Jean-Claude Michéa qui travaille en ce moment à l’écriture d’un nouveau bouquin, a développé depuis une dizaine d’années une pensée décalée et rafraîchissante pour ce qui est du renouvellement tant espéré d’une critique conséquente et sans concessions des sociétés spectaculaires de croissance. Il est aussi depuis longtemps le commentateur de George Orwell (Orwell anarchist Tory et Orwell éducateur, chez Climats) et un de ceux qui ont introduit en France la pensée de Christopher Lasch. Son amitié et sa proximité intellectuelle de toujours avec Serge Latouche, a fait aussi de lui quelqu’un en constant dialogue avec la perspective de la décroissance. Ci-dessous, la dernière « scolie » - comme il appelle ses notes de texte - de son ouvrage L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (Climats, 1999), où il abordait brièvement, de façon très concise et encore imprécise, ce qu’il developpera admirablement dans un ouvrage qui a déjà marqué les objecteurs de croissance et tous ceux des ennemis conséquents de la modernisation marchande de la vie, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche (Climats, 2002 ; republié en 2006 chez Flammarion en livre de poche). C’est là, si l’on veut réellement sortir des sociétés de croissance économique, une formidable démonstration du dégonflement nécessaire de tout l’imaginaire colonisé par l’économisme, l’étatisme et le progressisme, de la Gauche socialiste, communiste et altermondialiste, comme de l’écologie politique - y compris de celle qui se veut « alternative » aux Verts ou à N. Hulot [1].
« Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateur au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche conservateur n’accepterait. »
Günther Anders (1977).
" Anticapitalisme et conservatisme "
« Ce qui nous incite à revenir en arrière est aussi humain que ce qui nous pousse à aller de l’avant »
Pier Paolo Pasolini.
L’hypothèse capitaliste, au sens où nous l’avons définie, n’est qu’une des multiples variantes de la métaphysique du Progrès qui est commune à tous les idéologues modernistes. A l’instar des autres variantes, elle prétend, elle aussi, que l’Histoire a un sens et que le chemin qui est prescrit aux hommes les conduit inexorablement - pour utiliser le vocable de Saint-Simon et de Comte - de l’état théologico-militaire [2] à l’état scientifique-industriel. Ce qui constitue la différence spécifique de l’hypothèse capitaliste c’est, uniquement, l’idée que le principe déterminant de l’Histoire est, en dernière instance la dynamique de l’économie et, par conséquent, le progrès technologique pour autant qu’il est la condition matérielle fondamentale de cette dynamique. A partir de là, il n’est pas très difficile de prévoir ce qui, dans l’imaginaire capitaliste, - autrement dit, dans l’imaginaire économique - va forcément incarner la forme privilégiée du mal politique. Tout ce qui, en effet, s’oppose à la mise en progrès d’une société par le mouvement modernisateur de l’Economie doit inévitablement être perçu comme un archaïsme inacceptable, auquel on ne peut s’accrocher (c’est la célèbre théorie du « repli frileux sur soi ») que si l’on a le malheur d’être un esprit « conservateur », ou pire encore, « réactionnaire » (dans le langage saint-simonien, « rétrograde »). Il est ainsi tout à fait logique que ces deux derniers mots désignent, dans la terminologie que le Spectacle impose, les deux figures par excellence de l’incorrection politique ; celles dont chacun, dans la crainte et le tremblement, travaille sans fin à s’innocenter. Un esprit critique - c’est-à-dire, au minimum, un esprit qui n’a pas peur des mots - en conclura donc, à l’inverse, qu’une lutte anticapitaliste qui est incapable d’intégrer clairement sa dimension conservatrice, n’a strictement aucune chance de se développer de façon cohérente, et, par conséquent, de porter des coups efficaces à son ennemi désigné [3]. Un des premiers soucis philosophiques de ceux qui prétendent s’opposer au despotisme de l’Economie doit ainsi toujours être de mettre, par principe, en question tous les discours qui célèbrent le « progrès » et le « mouvement » sans autre précision [4].
Il demeure toutefois évident que « l’ancienneté du knout » -selon le mot de Marx - n’est pas un argument qui suffit à fonder son caractère respectable. Il est donc nécessaire, ici, de présenter brièvement quelques remarques destinées à préciser à quelles conditions une indispensable marche arrière doit être distinguer d’une inacceptable régression [5].
La tendance des hommes à la curiosité et à l’innovation est un des attributs les moins discutables de la nature humaine (pour employer ici, à dessein, un terme qui dérange nos habitudes modernes). L’idée de « sociétés immobiles » est, ainsi, soit un mythe soit un fantasme. Ce qu’il faut refuser, ce n’est donc pas le principe même du changement - comme, à la limite, dans la philosophie de Julius Evola - mais le fait que son rythme soit désormais défini et imposé par les seules lois du Capital et de son accumulation [6]. Et si les classes populaires, comme le déplorent en permanence les pleureuses du modernisme, manifestent, en général, très peu d’empressement pour « adapter leurs mentalités aux évolutions nécessaires », ce n’est évidemment pas parce qu’elles seraient ontologiquement inaptes aux changement ; c’est simplement parce qu’elles ont une tendance, assurément fâcheuse, à marcher moins vite sous le fouet et avec nettement moins d’enthousiasme et de conviction que les nouvelles classes moyennes ou la brillante intelligentsia.
L’ingéniosité et la capacité d’innovation des classes populaires sont, du reste, l’un de leurs traits historiques les plus constants. Ce sont précisément les vertus qui permettent à ces classes de neutraliser sans cesse une partie des stratégies capitalistes et d’inventer, à tout moment, des dispositifs qui maintiennent ou reproduisent de la civilité et du lien, partout où la logique de fer du Capital tend à détruire ces derniers. Il suffit, par exemple, de lire les remarquables analyses que Serge Latouche consacre, dans l’Autre Afrique, à « l’économie informelle » de Dakar, aux « stratégies ménagères à Grand-Yoff » ou au système de solidarité des forgerons Soninké, pour prendre conscience de la vitalité des intelligences populaires et mesurer à quel point c’est généralement la volonté de conserver un mode de vie humain qui conduit les individus, comme les communautés, à inventer perpétuellement, sur la base des acquis et des traditions, de nouvelles formes de relations et de nouvelles règles du jeu, parfois révolutionnaires. De ce point de vue, le développement, dans les pays anglo-saxons, et maintenant en France, des LETS (Local Exchange Trade System) constitue sans doute une forme exemplaire de ces réponses critiques à la modernisation capitaliste, apportée sur le terrain par les individus eux-mêmes. Si ces systèmes d’échange locaux contribuent, en effet, à tenir en échec la désocialisation ultra-libérale, c’est dans la mesure où ils parviennent à reconstituer (interprétation « réactionnaire ») ou à maintenir (interprétation « conservatrice ») ce « primat du lien sur le bien » qui définit, selon Caillé et Gobdout, l’essence même du don traditionnel.
Si la critique de l’idéal des Lumières est une condition nécessaire - comme Adorno l’avait vu - de toute critique du Capital, il ne s’agit pas, pour autant, de retirer toute signification aux notions de Progrès ou de Civilisation universelle. « Les meilleurs traits des civilisations - écrivait Marcel Mauss - deviendront la propriété commune de groupes sociaux de plus en plus nombreux » et « cette notion de fond commun, d’acquis général des sociétés et des civilisations [...] correspondent, à notre avis, à la notion de la Civilisation [7]. » Ce mouvement n’implique cependant pas - comme l’ajoute aussitôt Mauss - la disparition nécessaire des « saveurs locales ». En réalité, bien des débats compliqués sur les dialectiques de l’universel et du particulier, ou de la modernité et de la tradition, auraient sans doute pu être considérablement abrégés ou même rendus inutiles, si l’on avait tenu compte, à sa juste mesure, de la formule millimétrée de l’écrivain portugais Miguel Torga : « l’universel c’est le local, moins les murs [8] ». Cette proposition signifie qu’une communauté humaine progresse et se civilise, non pas quand elle détruit ou abandonne ce qui la caractérise (par exemple sa langue ou son accent) mais, au contraire, chaque fois qu’elle parvient à s’ouvrir à d’autres groupes, c’est-à-dire à remplacer, dans ses rapports avec eux, le mépris et la violence initiales par différentes modalités de l’échange symbolique. Certes, il est inévitable que cette inscription dans les dialectiques complexes de la réciprocité conduise peu à peu chaque communauté à laisser de côté tout ce qui - dans ses manières, jusque-là habituelles, de vivre et de sentir - s’oppose, par principe, à la reconnaissance des sujets les uns par les autres ; autrement dit, à tout ce qui, dans sa propre culture - et en faisant bien entendu la part nécessaire du jeu et de la plaisanterie - ne peut être universalisé sans contradiction. Mais ces progrès légitimes de l’universalité - dans la mesure où ils conservent précisément pour base les particularités historiques et culturelles durables, qui sont la condition même de l’échange symbolique - n’ont pas grand chose à voir avec cette uniformisation accélérée de la planète par le marché capitaliste, uniformisation dont la vision touristique du monde et pseudo-cosmopolitisme du show-biz et de la classe d’affaire représentent une traduction à la fois grotesque et pathétique.
Notons enfin, qu’en ces matières, où l’on touche au fondement même de l’ordre humain, il convient de manier la hache du Droit et de la Raison avec la plus extrême précaution. Kant lui-même, pourtant assez peu sensible aux séductions du particulier, écrivait que le « bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites (L’Idée d’une histoire universelle, 6e proposition). Dans la mesure où les esprits modernes n’ont déjà que trop tendance à s’incliner devant la tyrannie de l’angle droit, on peut penser qu’un solide sens de la coutume et des jeux subtils qu’elle permet de fonder à tous les niveaux [9] représente une des forces psychologiques majeures dont chaque individu dispose encore pour desserrer l’emprise du Capital sur sa vie, et ainsi, persévérer dans son être de façon aussi libre et joyeuse que possible. Il n’y a, du reste, que peu de différence entre ce sens de la coutume et ce qu’on appe lle, ordinairement, la convivialité.
Notes :
[1] Pour une poursuite des thèses de Michéa dans Impasse Adam Smith, on verra par exemple, Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, 2003.
[2] C’est pourquoi l’Eglise et l’Armée sont les deux cibles privilégiées de tout paradigme moderniste. Cela signifie que l’anti-cléricalisme et l’anti-militarisme - si légitimes soient-ils - sont tout ce qu’on veut, sauf des attitudes anti-capitalistes. Voilà peut-être, une clé supplémentaire, pour interpréter l’étrange univers politique de Cabu.
[3] Cette idée, qui ne peut surprendre les lecteurs de George Orwell ou de William Morris, ne devrait pas non plus surprendre les vrais amis de l’écologie et tous ceux qui se trouvent obligés d’affronter le Capital et ses politiciens, chaque fois qu’il s’agit de préserver un site naturel ou de lui restituer ses qualités perdues (par exemple en combattant pour la dépollution d’une rivière ou le retour à une alimentation non falsifiée). Ces combats - quand on y réfléchit - sont si clairement conservateurs, voire rétrogrades, qu’un moderniste intelligent, Alain Roger, a jugé nécessaire de produire une théorie du paysage (ainsi que l’œuvre artistique correspondante) qui permette d’en finir, une fois pour toute, avec le « souci conservateur et naturaliste de l’environnement ». Cette curieuse synthèse entre l’avant-gardisme de Art-Press et l’esthétique des promoteurs immobiliers, a été magistralement démontée par Jacques Dewitte (cf. « L’Artificialisation et son autre », Critique, juin-juillet 1998).
[4] On sait que le système a déjà réussi à imposer aux fractions les plus canalisables de la jeunesse, l’idée que bouger serait une activité parfaitement définie et nécessairement vertueuse. Dans la pratique, il y a ainsi beaucoup de chances pour que cette jeunesse qui regarde Canal + appelle habituellement « une ville qui bouge bien » soit, en vérité, une ville que détruisent le tourisme et la production immobilière, où la mafia possède de nombreuses boites de nuit et où les téléphones portables se vendent particulièrement bien.
[5] J’emprunte cette précieuse distinction au texte de J.-P. Courty : En arrière toute ! Lettre ouverte à la Revue Actuel 48 à propos de la Lozère et son entrée dans le XXIe siècle, décembre 1997.
[6] C’est ici toute la différence entre une culture et une mode. Une culture, est certes toujours en évolution, du moins tant qu’elle est vivante : mais cette évolution s’opère à un rythme qui confère à cette culture - tout comme l’inconscient - une structure nécessairement « transgénérationnelle », ce qui signifie qu’elle définit toujours un espace commun à plusieurs générations et autorise ainsi, entre autres conséquences, la rencontre et la communication des jeunes et des vieux (comme par exemple dans un stade de football, une fête de village ou la vie d’un vrai quartier populaire). La mode est, au contraire un dispositif intra-générationnel et dont le renouvellement incessant obéit avant tout à des considérations économiques. Organiser la confusion systématique entre, d’une part, les cultures durables que créent les peuples, à leur rythme propre et, d’autre part, les modes passagères imposées par les stratégies industrielles, constitue l’une des opérations de base du tittyainment. On sait que c’est un art où l’omniprésent Jack Lang a très peu de rivaux.
[7] Marcel Mauss : Les Civilisations : Eléments et formes, 1930.
[8] Miguel Torga : L’Universel, c’est le local moins les murs, Willima Blake and Co and Barnabooth ed. 1986. (Il s’agit d’une conférence donnée au Brésil en 1954)
[9] « Une fois n’est pas coutume », dit la sagesse des peuples. C’est cette plasticité constitutive qui différencie ce que veut la coutume (par exemple fêter son anniversaire) et ce qu’exige le droit (par exemple respecter le code de la route). Naturellement, et Latouche le montre très bien, cette plasticité de la coutume risque toujours de conduire à des « arrangements » avec le droit qui peuvent ouvrir la voie à la corruption. Mais si, pour ces raisons, les exigences variées de la coutume doivent en principe être subordonnées aux impératifs égalitaires du droit, celui-ci doit être seulement conçu comme, d’une part, le cadre général des relations humaines concrètes et, d’autres par, comme l’ultime instance à laquelle on doit se référer lorsque les différends et les conflits ne peuvent plus être réglés aux niveaux primaires de l’existence sociale. Quand, par conséquent, le droit en vient à fonctionner d’emblée comme un recours normal, voire préalable - quand, en d’autres termes, la menace de procès réciproques devient une forme ordinaire de la civilité - on entre alors dans le règne des individus procéduriers et dans la tyrannie du droit. C’est précisément ce qui a lieu chaque fois que progresse la modernisation marchande de la vie. En détruisant systématiquement les traditions et les coutumes qui étaient l’horizon historiquement donné des transactions quotidiennes - le système capitaliste tend progressivement à ne laisser aux individus, pour régler leurs différents litiges, que deux modalités majeures : la violence et le recours systématique au Tribunal. Telle est la manière moderne de vivre que les Etats-Unis expérimentent depuis déjà longtemps, et à laquelle, par conséquent, nous allons devoir bientôt apprendre aussi à nous plier ; si, du moins, nous ne faisons rien pour conserver la maîtrise de notre propre destin.