Il ne s'agit pas de décider du bonheur des autres, mais de faire que le bonheur de tous soit une possibilité.
De tous ? Y compris celui de ton exploiteur ? Je ne le pense pas. Donc, sommes-nous d’accord pour dire que cette idée de bonheur contient la confrontation nécessaire ? Qu’il est possible de se lier et de se délier sans pour autant être ennemis ? Que partant, il n’est pas question d’ériger de nouvelles normes, des lois pour qu’elles s’appliquent à tout le monde mais au contraire de faire en sorte que le jeu entre les différentes idées du bonheur (et les actes qu’elles appellent) puisse avoir libre court ?
Pour le dire autrement, sommes-nous d’accord pour dire que ce qui importe pour nous c’est non pas la gestion économique du monde et l’imposition d’un nouveau système applicable à tous sans distinction, mais de permettre la constitution de solidarités concrètes qui, malgré leurs différences, aient au moins un commun en partage : le rejet de toute domination ?
Il y a un moment dans l'Insurrection qui vient, qui parle des "Français " opposés aux "habitants des cités " , aux "émeutiers ", qui reproduit cette fausse distinction, celle des "souchiens" et des "indigènes ".
Il faudrait citer le passage de manière précise car là on risque de nous refaire le coup du : mais c’est un texte identitaire ! Si je me souviens bien, ce qui est dit c’est que même ceux qui sont animés par des idées identitaires sont placés devant ce constat : il n’y a pas de racines auxquelles se rattacher, pas de territoire ni d’us et coutumes qui seraient indemnes de la colonisation de la domination capitaliste. De fait, la seule façon de se sentir français consiste à rejeter l’autre. Aussi, cette opposition entre « souchien » et « émeutiers des cités » n’est pas le fait des auteurs de L’insurrection qui vient, mais celle des pauvres abrutis qui ont toujours un intérêt quelconque à diviser facticement les êtres.
Nous sommes en plein libéralisme existentiel, on s'invente de faux ennemis et on courbe docilement l'échine devant ses maîtres. On croit pouvoir tirer son épingle du jeu, seul, et contre tous.
Ce que je défends, et ce qui se retrouve à mon avis dans les textes en question, c’est justement l’inverse de ce que tu décris. Se lier sans a priori, se lier parce qu’il y a du commun à partager. En ce sens, l’exemple de la manif des sans-papiers est en effet excellent.
Et c'est là ou l'optique de classe va encore une fois à l'encontre de ces identités
Oui, les partisans de la lutte de classes sont internationalistes (ou a-nationalistes), ils sont opposés au racisme et c’est très bien. Sauf que au-delà de ça, la question :qu’est-ce qu’une classe ? et qu'est-ce que la lutte des classes ?( ses présupposés, ses objectifs) n’a toujours pas de réponse. Pour ma part, je redis que le texte de Voyer dans le sujet lancé par Karim résumait bien les choses. La classe est le fruit du classement. Ce classement est une opération de la domination. Le prolétariat considéré comme une classe devient le parc à pauvres. Le but du jeu dans la lutte des classes, du point de vue des dominants, c’est justement qu’on ne sorte jamais de ce parc. Et que si l’on veut en sortir, c’est pour adopter les comportements et les activités de la classe d’en face : gérer, gouverner, bref, faire tourner l’économie. L’économie, c’est l’idée qui dit que la survie est l’essentiel, la vie le futile. J’inverse le propos. Et je m’organise pour que le nécessaire s’imbrique complètement dans la vie, pour que nous trouvions les moyens de notre subsistance en même temps que ceux de notre existence.
En tout état de cause, l'alternative n'est pas : classe ou identités (nationales, religieuses, etc.) mais nos façons de voir le monde et d'en user contre toute volonté d'enfermement dans une collectivité non choisie (classes ou identités)
En attendant, les métropoles occidentales sont devenues cet endroit de la planète ou les pauvres ont la chance fabuleuses de se rencontrer enfin à une échelle massive, ou de fait les cultures se confrontent et changent, quelles que soient les volontés de figer les uns et les autres dans des identités.
Je ne sais pas si le mot chance soit de bon aloi ici. Enfin, c’est en effet le paradoxe, du coup, on peut tisser des liens. Reste que si nous en restons là, le tableau est quasi-idyllique. On se demande même comment se fait-il que la révolution n’ait pas encore eu lieu, avec une telle « chance » ? Faudrait pas non plus sombrer dans le marxisme scientifique le plus plat : le développement capitaliste comme phase préalable au communisme. Qui du coup rejette le communisme à plus tard, toujours plus tard.
Je pense que la métropole permet peut-être la rencontre, mais elle permet aussi et surtout le contrôle, elle empêche le communisme tout de suite, celui qu’on peut vivre comme expérimentation. La métropole, c’est l’interdépendance imposée. La métropole, ça n'est pas que la ville, l'architecture, la foule. C'est aussi la temporalité qu'elle impose, les frontières invisibles qu'elle trace...
Pour moi, briser ce joug passe par la constitution de forces matérielles. Partout où cela est possible. Et donc, la réappropriation de savoirs pour gagner en autonomie.