Tunisie-3 Sfax Tozeur c’est le dernier !
(dernier épisode du voyage du compagnon libertaire)
A Tozeur, dans un café, le serveur va emprunter le journal d’un client et me montre la photo d’un soldat français au Mali avec un masque de tête de mort sur le visage. Je lui dis que cet enfantillage est de mauvais goût. Comme il veut poursuivre la discussion j’ ajoute que couper la main d’un voleur…Il dit qu’ il est normal de couper la main d’ un voleur…Pour « couper court » je lui réponds que le voleur vole parce qu’ il a faim. (Nous parlons des petits voleurs bien sûr, pas de Tapie ou E. Woerth). Le propriétaire du journal intervient et dit qu’ on ne coupe pas la main de quelqu’ un qui a faim. Je continue avec lui une longue conversation et une fois de plus il me dit son soulagement de voir les djihadistes battre en retraite au Mali.
Bref le point de vue développé par nombre de gauchistes est juste du point de vue français. Les raisons de Hollande sont suspectes. Les raisons de la société civile tunisienne d’ approuver cette intervention sont tout autres. J’ y reviendrai.
A noter qu’ un même gouvernement peut faire des analyses et des actes contradictoires et incohérents. Par exemple lutter contre les djihadistes au Mali et les soutenir en Syrie!
Dans le train de Sfax à Tozeur un voisin me dit qu’il est psychopathe. Enchanté ! C’ est la 1ere fois que j’en rencontre un qui le dit. Plus tard un alcoolo me répétera à chaque fois qu’il passera devant moi: « Soyez le bienvenu ! » Heureusement un vieil homme viendra s’asseoir à côté de moi et me parlera tranquillement, entre autre de ses 22 ans à l’ usine de phosphates et, alors qu’ on voit des oliviers à perte de vue, de l’ huile d’ olive qu’ il fait…
A Sfax je rencontre Nâama de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH). Elle travaille bien sûr sur le projet de Constitution. Dans l’ actuelle Constitution l’article 1 stipule que la religion musulmane est la religion du peuple tunisien. Dans le projet de Ennahda, l’article 148 précise que l’ Islam est la religion d’ Etat, nuance importante. C’est la Charia.
Elle me dit que la lutte se fait avec la société civile, pas avec les Partis.
Les menaces se précisent envers les syndicats, la LDH, les Associations de femmes…
Elle me cite quelques exemples qui suscitent l’ inquiétude : des tombes profanées à Tunis et à Sousse car pour certains extrémistes la tombe doit être nue. Un immam a déclaré haram ( mauvais, interdit, le contraire de hallal ) la fête du Mouled qui s’est déroulée voici peu. Il a déclenché la polémique mais n’a eu aucun succès dans la population.
Un autre, originaire du Qatar est venu en Tunisie prêcher pour qu’ on voile les petites filles ! Ces prêcheurs d’ importation sont très mal vus par la majorité de la population mais il y a toujours des oreilles pour les écouter. Ils représentent ce courant salafiste qui distille l’ intolérance.
A Sousse en passant devant la Grande Mosquée dans la Médina j’ entends hurler une sono et je vois un prédicateur vêtu de blanc, calotte blanche de hadj sur la tête vociférer sous un chapiteau et quelques dizaines de personnes assises sur des chaises et qui l’écoutent. Les décibels sont à la limite du supportable. Un couple passe près de moi et je dis : « Il parle fort ce Monsieur ! ». L’ homme me répond : « C’est un voyou ! ». Fort de ce préambule, la conversation s’engage et il se confirme que cet immam vient d’ un Emirat du Golfe pour changer l’ Islam des Tunisiens.
Nous parlons aussi du Mali, de l’ Algérie voisine et l’ avocate conclut qu’avec les Djihadistes il n’y a pas de débat possible, ils imposent le rapport de force hélas. Elle me donne le contact avec le syndicat UGTT à Tozeur.
Dans un restaurant le jeune patron me montre fièrement sa dernière Peugeot et il est le premier à me dire regretter Ben Ali : les affaires marchaient mieux ! Il a sa logique de patron !
A Tozeur donc je prends rendez-vous avec un responsable de l’ UGTT, le plus grand syndicat tunisien fondé en 1946, au début filiale de la CGT. Son fondateur a été assassiné en 1952 par la Main rouge, organisation d’ extrême-droite des colons. « Au départ le mouvement a été spontané, l’ UGTT a pris le train en marche pour organiser les manifestations et grèves générales dans plusieurs provinces. Après la fuite de Ben Ali, l’ ancien régime a essayé de récupérer le mouvement mais a été vite contesté. L’ UGTT a refusé les propositions du 2e gouvernement, voulant se limiter aux objectifs de la révolution. Les élections du 23 octobre 2011 ont été transparentes. Ennahda était en dehors de la révolution. Hélas pour beaucoup Ennahda représentait la religion, ses membres avaient subi la répression et apparaissaient comme non-corrompus. Mais Ennahda n’a pas d’ expérience de gestion. Nous avons un gouvernement d’ anciens prisonniers! Ennahda essaie de recruter dans les autres partis pour faire partager son échec. Le coût de la vie augmente de façon vertigineuse, le chômage s’ aggrave et les salafistes créent de nouveaux problèmes. Ils veulent implanter un nouvel Islam que les Tunisiens refusent.(Il les compare à des nazis !) 35 marabouts incendiés. Derrière ? Le Qatar et l’ Arabie saoudite. Ennahda aujourd’ hui a peur des élections et repousse la date mais place ses gens dans les Ministères, l’ administration, la radio, la TV, les grandes compagnies (phosphates…), les gouvernorats ( 80 % à leur cause ). Ses ennemis ? la presse, les avocats, la LDH, l’UGTT.( Je rajoute: les Partis de gauche ).
Actuellement des grèves dans l’ Education secondaire, le secteur pétrolier (on trouve de l’ essence de contrebande qui vient d’ Algérie ) et bientôt à la Sécurité sociale. Nous avons 850 000 chômeurs. Ici à Tozeur les hôtels de luxe sont fermés et les employés au chômage. Tozeur vit du tourisme et de l’ agriculture, surtout de la production des dattes. »Il ajoute que l’ UGTT a toujours eu des ennuis avec le pouvoir que ce soit avec Bourguiba ou avec Ben Ali.
A Tozeur je rencontre également les blessés de la révolution, ceux qui se sont battus dès le début et qui ont été les premières victimes. Ils font un blocage jour et nuit devant la grille principale du gouvernorat pour que leurs demandes de soins et d’ indemnisation soient satisfaites.(Ennahda les ignore !)
La Tunisie aurait pu éviter le passage par la case islamiste car Ennahda n’a que 89 députés sur 217. Mais les Partis laïcs n’ ont pas réussi à se mettre d’ accord pour créer une coalition.
Je rentre à Tunis avec un stop à Sousse où je revois 2 « femmes démocrates ».
Quand j’ apprends qu’ un mausolée à Sidi Bou Saïd a été incendié je vais y faire un tour avec le métro de banlieue qui passe par le port de La Goulette et Carthage. C’ est à une quinzaine de km. Les habitants, furieux, ont empêché le Président d’ y accéder. Cette multiplication d’ actes de fanatiques commence à inquiéter. A noter que depuis le début de la révolution l’ armée est neutre.
L’ amie qui devait venir 1 semaine est arrivée avec des contacts dans le monde de l’ édition et surtout du théâtre. Nous rencontrons le fondateur et la fondatrice de la Compagnie Familia qui ont joué de nombreuses pièces à succès non seulement en Tunisie mais en France, au Portugal…notamment Amnésia, Corps otages ( à l’ Odéon ).
Ils nous parlent de la situation en Tunisie depuis 2 ans et sont assez inquiets. Leur analyse est lucide, sans concession. Ils n’ appartiennent pas à un Parti, la parole est libre, c’ est leur métier!
Le 6 février au matin, nous avons rendez-vous avec 2 des femmes démocrates dont la Présidente que je n’ ai pas encore rencontrée. Halima m’ appelle, la réception est très mauvaise, je comprends qu’ elle est mal, je crois qu’ elle a un souci de santé et que le rendez-vous est annulé alors que c’ est à cause de l’ assassinat de Chokri Belaïd qui vient de se produire. Nous partons donc à Mahdia sans savoir ce qui vient de bouleverser la Tunisie et manquerons la 1e manifestation spontanée. Le lendemain nous nous arrêterons à Sousse où nous rejoindrons la manifestation avec le groupe des femmes démocrates. Puis le 8 nous rentrons à Tunis avec un louage ( minibus ) car il n’ y a aucun train, l’ UGTT ayant enclenché une grève générale de 24h totalement suivie. Nous n’ irons pas au cimetière mais resterons au centre-ville qui semble en Etat de siège : plus de barbelés, des fourgons de police partout, des policiers à gueules de « robocops » et beaucoup d’ autres en civil qu’ on repère assez facilement, un blindé léger anti-émeute et des « voltigeurs » à moto qui vont poursuivre des petits groupes…Un jour de funérailles nationales je ressens ce déploiement – comme beaucoup de Tunisien(ne)s – comme une provocation. L’ Avenue Bourguiba est presque désertée, les gens sont sur les trottoirs, en attente. La foule du cimetière ne viendra pas. On assiste à des arrestations arbitraires de jeunes. Un journal dira: « 350 casseurs arrêtés » mais il est bien difficile de distinguer entre des jeunes qui voulaient en découdre et des provocateurs venus de la milice d’ Ennahda. A mon avis ces derniers sont responsables des incendies de voitures à l’ entrée du cimetière…
En discutant avec les gens on sent que cette fois le pays est bien coupé en deux. C’ est un mélange de crainte et de colère.
Après 2 ans aux affaires, Ennahda a beaucoup déçu. La situation économique s’ est énormément dégradée. J’ ai vu les petits vendeurs de rue pourchassés à Sousse, les pouvoirs en général n’ aiment pas le secteur informel. J’ ai vu cette chasse aux pauvres bien souvent au marché aux puces à Paris. Maintenant accuser les militants d’ Ennahda de l’ assassinat serait précipité.( mais on peut leur imputer un climat favorable à la violence). D’ un côté la mort de celui qui venait d’ unifier un Front de gauche les sert mais d’ un autre côté l’ opposition s’ est radicalisée et leur est plus hostile que jamais.
Dès le lendemain des funérailles Ennahda a organisé une manifestation contre la France. C’ était à la fois pour réagir aux déclarations de certains membres du gouvernement et pour faire une démonstration de force après l’ immense mobilisation populaire de la veille. J’ y suis allé et ai pris quelques photos.(J’ en profite pour dire qu’ il n’y a aucune animosité envers les Français ou les Etrangers en ce moment). C’ était un échec car il n’ y avait que 3 à 4000 personnes. Par contre j’ ai voulu demander un renseignement à un photographe. Il me répond: « Je ne connais pas Tunis, je suis Algérien « . Il se sent mal : » J’ ai l’ impression de revivre ce que j’ ai vécu en Algérie voici 20 ans. La guerre civile a commencé comme ça « . Je me souviens de la complaisance des journalistes quand ils interviewaient les élus du F.I.S.
Ennahda est opposé à l’ intervention française au Mali. En France les militants de gauche pensent instinctivement » néo-colonialisme » alors que la première question à se poser est : que veulent les populations maliennes ? On connait la réponse. C’ est la même pour tous les pays de la zone sahélienne jusqu’ en Tunisie. Ces gens qui avaient conquis Gao et Tombouctou ont montré leur fanatisme et leur violence. Ce sont eux qui ont pris l’ initiative. Lorsqu’ ils ont été à 400 km de la capitale j’ imagine que des conseillers ont dit à Hollande : » dans 3 jours ils sont à Bamako « . Nous sommes toujours dans le rapport de force. Ce qu’ on peut reprocher aux Occidentaux ( USA et leurs amis du Golfe inclus ) c’ est leur incohérence souvent criminelle : soutien aux moudjahédhines d’ Afghanistan pour finir par lutter contre eux, soutien à l’ opposition en Syrie pour comprendre un peu tard qu’ on ne sait plus très bien comment ça va finir (mais ceux qui sont allés en Syrie sont d’accord avec moi : les femmes vont beaucoup y perdre ), et SURTOUT CETTE INCAPACITE A DONNER LEUR TERRE AUX PALESTINIENS, incapacité chronique depuis 1948…
…et c’ est pourquoi j’ évite d’ écrire paix et encore moins Paix car la paix n’ existe pas, elle ne peut pas exister à l’ intérieur d’ un système d’ oppression, d’ inégalité et d’ injustice : le système capitaliste. Toute contestation de ce système mérite au moins notre curiosité sinon notre soutien. C’ est ce qui m’ a amené en Egypte et en Tunisie.
La Tunisie – jusqu’ à maintenant- est un pays de grande tolérance où la liberté individuelle est aussi répandue qu’ en France. J’ ai souvent entendu : » Ici on va à la mosquée ou pas, on fait le ramadan ou pas, on boit une bière ou pas « . J’ ai eu la même facilité pour parler avec des femmes qu’ en France. Le premier danger qui guette la Tunisie, ce sont ces prédicateurs venus des Emirats et le relais qu’ ils trouvent au sein d’ Ennahda. De même en Egypte des voix s’ élèvent pour condamner ces immams qui prononcent des fatwas ( récemment contre 2 leaders de l’ opposition )
J’ ai souvent pensé à cette pièce de Bertold Brecht : » La résistible ascension d’ Arturo Ui « . C’ est à chacun de nous de lutter contre le fanatisme, le racisme, les nouveaux visages du fascisme et quand le Front national se prétend laïc c’ est bien sûr hypocrite car s’ il était au pouvoir il nous ressortirait « nos racines judéo-chrétiennes » et il a toujours soutenu les intégristes catholiques.
Pour finir je vous cite Amin Maalouf, une de mes dernières lectures dans » Léon l’ Africain » :
» En Andalousie également, la pensée était florissante et ses fruits étaient des livres qui, patiemment copiés, circulaient parmi les hommes de savoir de la Chine à l’ extrême-occident. Et puis ce fût le désséchement de l’ esprit et de la plume.
Afin de se défendre contre les Francs, leurs idées et leurs habitudes, on fit de la Tradition une citadelle où l’ on s’ enferma. Grenade ne donnera plus naissance qu’ à des imitateurs sans talent ni audace. «
Cinq siècles plus tard le monde » arabo-musulman » ( terme impropre puisqu’ il inclut des non Arabes, Berbères, Kurdes…et des non musulmans, chrétiens, juifs…) revit le même drame et celles et ceux qui luttent contre la confiscation de leur révolution en Egypte et en Tunisie ne veulent pas revivre ce drame de stagnation d’ un autre âge.
de retour en Auvergne depuis hier.
17 février 2013.
ghibe
Merci au copain pour son témoignage.