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[Luigi Fabbri] Travail et liberté

MessagePosté: Lundi 10 Nov 2014 22:54
par lucien
Luigi Fabbri, Dictature et Révoluton, 1920
Extrait du chapitre « Travail et liberté »

Sans trop faire confiance aux nouvelles en provenance de Russie, car trop incertaines, et en répétant que les conditions de là-bas sont tout à fait différentes de celles de l'Europe occidentale, ces événements ne peuvent donc pas nous dicter une ligne de conduite pour chez nous. Le peu que l'on en sait semble bien confirmer une vieille idée anarchiste selon laquelle la violence révolutionnaire est nécessaire et utile pour vaincre l'organisation étatique et bourgeoise, pour détruire les actuelles institutions oppressives, pour briser les chaînes politiques et économiques, alors que, pendant l’œuvre de reconstruction, la violence devient nuisible à moins qu'il ne s'agisse de celle nécessaire à la défense du travail de reconstruction contre les attaques extérieures. C'est-à-dire, donc, que l'on ne pourra user utilement de violence contre ceux qui devraient être nos collaborateurs, nos coopérateurs dans la société communiste. Si on les oblige à collaborer par la violence, l'existence même de la nouvelle société serait en danger. En agissant de la sorte, nous construirions un édifice sur du sable, qui s'écroulerait à la première secousse.

L’État abattu et le capitalisme anéanti, la reconstruction pourrait être obtenue par la coopération volontaire, libertaire, par la persuasion et l'exemple, par des expériences toujours plus élargies et multiformes, et non obligatoirement standardisées. Nous ne pouvons pas prévoir dans quelle mesure cela peut se réaliser dès le premier moment, mais ce qui est certain, c'est que nous ne devons pas, dès maintenant, nous créer à nous-mêmes des obstacles artificiels. Il y en aura déjà qui surgiront inévitablement tout seuls. Évitons d'établir, en plus, un plan de reconstruction fixe, unique, à imposer par amour ou par force. Le but de la révolution est celui de nous délivrer de la tyrannie de l’État et de l'exploitation des patrons, de nous sauvegarder et de nous défendre contre les tentatives de création d'un nouveau gouvernement ou de nouveaux maîtres, d'éliminer toutes les institutions et d'empêcher l'événement qui cause ou permet à un seul homme de vivre en exploitant les autres, en les tenant à sa dépendance et en les faisant travailler pour lui.

C'est cela même l'important pour la révolution et pour le socialisme : personne ne doit plus être exploité, personne ne doit plus travailler pour un salaire ou être soumis à autrui. Cela obtenu, on sera déjà en régime socialiste. En ce qui concerne les différents systèmes pour organiser le travail, pour répartir les produits, etc., il serait erroné de vouloir imposer par la force un type unique d'organisation pour tout le monde. Nous sommes communistes parce que nous croyons que l'organisation est le type le plus parfait de socialisme réalisable qui puisse répondre aux multiples besoins de bien-être et de liberté de tous les hommes. Nous voudrions donc, pour nous, la liberté de nous organiser en communisme partout où cela sera possible et où nous trouverons des gens d'accord avec nous. Mais nous n'allons pas prétendre imposer aux autres notre système par la force. Nous sommes certains que notre exemple sera le meilleur des moyens pour persuader les autres de nous suivre, tout comme l'exemple des autres, par ailleurs, pourra nous servir à améliorer, modifier, perfectionner notre propre système.

Rien n'empêchera qu'à nos côtés, dans certaines branches de la production, pour certains types de consommation, on expérimente des systèmes différents, pourvu que pour nous et les autres règne un esprit d'entraide réciproque dans les échanges, les services communs, etc., et pourvu qu'aucun système ne permette une quelconque forme d'exploitation de l'homme par l'homme. Parmi les différents types d'organisation, il s'en trouvera certainement de plus ou moins centralisés suivant le type du travail, du service public ou des nécessités locales. Les systèmes et les organismes se modifieront au fur et à mesure, en suivant les expériences, et sur l'exemple de ceux qui se présenteront comme étant les meilleurs, c'est-à-dire les moins onéreux en travail, les plus utiles et les plus productifs pour tous.

Nous sommes persuadés que, même en régime complètement anarchiste où l'organisation de la production et de la consommation sur des bases communistes sera le type dominant et la règle générale, et justement parce qu'il s'agira là d'une règle libre et non imposée, rien n'empêchera (soit par la volonté des individus, soit par des nécessités particulières du milieu ou du travail) que des formes diverses d'organisation collectivistes, mutualistes, etc., continuent à subsister. Il pourra même subsister une quelconque forme de propriété individuelle, à la seule condition que cela n'implique pas l'assujettissement ou l'exploitation de qui que ce soit. Cette nécessité de tolérance réciproque sera donc nécessaire en période révolutionnaire, mais entendons-nous bien, il doit s'agir d'une tolérance entre exploités, entre opprimés et travailleurs qui se sont libérés de leur joug, et non pas de tolérance envers les oppresseurs et les exploiteurs, et leurs tentatives iniques de reprendre le pouvoir et ses privilèges.

Parmi les travailleurs qui ont accédé à la liberté par la révolution, il faudra que, à partir des premiers moments et dès que les résistances étatiques auront été vaincues et que commencera la période de défense et de mise en ordre révolutionnaire, règne le plus grand accord possible. Accord qui ne doit pas être sacrifié à l'idée de contraindre par la force des classes, des groupes ou des individus déterminés du prolétariat, à se plier à un type unique d'organisation préparé à l'avance. Ils n'en voudraient pas, même si théoriquement il est excellent. Il faut surtout éviter de pareils actes d'autorité envers la classe des paysans la plus portée à les interpréter comme hostiles, la moins préparée et la plus réfractaire aux changements brusques, trop nombreuse aussi pour pouvoir maîtriser ou négliger son hostilité.

De toute manière, même si nous n'étions pas anarchistes et que nous n'étions pas conseillés par l'esprit de liberté, nous considérerions cette attitude comme très bonne et très opportune pour la révolution. La révolution doit à tout prix éviter toute sorte d'hostilités envers les masses populaires et fuir les occasions de semer les discordes. Elle doit réserver ses forces pour combattre les forces réactionnaires et contre-révolutionnaires. Se concilier la faveur et la sympathie de tous les courants populaires et prolétaires en leur laissant la liberté de se développer ou de faire des expériences (quand il ne s'agit pas, bien entendu, de véritables tendances réactionnaires partisanes de l'ancien régime, auquel cas elles sont à combattre car ennemies), voilà la tâche de la révolution. Et cette tâche libertaire est en contraste absolu avec la pratique dictatoriale, avec toutes tentatives de superposer à la révolution un État centralisé.