Qu'est-ce que Marx apporte à la décroissance ? Voilà une question. D'abord il faut se dégager de toutes nos représentations et préjugés ques nous avons sur Marx et considérer que " les marxismes sont l'ensemble des contre-sens qui ont été faits sur Marx " (Michel Henry).
Ce que dénonce Marx dans l’économie, c’est que le travail n’est plus un travail vivant où le travailleur laisse batiffoler sa subjectivité créatrice qui fonde pourtant ce qu’est la valeur de ce travail concretement vécu (et finalement le vécu fonde ce qu'est toute valeur possible... L'éthique est toujours d'abord une esthétique). Dans la société économique (de la valeur d’échange), le travail ne se connaît plus au travers de son effort subjectif vécu, mais au travers des représentations économiques qui représentent ce travail au travers d’un volume horaire, de l’argent qui sera le salaire, des " coûts du travail " et de production... etc. Il faut alors parler avec Marx, de la génèse transcendantale de l'économie, l'économie comme sphère auto-référentielle de représentations économiques qui se prennent pour la réalité. Comme s'il existait naturellement une réalité économique (ce que croient les marxistes comme les ultra-libéraux). La réalité économique n'existe pas. Elle est une construction de l'imaginaire.
Le salariat pour Marx, n’est ainsi pas seulement dégueulasse par le seul fait que la condition juridique du salarié est sa subordination, mais d’abord parce que le salaire est l’objectivation d’une vie pourtant inobjectivable. Le travail du travailleur vivant qui est représenté par le salaire est alors réduit à une marchandise.
« Le travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital [c’est-à-dire la plus value]. Pourquoi le vend-il ? pour vivre. Mais le travail est aussi l’activité vitale propre au travailleur , l’expression personnelle de sa vie. Et cette activité vitale il la vend à un tiers pour s’assurer les moyens nécessaires à son existence. Si bien que son activité vitale n’est rien pour lui sinon l’unique moyen de subsistance. Il travaille pour vivre. Il ne compte point le travail en tant que tel comme faisant partie de sa vie ; c’est bien plutôt le sacrifice de cette vie. C’est une marchandise qu’il adjuge à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas le but de son activité. Ce qu’il produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, l’or qu’il extrait de la mine… c’est le salaire… Voilà l’ouvrier qui, tout au long de ses douze heures, tisse, file, perce, tourne, bâtit, creuse ou charrie des pierres. Ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou à la pelle ou au marteau à tailler la pierre , l’ouvrier les considère-t-il comme une expression de son existence, y voit-il l’essence de sa vie ? Non, bien au contraire. La vie commence pour lui quand cette activité prend fin, à table, au bistrot, au lit. Les douze heures de travail n’ont pas de sens pour lui. » (Charles Henry Marx, in Travail salarié et capital, in Œuvre complète, Pléiade, p. 204-205).
Dans le salaire, le salarié n’est plus cette relation intérieure (subjective) au produit. Dans le salaire, la réalité économique s’est substituée à la réalité de la vie. Des luttes ouvrières et altermondialistes pour l’augmentation et la défense du salaire, un autre texte de Marx écrit qu’elles « sont inséparables du salariat, où le travail est assimilé aux marchandises et par conséquent assujetti aux lois qui règlent le mouvement général des prix » (Pléiade, p. 527). Voici comment Marx analyse l’argent (les mots entre crochets sont de moi ; les soulignés sont de moi) :
« Il représente uniquement ce qui est général, il n’implique donc absolument aucun rapport individuel avec son propriétaire ; sa possession ne développe aucune qualité essentielle de son individualité, car cette possession porte sur un objet dépourvu de toute individualité ; en effet le rapport social [dans la relation économique du vendeur et de l’acheteur] existe en tant qu’objet tangible et extérieur que l’on peut acquérir machinalement et perdre de même [C’est que dans la Méga-machine les relations sociales ne sont plus que machiniques]. Son rapport avec l’individu est donc purement fortuit. » (Grundrisse, I, p. 162)
La valeur d’échange (qui prend la forme du prix, du salaire, et donc de l’argent) est une valeur générale et universelle. C'est à dire une abstraction de la valeur réelle et vécue, une négation totale de la valeur de l’effort subjectif. L’humanisme est ainsi comme la valeur d’échange, elle ne connaît pas ce qui est concret et vécu. Tout y est général, générique, universel. L'humanisme c'est l'humanisme de la marchandise. Marx montre bien une des conditions de possibilité de l’intégrisme économique dans la phrase qui suit : « Il ne peut y avoir d’industrie universelle que si chaque travail produit la richesse non pas sur une forme déterminée [par la vie subjective] mais générale, c’est-à-dire si le salaire de l’individu est payé en argent, sinon il n’existe que des formes particulières… du travail » (Grundisse, I, p. 16). Formes particulières, c’est-à-dire à chaque fois singulières et individuelles, car l’effort subjectif du travailleur (du patron comme du mineur) est à chaque fois vivant et inobjectivable (qui peut oser sentir à la place de celui qui est concerné par ce sentir en tant que tel ?), et que personne ne peut vivre à la place de l’autre. Face à la généralité universelle de la valeur d’échange (et de sa plus-value) et de l'humanisme bourgeois, Marx affirme la primauté ontologique de la particularité originaire propre à la subjectivité in-dividuelle et à chaque fois singulière.
Dans l’économie (c’est-à-dire la théorie de la valeur objective) et dans son ex-croissance, le capitalisme (la plus-value), l’existence de l’humain - devenu comme dans l’humanisme, un humain générique, reproductible, interchangeable et donc exploitable à l’identique de façon illimitée -, est réduite à une simple définition économique. Dans le salaire, l’humain est une marchandise en tant qu’il est soumis aux lois du marché. Voilà comme Marx décrit ce qu’est le salaire :
« Les besoins de l’ouvrier ne sont donc pour l’économie que le besoin de l’entretenir pendant le travail et cela de façon à l’empêcher simplement de mourir. Le salaire a donc le même sens que l’entretien, le maintien en état de tout instrument de production… la production produit l’homme non pas seulement comme une marchandise… l’homme avec la détermination marchandise, elle le produit, conformément à cette détermination, comme un être dépourvu de tout caractère humain » (Manuscrits de 44, p.72).
L’humain, c’est-à-dire nous tous qui hantons les rouages de la Méga-machine techno-politico-économique comme autant de spectres qui vivons de notre vie déjà morte, est réduit à de la chair à canon pour l’Economie devenue Monde. Il nous faut donc ré-instituer par la seule puissance de la vie instituante, de sa joie de vivre et d’être toujours en vie (et non par des lois qui nous aliènent toujours plus), le sens et l’individualité qui ont été abolis dans la séparation de l’individu et de la valeur d’échange lorsque la valeur vécue (vitale) est devenue la mortifère valeur d’échange. Il nous faut un travail fait de jouissance subjective immédiate, ici et maintenant. Une activité réellement créatrice et puisse réaliser pleinement la vie de l’individu vivant.
Vouloir renverser le capitalisme, c’est-à-dire le système de la plus-value (cette production indéfinie de la valeur pour elle-même, donc sa croissance illimitée) ne suffit pas, pensait Marx. Il faut renverser la condition de possibilité même de la plus-value, c’est-à-dire la valeur d’échange qui est le fruit d’une représentation économique qui prétend objectiver l’inobjectivable qu'est l’effervescence de la vie auto-affective. C’est donc non seulement le « système de la plus-value » (capital-isme) qu’il faut mettre à bas, mais surtout le « système de la valeur », c’est-à-dire l’économie (l’ « Invention de l’Economie » comme dit S. Latouche) sur lequel le capitalisme se fonde. La décroissance est donc non seulement un anti-capitalisme mais aussi et surtout (et c’est ce qui fait que cet anti-capitalisme est plus profond que tout le fourrage militant de l’Extrême-Gauche), le temps de la sortie de l’économie ouvrant l’horizon de l’ « après-économie » (S. Latouche). L’élément économique, c’est-à-dire la valeur d’échange en elle-même et pour elle-même qu'est l’existence même de l’argent, ne doit plus subsister dans la société de décroissance (On appelle le fait que la valeur d'échange vaut en elle-même et pour elle-même, l'autonomie de l'économique, c'est-à-dire le système de la plus-value - le " capitalisme ").
Mort à l’Economie ! Que la vie l’emporte !