Communautés libertaires pirates
1. Qui sont vraiment les pirates et autres rebelles et réfractaires ?
Pour préciser les termes, pour LAMBORN WILSON et également Gilles LAPOUGE, le boucanier est un homme libre au départ plutôt terrien, et devenu pirate par nécessité ; le mot provient du boucan, sorte de claie en bois sur laquelle on faisait cuire ou fumer la viande. Le pirate est un criminel ou un délinquant, attentif à ses libertés et à un certain égalitarisme, et la plupart du temps autonome. Le corsaire n’est qu’un mercenaire, qu’un employé pour « faire la course » au service d’une puissance. Le flibustier tire son nom du hollandais vrÿbuiter désignant celui qui s’enrichit librement grâce au butin acquis par ses larcins. Ce sont donc surtout les pirates, rebelles pré-anarchistes, « révoltés essentiels » et préromantiques qui nous intéressent. Le terme de marooner, évoqué ci-dessus, est parfois utilisé pour désigner les pirates, ce qui prouve bien une nouvelle fois la proximité de ces modes de vie alternatifs.
L’origine de ces individus en rupture de ban est diverse. On compte des prisonniers, des déportés, des domestiques ou des esclaves fugitifs, des marins ou soldats déserteurs, des aventuriers qui « s’échappaient vers quelque chose de nouveau, une réalité plus diverse, plus alléchante… », des mutins n’acceptant plus les conditions atroces de la vie en mer, des renégats ou dissidents de toutes les religions, des mercenaires… Les mutins forment évidemment un groupe imposant, car ils n’ont pas de sortie de secours, et parce que les mutineries sont fréquentes (REDIKER en recense une trentaine entre 1710 et 1730). La plupart sont des volontaires, mais il y a tout de même des enrôlements forcés, en cas de besoin urgent de main d’œuvre et de soldats, ou lorsqu’un capitaine ne respecte pas le code égalitaire et volontariste des pirates, ce qui arrive évidemment.
Cela forme un ensemble hétéroclite, mais massivement lié aux métiers de la mer, un véritable « mélange pluri-ethnique de prolétaires rebelles ». L’aspect «de classe » de la piraterie est accentué, à la fin des guerres maritimes ou lors des récessions économiques, par l’afflux de nombreux chômeurs qui cherchent à survivre.
Il est à noter que de nombreux corsaires désœuvrés passent également à la piraterie faute de solutions légales alternatives.
Ils se lient parfois aux communautés locales, souvent elles mêmes rejetées, comme celles des peuplades indigènes, des groupements de dissidents, ou celles constituées de marrons (Cf. ci-dessus). Une partie des travailleurs de la côte, les baymen, des boucaniers… complètent les rangs de manière irrégulière, sauf quand ils sont liés de manière permanente à un établissement pirate établi sur la terre ferme.
La majorité de ces groupes humains est composée d’hommes, souvent jeunes, pauvres, massivement célibataires, et au départ largement d’origine britannique ou américaine.
Mais les femmes sont bien présentes, et pas seulement comme maîtresses ou épouses, ou comme servantes et employées, plus ou moins consentantes. Il est bien réel que quelques femmes tiennent un grand rôle dans les grands moments de la piraterie. Si l’égalité n’est y jamais totale, c’est néanmoins à l’époque une rareté, et une réelle avancée pour la reconsidération de la femme et un « puissant symbole de féminité non conventionnelle » pour le futur. Pour le démontrer, Marcus REDIKER s’est surtout inspiré des aventures de deux femmes pirates du XVIII° siècle, l’irlandaise Anne BONNY (pseudo d’Ann FULFORD) et Mary READ, même si celles-ci s’habillaient de manière masculine et se comportaient comme les hommes dans les combats, en prônant un courage édifiant contre toutes les turpitudes, soit de la part de leurs compagnons, soit vis-à-vis du pouvoir étatique et de ses lois. Mary est l’amante et la seconde du célèbre Jack RACKAM. Prendre des femmes comme exemple est une excellente idée quand on connaît l’importance du machisme et de la superstition anti-féminine des marins. Leurs aventures se retrouvent en partie dans l’héroïne de Daniel DEFOE, Moll FLANDERS, dans le livre éponyme publié en 1722. On peut également citer Polly, l’opéra de John GAY de 1728-1729. Après elles (et d’autres femmes pirates) la liberté par l’action s’est souvent présentée sous la forme d’une combattante aux seins nus : DELACROIX s’en est-il inspiré pour son célèbre tableau de 1831 : La liberté guidant le peuple ? REDIKER aimerait bien en tout cas que cette supposition soit fondée. Et quand on regarde le document néerlandais de 1725 montrant une femme portant sabre et torche, fièrement dressée la poitrine dénudée, sous le drapeau de la piraterie, et dominant, avec force et superbe, morts, incendies et autres combattants déterminés, on ne peut que penser que DELACROIX a au moins parcouru le livre (plusieurs fois édité en français) qui contient cette reproduction.
L’aspect international est également évident dans ce « melting-pot d’immigrants rebelles et paupérisés venant du monde entier ».
2. Peut-on faire une histoire libertaire de la piraterie ?
Dans un ouvrage dont l’essentiel est l’analyse de la supposée « république de Salé » sur la côte atlantique de l’actuel Maroc, l’auteur libertaire, célèbre sous le pseudonyme de Hakim BEY, mais ici utilisant son vrai nom Peter LAMBORN WILSON, parle de « position proto-anarcho-individualiste » en décrivant l’idéologie de la piraterie. Bien sûr la prudence lui fait dire qu’il ne s’agit pas d’une position « philosophique » mais d’une ébauche de vie libre, luttant contre les tabous, et très en avance sur les États contemporains du XVIIème siècle. Cette « république corsaire mauresque du Bou Regreg » ne serait donc qu’un « compromis » entre des États autoritaires de l’époque et les « utopies pirates ».
Moins précautionneux, l’article de Do or Die, traduit en français par les éditions Aden, parle d’emblée de « mini-anarchies » en évoquant les mêmes « bastions pirates » libres et libertaires qu’Hakim BEY.
Cette revue britannique reprend très largement les positions de REDIKER tirés de ses divers ouvrages et articles, que j’ai largement recensés.
Les principaux éléments permettant d’introduire l’analyse de la piraterie et de ses dérivés dans une histoire des utopies libertaires peuvent être énoncés de manière suivante :
1. La bannière symbolique : quelques auteurs mettent en avant la ressemblance entre le drapeau noir de la Flibuste, des corsaires (le « Jolly Roger »), et celui brandi par des anarchistes au XIX° et au XXème. Les anarchistes l’utilisent largement depuis les années 1880. Le drapeau a souvent changé de forme et de couleur, mais on retient ses caractéristiques les plus fréquentes : tête de mort et couleur noire. La plus célèbre des représentations similaires de ce drapeau, en milieu anarchiste, se retrouve dans le mouvement makhnoviste ukrainien. Mais il semble bien que le drapeau noir, et parfois noir et rouge (futur symbole de la révolution anarchiste espagnole en 1936), soit déjà largement à l’honneur dans les Caraïbes et notamment en Haïti vers 1791 lorsque les esclaves de cet ancien bastion pirate d’Hispaniola se révoltent contre la France autour de Toussaint LOUVERTURE. En tout cas, pré-anarchistes cohérents ( ?) « en créant leur drapeau noir, symbole anti-national d’une bande de hors-la-loi prolétaires, ils ‘’déclaraient la guerre au monde entier’’ ». Cependant le Jolly Roger symbolisait aussi d’autres choses, le déni de la mort, la volonté de faire peur, le symbolisme blasphématoire et de liberté morale (un « roger » en argot des basses classes et des pirates évoque le pénis, le dard)… L’assimilation Jolly Roger et drapeau anarchiste est donc abusive, même si parfois revendiquée.
2. L’assimilation piraterie-rébellion, avec le refus de la sujétion et de la servitude volontaire est l’élément le plus rassembleur. Tous les libertaires sont des rebelles, certains pirates également, même si parfois c’est par nécessité ou obligation, plus que par conviction. Comme le note REDIKER « nous aimons les pirates parce qu’ils étaient des rebelles. Ils défiaient, d’une manière ou d’une autre, les conventions de classe, de race, de genre et de nation ».
3. La pratique de l’action directe. La mutinerie, la réaction violente contre toute autorité, la désertion… sont autant de méthodes que la piraterie valorise. Le sens de la résistance et le refus de la soumission sont communs aux pirates comme aux autres rebelles et réfractaires, futurs syndicalistes ou anarchistes. Il semble que le terme qui désigne la grève (to strike en anglais) provienne de la pratique de la piraterie qui abaisse les voiles (to strike également) pour se mutiner ou s’opposer au commandement.
4. Le choix de l’autonomie. L’aspect autonome, « violemment libre », de certains réfractaires, fugitifs, pirates, corsaires ou flibustiers, permet parfois de faire des comparaisons avec le comportement anarchiste : antiétatisme, refus de tous les maîtres, individualisme radical, autonomie parfois « sauvagement » revendiquée, « communauté intentionnelle » et choix d’une enclave libertaire... Dans un bel article sur l’Internet intitulé « Les anges noirs de l’utopie » l’auteur parle de « libertaires forcenés », d’hommes « farouchement libres ». Mais là encore, si les libertaires partent d’un choix raisonné et passionnel pour l’autonomie, les pirates souvent subissent l’isolement et prennent la clandestinité par obligation.
5. Des formes d’organisation souvent pré-libertaires même si on ne doit pas exagérer la forme de « tribus autogérées » et «les pratiques d’autogouvernement » que mettent en avant l’article de Do or Die ou REDIKER. Bien des pirates vivent en communauté (sur terre et surtout en mer) relativement liée, solidaire et unitaire. Ils créent donc bien eux-mêmes « un nouvel ordre social alternatif ». Ce « modèle organisationnel démocratique (pourrait presque être) qualifié d’anarchie ».
6. Les aspects relativement égalitaires sont souvent évoqués. L’états-unien Markus REDIKER, tout en ne cachant rien de la violence et des traces d’autoritarisme, insiste sur le fait que les pirates « ont incarné une vision du monde, basée sur des valeurs de liberté et d’égalité, qui a défié les conventions de l’époque dans le domaine des races, sexes, classes et nationalités, en proposant une démocratie radicale capable de subvertir leur société ». Les codes des équipages pirates reposent souvent sur le principe 1 individu = 1 voix pour les décisions à prendre. De même le partage du butin, de l’eau et autres aliments est souvent équitable, malgré un léger surplus de butin attribué au capitaine. Il est bon de rappeler que chaque pirate porte une arme, ce qui est l’antithèse d’un des privilèges les plus respectés de la marine officielle, seuls les élites et les soldats sous commandement exerçant ce droit. Les femmes sont parfois traitées égalitairement, à tous les niveaux. Les différences raciales et religieuses s’estompent ; par exemple les pirates « noirs » deviennent très nombreux au début du XVIII° siècle. Mais certains pirates participent tout de même au commerce triangulaire, et donc à la traite des noirs, même s’ils ne semblent pas majoritaires, loin de là.
7. Malgré les réserves émises, il semble donc bien que la piraterie repose sur une « éthique de justice », qui nous renvoie à la centralité de la Justice chez GODWIN, PROUDHON et bien d’autres penseurs de l’anarchie. La meilleure expression de cette justice est le « code d’honneur », parfois écrit, souvent oral, qui régit la plupart des navires. C’est ce code qui permet, par exemple, de destituer les mauvais capitaines, de condamner les violeurs ou de répartir le butin… Certes nous sommes plus proches des codes d’honneur de la mafia que des règlements mis au point par les collectivités anarchistes ibériques de 1936, mais pour l’époque, c’est de toute manière une extraordinaire invention et nouveauté.
8. Les aspects antiautoritaires sont plus ambigus. Néanmoins bien des chefs pirates sont élus et destituables pour fautes ou mauvais commandement. Bien des décisions dépendent d’une forme balbutiante de « démocratie radicale » où tous s’expriment. L’autorité principale (élections, choix stratégiques, destitutions…), sauf lors du combat ou de la poursuite en mer, réside dans ce qui est parfois nommé le « Conseil général ». Une sorte de « tribun du peuple » (REDIKER), lui aussi élu, se juxtapose également au capitaine, sous le nom de « Quartermaster », et veille en quelque sorte à la bonne exécution des décisions, du partage équitable…
9. La fraternité, la solidarité et l’appui mutuel ont des connotations pré-kropotkiniennes (Mutual aid). Les pirates mettent sur pied des ébauches d’assistance pour blessés au combat et ceux qui deviennent handicapés et forment une sorte de « système de sécurité sociale » basé sur des « fonds communs » réservés à cet effet. L’aide aux « frères de la côte » est affirmée dans bien des codes, même si elle n’est pas toujours respectée. Enfin les conflits entre navires pirates sont limités, alors que les attaques s’appuyant sur le regroupement de plusieurs capitaines sont souvent attestées. Bien des escales sont célèbres comme lieux de retrouvailles et de fêtes, voire de préparation d’autres expéditions… En mer la solidarité et l’égalité sont assurés pour le partage de la nourriture et surtout de l’eau.
10. Une forme de cosmopolitisme, d’internationalisme et de refus du nationalisme se met en place. Comme les différences nationales diminuent et comme souvent l’État originel est devenu l’ennemi, la piraterie sort par la force des choses plus que par conviction des schémas nationalistes et étatistes traditionnels. Une forme multiraciale et apatride, pratiquant largement divers métissages, offre donc un bel exemple libertaire d’intégration.
11. Des mœurs libertaires ? : une vie sans tabou et le sens de la fête. Le monde pirate se révèle comme une vie hors des conventions et des interdictions sociales, politiques et morales. Sexualité diversifiée (grande tolérance : polygamie, sodomie et homosexualité - « le matelotage »…), consommation d’alcools et d’hallucinogènes, remise en cause de la vénération occidentale du travail, blasphèmes répandus… sont de mises. Entre provocation et rejet des sociétés autoritaires et policées, le pirate semble mettre la fête et la liberté au centre d’une culture. Sans doute est-ce également parce qu’il sait que cette vie sera courte et vite réprimée ? Cependant les femmes sont en général préservées, et le viol est largement condamné et réprimé : il y a donc des valeurs diverses dans la mentalité pirate. Face à la mort, à une vie connue pour courte, le pirate pratique parfois l’autodérision ou la farce macabre, forme de courage tout autant que définitif rejet de la culture autoritaire et puritaine de son temps. Ainsi REDIKER relate la pièce de théâtre que jouent des pirates réfugiés aux alentours de Cuba en début du XVIII° siècle : tout y est, la caricature des juges et des idées communes, la présentation dérisoire et loufoque de la mort programmée… Bref une hallucinante création, entre totale lucidité, farce parodique assumée et fuite éperdue dans l’humour, noir, forcément !
12. Bref, la colonie pirate sur terre ferme, ou le navire pirate lui-même peut apparaître comme « un monde inversé », vraie utopie libertaire, centré sur « des accords qui établissaient des règles et des modes de vie d’un ordre social alternatif ».
13. ces navires (une trentaine de vaisseaux répertoriés vers 1720) et quelques colonies pirates établies sur les côtes (Cf. ci-dessous) forme une ébauche de démocratie réticulaire chère aux libertaires de l’ère de la toile (Internet). Bateaux et établissements, de nature autonome, sont liés dans une « sorte de commonwealth » solidaire, qui peut préfigurer le fédéralisme anarchiste du XIX° siècle.
3. Salé, prototype de l’utopie pirate ?
À Salé notamment, c’est chez les « renegados » que LAMBORN WILSON trouve cette utopie pirate assez concluante, malgré les limites reconnues. Ceux-ci sont souvent des européens sans foi ni loi, qui font leur nid en terre d’islam, parfois en adoptant les coutumes locales et même la religion ! Pourtant les descriptions de son ouvrage très documenté ne sont guère pertinentes. Ces pirates sont soumis à des autorités issues de la violence la plus sauvage, et la soi-disant camaraderie des pirates ne tient guère face à la puissance sans opposition des petits chefs locaux que sont les capitaines autoproclamés des vaisseaux. Enfin les bribes de liberté à Salé sont souvent causées par le bon vouloir ou le désintérêt des puissances locales. Les enclaves du Bou Regreg (Salé, la Casbah, la future Rabat) fourmillent de conflits, de concurrences violentes et d’inégalités somme toute très traditionnelles.
Le même auteur présente en fin du XVIIème siècle et au début du XVIIIème, d’autres modèles d’utopies pirates qui semblent plus avancées : elles sont plus « anarchistes » par leur volonté de défendre « la liberté individuelle maximale » ; elles sont plus radicales et communistes parfois avec « l’abolition de la hiérarchie économique ».
4. Utopies des côtes américaines ?
C’est le cas de la confrérie égalitaire des « Frères de la Côte », les fameux boucaniers d’Hispaniola (futurs Haïti et Saint Domingue). L’île de la Tortue et New Providence aux Bahamas en sont des appendices. L’autonomie est inscrite dans les fameux « Articles » qui décrivent des pratiques de démocratie directe avec élection des capitaines : chaque navire devient une sorte de « démocratie flottante ». La suppression des châtiments corporels est un choix formidable pour une époque où les marins étaient de véritables esclaves sans droits face à une hiérarchie de fonction et de classe disposant d’un pouvoir absolu, surtout dans la flotte britannique. L’harmonie entre les races et les classes, même balbutiante, est une autre trace d’extraordinaire modernité. Mais cette utopie boucanière fut détruite par un de ses enfants, le renégat Henry MORGAN !
Dans les Bahamas, la « horde sauvage » de Nassau, célèbre pour les exploits pas toujours reluisants des Barbe Noire et de Rackham le Rouge, présente également des traits égalitaires, sinon libertaires.
Au début du XVIIIème, la communauté fixée dans la « Baie des Divagateurs » peut nous permettre d’imaginer des liens entre les révoltes protestantes radicales britanniques et le monde de la piraterie.
En début du XIX°, Jean LAFFITE, « dernier roi des flibustiers » aurait créé une enclave libre (« petite république libertaire ») en Louisiane, nommée Barataria.
5. Utopies des côtes africaines ? Libertalia…
Mais c’est surtout Madagascar qui abrite les rares tentatives libertaires connues (ou rêvées). C’est Daniel DEFOË qui nous parle de l’enclave libertaire temporaire du capitaine AVERY. L’historien Christopher HILL, spécialiste des révolutions anglaises et de leurs mouvements radicaux, en reparle dans son Le monde à l’envers, œuvre traduite chez Payot en 1978. Le lien avec les dissidents britanniques du XVII° siècle est également attesté par le nom donné par un groupe pirate à son implantation dans l’île : Ranter Bay.
Daniel DEFOË en consacrant deux chapitres à l’histoire du capitaine MISSON (parfois écrit MISSION) et de son conseiller radical et utopiste, le moine défroqué CARRACIOLI, à Madagascar, a permis de confirmer l’existence des utopies pirates : il y présentait la république pirate Libertalia de la baie d’Antongil (certains auteurs la situent au Nord Est de l’île, vers Diego Suarez). La période concernée est le XVIII° siècle. Ce mythe pour manuel SCHONHORN, pour M.C. CAMUS ou Anne MOLET-SAUVAGET est pourtant repris par des auteurs contemporains, et surtout par Hakim BEY qui fait des locales « utopies pirates » une sorte de source incontournable aux « zones autonomes temporaires », les TAZ, qu’il propose. Pour lui, Libertalia aurait vu s’épanouir le partage égalitaire du butin, la communauté des terres, la rotation des chefs... Gilles LAPOUGE penche plutôt pour un Libertalia qui emprunte autant à la réalité qu’à la fable.
Cette enclave utopique aurait été précédée par une vie communautaire (pré-communiste ?) sur le navire La Victoire : tous les biens y étaient en commun, et tous les membres y vivant égalitairement, anciens esclaves ou non.
Hubert DESCHAMPS en 1949 croyait lui aussi en cette utopie socialiste du début du XVIIIème. L’article d’Internet cité ci-dessus met en avant dans l’expérience de Libertalia, l’antiracisme, le respect des femmes (malgré la polygamie), mais montre également la maniaquerie des règles qui va finir par l’emporter. La communauté ébauche également une langue propre mêlant dialectes locaux et emprunts aux langues européennes.
Cependant la liberté est bien proclamée partout : dans le nom de la communauté (Libertalia), dans celui de ses membres (les liberi), d’un des bateaux (le Liberté)... c’est bien un choix primordial fait envers et contre tous. Malgré le charisme du chef (MISSON est tout de même nommé « excellence suprême » ou grand « conservateur » !), la démocratie directe y est (peut-être) très présente : acclamation des chefs, assemblées générales, tirage au sort des capitaines, élection des conseillers, rotation des pouvoirs tous les 3 ans... L’égalitarisme y règne : traitements semblables, sans importance de la race et de la nationalité, répartition des prises... Les richesses sont mises en commun (trésorerie communautaire), l’argent semble inutile et les terres travaillées par tous et sans délimitation : on retrouve ici quelques traces des descriptions de communisme agraire si fréquente au XVIII° siècle. Bref nous disposons d’une rare description détaillée de société idéale assez fraternelle et un peu libertaire, même si le curieux slogan adopté « Dieu et Liberté » et la couleur blanche du drapeau sont là pour nous brouiller les cartes.
Dans l’écrit de DEFOE, il est même parlé de la scission anarchiste, en tout cas plus radicale encore, d’un capitaine TEW, qui bâtirait sa propre communauté, « sans loi ni officiers ». Comme un vrai TEW a bien existé, mais en d’autres temps et d’autres lieux, cet épisode a permis à SCHONHORN en 1972 de réfuter ce qu’il estime un canular de l’écrivain utopiste.
Poursuivant l’analyse, Peter LAMBORN WILSON pousse la boutade en disant qu’il s’agit donc d’une vraie « u-topie », lieu de nulle part, puisqu’elle n’aurait jamais existé ! Cependant pour lui, les possibilités d’existence d’une telle communauté restent évidemment très fortes.
Quant à William S. BURROUGHS, il se sert des évocations de Libertalia et du capitaine MISSION dans une trilogie qui commence avec Cities of the Red Night (en 1981), et notamment dans Ghost of Chance (1991).
Au début du XVIII° siècle, le pirate Nathaniel NORTH s’établit lui aussi à Madagascar, dans le sud de l’île, vers Fénérive : il y installe une communauté « d’harmonie », fraternelle, humaniste, anti-raciste et surtout ouverte, c’est à dire sans réglementation figée ni volonté de système imposé. Gilles LAPOUGE, qui ne voit désormais plus que les côtés négatifs de l’utopie, préfère donc logiquement cet essai communataire à celui du capitaine MISSON.
6. Utopies du Pacifique : le rêve du Bounty…
En fin du XVIII° siècle, la célèbre révolte du Bounty (1787-1788) donne naissance à une petite communauté, puisqu’une partie des mutins, avec des femmes tahitiennes, créent une colonie sur l’île de Pitcairn, au cœur du Pacifique. Elle fut tout sauf libertaire puisqu’elle disparaît dans l’auto-destruction et le meurtre. Le seul survivant, John ADAMS semble être à l’origine d’une autre communauté qui survit de nos jours, au même endroit, et encore moins libertaire, puisqu’elle serait d’imprégnation religieuse ou mystique.
7. Conclusion partielle : le noir des pirates et le noir de l’anarchie sont peu comparables…
Le drapeau noir (comme la couleur noire), n’est malheureusement pas le symbole de la seule anarchie. Les couleurs du deuil, du fascisme (chemises noires) et de l’uniforme SS n’ont rien de libertaire.
Si les pirates et autres fugitifs, en luttant contre les terribles pouvoirs autoritaires de leur époque et contre des marines royales aux règlements intérieurs esclavagistes, peuvent paraître sympathiques et lever bien haut l’étendard de la rébellion, ils n’en sont pas anarchistes pour autant, même si un analyste aussi averti que LAPOUGE se permet d’affirmer que « l’utopie de la société pirate, c’est le désir d’un monde ‘’sans maîtres et sans lois‘’ ».
On ne doit pas se laisser prendre au piège d’une certaine fraternité de combat, d’une légère égalité des conditions de vie sur les navires pirates et de quelques ébauches (plus rêvées que réelles semble-t-il) de démocratie directe. De même la réalité des réalisations d’utopies concrètes en Afrique ou dans les îles reste soumise à discussion.
Au contraire, ils utilisent le plus souvent les pires défauts de ceux qu’ils combattent : extrême violence, faible prix attribué à la vie humaine, machisme fréquent, et culte des chefs de bande ou de vaisseaux, sans compter un antihumanisme quasi-obsessionnel. L’anarchisme ne trouve absolument pas son compte dans une telle mouvance, sauf de manière romancée.
Cependant il faut faire la part des choses, car les sources les concernant sont la plupart du temps celles de leurs opposants : employés, juges et militaires au service des États, commerçants et marins au service du capitalisme marchand, et plumitifs peu concernés et vite effrayés. Les pirates sont donc « démonisés », caricaturés, leurs traits les plus contestés sont renforcés, pour justifier ainsi la terrible répression et leur inexorable éradication, toutes bien plus violentes, autoritaires et inhumaines que les pratiques visées.