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Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Lundi 20 Jan 2014 21:47
par lucien
http://www.marianne.net/Michea-face-a-l ... 34731.html

Michéa face à la stratégie Godwin

Récemment associé à la galaxie lepéniste par un dossier du "Point", le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur d'"Impasse Adam Smith", répond à ses détracteurs et se défend face à la tentative d'annexion de sa pensée antilibérale par l'extrême droite.

Marianne : Un hebdomadaire faisait sa une, il y a quelques semaines, sur les «néocons», vous bombardant comme l'idéologue le plus emblématique d'une véritable lame de fond identitaire, souverainiste et protectionniste, et amalgamant votre nom à celui de Marine Le Pen, soi-disant admirative de vos écrits. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Jean-Claude Michéa : N'exagérons rien ! Le magazine de François Pinault a d'ailleurs bien pris soin - sans doute pour brouiller un peu plus les pistes - d'inclure également, dans sa liste noire des «néoconservateurs à la française», des personnalités telles que Régis Debray, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Benoît Hamon ou Yves Cochet. Liste dont l'absurdité devrait sauter aux yeux puisque la nébuleuse «néoconservatrice», telle qu'elle a pris naissance aux Etats-Unis, est plutôt connue pour son soutien constant aux politiques de Reagan et de Bush père et fils - trois présidents qu'il est difficile de tenir pour de farouches contempteurs du capitalisme ! Naturellement, la pratique qui consiste à inverser délibérément le sens des mots afin de rendre plausibles les amalgames les plus fantaisistes n'a rien de nouveau.

Clemenceau et Staline avaient ouvert la voie - le premier en forgeant, en 1906, la notion de «complot anarcho-monarchiste» et le second, dans les années 30, celui d'«hitléro-trotskisme». Ce qui est nouveau, en revanche, c'est l'agenda idéologique qui préside à ce type d'amalgame. Au XXe siècle, en effet, les évangélistes du capital se contentaient généralement de dénoncer la «main de Moscou» dans toute critique - fût-elle simplement keynésienne - de l'économie de marché. Or, une telle stratégie est devenue sans objet une fois l'empire soviétique disparu et actée la conversion définitive des gauches occidentales au culte du libéralisme économique et culturel. De ce point de vue, c'est certainement la publication, en 2002, du Rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg (ouvrage qui entendait déjà dresser la liste des «nouveaux réactionnaires»), qui symbolise au mieux la nouvelle donne idéologique. Ce petit livre, écrit à la demande de Pierre Rosanvallon (alors l'un des membres les plus actifs du Siècle, le principal club de rencontre, depuis 1944, de la classe dirigeante française), est en effet le premier à avoir su exposer de manière aussi pédagogique l'idée selon laquelle le refus «d'acquiescer à l'économie de marché» et l'attachement corrélatif aux «images d'Epinal de l'illibéralisme [sic]» constituait le signe irréfutable du retour des «idées de Charles Maurras». C'est, bien sûr, dans le cadre de cette stratégie (que j'appellerais volontiers, en référence au point du même nom, la stratégie Godwin) qu'il faut interpréter la récente initiative du Point (magazine dont la direction compte d'ailleurs dans ses rangs certains des membres les plus éminents du Siècle). Tous ceux qui pensent encore que la logique folle de la croissance illimitée (ou de l'accumulation sans fin du capital) est en train d'épuiser la planète et de détruire le principe même de toute socialité ne devraient donc nourrir aucune illusion. Si, comme Bernard-Henri Lévy en avait jadis exprimé le vœu, le seul «débat de notre temps» doit être «celui du fascisme et de l'antifascisme», c'est bien d'abord au prétexte de leur caractère «conservateur», «réactionnaire» ou «national-nostalgique», que les contestations radicales futures seront de plus en plus diabolisées par les innombrables serviteurs - médiatiques, «cybernautiques» ou mandarinaux - de l'élite au pouvoir.

De plus en plus de figures de la droite dure, d'Eric Zemmour à Alain de Benoist, le directeur de la revue «pour la civilisation européenne», Eléments, se réclament de vous depuis deux ou trois ans. Comment expliquez-vous cet intérêt, au-delà du simple bénéfice de voir vos écrits désosser idéologiquement la gauche molle ? Cela relève-t-il clairement d'une interprétation abusive de vos thèses ?


J.-C.M. : Une partie de ce que vous appelez «la droite dure» a effectivement pris l'habitude de placer sa nouvelle critique du libéralisme sous le patronage privilégié de ses anciens ennemis, qu'il s'agisse de Jaurès, de Marx ou de Guy Debord [lire le dossier de décembre de l'excellente revue Fakir, justement intitulé «Quand Marine Le Pen cause comme nous»]. On doit certes s'interroger sur le degré de sincérité de ces hommages récurrents. Mais que cette droite puisse me citer aux côtés de ces grandes figures de la tradition radicale n'a donc, en soi, rien d'illogique. Je serais plus inquiet, en vérité, si ma critique du libéralisme culturel rencontrait l'approbation enthousiaste d'une Laurence Parisot ou d'un Pierre Gattaz. Il s'agit donc seulement de déterminer dans quelle mesure ce nouvel antilibéralisme de droite recoupe, ou non, une partie de la critique socialiste.

Passons très vite sur le cas des véritables «néoconservateurs à la française», c'est-à-dire cette fraction de la droite classique qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby, «vénère le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre». On comprend sans peine que ces «néoconservateurs» puissent apprécier certaines de mes critiques du libéralisme culturel (notamment dans le domaine de l'école). Le problème, c'est que leur vision schizophrénique du monde leur interdit d'utiliser ces critiques de façon cohérente. Si le libéralisme se définit d'abord comme le droit pour chacun de «vivre comme il l'entend» et donc «de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu» (Friedrich Hayek), il s'ensuit logiquement que chacun doit être entièrement libre de faire ce qu'il veut de son argent (par exemple, de le placer dans un paradis fiscal ou de spéculer sur les produits alimentaires), de son corps (par exemple, de le prostituer, de le voiler intégralement ou d'en louer temporairement l'usage à un couple stérile), ou de son temps (par exemple, de travailler le dimanche). Faute de saisir cette dialectique permanente du libéralisme économique et du libéralisme culturel, le «néoconservateur à la française» (qu'il lise Valeurs actuelles ou écoute Eric Brunet) est donc semblable à ces adolescents qui sermonnent leur entourage sur la nécessité de préserver la planète mais qui laissent derrière eux toutes les lumières allumées (analyse qui vaut, bien sûr, pour tous ceux, à gauche, qui vénèrent le libéralisme culturel, tout en prétendant maudire ses fondements marchands).

Tout autre est la critique du libéralisme par les héritiers modernes de l'extrême droite du XIXe siècle. Sous ce dernier nom, j'entends à la fois les ultras qui rêvaient de restaurer l'Ancien Régime et les partisans de ce «socialisme national» - né des effets croisés de la défaite de Sedan et de l'écrasement de la Commune - qui, dès qu'il rencontre les conditions historiques de ce que George Mosse nommait la «brutalisation», risque toujours de basculer dans le «national-socialisme» et le «fascisme». Or, ici, l'horreur absolue que doivent susciter les crimes abominables accomplis au nom de ces deux dernières doctrines a conduit à oublier un fait majeur de l'histoire des idées. Oubli dont les moines soldats du libéralisme tirent aujourd'hui le plus grand bénéfice. C'est le fait que les fondateurs du socialisme partageaient consciemment avec les différentes droites antilibérales du temps un postulat anthropologique commun. Celui selon lequel l'être humain n'est pas, comme l'exigeait le libéralisme des Lumières, un individu «indépendant par nature» et guidé par son seul «intérêt souverain», mais, au contraire, un «animal politique» dont l'essence ne peut se déployer que dans le cadre toujours déjà donné d'une communauté historique. Bien entendu, en dehors de ce refus partagé des «robinsonnades» libérales (le mot est de Marx), tout, ou presque, séparait l'idéal socialiste d'une société sans classe dans laquelle - selon le vœu de Proudhon - «la liberté de chacun rencontrera dans la liberté d'autrui non plus une limite mais un auxiliaire», des conceptions alors défendues par la droite monarchiste et le «socialisme national». La première, parce que son intérêt proclamé pour les anciennes solidarités communautaires masquait d'abord son désir d'en conserver les seules formes hiérarchiques (le «principe d'autorité» de Proudhon). Le second, parce qu'en dissolvant tout sentiment d'appartenance à une histoire commune dans sa froide contrefaçon «nationaliste» il conduisait à sacrifier l'idéal d'autonomie ouvrière sur l'autel ambigu de l'«union sacrée». Comme si, en d'autres termes, un métallurgiste lorrain ou un pêcheur breton avaient plus de points communs avec un riche banquier parisien qu'avec leurs propres homologues grecs ou anglais.

Pensez-vous que la réconciliation de la gauche moderne avec les dogmes de l'anthropologie libérale soit irréversible ?


J.-C.M. : Ce sont hélas eux qui expliquent qu'on ne puisse trouver beaucoup d'esprits, à gauche, encore capables de critiquer - comme jadis Engels - la dynamique aveugle qui conduit peu à peu le marché capitaliste à «désagréger l'humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière» (ou - version saint-simonienne - à transformer la société en «une agrégation d'individus sans liens, sans relations et n'ayant pour mobiles que l'impulsion de l'égoïsme»). Et qui expliquent donc aussi pourquoi, de nos jours, ce sont des intellectuels issus de la droite anticapitaliste qui parviennent le plus souvent (sous des formes, on s'en doute, souvent très ambiguës et parfois même ouvertement antisémites) à proposer - à l'image, effectivement, d'un Alain de Benoist - certaines des critiques les plus lucides de l'individualisme libéral, de ses fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles désastreuses sur la vie quotidienne des gens ordinaires. Critiques qui constituaient, il y a trente ans encore, l'un des axes majeurs des contestations radicales du capitalisme mais qui ont aujourd'hui presque entièrement disparu du discours de la gauche.

Cette situation paradoxale - qui n'est, encore une fois, que la contrepartie logique de la conversion de la gauche à l'idée que le capitalisme est «l'horizon indépassable de notre temps» - n'a évidemment rien pour enthousiasmer les partisans d'une sortie aussi «civilisée» que possible du système capitaliste. Elle risque même de conférer une apparence de sérieux à cette stratégie Godwin qui est devenue l'idéologie du Siècle. Car, si le vide idéologique créé par les renoncements successifs de la gauche ne devait plus être rempli que par les seuls penseurs issus de la droite radicale (quels que soient leurs mérites individuels), ce serait, en effet, un jeu d'enfant pour les Godwin boys de convaincre les nouvelles générations (déjà privées par les réformes libérales de l'école de toute culture historique un peu solide) que ce qui constituait jadis l'essence même du socialisme ouvrier ne représente, en fait, qu'une idéologie «nauséabonde» et «réactionnaire». Il suffirait, en somme, de marteler avec encore un peu plus d'aplomb que toute volonté de protéger les peuples de la folie du capitalisme globalisé ne peut être, par essence, que «barrésienne, avec juste ce qu'il faut de xénophobie» (Pascal Lamy, dans le Point du 19 janvier 2012). Dans cette hypothèse glaçante, les ultimes héritiers de la tradition révolutionnaire devraient donc apprendre très vite à vivre sous les lois d'un monde paradoxal (mais dont Orwell, avec sa double intuition d'une «novlangue» et d'une «police de la pensée», avait su anticiper le principe). Celui où, d'un côté, et pour la première fois dans l'histoire moderne, toute opposition officielle à la dynamique aveugle du capital aurait définitivement disparu, mais dans lequel, simultanément, les nuisances de cette dynamique seraient devenues plus manifestes que jamais. Sombre hypothèse, assurément. Mais qui a prétendu que la révolution serait un dîner de gala ?

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Dimanche 26 Jan 2014 14:16
par Denge
j'ai lu "anarchiste tory" de michéa, je n'ai rien trouvé d'inquiétant, à part le fait de le définir d'"anarchiste conservateur" (ce qui est un peu osé au vu de ses liens avec les travaillistes). pour le reste de ses oeuvres ou propos, je ne sais pas.

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Dimanche 26 Jan 2014 16:43
par Lambros
"L"excellente revue Fakir"

Ah oui cette revue qui appelle à voter PS pour ensuite faire des manifs et les pousser à faire des trucs cool. Cette revue dont le chef fait des conférences à sa propre gloire. Cette revue dont les vendeurs te prennent par la main "2 journaux achetés, 1 affiche offerte" etc etc. Paye ton anarchiste le gars.

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Dimanche 26 Jan 2014 21:56
par lucien
Et, sinon, sur le fond ?

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Dimanche 26 Jan 2014 22:17
par Lambros
J'ai jamais lu Michéa mais ça me donne pas envie^^

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Vendredi 31 Jan 2014 16:28
par l autre
moi j ai lu plusieurs de ses livres j en suis plutôt satisfait , bien sure ici ou là des divergences quelques doutes, mais j avoue que rien ne ma choqué comme je crois de nombreuses personnes. tu devrais le lire. Ce qui ne choque c est que certain qui ne l ont pas lu le qualifient d ext droite . l article de Marianne clarifie la tentative de récupération.

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Vendredi 31 Jan 2014 17:42
par Lambros
Clarifie sans clarifier, parce que Fakir et son nationalisme de gôche (grand défenseur du protectionnisme économique, c'est même en débat avec leur gourou dans un des 8 pages du Monde Libertaire), pour moi ça clarifie rien du tout...

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Samedi 01 Fév 2014 19:33
par Marco
Ce qui est intéressant de lire et de se rendre compte chez Michéa dans sa réponse à Marianne : C'est qu'une partie des mouvements libertaires et militants et comme bien des gens, oublient que depuis le 19ème siècle, l'extrême droite pouvaient elle aussi avoir les mêmes arguments contre "l'individu-libéral" et le libéralisme en général, mais en fondant les individus dans un "tout" collectif sous l'égide de la Nation. C'est même critique reviennent de la part de certaines mouvances actuellement et qu'il est donc intéressant de le savoir et d'y être vigilant. Il faut pour ces gens là déconstruire le mythe de " L’état-nation".

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Dimanche 02 Fév 2014 10:58
par l autre
je suis pas spécialiste de l histoire du socialisme. Mais certaines lectures se réfèrent a des éléments de langage commun mais dans des finalités bien différentes. la mutation poste 68 a fait disparaître certaines positions que je dirais classiques; laissant a un certains l usage d une phraséologie allant dans leurs sens. par contre coup tout usage de certains vocables par perte de mémoire sont assimilés comme étant de ces courants . je n'ai pas bien compris si tu dis qu il faut déconstruire l Etat nation ou s ils veulent déconstruire cette position.

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Dimanche 02 Fév 2014 22:38
par Marco
J'ai voulu dire qu'il faut déconstruire l’État nation, nous libertaires, et qu'ils (les gens d'extrême droite) s'appuient sur des positions et des arguments antilibérales, contre la mondialisation etc.... et qu'à contrario ils soutiennent l'idée d'état nation, de protectionnisme etc...Ils souhaitent forcément un retour à un "nationalisme fort". Et pour reprendre ce que tu dis par rapport à l'histoire du socialisme, le socialisme à son sens d'origine, avaient pour but en tant que finalité le démantèlement de l'état, la fin du capitalisme et l’émancipation sociale de tous les travailleurs mais qu'après ce sont les différents courants idéologiques, les moyens et les méthodes qui divergent. Michéa nous rappellent que la "gauche" est devenu libérale et qu'il y a bien longtemps qu'elle à trahi toutes idées du socialisme. C'est pour cela que ses détracteurs d'extrême droite ont voulu créer une amalgame.

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Lundi 03 Fév 2014 8:30
par Lambros
Oui je suis d'accord.

Après certaines tendances originelles du socialisme avaient-elle réellement envie de détruire le capital ? Je sais pas mais c'est un autre débat. Il est en tout cas plus qu'alarmant de voir qu'aujourd'hui, les révolutionnaires dans la tête des gens, ce sont les nationalistes...

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Lundi 03 Fév 2014 10:28
par l autre
Je pense que la gauche sociale démocrate n a jamais voulu détruire le capitalisme, mais bien par le truchement de l Etat rendre supportable la capitalisme. Je partage l idée de Michéa sur l alignement de la gauche dans la phase actuel du capitalisme libérale. Mais une bonne partie de l ext gauche et des anarchistes sont eux mêmes dans ce prisme. C est ce qui expliquent sans doute les attaques de ces groupuscules contre Michéa.

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Mardi 04 Fév 2014 19:12
par Marco
Je suis plutôt d'accord et le pense aussi. Mais du moins certains sociaux-démocrates de l'époque et encore la S.F.I.O avant la première guerre mondiale, dans ses congrès affichaient des banderoles elle aussi comme "l'émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes" ou encore "Prolétaires de tous pays unissez-vous"....L'histoire est parfois "marrante" :lol: Ils ont fait semblant et ou l'on fait croire,peut être des désillusions pour certains, et les plus radicaux ont fini en première ligne dans la guerre des tranchées.... Quant à aujourd’hui, oui c'est inquiétant de voir que c'est des réacs, qui de façons populaire, apparaissent "rebelle" ou bien encore "anti-système".

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Jeudi 02 Avr 2015 15:58
par dude
http://mondialisme.org/spip.php?article2262

Les Mystères de la gauche (1) : de la manipulation historique chez Jean-Claude Michéa
mercredi 4 mars 2015, par Yves
« Celui qui confesse son ignorance la montre une fois ; celui qui essaie de la cacher la montre plusieurs fois. » (Proverbe japonais.)

Orwelliens de tous les pays... tenons-vous-en aux faits, bon dieu !

Certains militants « radicaux » ou libertaires apprécient ce penseur dont les livres se caractérisent pourtant par l’ignorance de l’histoire concrète du mouvement ouvrier français et international. Phénomène éditorial et médiatique (médias que cet auteur n’arrête pas, pourtant, de dénoncer dans ses écrits (2) ), ce professeur de philosophie prétend opérer un retour aux sources du vrai socialisme, un socialisme « décent », paraît-il, selon son maître à penser George Orwell selon lequel « il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas » (waouh, c’est du lourd !).

Dans sa préface à « La politique selon Orwell » de John Newsinger (Agone, 2006), Jean-Jacques Rosat écrit que, au contraire des « intellectuels dialecticiens et politisés du XXe siècle », « les intellectuels apolitiques et libéraux » avaient « le sens du réel, c’est-à-dire l’exigence de reconnaissance des faits et de la vérité objective, que les intellectuels du XXe siècle ont abandonnée au profit de discours entièrement dictés par l’idéologie dans lesquels les faits eux-mêmes disparaissent. Les faits n’importent plus ; seul compte le discours qu’on tient sur eux ; ou plus exactement : c’est le discours qu’on tient qui décide des faits, qui décide de ce qui a eu ou non lieu. Est vrai ce qui est conforme aux intérêts politiques du moment. »

Sans discuter de la validité ou la fausseté de l’opposition ci-dessus énoncée, qui nécessiterait un long développement, cet article tente de montrer que J.-C. Michéa, hagiographe d’Orwell, partage malheureusement tous les travers des « intellectuels dialecticiens et politisés » épinglés par Rosat... En clair qu’il ignore les faits ou les travestit, tout en se gargarisant des « valeurs morales transhistoriques » d’Orwell comme « l’honneur », « la décence commune », « le réalisme de sens commun », « le sens moral », etc.

De Fourier pour les vrais nuls....

Certains voient en Fourier un précurseur de la psychanalyse, de l’écologie, de la décroissance, etc. Libre à eux de dénicher quelques idées prémonitoires et utiles dans les écrits foisonnants et contradictoires de Fourier, mais le minimum d’honnêteté et de « décence » intellectuelles consisterait, aujourd’hui, à restituer sa pensée dans toutes ses dimensions, pas simplement celles qui nous arrangent en dissimulant les autres (2) .

Michéa (3) soutient que nous devrions nous inspirer, entre autres, de Charles Fourier, ce « socialiste » qui faisait l’apologie du commerce (à condition de le débarrasser l’influence nocive, selon lui, des Juifs (4) ) et voulait créer des phalanstères, c’est-à-dire des coopératives par actions où il existerait encore des riches et des pauvres, une hiérarchie fondée sur le « talent » et le capital, le tout dans le cadre du marché. Selon Fourrier il aurait fallu « que chaque travailleur soit associé, rétribué par dividende et non pas salarié » ; « que chacun, homme, femme ou enfant, soit rétribué en proportion des trois facultés, travail, capital et talent », dans les proportions suivantes : 5/12es , 4/12es et 3/12es.

On est à des années-lumière de l’abolition des classes sociales au cœur du socialisme originel, cher à Michéa... Par contre, on n’est pas loin du « socialisme » des actionnaires, en clair de la participation gaulliste ou du mythe américain du « pouvoir » des petits porteurs...

Michéa, en bon confusionniste, prétend regretter que tous les programmes politiques de la gauche ne défendent plus « l’idéal socialiste d’une société sans classe » (Les Mystères de la gauche , p. 32) tout en défendant la petite propriété marchande, qui a justement permis l’expansion constante des classes bourgeoise et prolétarienne, et en affirmant (idem, p. 57) que « les contestations du capitalisme sont aujourd’hui les plus vivantes et les plus radicales » en Amérique du Sud. Il cite les « sandinistes » et les « bolivariens » en exemple, alors que ceux-ci, lors de leur passage au pouvoir, n’ont touché ni à la grande propriété foncière, ni aux grandes banques ni aux grands groupes industriels !!!

Michéa « oublie » que le Fourier-pour-Bibliothèque-rose qu’il nous présente est celui issu des interprétations très restrictives et partisanes d’Engels et des universitaires ou propagandistes staliniens, interprétations aujourd’hui fortement remises en cause par les spécialistes de cet « ingénieur social » (cf. le site http://www.charlesfourier.fr/ )...

Michéa, grand défenseur de la famille traditionnelle (5) , « oublie » aussi de nous préciser que Fourier était un farouche adversaire de la famille monogame et un chaud partisan d’un « service amoureux » (prostitutionnel (6) ) pour les « individu(s) accidentellement disgracié(s) de la nature », les « femmes mariées non satisfaites », les « personnes délaissées » et les vieillards (7) , c’est-à-dire un sacré pourcentage de l’humanité !

On peut donc se servir des écrits de Fourier pour justifier

– la dissolution des familles traditionnelles dont Michéa défend si bruyamment les vertus protectrices ;

– les « orgies harmoniennes » (concept fourriériste) que savent organiser, à leur façon, les clubs échangistes actuels (échangisme qui illustre bien le « néolibéralisme » qu’abhorre notre professeur de philosophie) ou n’importe quel site de rencontres « libertines » ;

– et même l’exploitation des employées domestiques, puisque Fourier défendait le rôle social indispensable des « bonnes » pour éduquer les tout-petits.

Quant à l’abolition de l’esclavage, il devait être, selon Fourier, le fruit d’un accord mutuel ( ?!) car il fallait « opérer l’affranchissement des nègres et esclaves, convenu de plein gré avec les maîtres »...

Pour compléter le tableau, on n’oubliera pas de mentionner (ce que tait Michéa) son antisémitisme forcené, ses diatribes antichinoises (« la lie du globe »), etc.

Et c’est ce « socialiste » rance-là que Michéa voudrait faire passer comme le summum de l’empathie et de la compassion orwello-lascho (8) -michéennes !?...

...à la stalinophilie honteuse pour les super nuls

Non content de présenter de façon très tendancieuse le socialisme dit « utopique » (Fourier se considérait d’ailleurs davantage comme un « réformateur social » qui menait des expériences que comme un véritable « utopiste ») et la social-démocratie originelle, Michéa se livre à une apologie « indécente » du stalinisme des années 30 – capitalisme d’Etat tout aussi criminel que le prétendu « néolibéralisme » ou « libéralisme » qu’il pourfend à longueur de pages, de façon superficielle, le plus souvent.

En effet, comme son maître-à-penser Fourier, ce qui gêne Michéa dans le capitalisme ce sont surtout ses dimensions secondaires : la spéculation, la finance, et, ajout michéen, les « grandes institutions capitalistes internationales (...) et les puissants lobbies transnationaux qui en sont la principale source d’inspiration », ainsi que la « commission Trilatérale » (Les Mystères de la gauche, p. 46 et 50). La suppression du marché, de la loi de la valeur, du salariat, de la propriété privée, de la hiérarchie, ne mérite aucun développement sérieux de sa part. En cela, sa pensée ne dépasse pas celle des bobos indignés et des intellectuels altermondialistes et sociaux-chauvins. (Un « social-chauvin » est un socialiste qui a un langage pseudo radical », et n’est en fait qu’un nationaliste de gauche)...

C’est ainsi que ce philostalinien amnésique – qui attaque régulièrement ses deux autres concurrents sur ce créneau : Toni Negri et Alain Badiou (9) – dévoile son ignorance de l’histoire du mouvement ouvrier. En effet, il a le culot d’écrire que les années 1928-1934 auraient été la « période la plus révolutionnaire » du PCF : « Il convient de souligner que le PCF a, pour sa part, longtemps refusé de se définir comme un parti de gauche, privilégiant même explicitement le mot d’ordre “classe contre classe” » (Les Mystères de la gauche p. 65).

N’importe quel professeur de philosophie devrait savoir (même s’il est invité régulièrement aux émissions d’Alain Finkielkraut – ce qui provoque inévitablement une perte importante du sens critique et de la culture historique) que le PCF, loin d’avoir une politique originale et nationale chère aux sociaux-chauvins comme Michéa, suivait à l’époque la ligne aventuriste et criminelle fixée par l’Etat russe et par Staline, celle que Trotsky (qui s’y connaissait en erreurs « communistes ») appelait la « troisième période d’erreurs » du Komintern.

Michéa prétend (parfois) être un antistalinien mais il admire la ligne fixée par Staline à Moscou, ligne aux effets particulièrement criminels dont il dissimule le contenu. Michéa écrit, par exemple, à propos du parti communiste, que cette organisation constituait une « contre-société populaire malgré sa perversion stalinienne et son culte du “développement des forces productives” », Les Mystères de la gauche, p. 53 ». Ce concept sociologique est certes utile mais ne fournit aucune indication sur le contenu politique de cette « contre-société » – on pourrait dire la même chose du Hezbollah ou des syndicats péronistes en Argentine.

Un peu plus loin (Les Mystères de la gauche ..., p. 94), Michéa affirme : « la monstrueuse expérience du “stalinisme” a suffisamment prouvé qu’aucune société décente ne pouvait s’édifier sur l’oubli, ou la négation, des garanties juridiques les plus élémentaires ».

Rappelons que le Parti « communiste » français a été et est resté le parti le plus stalinien d’Europe occidentale, notamment après 1968 quand Michéa jugea bon d’y adhérer : le PCF désapprouva très mollement l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS, « rendue nécessaire face aux menées dangereuses des éléments anticommunistes » ; il refusa de soutenir les luttes des travailleurs polonais en 1970 et 1976 et Solidarnosc puis approuva le coup d’Etat du général Jaruzelski en décembre 1981 ; il réduisit l’importance et l’étendue des camps soviétiques, les multiples purges meurtrières, l’usage systématique de la torture, les liquidations systématiques d’opposants, les famines de masse provoquées par le pouvoir central « soviétique », les internements psychiatriques des dissidents à « certaines erreurs commises en Russie sous l’ère de Staline » !

Orwell : un démocrate radical devenu social-chauvin....

Il est par ailleurs amusant que Michéa cite constamment Orwell car celui-ci, sur certaines questions fondamentales, défend des positions politiques tout à fait opposées. Commençons par leurs points communs.

Durant la guerre d’Espagne, Orwell écrivit, en 1936, qu’il préférait perdre une révolution qu’une guerre puis, quand il se rendit compte des effets catastrophiques de sa position, critiqua la politique des staliniens et de la direction de la CNT qui donnaient la priorité à la lutte contre le fascisme au détriment de la lutte pour la révolution.... comme il l’avait lui-même préconisé. On a vu le brillant résultat : victoire de la dictature franquiste (qui se maintint au pouvoir jusqu’en 1975) et de ses alliés fascistes et nazis ET défaite sanglante de la révolution espagnole.

Orwell, démocrate radical, personnellement courageux mais profondément réformiste, vira au social-chauvinisme intégral pendant la Deuxième Guerre mondiale : il fit l’apologie de Churchill en tant que défenseur de la nation (« un homme doué et courageux, mais un patriote d’un genre traditionnel et limité », Ecrits politiques, (1928-1949), Agone, 2009, p. 171) ; il propagea l’idée fumeuse et néfaste que la mobilisation pour la défense civile organisée par l’Etat britannique pourrait aboutir à des changements sociaux significatifs alors qu’elle ne coïncida qu’avec une augmentation massive de la production, des cadences et de l’allongement des journées de travail au profit de l’industrie de guerre ; et il vanta évidemment les vertus imaginaires du « patriotisme révolutionnaire » comme n’importe quel praticien de la novlangue social-chauvine qui cherche à enchaîner les prolétaires à la défense de la patrie aux côtés de la « classe moyenne »... et de la bourgeoisie « nationale ». Le tout avec une argumentation un peu alambiquée mais finalement classique chez les socialistes nationalistes qui veulent présenter la guerre impérialiste comme une « guerre révolutionnaire » (Orwell) : « les prolétaires, en tout cas en Angleterre, sentent qu’ils ont une patrie » mais, ajoute-t-il, « la classe ouvrière, contrairement à la classe moyenne, n’a aucun sentiment impérialiste et n’aime pas la grandiloquence patriotique » (Ecrits politiques, idem, p. 122-123)...

Sur ce plan-là, au moins Michéa est fidèle aux enseignements de son maître à penser. Par contre, pour ce qui concerne l’analyse du communisme et du stalinisme, on peut se demander s’il a vraiment lu Orwell.

...et anticommuniste (avec et sans guillemets (10) )

Pour ce qui concerne de la période pseudo-« révolutionnaire » des PC (du moins selon l’amnésique Michéa) Orwell écrivit en 1941 : « Entre 1929 et 1934, tous les communistes orthodoxes adhéraient à la croyance que le “social-fascisme” (c’est-à-dire le socialisme) était le véritable ennemi des travailleurs et que la démocratie capitaliste n’était certainement pas préférable au fascisme. Et pourtant, quand Hitler a pris le pouvoir, des dizaines de milliers de communistes allemands – défendant toujours la même doctrine, qui n’a été abandonnée que plus tard – se sont enfuis en France, en Suisse, en Angleterre, aux Etats-Unis ou dans tout autre pays démocratique qui voulait bien les laisser entrer. Leurs actions ont démenti leurs paroles ; ils ont “voté avec leurs pieds”, selon l’expression de Lénine. Et nous nous trouvons ici devant le meilleur atout que la démocratie capitaliste puisse mettre en avant : le sentiment de sécurité relative auquel ont droit les citoyens des pays démocratiques (...). » (Ecrits politiques, idem, p. 163-174).

Dans le même texte, Orwell ne se contentait pas de condamner la « troisième période » de l’Internationale communiste, il condamnait le communisme léniniste et stalinien dont son disciple n’a jamais tiré un bilan sérieux tout comme ses ex-camarades du PCF : « Dès le début, le communisme a été une cause perdue en Europe occidentale, et les partis communistes de divers pays ont rapidement dégénéré pour n’être que des agences publicitaires du régime russe. Dans cette situation, ils ont été obligés non seulement de changer leurs opinions de fond en comble à chaque variation de la politique russe mais également d’insulter tous les instincts et toutes les traditions de ceux qu’ils essayaient de diriger. »

Michéa, qui fait l’apologie des traditions du mouvement ouvrier et nous présente le PCF comme son gardien le plus vigilant, ne peut évidemment ni citer ce texte ni en tirer les conséquences qui s’imposent.

Continuons notre lecture : « Après une guerre civile, deux famines et une purge, leur patrie adoptive s’était installée dans un régime oligarchique, avec une très rigide censure des idées et le culte servile d’un führer. » Pour Orwell, Staline était un oligarque, un « führer », terme pas du tout anodin dans ce texte écrit en 1941. « Au lieu de faire remarquer que la Russie était un pays arriéré dont nous pouvions apprendre quelque chose mais que nous ne devions pas essayer d’imiter, les communistes ont été obligés de prétendre que les purges, les “ liquidations ”, etc., étaient des symptômes de santé que toute personne de bon sens aurait voulu voir transférés à l’Angleterre. » Ce texte s’applique évidemment aux staliniens français révérés par Michéa.

D’ailleurs, même Pierre Daix le reconnut plus honnêtement que tous les intellectuels stalinophiles français actuels et que son propre parti jusqu’à ce jour lorsqu’il écrivit, après avoir répandu d’innombrables calomnies et mensonges dans la presse du PCF pendant des décennies : « Moi, l’ancien taulard, l’ancien häftling de Mauthausen, j’avais enfoncé dans leur trou ces victimes du régime dont j’avais pris la défense » (Dénis de mémoire, Gallimard, 2008 cité dans Libération du 12/11/2014, p. 21). Il faut dire qu’il avait beaucoup à se faire pardonner puisqu’il avait prétendu que les camps soviétiques étaient exemplaires !

Toujours dans le même article de 1941, Orwell poursuit son réquisitoire : « Naturellement, ceux que pouvait attirer une telle croyance et qui y sont restés fidèles après en avoir compris la nature tendaient à être des personnes névrotiques ou malveillantes » (et pas du tout l’incarnation de la « décence commune » que nous chante Michéa), « des personnes fascinées par le spectacle d’une cruauté victorieuse. En Angleterre, elles ne sont pas parvenues à rassembler une masse stable de partisans. Mais elles pouvaient être dangereuses et le sont encore pour la simple raison qu’il n’existe pas d’autre groupe qui se dise révolutionnaire. »

Dans ce texte, qui pourrait avoir été écrit par n’importe quel anticommuniste de droite (mais que nous citons longuement puisque Michéa et certains libertaires ont construit un mausolée radical en l’honneur d’Orwell), l’auteur de « 1984 » pointe, avec raison, vers le principal problème que pose le stalinisme : le fait qu’il se soit prétendu et se prétende encore « révolutionnaire ».

Et Orwell de conclure en avril 1941 (11) : « Ceux qui sont mécontents, qui veulent renverser le système social existant par la force et qui veulent s’intégrer à un parti politique engagé dans cette voie, doivent rejoindre les communistes : en effet il n’y a rien d’autre. » (Sur ce point, Orwell exprime, du moins en 1941, son mépris pour les minuscules forces révolutionnaires – anarchistes, communistes de gauche, etc. – qui existaient encore à cette époque). « Ils n’atteindront pas leurs buts, mais ils aideront peut-être Hitler à atteindre les siens. »

Une telle analyse oblige à prendre parti (ce à quoi se refuse Michéa et on comprend pourquoi) :

– soit on range Orwell dans la catégorie des intellectuels anticommunistes de droite (ou, plus gentiment, des « intellectuels libéraux » ou des « démocrates radicaux ») et on assume sans complexes cette position (ce que se gardent bien de faire les thuriféraires libertaires ou « de gauche » d’Orwell) ;

En effet, dans « Patriotes et révolutionnaires » (Ecrits politiques, idem, p. 119-134), Orwell enfile toutes les perles de l’anticommunisme primaire : une révolution prolétarienne se ferait automatiquement au détriment de la « classe moyenne des techniciens » et aboutirait à la dictature de l’Etat géré par les méchants ouvriers aux mains calleuses (12) ... On croirait lire Le Figaro ! Et ce sont ces platitudes, dignes des sociaux-démocrates du XIXe siècle comme Bernstein ou Jaurès, que Michéa nous présente comme des nouveautés indispensables pour repartir sur de nouvelles bases et permettre « la sortie du capitalisme » au début du XXIe siècle !

– Soit on prend conscience que les discours sur la « décence commune », loin d’être une avancée pour une indispensable réflexion éthique chez les apprentis « révolutionnaires » actuels, ne sont que l’expression d’une pensée politique molle, réformiste, aisément récupérable par la droite anticommuniste comme par la gauche réformiste (13) , et même pas digne des « socialistes utopiques » les plus radicaux. Et dans ce cas Michéa serait obligé de remettre en cause son apologie d’Orwell et surtout son propre engagement au PCF dans les années 1968-1976 (14) . Il préfère donc dissimuler cet aspect de la réflexion politique de son maître à penser ou le travestir.

La politique contre-révolutionnaire

de l’Internationale communiste

Rappelons que la ligne politique du Komintern que Michéa admire tellement entre 1928 et 1934 se traduisit (entre autres) :

– en Russie par l’extermination d’environ trois millions de paysans ukrainiens affamés par le régime pseudo « soviétique » qui souhaitait imposer la collectivisation des terres et la suppression des petites exploitations individuelles (en clair, la destruction de la petite paysannerie traditionnelle dont Michéa célèbre les vertus, la décence, l’amour de la terre, les traditions) le tout au service d’une accumulation primitive à marches forcées et en vue d’une industrialisation intensive – phénomènes que dénonce Michéa en Europe mais pas quand il s’agit de l’URSS ou de la Chine (15) . Soulignons aussi que cette collectivisation et cette industrialisation criminelles furent soutenues sans réserves par le très « révolutionnaire » PCF (dixit Michéa) sans compter l’envoi dans les camps de travail de Sibérie de milliers de cadres staliniens récalcitrants (qualifiés de « contre-révolutionnaires ») et de dizaines de milliers de petits paysans dont le sort est si cher au chantre de la « décence commune » ;

– en Allemagne par une dénonciation tellement sectaire de la social-démocratie allemande et une ignorance telle du danger nazi qu’elle empêcha toute alliance entre ouvriers staliniens et ouvriers socialistes contre Hitler, au nom de la théorie du « social-fascisme » (la social-démocratie et le fascisme sont des frères jumeaux) et de l’imminence de la révolution communiste en Allemagne (16) . Et surtout au nom d’un cynisme géopolitique particulièrement développé chez Staline et sa clique de bureaucrates serviles. Et c’est le même Michéa qui nous explique qu’il faudrait aujourd’hui tendre la main au « petit peuple de droite » des artisans, des paysans, et des petits salariés des PME !

Cette ligne suicidaire du Komintern se traduisit par bien d’autres crimes politiques que nous ne rappellerons pas ici mais dont n’importe lecteur « décent » peut prendre connaissance à condition de ne pas faire confiance aux camouflages de Michéa.

Ces rapides rappels historiques et ces citations d’Orwell mettent en évidence les mystifications propagées par Michéa et partagées par ses fans libertaires ou de gauche. Ses raisonnements confus complètent d’ailleurs parfaitement le grand décervelage entrepris par les programmes de l’Education nationale en matière d’histoire du mouvement ouvrier, de l’anarchisme et du socialisme (décervelage que notre philosophe dénonce bien sûr, lui aussi, en bon militant de la confusion, sans jamais en indiquer précisément le contenu).

D’une présentation grotesque du populisme américain....

Il est impossible de terminer ce compte rendu sur quelques-unes des affirmations péremptoires (17) relevées dans « Les Mystères de la gauche » sans relever sa présentation falsifiée du People’s Party américain et dénoncer les propos xénophobes de Michéa. Les deux questions sont liées puisque le People’s Party (seulement mentionné rapidement par Michéa, mention qui fait quand même fonction d’argument d’autorité) fut un parti fondamentalement antisémite, raciste, ségrégationniste et xénophobe. Ce point est développé dans l’annexe qui suit ce texte.

...à un discours xénophobe

Nous terminerons cet article en évoquant les attaques venimeuses que lance le sieur Michéa contre les travailleurs immigrés (18) et ceux qui les soutiennent. Tel un vulgaire Eric Zemmour (qui n’hésite pas lui aussi à citer Marx pour dénoncer la mondialisation et ses effets sur le niveau de vie des travailleurs français) ou comme n’importe quel technocrate gestionnaire de l’immigration aux Pays-Bas, notre philosophe établit une différence entre les « travailleurs indigènes » et les « travailleurs immigrés ». Les gestionnaires néerlandais et européens des flux migratoires utilisent les concepts d’« autochtones » et d’« allochtones », mais ils partent de la même construction arbitraire et imaginaire : la nation, qui n’a rien de « naturel » contrairement à ce que prétend Michéa lorsqu’il évoque les « racines », les « traditions », « l’amour de la terre », les « structures d’appartenance première » (les « communautés humaines » : « famille », « tribu », « nation », « pays d’origine ») comme des phénomènes anhistoriques, consubstantiels à un peuple dont l’essence serait éternelle tout comme le pense son maître Orwell.

Contrairement à Zemmour qui cite Marx à l’appui de ses thèses, Michéa n’affirme pas (du moins pas encore) que la présence des femmes sur le marché du travail ferait baisser le niveau des salaires des travailleurs masculins. Il se contente pour le moment d’opposer les travailleurs français aux travailleurs immigrés en attaquant « les syndicats de la fonction publique » (et donc aussi les fonctionnaires de gauche) qui ne seraient pas conscients « du privilège aujourd’hui incroyable que d’être à peu près entièrement protégés contre la concurrence de la main-d’œuvre étrangère » (Les mystères de la gauche..., p. 116). Décidément les slogans chauvins du type « Produisons français » propagés par le PCF des années 70 sont toujours bien implantés dans sa tête.

Michéa n’hésite pas à critiquer violemment RESF parce que ce réseau militant serait essentiellement composé de fonctionnaires (ce qui est faux, mais ne serait de toute façon pas infâmant si c’était vrai) : « De fait, l’existence par exemple, d’un “réseau éducation sans frontières” (ou de toute autre association caritative essentiellement animée par des fonctionnaires) n’a par elle-même rien de très surprenant. Ses membres n’ont presque jamais en effet à assumer personnellement le prix réel de leur bonne volonté humanitaire (19) . » (Les mystères de la gauche..., p. 114).

De plus, lui qui se gargarise tant de la solidarité des « gens ordinaires » ne sait visiblement pas reconnaître cette solidarité quand les habitants « ordinaires » se mobilisent dans les quartiers pour soutenir les parents d’enfants scolarisés, les jeunes majeurs arrêtés par la police et enfermés dans les CRA, les familles enfermées dans les centres de rétention ou les Roms traqués par les flics, diffamés par les médias et victimes d’un racisme particulièrement tenace. Finalement, l’ex-professeur Michéa (qui a fait toute sa carrière dans la... fonction publique) a raison de se réclamer d’Orwell : ce penseur « socialiste » se disait sympathisant du parti travailliste britannique, parti qui, comme chacun sait, a toujours déployé tous ses efforts pour discipliner la classe ouvrière et les « gens ordinaires » au service du Capital.

Orwell, de surcroît, faisait l’apologie du Moyen Age, époque durant laquelle (c’est bien connu) il n’existait ni servage, ni esclavage, ni droit de cuissage des paysannes, ni persécutions religieuses, ni exploitation du travail des enfants : « Cependant, en tant que mode de vie, le capitalisme n’était pas meilleur que le féodalisme, il était bien pire. La société féodale est peut-être injuste, mais elle est humaine ; l’amour et la loyauté peuvent y exister et pas l’égalité. » (Ecrits politiques, idem, p. 177). Et il affectionnait aussi les clichés sur les « peuples primitifs » : « Et il ne fait aucun doute que les peuples primitifs, qui n’ont pas été touchés par le capitalisme et l’industrialisme, sont plus heureux que les hommes civilisés. Presque tous ceux qui ont voyagé pourraient le confirmer. Chez les peuples primitifs, en tout cas dans les climats chauds, les visages qu’on voit sont pour la plupart heureux (...) », (Ecrits politiques, idem, p. 178).

La confusion michéo-lascho-orwellienne ne fait que renforcer, dans le champ intellectuel et dans les médias de droite comme de gauche qui répercutent ces thèses réactionnaires (20) , l’offensive que mènent la droite et l’extrême droite en France et en Europe. Les scribouillards ou les intellectuels qui servent la soupe au Front national, d’Alain de Benoist à Alain Finkielkraut, d’Alain Soral à Eric Zemmour, ne peuvent que se réjouir d’avoir « à gauche » (quoiqu’il s’en défende) un allié qui diffuse les mêmes thèmes qu’eux –Travail (Métier)/Famille/ Patrie (Nation) – en les recouvrant d’une couche de chantilly pseudo « socialiste ».

Y.C., Ni patrie ni frontières, mars 2015

NOTES

1. Toutes les citations et les références de pages de « Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu » sont extraites de l’édition de poche parue dans la collection « Champs » chez Flammarion, en 2014 (1re édition, Climats, 2013). Si l’on effectue un sondage sur Internet, on constate que ce livre a été salué par toutes sortes de blogs d’inconnus ou de personnages médiatiques : de l’extrême droite (Eric Zemmour, Polemia, Printemps français, Novopress, Front national de la jeunesse, Egalité et Réconciliation, etc.) à une défunte revue libertaire (A contretemps) en passant par la mouvance national-républicaine (Causeur, Claude Rochet, Alain Finkielkraut, Le carnet de Romain, Partageux, L’humanité, etc) !

2. Ce qui ne l’empêche pas d’accorder des interviews et de débattre à la radio, à la télévision, sur le Net et dans les journaux (France Culture, France Inter, France 2, Le Nouvel Observateur, Marianne, So Foot, Les inrocks, Miroir du Football, etc.). Attitude plutôt cocasse et incohérente pour un adversaire de la « société du spectacle » que celle de participer sans cesse à ce même spectacle médiatique !

3. Il en est de même pour ceux qui se réclament de Lénine et nient tout lien entre bolchevisme et stalinisme (même si ce lien est complexe, il existe) ; des antifascistes qui se réclament de Staline (qui fut l’un des responsables de la victoire du nazisme en 1933) ; ou des maoïstes actuels (espèce heureusement en voie de disparition dans les pays du Nord mais hélas pas encore dans ceux du Sud) qui nient toute répression anti-ouvrière, toute famine provoquée et tout massacre en Chine après 1949.

4. Cf. « A propos du réac Jean-Claude Michéa, des Editions l’Echappée et de leur "vigilance"... en carton pâte » (http://mondialisme.org/spip.php?article1990)

Pour Fourier, les Juifs s’adonnent « exclusivement au trafic, à l’usure, et aux dépravations mercantiles » et non au commerce vertueux ; ils « s’arrogent le titre de peuple de Dieu » et « ont été le véritable peuple de l’enfer, une vile canaille dont les annales présentent sans cesse le crime à nu et dans toute sa laideur, jusque dans la personne du plus sage de leurs rois, sans qu’il soit resté d’eux aucun monument dans les sciences ou les arts qui puisse excuser le vice d’avoir tendu continuellement à la Barbarie quand ils étaient libres et continuellement au Patriarcat quand ils ont été asservis ». Cf. http://charles-fourier-et-les-juifs.blogspot.fr/ pour un catalogue de citations antisémites de Fourier. On se reportera aussi au livre de Marc Crapez, L’antisémitisme de gauche au XIXe siècle, Berg, 2002.

5. Au point d’affirmer que les seuls vrais révolutionnaires, selon lui, seraient ceux dont les parents étaient déjà « communistes » (traduire staliniens) comme les siens, les autres ne se révoltant qu’à cause de leur complexe d’Oedipe !!! Cf. son interview par Jean Cornil http://www.youtube.com/watch?v=5r-tlZfGPW0, journaliste qui présente Michéa comme un penseur « inclassable » (tarte à la crème des confusionnistes), un « anarchiste qui vient des milieux communistes » ! Comme quoi la confusion politique est hautement contagieuse...

6. Cela n’empêche pas le fourriériste Michéa de dénoncer l’ouverture en Espagne d’« écoles privées de prostitution destinées à permettre aux jeunes chômeuses de tirer un parti plus rationnel de leurs compétences inemployées » (Les Mystères de la gauche , p. 117). Défendre un idéologue (ici Fourier) tout en refusant de critiquer l’application, déformée ou pas, de ses idées est une des armes favorites du confusionnisme.

7. http://clio.revues.org/1758 « Fourier, le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions, égalité des sexes et science sociale » de Michel Bozon.

8. Christopher Lasch est l’un des maîtres à penser de Michéa.

9. Cf. « Sur “L’antisémitisme partout” d’Eric Hazan et Alain Badiou ou comment dissimuler les acquis d’un siècle de débats sur le sionisme » (http://mondialisme.org/spip.php?article1809 ) ; « D’Alain Badiou, philosophe mao-banal, et de la calamiteuse Cécile Winter, à propos d’Israël-Palestine » (http://mondialisme.org/spip.php?article2107 ) ; « Misère et continuité du philostalinisme de gauche : des “Quaderni Rossi” à Toni Negri (http://mondialisme.org/spip.php?article1420) ; « Toni Negri, Jacques Wajnsztejn et le « philostalinisme de gauche » (http://mondialisme.org/spip.php?article1517)

10. Puisque Orwell est à la fois un critique souvent perspicace du stalinisme mais aussi un réformiste social-chauvin tantôt naïf tantôt retors.

11. L’attaque de l’Allemagne nazie contre l’URSS ne se déroula que le 22 juin 1941 et le pacte germano-soviétique conclu le 23 août 1939 permit aux Etats allemand et russe d’envahir un certain nombre de territoires – Pologne, Finlande, Roumanie, Pays baltes –, d’imposer leur dictature aux populations qui y vivaient et à Staline de livrer à Hitler des communistes allemands et autrichiens.

12. N’en déplaise aux démocrates radicaux d’hier comme d’aujourd’hui, une révolution ne peut satisfaire les intérêts de toutes les classes du « peuple ». Une partie des membres de la petite bourgeoisie traditionnelle (en déclin) mais surtout de la nouvelle petite bourgeoisie salariée (ce que Alain Bihr appelle la « classe de l’encadrement » ou ce que Michéa appelle les « nouvelles classes moyennes urbaines ») devront certainement abandonner leurs privilèges et surtout leur pouvoir liés à leur position hiérarchique ou à leur maîtrise des connaissances techniques et scientifiques. La « révolution des 99% » contre les « 1% » n’est qu’un mythe fabriqué et propagé justement par ces membres des fameuses « classes moyennes urbaines » qui ne veulent surtout pas d’une révolution sociale car celle-ci toucherait à leur pouvoir symbolique et matériel.

13. Même dans sa période « radicale » (Lettre à Amy Charlesworth, 1937, idem, p. 72), Orwell trouve le moyen d’écrire que les travailleurs « devraient se cramponner à toutes les bribes de pouvoir entre leurs mains, qu’il prenne, comme en Angleterre, la forme d’institutions démocratiques ou parce que, comme en Espagne au début de la guerre, les ouvriers ont pris les armes et ont saisi certains moyens de production »... Affirmer que les ouvriers anglais détenaient « des bribes de pouvoir » entre leurs mains dans les années trente, c’est vraiment se foutre du monde !

14. C’est du moins ce qu’affirme un article de Paul-François Paoli qui lui tresse des louanges dans Le Figaro, http://www.lefigaro.fr/livres/2006/07/2 ... ptible.php.

15. Surfant sur la mode anti-industrialiste et anti-technologique actuelle (mode répandue dans les milieux de la nouvelle petite bourgeoisie que Michéa dénonce comme des suppôts du « néolibéralisme » mais qui constituent la plus grande partie de ses lecteurs et lectrices), notre philosophe amnésique est évidemment gêné aux entournures car l’industrialisme a toujours été un credo du parti « communiste » auquel il a appartenu et dont, d’interview en interview, il ne cesse de vanter les mérites passés (ce passé étant parfois très proche puisque Michéa reprend encore à son compte de nombreuses stupidités proférées après 1968 par le parti stalinien français, cf. « A propos du réac Jean-Claude Michéa, des Editions l’Echappée et de leur "vigilance"... en carton pâte », op. cit. et aussi « Cours plus vite, Orphée, Michéa est derrière toi » http://lherbentrelespaves.fr/index.php? ... A8re-toi-!.

16. Cf. « Pourquoi le SPD et le KPD furent-ils autant désarmés face à l’antisémitisme nazi » (http://mondialisme.org/spip.php?article2118 ) qui aborde une des conséquences de la « troisième période » dont Michea fait l’apologie.

17. Nous ne les mentionnons pas toutes, mais puisque Michéa vante « l’excellent site Ragemag », nous conseillerons comme antidote minimal la lecture du site http://ragemagreac.tumblr.com/ pour ses articles qui démolissent les banalités réactionnaires proférées par les disciples de Michéa...

18. Cf. « Les dix commandements du petit xénophobe “radical” ». Ce texte tente d’analyser les formes que peut prendre la xénophobie quand elle contamine la pensée de certains « ultragauches » (http://www.mondialisme.org/spip.php?article1935 ).

19. Affirmation réitérée dans une réunion puisqu’il aurait déclaré selon le compte rendu résumé que présente l’un de ses fans : « Selon lui, l’idée de s’installer en France, pour un travailleur clandestin, dans le seul but de se proposer comme main-d’œuvre à exploiter par le patronat ne constitue pas un projet philosophiquement défendable et qu’il s’agit, en outre, d’une sorte de désertion vis-à-vis de sa collectivité d’origine, à qui son courage et sa force de travail vont manquer. Qu’en croyant faire preuve d’ “humanisme”, de « “compassion” ou de “générosité” envers les clandestins, en réalité, (...) RESF se fait le complice de l’exploitation par le patronat d’une main-d’œuvre sans défense et de la constitution d’un véritable sous-prolétariat. » https://lucid-state.org/forum/archive/i ... 17043.html

20. A ce sujet, on lira avec profit le dernier livre de l’anthropologue Jean-Louis Amselle, Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Lignes, 2014. Et notre recension de cet ouvrage : http://mondialisme.org/spip.php?article2176

Re: Michéa face à la stratégie Godwin

MessagePosté: Vendredi 03 Avr 2015 8:07
par jeannetperz
lucien a écrit:http://www.marianne.net/Michea-face-a-la-strategie-Godwin_a234731.html

Michéa face à la stratégie Godwin

Récemment associé à la galaxie lepéniste par un dossier du "Point", le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur d'"Impasse Adam Smith", répond à ses détracteurs et se défend face à la tentative d'annexion de sa pensée antilibérale par l'extrême droite.

Marianne : Un hebdomadaire faisait sa une, il y a quelques semaines, sur les «néocons», vous bombardant comme l'idéologue le plus emblématique d'une véritable lame de fond identitaire, souverainiste et protectionniste, et amalgamant votre nom à celui de Marine Le Pen, soi-disant admirative de vos écrits. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Jean-Claude Michéa : N'exagérons rien ! Le magazine de François Pinault a d'ailleurs bien pris soin - sans doute pour brouiller un peu plus les pistes - d'inclure également, dans sa liste noire des «néoconservateurs à la française», des personnalités telles que Régis Debray, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Benoît Hamon ou Yves Cochet. Liste dont l'absurdité devrait sauter aux yeux puisque la nébuleuse «néoconservatrice», telle qu'elle a pris naissance aux Etats-Unis, est plutôt connue pour son soutien constant aux politiques de Reagan et de Bush père et fils - trois présidents qu'il est difficile de tenir pour de farouches contempteurs du capitalisme ! Naturellement, la pratique qui consiste à inverser délibérément le sens des mots afin de rendre plausibles les amalgames les plus fantaisistes n'a rien de nouveau.

Clemenceau et Staline avaient ouvert la voie - le premier en forgeant, en 1906, la notion de «complot anarcho-monarchiste» et le second, dans les années 30, celui d'«hitléro-trotskisme». Ce qui est nouveau, en revanche, c'est l'agenda idéologique qui préside à ce type d'amalgame. Au XXe siècle, en effet, les évangélistes du capital se contentaient généralement de dénoncer la «main de Moscou» dans toute critique - fût-elle simplement keynésienne - de l'économie de marché. Or, une telle stratégie est devenue sans objet une fois l'empire soviétique disparu et actée la conversion définitive des gauches occidentales au culte du libéralisme économique et culturel. De ce point de vue, c'est certainement la publication, en 2002, du Rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg (ouvrage qui entendait déjà dresser la liste des «nouveaux réactionnaires»), qui symbolise au mieux la nouvelle donne idéologique. Ce petit livre, écrit à la demande de Pierre Rosanvallon (alors l'un des membres les plus actifs du Siècle, le principal club de rencontre, depuis 1944, de la classe dirigeante française), est en effet le premier à avoir su exposer de manière aussi pédagogique l'idée selon laquelle le refus «d'acquiescer à l'économie de marché» et l'attachement corrélatif aux «images d'Epinal de l'illibéralisme [sic]» constituait le signe irréfutable du retour des «idées de Charles Maurras». C'est, bien sûr, dans le cadre de cette stratégie (que j'appellerais volontiers, en référence au point du même nom, la stratégie Godwin) qu'il faut interpréter la récente initiative du Point (magazine dont la direction compte d'ailleurs dans ses rangs certains des membres les plus éminents du Siècle). Tous ceux qui pensent encore que la logique folle de la croissance illimitée (ou de l'accumulation sans fin du capital) est en train d'épuiser la planète et de détruire le principe même de toute socialité ne devraient donc nourrir aucune illusion. Si, comme Bernard-Henri Lévy en avait jadis exprimé le vœu, le seul «débat de notre temps» doit être «celui du fascisme et de l'antifascisme», c'est bien d'abord au prétexte de leur caractère «conservateur», «réactionnaire» ou «national-nostalgique», que les contestations radicales futures seront de plus en plus diabolisées par les innombrables serviteurs - médiatiques, «cybernautiques» ou mandarinaux - de l'élite au pouvoir.

De plus en plus de figures de la droite dure, d'Eric Zemmour à Alain de Benoist, le directeur de la revue «pour la civilisation européenne», Eléments, se réclament de vous depuis deux ou trois ans. Comment expliquez-vous cet intérêt, au-delà du simple bénéfice de voir vos écrits désosser idéologiquement la gauche molle ? Cela relève-t-il clairement d'une interprétation abusive de vos thèses ?


J.-C.M. : Une partie de ce que vous appelez «la droite dure» a effectivement pris l'habitude de placer sa nouvelle critique du libéralisme sous le patronage privilégié de ses anciens ennemis, qu'il s'agisse de Jaurès, de Marx ou de Guy Debord [lire le dossier de décembre de l'excellente revue Fakir, justement intitulé «Quand Marine Le Pen cause comme nous»]. On doit certes s'interroger sur le degré de sincérité de ces hommages récurrents. Mais que cette droite puisse me citer aux côtés de ces grandes figures de la tradition radicale n'a donc, en soi, rien d'illogique. Je serais plus inquiet, en vérité, si ma critique du libéralisme culturel rencontrait l'approbation enthousiaste d'une Laurence Parisot ou d'un Pierre Gattaz. Il s'agit donc seulement de déterminer dans quelle mesure ce nouvel antilibéralisme de droite recoupe, ou non, une partie de la critique socialiste.

Passons très vite sur le cas des véritables «néoconservateurs à la française», c'est-à-dire cette fraction de la droite classique qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby, «vénère le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre». On comprend sans peine que ces «néoconservateurs» puissent apprécier certaines de mes critiques du libéralisme culturel (notamment dans le domaine de l'école). Le problème, c'est que leur vision schizophrénique du monde leur interdit d'utiliser ces critiques de façon cohérente. Si le libéralisme se définit d'abord comme le droit pour chacun de «vivre comme il l'entend» et donc «de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu» (Friedrich Hayek), il s'ensuit logiquement que chacun doit être entièrement libre de faire ce qu'il veut de son argent (par exemple, de le placer dans un paradis fiscal ou de spéculer sur les produits alimentaires), de son corps (par exemple, de le prostituer, de le voiler intégralement ou d'en louer temporairement l'usage à un couple stérile), ou de son temps (par exemple, de travailler le dimanche). Faute de saisir cette dialectique permanente du libéralisme économique et du libéralisme culturel, le «néoconservateur à la française» (qu'il lise Valeurs actuelles ou écoute Eric Brunet) est donc semblable à ces adolescents qui sermonnent leur entourage sur la nécessité de préserver la planète mais qui laissent derrière eux toutes les lumières allumées (analyse qui vaut, bien sûr, pour tous ceux, à gauche, qui vénèrent le libéralisme culturel, tout en prétendant maudire ses fondements marchands).

Tout autre est la critique du libéralisme par les héritiers modernes de l'extrême droite du XIXe siècle. Sous ce dernier nom, j'entends à la fois les ultras qui rêvaient de restaurer l'Ancien Régime et les partisans de ce «socialisme national» - né des effets croisés de la défaite de Sedan et de l'écrasement de la Commune - qui, dès qu'il rencontre les conditions historiques de ce que George Mosse nommait la «brutalisation», risque toujours de basculer dans le «national-socialisme» et le «fascisme». Or, ici, l'horreur absolue que doivent susciter les crimes abominables accomplis au nom de ces deux dernières doctrines a conduit à oublier un fait majeur de l'histoire des idées. Oubli dont les moines soldats du libéralisme tirent aujourd'hui le plus grand bénéfice. C'est le fait que les fondateurs du socialisme partageaient consciemment avec les différentes droites antilibérales du temps un postulat anthropologique commun. Celui selon lequel l'être humain n'est pas, comme l'exigeait le libéralisme des Lumières, un individu «indépendant par nature» et guidé par son seul «intérêt souverain», mais, au contraire, un «animal politique» dont l'essence ne peut se déployer que dans le cadre toujours déjà donné d'une communauté historique. Bien entendu, en dehors de ce refus partagé des «robinsonnades» libérales (le mot est de Marx), tout, ou presque, séparait l'idéal socialiste d'une société sans classe dans laquelle - selon le vœu de Proudhon - «la liberté de chacun rencontrera dans la liberté d'autrui non plus une limite mais un auxiliaire», des conceptions alors défendues par la droite monarchiste et le «socialisme national». La première, parce que son intérêt proclamé pour les anciennes solidarités communautaires masquait d'abord son désir d'en conserver les seules formes hiérarchiques (le «principe d'autorité» de Proudhon). Le second, parce qu'en dissolvant tout sentiment d'appartenance à une histoire commune dans sa froide contrefaçon «nationaliste» il conduisait à sacrifier l'idéal d'autonomie ouvrière sur l'autel ambigu de l'«union sacrée». Comme si, en d'autres termes, un métallurgiste lorrain ou un pêcheur breton avaient plus de points communs avec un riche banquier parisien qu'avec leurs propres homologues grecs ou anglais.

Pensez-vous que la réconciliation de la gauche moderne avec les dogmes de l'anthropologie libérale soit irréversible ?


J.-C.M. : Ce sont hélas eux qui expliquent qu'on ne puisse trouver beaucoup d'esprits, à gauche, encore capables de critiquer - comme jadis Engels - la dynamique aveugle qui conduit peu à peu le marché capitaliste à «désagréger l'humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière» (ou - version saint-simonienne - à transformer la société en «une agrégation d'individus sans liens, sans relations et n'ayant pour mobiles que l'impulsion de l'égoïsme»). Et qui expliquent donc aussi pourquoi, de nos jours, ce sont des intellectuels issus de la droite anticapitaliste qui parviennent le plus souvent (sous des formes, on s'en doute, souvent très ambiguës et parfois même ouvertement antisémites) à proposer - à l'image, effectivement, d'un Alain de Benoist - certaines des critiques les plus lucides de l'individualisme libéral, de ses fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles désastreuses sur la vie quotidienne des gens ordinaires. Critiques qui constituaient, il y a trente ans encore, l'un des axes majeurs des contestations radicales du capitalisme mais qui ont aujourd'hui presque entièrement disparu du discours de la gauche.

Cette situation paradoxale - qui n'est, encore une fois, que la contrepartie logique de la conversion de la gauche à l'idée que le capitalisme est «l'horizon indépassable de notre temps» - n'a évidemment rien pour enthousiasmer les partisans d'une sortie aussi «civilisée» que possible du système capitaliste. Elle risque même de conférer une apparence de sérieux à cette stratégie Godwin qui est devenue l'idéologie du Siècle. Car, si le vide idéologique créé par les renoncements successifs de la gauche ne devait plus être rempli que par les seuls penseurs issus de la droite radicale (quels que soient leurs mérites individuels), ce serait, en effet, un jeu d'enfant pour les Godwin boys de convaincre les nouvelles générations (déjà privées par les réformes libérales de l'école de toute culture historique un peu solide) que ce qui constituait jadis l'essence même du socialisme ouvrier ne représente, en fait, qu'une idéologie «nauséabonde» et «réactionnaire». Il suffirait, en somme, de marteler avec encore un peu plus d'aplomb que toute volonté de protéger les peuples de la folie du capitalisme globalisé ne peut être, par essence, que «barrésienne, avec juste ce qu'il faut de xénophobie» (Pascal Lamy, dans le Point du 19 janvier 2012). Dans cette hypothèse glaçante, les ultimes héritiers de la tradition révolutionnaire devraient donc apprendre très vite à vivre sous les lois d'un monde paradoxal (mais dont Orwell, avec sa double intuition d'une «novlangue» et d'une «police de la pensée», avait su anticiper le principe). Celui où, d'un côté, et pour la première fois dans l'histoire moderne, toute opposition officielle à la dynamique aveugle du capital aurait définitivement disparu, mais dans lequel, simultanément, les nuisances de cette dynamique seraient devenues plus manifestes que jamais. Sombre hypothèse, assurément. Mais qui a prétendu que la révolution serait un dîner de gala ?