Lettre ouverte de Yves Dupont, professeur de sociologie.

Manifestations, assemblées générales, actions en cours... les luttes en normandie !

Lettre ouverte de Yves Dupont, professeur de sociologie.

Messagepar Apprenti-sociologue » Vendredi 28 Jan 2005 20:50

Yves Dupont
Professeur de Sociologie
Directeur du Laboratoire d’Analyse
Socio-Anthropologique des Risques (LASAR)
Université de Caen
y.dupont@sc-homme.unicaen.fr




A tous ceux qui, doctorants, docteurs, enseignants-chercheurs, chercheurs, etc. voudront bien me lire,



La situation de privation d’emploi que doivent affronter les « jeunes » docteurs en sociologie et, plus généralement, en sciences humaines est, chacun le sait depuis longtemps, devenue parfaitement intolérable. Les enseignants-chercheurs de ma génération savent en effet parfaitement qu’à la fin des années 60 on était très souvent, en sciences humaines, recruté comme assistant avec une licence ou une maîtrise, alors qu’aujourd’hui l’obtention d’un doctorat d’excellente qualité ne constitue en rien une chance d’intégration dans l’enseignement supérieur.

La liste des difficultés, voire des humiliations, que doivent affronter ceux qui aspirent fort légitimement à devenir maîtres de conférences (ou chercheurs) est elle aussi bien connue depuis longtemps: convocation le même jour (voire à la même heure) à Brest, Besançon et Marseille, temps de plus en plus bref (quelquefois seulement 10 minutes) pour présenter des travaux nourris et des projets d’enseignement intelligents, non remboursement des frais occasionnés par leurs déplacements, sans compter le reste. Ainsi, dans un courrier récent adressé aux candidats qui n’avaient pu être retenus pour audition à l’Université de Bordeaux 2 dont il préside la commission de spécialistes, François Dubet soulignait « l’excellence » des dossiers présentés par la plupart de ces candidats et le fait que la sélection était devenue « d’une extrême cruauté en raison de la rareté relative des postes et du nombre élevé de très bons candidats ».

Je ne peux qu’apprécier cette courageuse et généreuse initiative, même si j’ai tendance à considérer, ce qui peut être discuté, que la rareté des postes de maître de conférence est sur le point de devenir absolue. Si cette production institutionnelle de chômeurs très diplômés est intolérable pour beaucoup d’entre nous, il ne va pas de soi pour autant d’en analyser les causes qui, en effet, sont multiples. On pourrait, évidemment, se retrancher derrière l’argument sempiternellement invoqué selon lequel, après avoir incité de nombreux étudiants à entreprendre des doctorats (par la création d’allocations de recherche et de postes d’ATER par exemple), les différents gouvernements qui se sont succédé n’auraient pas créé un nombre suffisant de postes pour intégrer les nouveaux jeunes docteurs. Les choses sont malheureusement plus complexes et, à y regarder de près, on s’aperçoit que chacun a contribué, délibérément ou de mauvaise foi, à produire institutionnellement ou même politiquement cette déqualification, cette compétition sauvage et cette humiliation qui sont sur le point d’aboutir à une crise de la transmission de la culture dans notre pays.

Il faudrait donc disposer du temps (ou décider de se le donner) et des forces nécessaires pour rendre compréhensible la manière dont différents facteurs ont fini par se cristalliser pour aboutir à cette impasse, car ils sont nombreux. J’en retiendrai ici quelques uns, plus ou moins bien identifiés ou niés selon que l’on voudra :

-le véritable cancer de notre profession est d’abord constitué par l’extraordinaire cumul d’heures complémentaires et de tâches diverses effectuées par les enseignants-chercheurs titulaires, qu’ils soient maîtres de conférences ou professeurs. Le plus fort, en la matière, est que ceux qui y consentent ont l’outrecuidance de présenter leur suractivité comme relevant du sacrifice ou du don de soi à l’Institution. Ayant moi-même, lorsque j’étais (jusqu’à cette année) Président d’une commission de spécialistes, signé les fiches de service des enseignants, je peux sans difficulté fournir les preuves incontestables de ce que j’avance malgré le déni de réalité qui règne parmi nous sur cette question. J’ajouterai (je peux aussi en fournir des exemples) que certains enseignants-chercheurs titulaires effectuent ces heures complémentaires dans d’autres établissements que leur université de rattachement. Et ne parlons pas des rémunérations annexes (quelquefois très élevées) dont bénéficient ceux qui assument la responsabilité de contrats de recherche et se voient de surcroît attribuer des primes à caractère « pédagogique » ou « administratif ». Il est essentiel (ou parfaitement inutile ?), à cet égard, de rappeler que les projets de réformes qui semblent inquiéter notre « profession » (diversification ou segmentation des compétences, alourdissement des services) n’auraient jamais pu être conçus, voire imaginés, sans la complicité de beaucoup d’entre nous.

Nous avons ainsi sciemment participé à la production, d’une part, d’un corps de petits travailleurs infatigables et « suroccupés », siégeant dans de multiples commissions et conseils, tout en participant avec conviction à la multiplication et à l’hybridation de structures (dont les Ecoles doctorales) et à d’incessantes évaluations, engendrant d’autre part un silence assourdissant sur la question des « laissés pour compte », le tout dans une joyeuse effervescence démocratique. N’ont ainsi, dans de nombreuses universités, jamais pu faire l’objet de la moindre discussion ni l’injuste répartition des moyens et des postes entre « sciences dures » et « sciences molles » (alors que le nombre d’étudiants inscrits dans les « sciences dures » connaît une baisse significative) lors de la récente mobilisation pour « sauver la recherche » (quelle recherche ?), ni les modalités de redéploiement interne des postes au sein des universités (toutes les disciplines « surencadrées » se ruant sur la création de licences professionnelles et autres « formations qualifiantes » dans la pire des précipitations).

Je vous adresse donc ce courrier dans la perspective de participer à l’élaboration d’une réflexion ouverte à l’action, et partant du principe que toutes les initiatives visant à apporter un soutien déterminé à tous les docteurs sans poste et à tous les doctorants interdits d’enseignement car ils n’ont pu effectuer leurs « 1000 heures » seront les bienvenues. Nous pourrons alors leur ouvrir la perspective d’une reconnaissance et une d’intégration professionnelle que nous leur devons collectivement.

Fait à Caen, le 27 janvier 2005
Yves Dupont,
Apprenti-sociologue
 

Retourner vers Actualité caennaise et normande

cron