par clement h. » Mercredi 15 Nov 2006 15:23
Malgré les gribouillis de ceux qui disent que le temps n'est pas à l'impuissance (le texte " Contre l'Encyclopédie des nuisances ", qui traine sur internet), celle-ci me semble être la situation concrète dans laquelle se trouve la quasi-totalité de la Gauche. Amiech et Mattern (Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l'impuissance de la jeunesse d'aujourd'hui, Climats, 2003) ont très bien montré les mécanismes de l'impuissance actuelle de la jeunesse et plus largement de la gauche empétrée dans un altermondialiste néo-marxiste et des réflexes militants traditionnels (discours moralisant).
Que tout le monde ignore les fondements épistémologiques sur lequel repose leur monde marchand est bien la tromperie que cherche inlassablement à cacher la caste des économistes comme celle des gens de gauche. Le problème de la critique de l'économie s'est qu'elle ne repose pas sur une attitude moralisatrice (les vilains patrons, les gros méchants spéculateurs, et les gentils ouvriers et militants) mais sur une analyse : C'est un discours analytique qui fait la généalogie de l'économie inventée. Comment la forme de l'échange (acheter une baguette de pain) marchand est-il rendu possible ? Par quelles représentations et dispositifs un tel échange est-il possible ? Et contre quoi ces possibilités s'appuient en le niant ? Forcément une critique analytique est bien plus difficile à faire partager qu'un pathos moralisateur.
De plus il y a une métaphysique de la vie au fondement de cette critique analytique. Il y a donc de la part de chacun d'entre nous,
autre chose en jeu qu'une simple prise de conscience de l'atrophie de notre subjectivité sous les coups de butoirs des catégories de l'économique. Je soutiens pour ma part à rebours d'une des nombreuses vulgates de l'ultra-gauche, que l'effondrement de l'économie ne passe pas forcément par le phénomène conscientiel. Pour une simple raison, l'aliénation n'est pas seulement le fait de la représentation qu'il suffirait de décoloniser, mais de l'aliénation réelle de la praxis vitale.
Max Stirner, le fondateur de l'anarchisme individualiste pensait que pour faire s'effondrer l'Etat, il suffisait une prise de conscience chez les personnes de l'inanité de l'Etat. Marx va totalement s'opposer à ce type de praxis révolutionnaire à rebours de la bouillie à chat marxiste qui ne pensera qu'à diffuser la conscientisation du " prolétariat ".
Pour Marx, il ne suffit pas de changer les représentations (de dire que la croissance, attention ! c'est pas bien... biiii beurk la croissance, il faut s'auto-limiter, faire attention et tout le tralala des écologistes traditionnels), mais il faut changer concrètement la vie. Car l'individu n'est pas une conscience, un intellect, mais un corps subjectif qui " pense " à travers tout son être et sans médiation de la représentation conscientielle. Jamais un beau discours logique ne conviancra quelqu'un de changer sa vie. On peut montrer et démontrer que les représentations économiques sont autant d'imbécilités. Et convaincre quelques personnes. Mais convaincre, connaitre, conscientiser ce n'est pas vivre et ne le sera jamais.
Et pourtant le malaise né d'une intuition intermitente de contradictions d'avec ce que l'on est réellement et ce que l'on nous fait faire et que l'on fait ; le sentiment que tout nous échappe des doigts dans cette situation de rouage, de rôle qu'est notre condition de participation à la Méga-machine ; que notre vie et la maitrise de ses conditions nous échappent au final dans une dépendance structurelle ; le sentiment d'impuissance et de " honte prométhéenne " (G. Anders) ; le sentiment d'être le spectateur de sa propre vie atrophiée, sont bien ce que plus ou moins à divers degrés, et bien souvent à divers moments de nos vies, nous ressentons sans en avoir véritablement pleine conscience, même si l'on reste dans une impuissance fondamentale à se l'expliquer sentimentalement et logiquement. La critique de l'économie propose alors une analyse fondamentale de ce malaise qui n'est autre que la concrétisation psychique de notre propre marchandisation. Mais ce n'est jamais cette analytique qui décidera de changer la vie. C'est toujours ce malaise vital grandissant toujours plus, à mesure que notre subjectivité radicale est labourée par sa mise en abstraction, qui est le " Je Peux " de la praxis révolutionnaire. Il n'y a pas de révolution politique ou d'horizon eschatologique comme ne cessera de le répéter Marx à l'encontre de tous ses foussoyeurs. Donc la révolution n'est pas fondamentalement la conscience. La théorie de la marchandise n'est toujours que secondaire dans la détermination de la possibilité de la révolution. Elle n'est que l'étrier pour monter sur le cheval de l'éternelle guerre contre la réification extérieure de soi-même.
Comment aujourd'hui alors que chacun d'entre nous est l'obligatoire client des sex-shops de l'échangisme marchand (du supermarché au commerce équitable, en passant par l'Amap et l'autogestion ouvrière), sortir concrètement de cette situation d'être soi-même une marchandise (en touchant un salaire à la fin du mois, en payant pièces sonnantes et trébuchantes une bière dans un resto militant, etc.) ? Voilà à mon sens la question à poser. S'organiser et tenter de donner l'exemple (au sens de G. Orwell ou de Bernard Charbonneau par exemple) me semble plus intéressant que vouloir prendre le pouvoir du plus froid des monstres froids pour le fossiliser dans le plus chaud des monstres chauds... voir aussi là dessus toute la polémique d'arrière-garde des curés debordo-marxistes contre l'Encyclopédie des Nuisances.
Comme je vois que miguelito et moi partageons une même critique, il y a sur les questions que l'on se pose, de très bonnes choses à mon sens dans Michel Maffesoli, La Transfiguration du politique, qui à partir d'un situationnisme classique débouche concrètement sur une sortie totale de la volonté logicialisante de la politique (sortir de la " gouvernementalité " comme disait Foucault : cette rationnalisation logicialisante de la socialité par la politique technicienne), de par la saturation actuelle de cette perspective. Voir aussi le texte de Jappe sur l'idée que " la politique n'est pas une solution ", qui est très intéressant.
John Holloway a écrit aussi des choses neuves et très intéressantes pour ré-inventer la praxis révolutionnaire, dans Changer le monde sans prendre le pouvoir (je les mets sur un autre sujet de discussion). Ca nous change du catéchisme marxiste traditionnel : le très saint Prolétariat, la lutte des salles de classe, l'attente messianique du Messie révolutionnaire, et toute l'eschatologie messianique traditionnelle. (D'ailleurs pour une analyse comparé des messianismes marxistes et religieux on peut voir les très bonnes analyses de ce sociologue marxiste ancien prête-ouvrier : Henri Desroches, Sociologie de l'espérance. Très marrant.)