant se suffire de la simple garantie de quelques droits fondamentaux.

Mais c'est également postuler que seule une pratique collective est en mesure de satisfaire un tel désir puisque, comme on sait depuis les Anciens, l'homme est un animal politique, qu'il serait vain de penser hors d'une société conçue comme une agrégation d'éléments séparés. "L'individu n'est pour commencer et pour l'essentiel, rien d'autre que la société. L'opposition individu/société, prise rigoureusement est une fallace totale", note Castoriadis (3).

Si l'on veut continuer à parler d'opposition, il faut donc, contre une certaine doxa libérale qui n'hésite pas à concevoir la société comme un tissu d'interactions individuelles, réaffirmer les avancées de la psychanalyse et en revenir à une dimension pré-individuelle : la psyché singulière, conçue comme monade, entité primordiale. Celle-ci, régie par le principe de clôture, étant fondamentalement inapte à la vie, requiert donc ce qu'elle refuse : la socialisation. On a ici un éclairage possible pour rendre compte de la soumission de la majorité et de la stabilité d'une organisation sociale profondément inégalitaire, dans la mesure où l'on ne voit guère comment des êtres structurés de part en part par un ordre social pourraient en venir à le mettre en cause.

Mais du même coup c'est le désir de changer la vie, comme disait Rimbaud, afin de dominer autant que faire se peut son existence, soit le projet d'autonomie même, qui devient problématique, non pas en ce qu'il serait le refus du principe de réalité ou l'expression d'un phantasme fusionnel (4), mais tout simplement parce qu'on ne comprend pas comment il pourrait ne serait-ce que se laisser penser. A la vérité il n'y a problème que pour qui cherche un fondement rationnel à un tel projet, là où il s'agit seulement de reconnaître la fidélité à un héritage qui atteste à lui seul les limites de la structuration des esprits par l'ordre social. "A la question : pourquoi l'autonomie ? (…) il n'y a pas de réponse fondatrice, note Castoriadis. Il y a une condition social-historique : le projet d'autonomie (…) [appartient] à notre tradition. Mais cette condition n'est pas fondation" (5).

Comprendre que si le désir d'autonomie ne se justifie pas au sens où Leibniz l'entendait, cela ne le rend pas irrationnel pour autant, ni ne porte atteinte à sa validité. Ceux qui se l'imaginent font tout simplement l'impasse sur le fait que "le problème d'une autre organisation de la société a été constamment posé, non par des réformateurs ou des idéologues, mais par des mouvements collectifs immenses, qui ont changé la face du monde, même s'ils ont échoués par rapport à leurs intentions originaires" (6). Ce qui leur interdit de voir que "la composante démocratique" de nos institutions "n'a pas été engendrée par la nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée nécessairement par le développement de celui-ci", mais qu'elle est là "comme résultat rémanent, sédimentation de luttes et d'une histoire qui ont duré plusieurs siècles" (7). Ainsi le projet d'autonomie n'est-il pas "fulgurance dans un ciel clair", mais fruit d'une histoire sans cesse reprise et réinventée par notre tradition.

Ce pourquoi il nous paraît nécessaire de lutter contre l'oubli - dont on peut se demander jusqu'à quel point il n'est pas volontaire - de ce que notre héritage a de plus précieux, par un retour aux sources grecques, puisque c'est là que prennent naissance "simultanément" la pensée philosophique et la démocratie. Retour dont l'intérêt qui n'est pas tant historique que politique, dans la mesure où il rend compte d'institutions éprouvées. Il faut en effet, comme H. Arendt y invite, voir "ces quelques moments heureux de l'histoire" où liberté et politique allaient de pair, comme des moments "décisifs", puisque "c'est seulement en eux que le sens de la politique (…) se manifeste pleinement." Il y a donc comme un "privilège politique", pour reprendre une expression de Castoriadis, à pouvoir confronter notre société avec la société grecque ancienne ; ce que le rappel de quelques traits caractéristiques de cette dernière suffit à montrer (8).

Le retour aux sources grecques

Il convient avant tout de préciser que la Grèce qui nous importe ici est celle qui institue la démocratie, c'est-à-dire la Grèce de la période s'étalant entre le VIII° et le V° siècle avant notre ère (9). C'est bien au cours de ce moment historique que s'invente proprement la politique, que Castoriadis invite à soigneusement distinguer de ce qu'on nomme le politique. Si celui-ci désigne en effet "la dimension de pouvoir explicite toujours présente dans toute société", celle-là relève d'une "d'une création social-historique rare et fragile" correspondant à "la mise en question explicite de l'institution établie de la société" (10).

Le politique est au fond tout ce qui concerne le pouvoir en tant qu'institué, quand la politique le met en question et interroge sa légitimité. Si toute société connaît le politique, puisqu'elle ne peut être sans pouvoir, la politique ne concerne donc qu'une société autonome, c'est-à-dire une société se sachant créatrice des lois qui l'ordonnent.

Autant dire que l'autonomie ne prend sens que là où cesse le sacré entendu comme transcendance intangible, et perçu comme source ultime de la loi et des valeurs sociales et du sens de l'existence (11). Ce sont bien les Grecs, les premiers, qui ont reconnu la dimension instituée de leur société, les premiers qui se sont affirmés pleinement responsables de leur organisation collective et des décisions prises. Ce qui est proprement inexplicable assure Castoriadis. Tenter d'y trouver une raison déterminante serait postuler des lois de l'histoire et contrevenir du même coup à la possibilité de l'autonomie. D'où son refus de toute pensée dialectique de l'histoire. Refus sur lequel il est toutefois permis de s'interroger. Ce que Castoriadis conteste c'est en fait le caractère téléologique de la dialectique qui la pousse à penser la succession au détriment de la saisie de la création véritable, "de l'émergence de l'altérité radicale ou du nouveau absolu" (12). Mais la relecture du corpus hégélien à partir de la Science de la logique a permis de saisir la place centrale qu'il assigne à la notion de contingence, récusant les interprétations d'un Lukacs ou d'un Bloch.

Ainsi, en assurant que toute société est auto-instituée, même si dans l'immense majorité des cas la société recouvre sa propre dimension instituante, Castoriadis semble bien indiquer que l'autonomie est la seule expression conforme avec ce que la société est en vérité. Ce qui, une fois compris que l'Esprit selon Hegel c'est "nous-mêmes, ou bien les individus ou encore les peuples", semble bien s'accorder à l'idée selon laquelle "l'histoire de l'Esprit est son acte (…), [lequel] consiste à ce qu'il devienne lui-même." Certes Castoriadis ne l'admettrait pas. Mais peut-être faut-il voir dans sa volonté de se démarquer de toute pensée dialectique, une source de difficultés mettant son projet en péril. Nous aurons l'occasion d'y revenir (13).

Du reste là n'est pas le problème qui nous occupe. Il s'agit plutôt de savoir comment l'autonomie des Grecs s'est concrétisée. A quoi on peut répondre : par la création d'un espace public. C'est là nous semble-t-il la forme propre de la démocratie grecque qui se traduit par le fait que le peuple, le dêmos, se proclame souverain et que, ce faisant, il crée des institutions permettant la réalisation effective de cette volonté de souveraineté. C'est dire que, en Grèce, la démocratie n'était pas un vain mot, que les hommes libres se savaient libres et par là même égaux politiquement parlant. Ce qui ne veut pas simplement dire égaux au regard de la loi, mais aussi et surtout égaux quant à la participation effective aux affaires de la Cité. On dira que n'était concerné que le dixième de la population puisque les femmes, les esclaves ou les étrangers étaient exclus d'une telle participation. Certes. Mais que cela ne masque pas l'essentiel pour nous, à savoir l'organisation de cette démocratie faite réellement par et pour les citoyens.

On peut dire qu'il y a chez les Grecs un véritable désir de politique ; désir qui s'entretient lui-même par des règles formelles qu'il invente (14), et qui s'exprime par la participation des hommes libres aux affaires de la cité. Cette participation se matérialise dans l'ecclèsia, "l'Assemblée qui est le corps souverain agissant", et dans les tribunaux. Et c'est l'ecclèsia, assistée du Conseil (la boulè) qui légifère et gouverne (15). De sorte que nous avons bien à faire à une démocratie directe, dont trois aspects, qui sont autant de refus, doivent retenir notre attention.

Tout d'abord le refus de la représentation. C'est là une caractéristique essentielle de l'autonomie de la Cité, qui "ne souffre guère la discussion". Il est certes évident que le peuple comme tel ne peut être consulté chaque fois qu'une décision le concernant doit être prise ou même simplement débattue, et qu'on ne saurait se passer de délégués ou de re-présentants. Mais alors ils doivent être révocables ad nutum. En effet, dès qu'il y a permanence, même temporaire, de la représentation, "l'autorité, l'activité et l'initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens". Aussi P. Bourdieu a-t-il parfaitement raison de dire que "l'usurpation est à l'état potentiel dans la délégation." (16).

Ensuite le refus de l'expertise politique. Il faut dire que "l'expertise, la technè au sens strict, est liée à une activité « technique » spécifique, et est reconnue dans son domaine propre." Aussi ne peut-il y avoir des experts politiques, "c'est-à-dire des spécialistes de l'universel et des techniciens de la totalité" ; une telle idée "tourne en dérision l'idée même de démocratie." Il faut rapporter cette position à un principe central de la conception grecque de la démocratie qui veut que le bon juge du spécialiste, n'est pas un autre spécialiste mais l'utilisateur ; ainsi non le forgeron mais le guerrier pour l'épée. Pour ce qui est des affaires publiques, qui d'autre que le peuple lui-même peut en juger ?

Enfin le refus d'un État compris comme instance séparée de la société. Castoriadis fait justement remarquer que l'idée d'un tel État, "eût été incompréhensible pour un Grec". Ce n'est donc pas un hasard si le grec ancien n'a pas de terme pour désigner une telle instance.

Ce qui ressort de ces simples rappels quant à la démocratie grecque, c'est que, comme Rousseau n'a cessé de le dire, la démocratie bien comprise ne peut être que directe (17). Ce qui n'interdit nullement la centralisation, mais suppose simplement que la politique y soit réellement l'affaire de tous et que cesse le monopole de certains sur les décisions concernant la communauté dans son ensemble. C'est dire que l'espace public ne doit pas s'y résumer à des principes de pure forme accordant la liberté de parole ou l'égalité des voix aux citoyens par exemple, mais être le lieu d'une réelle participation de tous à la vie et au devenir de la société. Pour une démocratie authentique, l'idée même d'un champ politique au sens que Bourdieu donne à ce terme, à savoir un microcosme relativement indépendant à l'intérieur du macrocosme social, est proprement impensable (18). La constitution d'un tel champ, caractéristique des démocraties représentatives modernes, son autonomisation croissante, sont en fait un véritable frein au mouvement d'émancipation de tous. Plus même, ils nous semblent être la négation du projet d'autonomie !

La démocratie, le régime du risque

C'est un euphémisme de dire que cet avis n'est pas universellement partagé. C'est que beaucoup voient la constitution d'un tel champ comme une nécessaire prévention des risques d'une démocratie directe.

Ceux là ne manquent tout d'abord pas de faire remarquer que la souveraineté populaire au sens plein ne peut que conduire à l'individualisme, c'est-à-dire à l'éclatement du corps social. C'est Platon qui a certainement le mieux décrit ce phénomène en dénonçant l'apparente beauté de la démocratie, laquelle pareille à "un manteau multicolore" est "brodée d'une juxtaposition de toutes sortes de caractères". Au-delà de l'impression colorée, c'est bien la "juxtaposition de caractères", soit l'absence de tout lien social, qui compte. Comment en effet des hommes tenaillés par des désirs propres pourraient-ils exprimer autre chose que des opinions reflétant ces désirs ? Dans la mesure où "la cité devient pleine de liberté et de licence de tout dire", où "on y a la possibilité de faire tout ce qu'on veut", "il est visible que chacun voudra, pour sa propre vie, l'arrangement particulier qui lui plaira" (19). Quid alors du bien public ?

La pertinence d'une telle analyse ne peut manquer de nous troubler - d'autant qu'elle résonne d'une étrange actualité. Mais est-ce bien la démocratie telle que nous l'entendons que juge Platon ? Selon lui la démocratie est issue de l'oligarchie, c'est-à-dire d'un régime dont la richesse est devenue la valeur centrale, et qui, de ce fait, contribue de manière "rapide" et "efficace" (20) à l'effacement des idéaux supérieurs. Ce que Platon dénonce là, ce n'est donc pas la démocratie, régime où le public devient totalement public et dans lequel chacun se sent porté vers la politique, mais plutôt ce qu'on peut nommer avec Michel-Pierre Edmond une oklocratie, à savoir une société atomisée où chacun ne vise que son intérêt propre (21).

En fait l'oklocratie s'oppose à la démocratie, comme le libéralisme à la société autonome. D'un côté on assiste à une privatisation croissante de l'individu et des institutions, quand de l'autre on en appelle à rendre le public vraiment public.

Aussi l'analyse de Platon en tant que mise en cause de la souveraineté populaire ne nous paraît guère pertinente. Pas plus du reste que ne l'est celle de Tocqueville qui parlait de "démocratie despotique" - expression dénuée de sens (22). Il faut bien dire que la position libérale refusant la démocratie en tant que telle au nom de la garantie des libertés individuelles apparaît pour ce qu'elle est : une mystification.

Reste qu'au travers de ces critiques pointe une difficulté de principe : celle du risque de la non-limitation du pouvoir. On peut comprendre que, face à un tel problème, et après les dérives totalitaires du siècle, un régime d'institution de soi par la société inquiète, et qu'on ait cherché à prévenir le danger par les armes du droit, c'est-à-dire en établissant une série de procédures visant le respect effectif de libertés jugées fondamentales ? Il sera alors question de l'inscription de droits fondamentaux dans une constitution comportant les modalités de sa propre révision, de l'institution de "Cours suprêmes", etc.

Nombreux sont ceux qui pensent que c'est là un réel progrès. Mais qui ne voit pourtant qu'une telle réponse ne peut tenir ses promesses, et que si progrès il y a, c'est plutôt du côté des esprits qu'il faut le chercher ? Les lois positives ne tirant jamais leur force que de l'adhésion aux valeurs qui les sous-tendent, et le jour où celle-ci fait défaut elles deviennent caduques. "La vérité, en l'occurrence, est très simple : face à un mouvement historique qui dispose de la force (…) les dispositions juridiques ne sont d'aucun effet". Ce qui, du même coup, invalide la conception procédurale en la faisant apparaître pour ce qu'elle est, à savoir une simple rhétorique. Il faut donc s'y résoudre : en démocratie, "il n'y a aucun moyen d'éliminer les risques d'une hubris collective. Personne ne peut protéger l'humanité contre la folie ou le suicide". Quand bien même serait-elle efficace, la "solution libérale" au risque démocratique n'est donc pas souhaitable. Prétendant poser a priori des règles afin d'éviter le risque d'une démesure collective, elle conduit en effet au recouvrement de l'Abîme, du sans-fond, sur quoi toute société autonome et réellement démocratique se sait et doit se savoir exister.

Aussi est-on conduit à mettre en question la récente proposition de Robert Legros sur cette question. Proposition d'autant plus séduisante pourtant qu'elle entend prévenir les risques de la démocratie sans faire appel, comme Léo Strauss, à un droit naturel, ni non plus à une convention juridique quelconque (23). M. Legros défend ainsi l'idée d'une démocratie indirecte limitant la souveraineté populaire au nom de l'autonomie de l'homme en tant que tel. Comprendre de l'homme ouvert à son humanité réelle, c'est-à-dire dégagé de ce qui la recouvre immédiatement, à savoir la tradition particulière dans laquelle il est toujours immédiatement plongé (24). Une telle perception est limitative en ce qu'elle impose aux différentes juridictions de respecter l'humanité de tous sous peine de perdre toute légitimité ; elle l'est également en ce qu'elle fait jouer, en chacun, l'homme comme homme contre l'individu empirique inséré dans une communauté toujours particulière. Mais qui ne voit que cette idée de l'homme en tant que telle est une création social-historique n'ayant d'autre réalité que celle que lui donne l'adhésion des hommes empiriques ? Comment sinon éviter de la sacraliser, d'en faire une transcendance réelle, c'est-à-dire de poser un voile sur l'Abîme ?

Castoriadis nous oblige donc à reconnaître qu'à vouloir éliminer catégoriquement le risque démocratique, on tourne le dos à la démocratie authentique. Celle-ci est par définition même "le régime qui renonce explicitement à toute « garantie » ultime" puisque, se sachant auto-instituée, elle sait "que c'est elle qui pose ses institutions et ses significations". C'est du reste pour cela qu'elle sait aussi devoir s'auto-limiter (25). Mais qu'en est-il au juste d'un tel devoir si toute norme relève d'une création social-historique, et qu'il est alors impossible d'en appeler à une valeur absolue posée comme universel transcendant ? Est-il vraiment suffisant de s'appuyer sur une exigence de justice héritée par notre tradition, si, dans le même temps, on refuse la position hégélienne qui inscrit le contenu moral dans la société en marche en tant qu'elle est incarnation de l'Esprit [Geist] ?

La position de Castoriadis qui entend éviter aussi bien le formalisme de Kant que la métaphysique hégélienne paraît donc bien fragile. Elle semble n'avoir de solution qu'en supposant que le plus grand nombre adhère au projet d'autonomie pour discuter collectivement de ce qui est à faire et de ce qu'il faut refuser. Or il est permis de s'interroger sur l'existence d'une telle éventualité dans une société qui valorise toujours davantage la réussite personnelle, égoïste. On se retrouve ici confronté au problème décrit par Platon dans son allégorie de la Caverne. Car il en va bien des hommes conditionnés par une société individualiste et marchande comme des prisonniers de l'histoire : ils sont à ce point illusionnés qu'on peut se demander, pour les uns comme pour les autres, si l'idée même d'une émancipation est envisageable (26).

On fera peut-être remarquer qu'une société individualiste est contradictoire puisque dans le temps où elle valorise la réussite individuelle à n'importe quel prix, elle n'en fait pas moins appel à des valeurs plaçant l'intérêt général avant celui de l'individu (27). Mais il ne paraît plus possible de penser qu'une telle contradiction se résoudra nécessairement avec le temps. La survie à long terme d'une telle société est certes posée, mais l'évolution du capitalisme, sa capacité réelle à se nourrir et à se renforcer des critiques qui lui sont faites depuis deux siècles nous invite à la prudence.

Reste que la contradiction relevée ici souligne qu'il est encore des hommes et des femmes pour refuser les valeurs capitalistes et qui, consciemment ou non, aspirent à l'autonomie. Ce qui signifie que les valeurs de la tradition démocratique - celles qui sont portées par notre histoire, depuis les Grecs jusqu'aux luttes du mouvement ouvrier, et qui portent tout autant cette même histoire - ne sont pas mortes. Et comment le seraient-elles s'il est vrai que les formes d'organisation sociale sont toujours des prescriptions substantielles ? Dès lors que l'on comprend cela, que Castoriadis ne cesse d'expliciter, il apparaît qu'un certain volontarisme réclamant partout et tout lieu la mise en œuvre de principes démocratiques, les inventant au besoin, n'est aucunement vain.

C'est même à nos yeux la seule attitude politique véritablement cohérente dans la mesure où elle conduit, sans violence, au renversement de toutes les dominations : politiques mais aussi économiques, puisque l'autonomie ne saurait valoir simplement pour les activités extérieures au travail salarié et dans le seul temps de loisir - comme si la liberté s'arrêtait à la porte de l'entreprise !

Conclusion

La démocratie au sens fort du mot n'est rien d'autre que l'incarnation du projet d'autonomie. Ce pourquoi elle ne veut et ne peut être limitée par rien d'autre que soi. Ce pourquoi également elle est le régime du risque. Ce pourquoi enfin elle va de pair avec le questionnement philosophique, seul capable d'affirmer notre finitude et d'affronter l'Abîme.

Une société authentiquement démocratique, pleinement consciente de ses travers possibles, doit tout faire pour permettre l'accession à la citoyenneté en un sens non dévoyé. Promouvoir l'École comme lieu de l'éveil critique et de l'éducation du jugement notamment, mais aussi encourager la participation effective de chacun à la vie publique. Bref, elle doit et se doit de promouvoir la liberté de tous. Ne pas le faire, quel qu'en soit le prétexte, conduit en effet au repli de chacun dans sa sphère privée, au l'éclatement du social, à la perte de l'universel, et au bout du compte à la négation de la démocratie même.

Il semble que ce soit là le mouvement pris par les sociétés occidentales contemporaines, par rapport auxquelles la démocratie marque bien une rupture telle qu'on peut y voir comme l'obejctif d'un projet révolutionnaire conséquent.

Notes

(0) La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, tome 4, Paris, le Seuil, 1996, p 62. (Cité C.L, IV).

(1) A. Soboul, « Qu'est-ce que la révolution ? », La pensée, 1981, repris dans La révolution française, Paris, Tel, 1988, p. 585

(2) Héritage et révolution, in : Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, tome 6, Paris, le Seuil, 1999. (Cité : CL, VI).

(3) Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe, tome 3, Paris, le Seuil, 1990, p 52. (Cité C.L, III) Sur ce point et ce qui suit voir L'institution imaginaire de la société, Paris, le Seuil, 1975 (cité : I.I.S.), chap. IV, notamment pp. 245- 253, (cité :), et L'état du sujet aujourd'hui, in : C.L, III, pp.189 et sq. L'individu est « social » du fait de la sublimation qui permet que la psyché abandonne son monde propre pour investir des objets « sociaux », est la sublimation. Il s'agit du procès "moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses « objets propres » ou « privés » d'investissement (y compris sa propre « image » pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d'en faire pour elle-même des « causes », des « moyens » ou des « supports » de plaisir." (Cité : I.I.S., 420-21). C'est ainsi que la société fournit le « sens » aux individus socialisés. (Voir C.L., VI, pp. 123-124). Ce que les Grecs savaient parfaitement comme l'atteste le célèbre passage de la République assurant qu'on peut lire en gros dans la Cité ce qui est écrit en petit dans l'âme humaine (368 d-e). Comme le souligne L. Robin du reste, "la détermination de l'individuel par le social est (…) un thème fondamental chez Platon" (Platon, P.U.F, 202).

(4) Sur ce point voir les pages de L'institution imaginaire de la société traitant des "racines subjectives du projet révolutionnaire" où Castoriadis dénonce "l'invocation d'une fausse psychanalyse" qui revient au fond à légitimer l'ordre existant. Il ne s'agit pas en effet pour nous de refuser la nécessité du travail ni celle non moins nécessaire de son organisation sociale, mais simplement un type particulier d'organisation sociale qui exclut les 9/10 des individus de tout contrôle effectif sur leur travail et plus largement sur leur vie. Quant au désir d'un rapport fusionnel, il faut bien reconnaître qu'il est entretenu par la société présente, laquelle "infantilise constamment tout le monde par la fusion dans l'imaginaire avec des entités irréelles." N'est-ce pas du reste sur un tel désir que repose la consommation ? Comment la société marchande peut-elle permettre l'émergence d'une citoyenneté authentique à laquelle elle fait pourtant référence en permanence ? Il est vrai qu'elle n'hésite plus à faire de la consommation un acte "citoyen"…. (5) Faitet à faire. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, le Seuil, 1997, pp. 48-49. (Cité : CL, V).

(6) I.I.S., 135.

(7) Castoriadis, Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe, tome 2, le Seuil, 1986 , pp. 108-109. (Cité CL, II). Comme le précise Castoriadis, le projet "démocratique, ou émancipateur, ou révolutionnaire, est une création historique qui surgit une première fois en Grèce ancienne, disparaît pendant longtemps, resurgit sous des formes et des contenus modifiés depuis la fin du haut Moyen-Âge."

(8) "Ce faisant, poursuit-elle, ils ont été normatifs : non que leurs formes d'organisations internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où les idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés pendant une courte période déterminent aussi les époques auxquelles une expérience du politique demeure refusée." (Qu'est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, le Seuil, Points-essais, 1995, pp. 79-80). Voir également : Castoriadis, La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, tome 4, le Seuil, 1986, p. 162. (Cité CL, IV). "C'est le même mouvement qui ébranle, à partir de la fin du VII° siècle, à la fois les institutions politiques et sociales et les idées et représentations jusqu'alors incontestées et (…) ce mouvement dans et par lequel naissent simultanément démocratie et philosophie, n'est pas simple mouvement « de fait ». Il est contestation et mise en question de l'imaginaire social institué, de l'institution (politique, sociale, « idéologique ») établie de la cité et des significations sociales que celle-ci porte" (Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978, p. 271).

(9) "La phase pendant laquelle la polis se crée, s'institue et, dans la moitié des cas environ, se transforme plus ou moins en polis démocratique (…) s'achève avec la fin du V° siècle", fait remarquer Castoriadis (CL, IV, 163).

(10) Respectivement : CL, III, 126, et CL, IV, 221.

(11) Il nous paraît important de souligner, avec Yovel, le lien consubstantiel entre l'idée d'autonomie et la notion d'immanence. A la question de savoir ce qu'il entendait par là, ce spécialiste de Spinoza répondait dans journal Le Monde du 23-06-1992 en soulignant trois éléments : "D'abord l'affirmation que ce monde-ci, celui où nous vivons, ne laisse rien derrière ni au-delà. Ce monde est l'horizon total de l'être, il n'y pas d'autres domaines qui lui serait transcendant (…). Deuxièmement, ce monde est la seule norme et le seul contexte de toutes les normes éthiques ou politiques. La source des valeurs morales et sociales ainsi que la légitimité politique ne sont pas à chercher dans un au-delà. Elles se trouvent dans les êtres humains qui s'interrogent pour les élaborer. Troisièmement, ces deux premiers éléments sont la condition de toute émancipation, de toute libération - aussi restreinte soit-elle - dont l'humanité est capable, et le salut, qui ne peut être que partiel, est à chercher dans le monde fini où nous vivons et non dans un espace métaphysique situé ailleurs." Et il précisait : "Spinoza n'est pas l'inventeur de cette immanence. Elle se trouve déjà chez les plus anciens philosophes grecs. Mais elle avait été submergée par la culture judéo-chrétienne et la théologie médiévale." Comme l'écrit Marx à Ruge, "la dignité personnelle de l'homme, la liberté, il faudrait d'abord la réveiller dans la poitrine de ces hommes [les philistins]. Seul ce sentiment qui, avec les Grecs, disparaît de ce monde, et qui, avec le christianisme, s'évanouit dans l'azur vaporeux du ciel, peut à nouveau faire de la société une communauté des homes pour atteindre à leurs fins les plus élevés : un État démocratique" (Œuvres, III, 337). L'immanence dont nous parlons correspond donc à l'abandon du sacré, non à l'affirmation de ce que Marcuse nomme l'unidimensionalité, s'il est vrai qu'une autre dimension que celle du réel est nécessaire pour son dépassement. L'autonomie au sens plein du terme exige bien de réfléchir à ce que peut être cette autre dimension.

(12) I.I.S., p. 240.

(13) Respectivement : Principes de le philosophie du droit, § 343, et La raison dans l'histoire, trad. K Papaioannou, 10/18, 1979, p. 73. Sur cette question voir : B. Mabille, Hegel, l'épreuve de la contingence, Aubier, 1999, section 5 notamment. Et pour une vision critique de la théorie de Castoriadis, voir Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchin-d'homme, Paris, Gallimard, 1986, pp. 387-396.

(14) Castoriadis fait remarquer par exemple que "d'après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos - c'est-à-dire perdait ses droits politiques." (CL, II, 288). Dans la mesure où nous suivons ici ce texte de Castoriadis intitulé : La polis Grecque et la création de la démocratie, nos citations qui ne font pas l'objet de notes renvoient toutes à lui.

(15) A l'Assemblée "tous les citoyens ont le droit de prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l'obligation morale est faite de parler en toute franchise (parrhèsia)". En ce qui concerne les tribunaux, "il n'y a pas de juges professionnels, mais des jurys dont les membres sont tirés au sort." Il y avait à Athènes deux conseils en fait, mais, comme le précise Finley, traitant de la participation populaire, "l'Aréopage, survivance archaïque, composé d'anciens archontes, membres à vie, n'eut plus qu'une existence fantomatique après que, en 462, toutes ses fonctions importantes firent passés au Conseil des Cinq Cents." Et, précision importante quant à notre propos, ses membres "étaient désignés par tirage au sort parmi les citoyens âgés de plus de trente ans qui acceptaient que leur nom soit proposé, avec une répartition géographique obligatoire. La charge était d'un an, et l'on ne pouvait être conseiller que deux fois dans sa vie." (L'invention de la politique, trad. J. Carlier, Flammarion, 1985, 113).

(16) La délégation et le fétichisme politique, in : Choses dites, Éditions de Minuit, 1987, p. 190.

(17) Ce n'est du reste pas sans raison si, comme le note Castoriadis, "à chaque fois qu'une collectivité politique moderne est entrée dans un processus d'auto-activité, elle a redécouvert ou réinventé la démocratie directe (town meetings, ou conseils communaux, durant la Révolution américaine ; les sections pendant la Révolution française ; la Commune de Paris ; les soviets, conseils ouvriers sous leur forme initiale en Russie)." Et de préciser que "H. Arendt a beaucoup insisté là-dessus."

(18) Voir : P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000, en particulier pp. 51-68. Répétons que le refus d'un champ politique n'interdit nullement la centralisation, il suppose simplement le contrôle effectif des mandats (ce qui passe par la possibilité de révocation à tout moment du mandaté).

(19) République, 557 c. Trad. P. Pachet, Gallimard, 1993.

(20) Ibid., 553 d

(21) Le philosophe-roi, Payot, 1991, p. 111. M.P. Edmond écrit : "Si l'on admet que Platon a su penser cette notion moderne d'individualité, qui vaut en soi, indépendamment de tout ordre, on peut aussi comprendre que, pour lui, l'individu détaché de toute référence à un ordre proportionnalité tombe hors de la politique. Il tente de penser cette pure extériorité, et à soi-même et aux autres, dans la démocratie et plus précisément dans sa forme extrême : l'oklocratie. Oklos, (turba, turbare) désigne un agrégat d'individus, une multitude d'éléments disparates ; il signifie l'atomisation de la vie sociale et de la vie politique, voire celle de chaque individu qui se divise à l'infini en lui-même." Dire que le public doit devenir vraiment public, n'est pas refuser la privauté, comme c'est le cas dans un régime totalitaire. Castoriadis insiste du reste sur la nécessaire distinction des sphères : privée (oikos), privée/publique (agora), publique (ecclésia). (Voir, par ex., C.L., IV, 228-230).

(22) Voir : Castoriadis, C.L., II, 320.

(23) La question de la souveraineté, Ellipses, 2001. Voir pp. 22-40. Les citations de M. Legros ne faisant l'objet d'aucune note sont toutes tirées de ce passage. Du même auteur voir : L'avènement de la démocratie, Grasset, 1999, et L'idée d'humanité, Grasset, 1990. En ce qui concerne L. Strauss, voir : Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986, ainsi que A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, P.U.F., 1991, pp. 99-127.

(24) Du moins est-ce ainsi que nous entendons que "la limitation moderne de la souveraineté du peuple, à savoir, le principe de l'autonomie de l'homme, implique l'idée d'une ouverture de chaque peuple à un principe qui le transcende" (La question de la souveraineté, p. 32).

(25) Ce qu'attestent les Grecs qui avaient, pour ce faire, mis en place des dispositifs institutionnels comme l'ostracisme ou cet autre dispositif nommé graphé paranomon, par quoi on pouvait accuser quelqu'un d'avoir fait une proposition illégale, et qui, surtout, ont créé la tragédie, laquelle est une véritable présentification de l'Etre comme Chaos. Chaos comme absence d'ordre pour l'homme, et Chaos dans l'homme. Voir M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Payot, 1976, pp. 76-77. Voir aussi l'article de Castoriadis La polis grecque et la création de la démocratie (CL, II, 298). On peut bien vouloir aujourd'hui prévenir les dangers de la souveraineté populaire en appelant à une certaine idée de l'homme (comme appartenant à l'humanité) contre une autre (disons romantique ou communautarienne), mais on doit alors reconnaître que c'est encore là une forme d'auto-limitation.

(26) Ce que confirme le rapprochement de certains questionnements de Marcuse avec l'analyse de l'allégorie de la Caverne. "Il y a pour soutenir ce combat contre la libération, explique Marcuse, une arme efficace et durable c'est la fixation des besoins matériels et intellectuels qui perpétuent des formes surannées de lutte pour l'existence (…). Ce sont les individus eux-mêmes qui doivent répondre à la question sur les vrais et les faux besoins, mais seulement en dernière analyse, c'est-à-dire quand ils sont libres de donner leur propre réponse. Tant qu'on les prive d'autonomie, tant qu'ils sont endoctrinés et conditionnés (même au niveau de leur instinct) la réponse qu'ils donnent à cette question ne peut être considérée comme la leur (…). Comment des gens qui ont subi une domination efficace et réussie peuvent-ils créer par eux-mêmes les conditions de la liberté ?" (L'homme unidimensionnel, trad. M. Wittig et l'auteur, Paris, Minuit, 1968, pp. 30 et sq.). En ce qui concerne l'allégorie de la Caverne, J. Annas note bien que le tableau brossé par Platon, "comme délivrance de soi par rapport au conformisme indifférencié", est un des plus saisissants de la pensée philosophique. Mais elle remarque qu'il s'accompagne "de la description la plus sombre et la plus pessimiste qu'ait tracée Platon de l'état de ceux qui ne sont pas éclairés par la philosophie. Impuissants et passifs il sont manipulés par les autres. Bien pire, il sont habitués à cet état et l'aiment, résistant à tout effort qui viserait à les en libérer. Leur satisfaction est une sorte de conscience aveugle de leur état ; ils ne peuvent pas même reconnaître la vérité de leur terrible condition, ou y réagir." (J. Annas, Introduction à la La République de Platon, trad. B. Han, P.U.F., pp. 318-19).

(27) C'est là la contradiction du capitalisme qui en appelle à une structure anthropologique qu'il est incapable de produire : "Le capitalisme s'est développé en usant irréversiblement un héritage historique créé par les époques précédentes et qu'il est incapable de reproduire", note Castoriadis qui s'interroge sur sa survie même : "Mais combien de temps un système peut-il se reproduire uniquement en fonction d'anomalies systémiques ?" (C.L. VI, 116-177).

Ce texte a été précédement publié dans le N° 3 de la revue "ContreTemps".
Il a été enrichi par l'auteur dans la présente version pour Calle Luna.


Philippe CAUMIERES vient de publier :

Castoriadis : Le projet d'autonomie
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# Broché: 121 pages
# Editeur : Editions Michalon (25 mai 2007)
# Collection : Le bien commun
# ISBN-10: 2841863980
# ISBN-13: 978-2841863983
# Prix éditeur: EUR 10,00

Présentation de l'éditeur
Ce qui surprend immédiatement à la lecture de l'œuvre de Castoriadis, c'est le décalage entre la puissance d'une pensée, sensible pratiquement à toutes les pages, et son côté confidentiel. Est-ce la diversité du parcours de cet homme né en 1922 à Constantinople, fuyant la dictature de Metaxas pour arriver à Paris en 1945, son engagement au sein du groupe, devenu quasiment mythique, " Socialisme ou Barbarie ", son enseignement à l'École des hautes études en sciences sociales ? Est-ce la difficulté de le situer dans un champ disciplinaire défini : militant politique, économiste, psychanalyste, philosophe, penseur de la démocratie, au savoir quasi encyclopédique ? Pourtant cette activité étonnante trouve toute sa cohérence dans le concept d'autonomie, présent d'emblée comme idée essentiellement politique. Comment l'autonomie est-elle possible ? Question double en vérité, indissolublement pratique et théorique. Comment mettre concrètement en place une société proprement autonome, c'est-à-dire se sachant pleinement responsable d'elle-même et des orientations qu'elle prend ? Que suppose ce projet pour les sociétés humaines, leur histoire et les hommes qui les constituent ?


Biographie de l'auteur

Philippe Caumières, professeur agrégé de philosophie, participe à un groupe de recherche sur la pensée de Castoriad animé par Laurent Van Eynde aux Universités Saint-Louis de Bruxelles.
"Nil nisi bonum", Panpan le lapin dans Bambi.
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