[Luigi Fabbri] Fonction de l'anarchisme dans la révolution

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[Luigi Fabbri] Fonction de l'anarchisme dans la révolution

Messagepar lucien » Lundi 10 Nov 2014 23:02

Luigi Fabbri, Dictature et Révoluton, 1920
Extrait du chapitre « La fonction de l'anarchisme dans la révolution »

Chaque fois que les socialistes engagent une lutte, même partielle, contre le capitalisme et le gouvernement, pour des améliorations immédiates, pour freiner l'exploitation et l'oppression, pour augmenter le bien-être et la liberté, ils peuvent être sûrs de trouver des alliés chez les anarchistes, sur le terrain de l'action directe populaire et prolétaire, et ils les retrouveraient encore plus sûrement à leurs côtés et en première ligne s'il fallait engager un conflit résolutif contre l’État et le capitalisme.

Le conflit se manifeste justement là où commence la fonction spécifique des anarchistes en tant que révolutionnaires et ennemis de l'autorité.

Tout en étant présents partout où il y a une lutte contre le privilège politique et économique, les anarchistes ne cachent pas que toute amélioration obtenue est illusoire et de brève durée tant que durera l'oppression capitaliste et étatique. Après la guerre cela est encore plus vrai qu'auparavant. Et en plus, si la solidarité anarchiste est pleine et enthousiaste lorsqu'il s'agit de l'action du peuple qui descend dans la rue, du prolétariat qui s'organise et mène des grèves partielles ou générales, qui lutte dans les usines ou les campagnes, qui résiste ou attaque le capitalisme directement sur son propre terrain, les anarchistes deviennent fermement hostiles lorsqu'il y a tentative de changer l'état de lutte en accommodement avec l'ennemi, en collaboration de classes, et en participation aux fonctions directives du capitalisme ou représentatives de l’État bourgeois.

C'est pour cette raison que les anarchistes sont et restent adversaires de la politique électorale ou parlementaire, du réformiste légaliste et collaborationniste, de tout autre rapport qui ne soit pas d'opposition et de guerre réelle contre les patrons et le gouvernement. La fonction, le devoir des anarchistes dans le mouvement social actuel, consiste justement, en tant que révolutionnaires, à maintenir ouvert et vif l'état de lutte entre le prolétariat et le capitalisme, entre peuple et gouvernement, et, en tant qu'ennemis de tout pouvoir, à maintenir éveillé l'esprit de révolte contre toute autorité coercitive, à combattre, même parmi les mouvements prolétaires, les tendances autoritaires, centralisatrices et dictatoriales d'individus, groupes ou partis. Ainsi les anarchistes, jour après jour, par une action immédiate, donnent au problème de l’État la même solution négative qu'en théorie, soit en travaillant à la désagrégation et à la destruction de l’État actuel, soit en faisant obstacle, dès maintenant, à toute formation ou consolidation d'un État ou d'un gouvernement futur. La lutte contre l’État est la fonction essentielle qui caractérise, sans exclusion d'autres fonctions encore, l'anarchisme par rapport à tous les autres partis. Plus les anarchistes développeront leur fonction, plus la révolution sera proche et se développera dans le sens d'une plus grande justice et d'une plus vaste liberté.

Mais pour exercer cette fonction révolutionnaire et libertaire, les anarchistes ont plus que jamais besoin d'être et de rester eux-mêmes, c'est-à-dire de ne pas se laisser absorber par d'autres partis ou mouvements avec lesquels ils se trouvent tour à tour proches à l'occasion de luttes communes, qu'ils soient socialistes ou républicains, ou qu'ils soient syndicalistes. D'ailleurs, l'influence qu'ils pourraient exercer sur ces partis ou mouvements sera d'autant plus importante et efficace qu'elle proviendra exclusivement de l'extérieur, plutôt que dissimulée de l'intérieur.

On comprend que cette position intransigeante empêche les anarchistes d'obtenir certains résultats, et d'aider comme il faut la classe ouvrière en certaines circonstances. Par exemple, la nécessaire volonté de sacrifice faisant défaut aux ouvriers, ou bien ces sacrifices paraissant disproportionnés au but envisagé, il est impossible d'obtenir une victoire quelconque sans pactiser avec l'ennemi, sans recours aux services des politiciens et des lois, sans transactions avec le capitalisme et l’État.

Dans des cas de ce genre, les anarchistes, s'ils sont vraiment tels, ont le courage de ne pas s'occuper du succès et de dire à leurs compagnons travailleurs : « renoncez à un résultat qui vous coûte en dignité et en sacrifice sur l'avenir davantage que ce que vous allez obtenir. Unissez-vous, afin d'obtenir beaucoup plus par votre action directe, mais si notre conseil n'arrive pas à vous persuader, n'attendez pas notre concours pour une action que nous n'approuvons pas, demandez l'aide ailleurs que chez nous ».

Certes, ce langage et cette attitude ne sont pas faits pour nous attirer, en temps ordinaire, le concours des grandes masses ; mais nous préparons ainsi le terrain à des temps extraordinaires. C'est-à-dire que nous formons, dès maintenant, la minorité révolutionnaire dont la fonction est de porter les premiers coups de bélier contre les portes fermées de l'avenir. Alors les anarchistes ne seront plus seuls et la minorité deviendra la majorité. Mais cela sera réalisable seulement si les minorités d'aujourd'hui n'abdiquent pas leurs fonctions spécifiques, destructrices, intransigeantes, d'avenir, et ne se laissent pas séduire par le désir d'accroître au-delà du possible leurs effectifs, dans le but de faire face aux nécessités qui se présentent en toutes circonstances.

Parti de la minorité, les anarchistes ne peuvent pas suffire à assumer toutes les fonctions du mouvement socialiste et ouvrier. En renonçant à une récolte prématurée, en laissant aux autres tous les succès immédiats les plus prestigieux, ils leur laissent aussi les fonctions de transiger, de se soumettre ou d'exercer l'autoritarisme que la basse mentalité des grandes masses crée ou alimente. Libres et indépendants, les anarchistes bougent au sein de la masse elle-même, en contact avec elle, prenant part à ses sacrifices et à ses révoltes mais pas à ses faiblesses, à ses transitions, à ses renoncements.

Bien entendu, ceci est le devoir, le programme idéal de l'anarchisme : ce qui n'exclut pas, malheureusement, que certains anarchistes, en leur nom propre, transigent, renoncent ou se montrent faibles. Nous parlons de l'attitude générale anarchiste telle qu'elle devrait être, en cohérence avec les idées qui l'animent. Dans les faits, il est bien entendu que les anarchistes, eux aussi, peuvent tomber dans l'erreur comme n'importe quel autre parti. Mais ce qui le distingue des autres consiste en ceci que l'anarchisme reconnaît toujours ses erreurs, inévitables pour ceux qui bougent et qui agissent, et il s'efforce de les corriger, de les éviter, afin d'accomplir le plus possible leur fonction spécifique de ferment dont parle la parabole biblique.

Ferment de liberté et de révolte, outre que vulgarisateur d'idées, l'anarchisme a, en tant que tel et en cohérence avec son programme, un terrain tellement vaste à cultiver, qu'il n'a pas le temps de s'occuper des activités des autres, pour lesquelles il est d'ailleurs très adapté. S'il lui sera possible de porter à terme sa tâche, il aura apporté la plus grande et la meilleure contribution à la réussite de la révolution et à l'édification de cette « cité du bon accord » dont nous parlait Reclus, et dans laquelle vivront les hommes selon la justice, libres et égaux.

Notre discussion sur la dictature a soulevé quantité d'autres questions qui s'y réfèrent plus ou moins directement, qui sont en étroit rapport avec le problème de la révolution et avec celui de la tâche spécifique des anarchistes dans la
révolution.

Très peu de monde, parmi les adversaires des anarchistes, se rendent compte de notre fonction spécifique dans la révolution. Même quelques anarchistes, soit parce qu'ils sont pris dans l'engrenage de l'activité pratique et révolutionnaire et perdent de vue l'ensemble des choses, soit parce qu'ils prennent pour de l'anarchisme leur ardeur révolutionnaire, ne semblent pas avoir une idée exacte de la place que les anarchistes occuperont dans la complexe et vaste guerre sociale où est en train de s'engager la société moderne.

La fonction et la tâche des anarchistes, avant et pendant la révolution, ont un but déterminé, un champ d'action déterminé, et ne peuvent prétendre suffire à toutes les nécessités, résoudre toutes les questions qui se présenteront jusqu'au jour où s'installera un régime communiste anarchiste.

En revanche, il est vrai (et seulement des adversaires de mauvaise foi peuvent nous accuser du contraire) qu'il est peu probable de passer d'un seul bond de l'état actuel des choses à un autre qui serait pleinement conforme à nos idées et à notre programme. Il faudra d'abord une révolution qui change l'environnement et transforme comme dans un creuset la conscience des majorités. Et il se pourrait même qu'une seule révolution n'y suffise pas. La période révolutionnaire ne sera pas de brève durée et les insurrections de la première heure ne suffiront pas à la dépasser. Pendant cette période seront expérimentés des régimes différents, plus ou moins parfaits, plus ou moins autoritaires, plus ou moins entachés de violence, d'injustices et d'inégalités.

Rien de plus probable et de plus naturel : l'humanité va son chemin au travers de chutes et d'erreurs, et même ces chutes et ces erreurs ont une fonction utile, si, grâce à elles, grâce à leur douloureuse leçon, les hommes peuvent s'approcher de la vérité. Il se pourrait, donc, que le résultat de la révolution ne soit pas en accord avec l'idéal anarchiste. Une république plus ou moins socialiste, une dictature plus ou moins tyrannique, des nouveaux gouvernements, des nouveaux exploiteurs, des nouveaux privilèges et des injustices d'un autre genre, etc., et que tout cela assume un caractère de nécessité à cause de notre faiblesse et de l'inconscience des masses, ou parce que parmi nous ou en dehors de nous les forces ennemies sont encore trop puissantes, parce que les égoïsmes aveugles et les superstitions empêchent l'harmonie des volontés ou des intérêts, parce que, en somme, manqueraient encore les conditions effectives pour l'accomplissement de notre idéal.

Mais il y a des anarchistes qui, en songeant à ces difficultés, s'oublient eux-mêmes et oublient leurs propres buts politiques et sociaux, et s'adaptent dès maintenant aux difficultés en transigeant avec l'erreur et la tyrannie. Comme ils prévoient un état de choses imparfait, ils l'acceptent sans autres formes de procès, dans leur pourtant noble impatience de sortir de l'état actuel, plus imparfait encore. Ils voient l'erreur et le danger de demain et, le considérant comme inévitable, s'en font les partisans. Ils renoncent au but ultime du libre socialisme, de l'anarchie communiste, pour considérer les transitions qui leur semblent nécessaires : la république sociale, la constituante, la dictature prolétarienne, le socialisme marxiste, en s'associant ainsi, de fait sinon en paroles, aux autres partis, en servant d'autres buts et d'autres intérêts, en renvoyant à plus tard le « mieux » qu'ils gardent dans leur esprit.

Ils se demandent : « faut-il donc sacrifier le bien qui est à portée de la main au mieux de demain, en risquant ainsi de faire le jeu des ennemis du prolétariat et de la liberté ? » Et ils ajoutent l'éternel argument, assez juste en soi mais que les opportunistes ont usé jusqu'à le fausser : « il faut être pratiques ».

Or, justement, la question se pose : est-on plus pratiques en s'adaptant au mal, même s'il est inévitable, à l'erreur même si elle est provisoirement imposée par les circonstances, au point de s'en faire les partisans, ou bien en résistant à l'erreur et au mal le plus possible, en les montrant sous leur vrai jour et en envisageant continuellement les solutions que nous croyons les meilleures ? Nous pensons que la deuxième méthode est beaucoup plus pratique. Avant tout, les prévisions selon la direction que prendront les événements, aussi bien les nôtres que celles des autres, peuvent être erronées, peuvent être démenties par les événements mêmes. Choisir une voie qui nous semble fausse, sur les bases de prévisions futures, pourrait nous conduire à quelque désastre dont nous serions responsables, justement parce que nous savions avant l'erreur que nous acceptions.

Mais, cela mis à part et même si ces prévisions devaient se réaliser, du mal ou une erreur inévitables sont réellement transitoires et ils cesseront d'autant plus vite s'il y a des gens qui y résistent, qui conservent intacte la conscience de ce mal et de cette erreur, des dommages qui peuvent en découler et de la nécessité de s'en libérer au plus tôt. Si, par contre, tout le monde s'y adapte, et avant même que les circonstances ne les imposent par la force, il se créera chez le peuple un état d'âme favorable à l'erreur. Si ceux qui connaissent la voie de la vérité et de la justice renoncent à l'avance car ils craignent le pire, le mal et l'erreur prendront des racines encore plus profondes, pourront se consolider, et le jour où il faudra les extirper, il faudra déployer des efforts et supporter des sacrifices incroyablement plus pénibles et durs.

Cela ne veut pas dire qu'il soit nécessaire de sacrifier, à un mieux lointain, le peu de bien que l'on peut obtenir tout de suite, même dans le mal et les erreurs, cela ne signifie pas que le fait de tendre vers une plus grande vérité et vers une justice supérieure, assume des formes telles qu'il puisse faire le jeu de la réaction et des ennemis de l'émancipation ouvrière.

Par exemple, pour parler de l'Italie, il est probable qu'une révolution en ce moment, ou dans peu de temps, établisse parmi nous une république qui, bien qu'à tendances plus ou moins socialistes, serait loin d'instaurer une société anarchiste. Est-ce pour cela que nous devrons faire obstacle à la révolution, ou bien se montrer et rester indifférents, pour le simple fait qu'elle ne donnera pas ce que nous voudrions ? Aucun anarchiste ne pense ainsi. Au contraire, nous devons y participer avec toute notre énergie, dans le but immédiat d'abattre autant de privilèges et d'oppressions que possible, et pour profiter de l'absence momentanée ou de la faiblesse des forces gouvernementales pour renforcer notre position d'anarchistes en créant et en multipliant les institutions libres et volontaires, fondées sur l'accord mutuel, institutions qui seront le point de départ pour une action nouvelle, et qui représentent la défense de la liberté en opposition à un quelconque gouvernement qui se serait constitué.

Si, en prévision de l'issue probable de la révolution vers une république plus ou moins dictatoriale ou socialiste, nous renoncions dès maintenant à notre fonction d'anarchistes et nous faisions chorus avec la propagande républicaine et socialiste dictatoriale nous ne deviendrions que les doubles inutiles de ces partis, nous cesserions d'être une force indépendante et serions absorbés par les partis du gouvernement à venir. En un mot, les anarchistes abdiqueraient leur fonction de défenseur de la liberté et de promoteurs de la révolution.
Le monde ne se compose pas d'anges révolutionnaires, de travailleurs généreux d'une part, de diables réactionnaires et de capitalistes cupides de l'autre.
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