La communauté de biens chez certains anabaptistes du xvie siècle
par Claude Baecher
Au cours de l'histoire de l'Église, ce sont surtout les ordres religieux qui « vivaient en communauté », cherchant par ce moyen à se détacher d'un monde corrompu. Ce n'est pas le cas de certains groupements issus de la Réforme pour qui la communauté parfois totale des biens était une façon de vivre et de témoigner d'une société recréée en Jésus-Christ.
La communauté de biens dans l’anabaptismeMouvement réformateur, l'anabaptisme trouve son origine dans l'accès du peuple à la Bible au siècle de Gutenberg. Au xvie siècle, il ne faut pas l'oublier, la Réforme était un vaste mouvement à la fois social et religieux. La dissocier des revendications des masses populaires réclamant plus de justice revient à ne pas bien comprendre ce phénomène et ignorer l'importance de la guerre dite « des paysans ». L'idéal de la communauté de biens recherché par les premiers anabaptistes fait partie de l'immense aspiration de ces foules, semblable à celle des multitudes au temps de Jésus ou aujourd'hui. Il était courant dans les années 1520 d'entendre les réformateurs s'élever contre la tolérance d'un nombre important de miséreux, contre bien des injustices sociales (taxes, dîmes soutenant un système religieux corrompu) ou contre les abus de pouvoir... Des solutions hardies, motivées par une espérance nouvelle s'inspirant de l'Évangile, furent par conséquent proposées.
Les houttériensPendant plus de 450 ans (hormis quelques décennies en Russie au milieu du xixe siècle), un ensemble d'Églises locales ont vécu le partage total des biens : ce sont les communautés houttériennes qui, comme plusieurs mouvements issus de la Réforme) tiennent leur nom d'un réorganisateur : Jacob Hutter
Leur désir était de recréer une nouvelle Jérusalem, sur le modèle de l'Église primitive. L'ordre missionnaire prenait alors la forme bien entendu d'une
proclamation , mais aussi d'une invitation à manifester son élection en se joignant à l'une de leurs communautés pour vivre selon la bonne nouvelle de l'irruption du règne de Dieu.
Non à MünsterIl est intéressant de constater que la communauté totale de biens n'a pas eu, essentiellement après les années 1530, l'assentiment de tout le mouvement mennonite (Hollande). La raison était de ne pas être assimilé aux chiliastes illuminés de Münster en Westphalie qui, suivant l'enseignement de Jean de Leyde et de Bernard Rothmann, leurs prophètes, croyaient qu'à défaut de la ville de Strasbourg, Münster serait la nouvelle Jérusalem. Ce fut l'expérience de 1534 à 1536. Nous ne nous attarderons pas sur les éléments de ce « communisme anarchique »
; citons toutefois la pression de nombreux mois de siège, une frénésie apocalyptique et un esprit belliqueux. Rejoints par 2000 ou 2500 anabaptistes venus de Hollande qui partageaient la même vision de la nouvelle Jérusalem, ces illuminés (quelques 7000) avaient finalement pratiqué la communauté totale des biens et même, lors du siège, la
polygamie. Ils furent presque tous massacrés par les troupes du prince-évêque
Communauté par régénérationLes anabaptistes s'inspiraient principalement de l'exemple de vie commune de Jésus et ses disciples, de la pratique communautaire dans l'Église primitive et de l'enseignement paulinien relatif à la « régie d'égalité » (2 Co 8.13). Si les dons spirituels sont distribués pour l'utilité commune, pourquoi n'en serait-il pas de même des biens terrestres ?
Trois traits essentiels caractérisaient leur style de vie : le travail, l'amour et
l'abandon de soi (Gelassenheit). Quant à la propriété privée, au début du mouvement, elle était relativisée mais non condamnée.
Comme les mennonites, les frères suisses ont dès le début fortement mis l'accent sur le principe de la solidarité fraternelle, conférant en conséquence aux diacres la lourde et importante tâche de veiller aux besoins de chacun et de gérer les biens communs avec amour.
Menno Simons (1495-1543) avait été accusé d'enseigner et de pratiquer la « possession en commun ». Pour injustement lui créer du tort, ses accusateurs assimilaient la foi anabaptiste à l'esprit séditieux des révoltés de Münster, prétexte qui servira régulièrement à la persécution des anabaptistes. Pourtant la citation suivante de Menno Simons montre l'esprit tolérant et spirituel des chrétiens qui avaient adopté ce style de vie : « Nous n'enseignons et ne pratiquons pas la communauté des biens, mais nous enseignons la Parole du Seigneur et nous lui rendons témoignage pour dire que
tous les vrais croyants en Christ sont d'un seul corps (1 Co 12.13), partageant un même pain (1 Co 10.17), ayant un seul Dieu et un seul Seigneur(Ép 4). Comprenant ainsi qu'ils sont un, comme nous l'avons vu, il est chrétien et raisonnable qu'ils aient ainsi un amour divin entre eux et qu'un membre prenne soin de l'autre, car l'Écriture et la nature enseignent cela [...] Ils manifestent de la bonté et de l'amour, dans toute la mesure où ils en sont capables. Ils ne tolèrent pas de mendiants parmi eux. Ils ont compassion des saints dans le besoin. Ils accueillent les miséreux. Ils reçoivent les étrangers dans leurs maisons. Ils consolent celui qui est triste. Ils prêtent au nécessiteux. Ils donnent le vêtement à celui qui est nu. Ils partagent leur pain avec celui qui a faim. Ils ne détournent pas leur face de celui qui est pauvre, ni ne prennent garde à leurs membres et leur chair en décrépitude (És 58). C'est ce type de fraternité que nous enseignons. .. »
Un choix librement consentiLe sociologue Troeltsch a, à juste titre, appelé ce phénomène « le communisme d'amour », qui est différent toutefois de la « communauté totale de biens » rencontré chez les houttériens, par exemple.
La communauté de biens en paroleDans les premières réflexions théologiques, et avant toute émergence communautaire plus structurée, voici quelques-unes des affirmations professées dans l'anabaptisme naissant. Jean Hut, dans ses Sieben Urteile (« Sept décisions ») de 1527, écrit que « nul ne peut hériter du royaume de Dieu sans qu'il ne soit pauvre avec Christ, car un chrétien n'a rien en propre, pas de lieu où il puisse reposer sa tête [...] Un chrétien devrait avoir toute chose en commun avec son frère, c'est-à-dire qu'il ne devrait pas permettre qu'il souffre de carence [...] Car un chrétien prend plus garde à son prochain qu'à lui-même. »
- Article 5 : Aucun frère ou sœur de cette assemblée ne doit rien avoir en propre, mais, comme les chrétiens au temps des apôtres, tout avoir en commun. En particulier, on mettra de côté des provisions communes pour les pauvres,
chacun selon son besoin, et ils seront riches, et, comme au temps des apôtres, on ne laissera aucun frère dans le dénuement.
- Article 6 : On doit procurer la nourriture aux frères, là où ils se réunissent en assemblées ; on donnera une soupe ou du chou et de la viande, en petite quantité, car le manger et le boire ne sont pas du royaume des cieux.
- Article 7 : En prenant la Cène, les participants sont exhortés à consentir volontiers
à donner notre corps et notre vie pour l'amour du Christ, c'est-à-dire pour tous les frères
La pratique à l’épreuve des sièclesVoici donc un style de vie hors du commun : dans les « brüderhof », sorte de grandes fermes fraternelles collectives, la propriété, la vie quotidienne, l'éducation des enfants et l'exploitation sont communes et dirigées par des anciens et des diacres.
Quasiment rien ne sépare la sphère religieuse de la sphère sociale. Les activités sont sacrées plutôt que séculières.
Depuis le xvie siècle, les houttériens ont toujours refusé de porter les armes, de prêter serment, ou même de payer un pourcentage des impôts destiné à la préparation à la guerre, ce qui leur a souvent valu bien des ennuis. Par le passé, ils furent novateurs en matière d'hygiène et d'éducation ; aujourd'hui leurs exploitations sont à la pointe du progrès technologique, même si pour leur usage propre ils s'en tiennent à la plus grande simplicité,
refusant la technique en tant que moyen de faciliter la vie individuelle. La loi de la libertéDans les communautés, les règles sont nombreuses. Pourtant les jeunes les quittent très rarement, et si cela leur arrive,
c'est pour y revenir dégoûtés par la vie infernale de la société, et pour s'y engager par le baptême. La discipline fraternelle est appliquée, mais du fait que chaque chose est faite volontairement et les décisions prises ensemble en connaissance de cause et après concertation, tout se fait dans un bon esprit, l'objectif du règlement étant de rappeler aux membres l'injonction de combattre l'égoïsme qui caractérise la vie sans le Christ.
Le baptême, administré sur confession de la foi, exprime d'une part, la mort à l'égoïsme de la vie personnelle et d'autre part, la volonté de s'attacher aux valeurs professées par la communauté : une vie de travail, de partage et d'amour. La forme de l’amourL'anabaptisme a donné une place différente que ne l'ont fait les théologies de protestantismes « officiels », à l'amour dans la théologie, la lutte contre le péché et l'anthropologie. L'amour est le désir de partager avec le frère, joies et peines, mais aussi les biens, tant que cela est possible pratiquement. Or la vie communautaire intense favorisait cet amour.
Mais quelle forme doit-il prendre ?
Entraide fraternelle ou communauté de biens et de production ? Cette question ne faisait pas l'unanimité dans l'anabaptisme. Car le désir de posséder est une manifestation de l'orgueil, à la base des guerres et de la violence, volonté inassouvie de posséder et déchaînement des passions. Ce que confirment l'adage « le commerce marche derrière l'étendard »
La menace du miroirCe « communisme théocratique » (Heimann) constituait une menace pour la société, car il présupposait une coalition. Or la société ne connaissait pas de coalition qui ne fût violente, dangereuse ou séditieuse. L'explication de la souffrance du peuple houttérien se trouve peut-être là. Mais il faut s'empresser d'ajouter qu'aucune force ne convainc plus (les individus comme les gouvernements) de péché, de justice et de jugement, que la vue de personnes qui s'aiment véritablement et qui vivent en paix. La vie authentiquement aimante est une prédication ; elle met en évidence nos propres péchés et nos propres méchancetés.
Les communautés conditionnées par l’histoireLes communautés
ne pouvaient s'épanouir que sur des terres et à des périodes où la tolérance des seigneurs du lieu le permettait. Ces terres étaient généralement des terres d'exil comme Nikolsburg, ville du sud de la Moravie Dans les années 1520, des « frères », anabaptistes de Suisse, d'Allemagne du Sud et d'Autriche, chassés de leurs terres et de leurs villes, se joignirent à la communauté locale.
Comment fallait-il accueillir ces « frères » souvent démunis de tout ? Pour nous chrétiens du xxe siècle pour qui « le monde est un village », la même question se pose.
Certains décidèrent d'ouvrir toute grande leur maison (comme à Zollikon et plus tard à Münster). Mais jusqu'où le partage des biens avec les autres ? Jusqu'à la propre vulnérabilité, lorsqu'il s'agissait de « frères en la foi » ? Jusqu'où la confiance dans le Seigneur ? Mais dans le rang des anabaptistes de Nikolsburg, il y eu.t un désaccord profond. Devant le flot croissant des réfugiés, un ancien du nom de Wiedeman proposa que les biens soient mis en commun, une manière d'exprimer la solidarité dans le Seigneur, tandis qu'un groupe parmi les anabaptistes, qui se donnaient le nom de « communautaires » décida seulement d'ouvrir leurs maisons au flot des immigrés (jusqu'à 20 000 lits, lit-on).
Ainsi, le 22 mars 1528, le « frère » et seigneur de la ville de Nikolsburg, Leonhard von Liechtenstein, ne supportant plus les tensions entre anabaptistes rivaux chassa les 200 « communautaires » - sans compter les femmes et les enfants. D'un jour à l'autre, ils se retrouvèrent hors des murs de la ville sans bagages et sans savoir où aller. Ils désignèrent deux personnes « serviteurs des besoins temporels » qui étendirent « un manteau à terre, et chacun a déposé ses possessions, de bon cœur, sans contrainte, selon l'enseignement des prophètes et des apôtres en Ésaïe 23, Actes 2 et 5 ». Il devait sans doute être question de la nourriture, des bijoux et de l'argent.
Pauvres et riches purent subsister. Ils s'établirent ensuite sur des terres abandonnées, à Austerlitz, accueillis par la famille seigneuriale de Kaunitz. Petit groupe de 200 adultes au départ, ils totalisaient en un siècle 26 000 membres. De la communauté de certains biens, où la propriété privée n'était pas encore exclue, ils en arrivèrent rapidement à la communauté de production ou « brüderhof » (ferme fraternelle).
Des circonstances historiques ont pu favoriser l'institutionnalisation et la codification du partage des biens. Parmi elles, on peut citer la redécouverte d'une dynamique missionnaire, la persécution, la famine, l'exode dans des conditions socio-économiques pénibles, le siège de la ville de Münster, une eschatologie pressante et la volonté de venir en aide à une catégorie de pauvres nouvellement découverte. Ajoutons qu'il est remarquable que la communauté de biens ait commencé avec des artisans et non avec des paysans, avec des citadins et non avec des ruraux.
Le consensus anabaptiste d'une ouverture à la communauté de biens s'effrita vers le milieu du xvie siècle à cause de la tragédie de Münster, mais aussi, en partie, à cause de l'exacerbation que provoquaient certains houttériens qui prétendaient que leur point de vue était le seul digne de disciples de Jésus-Christ.
Reste donc la question des mobiles qui peuvent pousser à adopter la communauté des biens :
a) la pauvreté apostolique,
b) une disponibilité optimale pour aider le frère en recherche d'un asile,
c) le refus de l'accumulation des biens,
d) la volonté de se dissocier d'un monde « égoïste » et d'être « témoin », e) la recherche d'une couverture sociale (en cas de famine, de guerre, de persécution...),
f) le désir que la discipline fraternelle et aimante prescrite par la Bible touche tous les aspects de la vie (Mt 18),
g) la participation à l'essor missionnaire.
Ensuite, quelques avertissements s'imposent quant à la pratique. L'histoire nous enseigne que les structures, même les plus soucieuses d'une adhésion volontaire et libre, peuvent s'éloigner de l'esprit évangélique. Le même danger guette les communautés qui accentuent la nécessité de la propriété privée.
Une dégénérescence puis un décalage entre la structure et l'esprit apparaîtront, entre autre par l'accumulation démesurée de biens, l'autorité malsaine de la part des responsables, et la prétention à vivre le seul mode de vie digne de l'Évangile :a) L'accumulation des biens communautaires : la nation pourra s'appauvrir alors que la communauté regroupe des biens considérables. Certains spécialistes de ce sujet ont décrit l'expérience houttérienne comme l'expression d'une mentalité protectionniste de la part de petits artisans (nombreux, ce qui permettait l'autarcie quasi-totale). En effet, il a été remarqué que c'était durant les périodes où les cataclysmes s'abattaient sur l'Europe (famine, guerre, peste...), que de nombreuses personnes se sont jointes aux houttériens. Ne peut-il pas y avoir un intérêt tout matériel à faire partie de la communauté de biens, plutôt qu'un attachement à la personne du Seigneur Jésus ?
b) L'autorité des responsables dans les communautés peut devenir malsaine, despotique même, au point d'inhiber la libre expression des membres. Dans les débats internes à l'anabaptisme, certains ont accusé les houttériens de ressusciter le totalitarisme papal. Toutefois, pour leur faire justice, il faut souligner leur souci d'équité dans le travail et leur manière très réfléchie et saine de prendre des décisions. Nous constatons aussi que si l'attachement à la doctrine de la non-résistance n'était pas aussi marqué, un tel projet aurait depuis longtemps périclité. La non-violence et le pacifisme : un atout de solidité et de persistance du témoignage ? Dans l'anabaptisme, cela se vérifie. « Heureux les doux, ils auront la terre en partage » disait Jésus (Mt 5.4).
c) La prétention de ces frères à vivre la seule forme biblique d'une gestion aimante et juste des biens, ne tient aucun compte de la pluralité des pratiques attestées dans le N.T. En outre, comme le soulignaient les frères suisses, cet attachement à une forme unique contredit l'enseignement biblique de la liberté chrétienne. Aucun texte biblique, ni même tous nos égoïsmes, nos peurs et notre médiocrité ne justifient une telle prétention.
Que prouve l’expérience ?La vie moderne et son tourbillon éparpilleur et disloquant, et son cortège de personnes déracinées n'exigera-t-elle pas l'émergence de communautés chrétiennes plus communautaires afin de mieux refléter le Christ ? C'est une question de liberté dans l'obéissance à Jésus, une question de partage de ce que nous sommes et de ce que nous possédons. .