Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Les courants, les théoriciens, les actes...

Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Messagepar AnarSonore » Samedi 17 Avr 2010 0:56

Préface à la seconde édition de Individu, révolte et terrorisme
Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, L’Harmattan, Coll. Temps critiques, 2010

:arrow: http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article249

I – En 1986-87, lorsque j'ai rédigé la première édition de cet ouvrage qui cherchait à faire un bilan de l'échec du dernier assaut révolutionnaire de notre époque, je l'avais titré, « Individu, révolte et terrorisme1 ». Avec le recul, et le développement de nouvelles formes de terrorisme, il me semble que ce terme générique de « terrorisme » censé recouvrer toutes les formes armées de violence sociale et politique non étatique n'est plus opérant et cela pour deux raisons opposées :

– premièrement parce que d'un côté des groupes de plus en plus nombreux se positionnent et agissent comme autant de « petits Léviathans » en puissance pour reprendre une expression d'Oreste Scalzone2. On peut dire que tous luttent pour une Cause qui leur est extérieure et les domine, d'où leur comportement souvent sacrificiel ;

– deuxièmement, parce que les attaques contre la société du capital ont actuellement perdu le caractère de masse qu'elles avaient pu atteindre dans les années 65-75 (mouvement extra-parlementaire allemand, violence endémique et diffuse dans la rue et dans les usines en Italie) et sur lequel pouvait venir se greffer des pratiques de lutte armée. Aujourd'hui, elles ne revêtent, au mieux, qu'un caractère de « résistance » qui permet justement aux différents pouvoirs de les isoler dans la forme « terroriste », en criminalisant les modes d'action illégaux même s'ils demeurent peu violents, comme le sont, par exemple aujourd'hui, les blocages devant les établissements scolaires ou certaines actions au sein des universités ou entreprises (séquestrations, destruction de matériel, de bureaux ou de sièges sociaux). À partir du moment où il devient clair que c'est la société du capital qui domine l'usage de ces mots, il devient nécessaire, au minimum, de les préciser. Aujourd'hui, il faut le dire, les seules actions armées sont celles qui visent à « terroriser » les populations. Or, elles sont de nature nationaliste, religieuse/communautariste ou directement produites par des États constitués et non plus des actions visant à une subversion sociale de l'ordre existant. Dès la première édition j'avais distingué clairement les groupes armés pour la révolution sociale des groupes armés de libération nationale. A fortiori aujourd'hui faut-il rajouter à ces derniers les divers groupes communautaristes, qu'ils soient de référence hindouiste ou musulmane. Cette distinction me semble toujours juste même si un groupe comme le mil espagnol semble regrouper les deux aspects en son sein, mais dans le cas spécifique d'un État fasciste. Ainsi, il a été conduit à passer des accords tactiques avec certaines tendances de l'eta basque (eta assemblées v et vi3). Toutefois, je n'avais pas insisté sur une faiblesse de certains groupes, particulièrement dans l'ancienne rfa, qui se sont déterminés à partir de positions essentiellement anti-impérialistes. Cet élément a toujours été présent au sein de la Fraction armée rouge (raf) mais il est devenu prédominant après la mort des fondateurs historiques (on retrouve la même involution au sein du groupe français Action Directe) et il a toujours été présent au sein des Cellules révolutionnaires (rz)4. Par contre, le Mouvement du 2 juin est resté à l'écart de cette tendance, en se révélant plus quotidienniste et spontanéiste5 qu'anti-impérialiste. Sa mort organisationnelle s'en est trouvée d'autant plus précipitée qu'il n'a pas opté franchement pour la clandestinité et l'isolement par rapport au mouvement d'ensemble.

L'existence de formes diverses ne me semble pas invalider ma présentation d'ensemble qui rattache encore ce type de lutte armée au fil rouge de la théorie du prolétariat. En rfa, par exemple l'anti-impérialisme accentué par rapport à la France et à l'Italie s'explique par le double phénomène d'une défaite finale du prolétariat dès 1933 avec l'arrivée au pouvoir du nazisme et la présence aussi bien, de l'armée rouge soviétique en rda que de l'armée américaine en rfa, comme forces d'occupation à partir de 1945. Par ailleurs, la problématique du « nouveau sujet » révolutionnaire, à la suite de Marcuse, reste une problématique interne à la « révolution socialiste », même si le simple fait de la poser marque implicitement le changement de période historique.

II – La « résistance » qui caractérise la phase actuelle n'est pas équivalente à la révolte d'origine car elle prend implicitement en compte le fait qu'on a changé de période historique, que l'on est juste dans la rébellion contre les abus plus que dans la révolte contre les conditions générales de la domination. Elle est alors conduite à arborer une sorte de posture anti-fasciste même si elle ne s'affirme pas seulement comme telle. Ainsi, la haine de la société qui repose essentiellement sur le ressentiment, telle qu'elle s'exprime par exemple dans les « émeutes » de banlieues et le mimétisme des bandes, a, elle aussi peu affaire avec une révolte inséparable d'une double dimension individuelle et collective dans le cadre d'une perspective émancipatrice. Elle a souvent trop tendance à retourner cette haine contre elle-même ou contre ses propres conditions lui donnant ce caractère de violence dite aveugle tant dénoncée par le pouvoir, les médias et les « politiques ».

Comme je le disais dans la version originelle de ce livre, la révolte de l'individu intervient dans le moment du passage du « prolétaire-individu », c'est-à-dire de l'individu subsumé par sa classe, à « l'individu-prolétaire » de la période de la crise des classes. C'est ce passage qui est producteur d'un moment négatif qui transforme la lutte traditionnelle de classe en un mouvement de subversion multiforme, passant de la lutte contre l'exploitation à la lutte contre toutes les dominations.

La révolte s'inscrit ainsi dans une tension de forte intensité entre l'individu et la communauté, même si les références communautaires peuvent être différentes. Ainsi, en rfa où le processus de passage à « l'individu-prolétaire » est très avancé, la communauté est celle du « mouvement des communautés6 », alors qu'en Italie où le processus ne suit pas le même rythme, la communauté est encore en partie la communauté ouvrière et les marges radicales de ses organisations.

Quand ce passage est effectué et que le moment révolutionnaire s'évanouit (France, Allemagne) où qu'il est défait (Italie) l'individu ne peut plus se complaire dans la violence du tout ou rien, dans la « révolte à perpétuité7 » comme réponse à l'aliénation de toute la vie. C'est ce qui explique, sans le justifier, le large mouvement de « dissociation » et même le phénomène des « repentis » en Italie. Une autre phase historique s'ouvre qui débouche sur « l'individu-démocratique » de la société capitalisée. Un individu dont la parole est de plus en plus étroitement déterminée par la place qu'il occupe dans la société et qui le fait exister en tant qu'être particulier : le « roulant » de la sncf, le fonctionnaire, le beur ou le black, la femme ou l'homosexuel, l'enfant, le consommateur. Cet individu n'a pas que ses chaînes à perdre mais une place, aussi dominée soit-elle avec ses droits. Pour cet individu, la réalité est incontournable, que ce soit celle de la démocratie, qu'il critique pourtant, ou celle de la technique et de l'économie, qu'il critique aussi bien… quand ça l'arrange. Il en est de même du rapport à l'État, mélange de critique, de récrimination et de quémandage. En l'absence d'expression collective et politique construite, ce qui domine c'est l'immédiatisme du ressentiment et de la haine de l'autre.

Néanmoins, je pense que la révolte reste une sorte d'invariant de l'histoire de l'humanité. De Spartacus à aujourd'hui, les raisons de la révolte ne manquent pas, même si le procès d'individualisation a transformé les grandes révoltes collectives du passé en révoltes individuelles qui ont du mal à converger. Ici et là émergent des formes de lutte mettant les individus dans un rapport collectif et réflexif à la violence qui leur fait chercher concrètement, le niveau de violence adéquat à leur insoumission. L'efficacité ne se mesure pas forcément en termes de violence pure infligée à un ennemi, mais en termes de rapport à la légalité. L'action directe d'individus associés pour cette action au moins, n'est alors pas une action militaire séparée, mais la forme même d'une action singulière qui n'est pas limitée par le respect de cette légalité. Cette action peut donc parfaitement être non violente dans les faits (la désobéissance civile) et produire des effets de violence contre l'ordre établi.

III – Il me faut redire que les mouvements de lutte armée ont constitué des moments de la lutte à l'intérieur de ce qu'on pourrait appeler le cycle des révolutions du xxe siècle. C'est particulièrement net pour le processus enclenché en Italie à partir de la fin des années 60 et qui s'étend jusqu'au milieu des années 808.

La lutte armée s'inscrit donc dans une tradition révolutionnaire qui prend son essor avec la « propagande par le fait » des anarchistes à la fin du xixe siècle, le sabotage et le syndicalisme d'action directe du début du xxe, les expropriations et prises sur le tas en Espagne dans les années 20-30 ainsi que les multiples actions terroristes d'Ascaso et Durruti, les milices armées de Max Holz en Allemagne 1920 et 19219.

La lutte armée à l'époque contemporaine ne constitue donc pas une aberration historique ou un anachronisme comme cherchent à le faire croire divers anciens chefs de la lutte armée comme Franceschini pour les br en Italie ou Rollin pour la nrp en France10.

Elle est le produit des luttes de masse et de leurs limites. En effet, ces mouvements de lutte armée ont été défaits non seulement parce qu'ils ont cherché l'affrontement direct avec l'État, mais parce qu'ils connaissaient d'importantes limites :

– soit ils se sont substitués à une classe ouvrière qu'ils percevaient comme intégrée (rfa-Allemagne) et ils se sont isolés progressivement par des actions qui n'étaient plus « exemplaires » que pour eux-mêmes ;

– soit ils ont confondu le niveau de combativité d'une composante de la classe ouvrière avec celui de la classe dans son ensemble (Italie) et ils se sont alors isolés dans ce qui, à un certain moment, n'apparut plus que comme une guerre privée contre l'État11. Mais dans tous les cas, ils ont souffert d'une fixation sur l'État et de la difficulté à saisir le capital en tant que rapport social de dépendance réciproque. Cela les a empêchés de voir les transformations de ce même État au sein de la « révolution du capital12 ». Cela les conduisait à simplifier l'affrontement, à personnifier à outrance ce qui est avant tout un processus global de domination… et donc à « terroriser » un ennemi supposé clairement identifiable.

Mais contrairement à ce qu'ont dit par la suite d'anciens maoïstes français, ce n'est pas la lutte armée qui a liquidé le mouvement, mais le mouvement qui a produit en son sein un certain type de lutte armée, comme sa limite. La lutte armée à l'extérieur ne faisait que reproduire, à un autre niveau, la violence des luttes ouvrières à l'intérieur pendant les cortèges ouvriers défilant dans l'usine, au cours des affrontements contre les « jaunes » ou contre les employés et les contremaîtres.

Tout cela exprimait bien un problème : celui de la capacité des éléments les plus combatifs à dégager les moyens de lutte adéquats par rapport au niveau de combativité et de conscience de l'ensemble du prolétariat. Mais personne, et surtout pas des avant-gardes proclamées, ne peut donner de réponse toute faite à cette question. Cette prise en compte de la difficulté est sans doute à l'origine de l'autodissolution de Potere Operaio et de la transformation de Lotta Continua en une organisation gauchiste traditionnelle à partir de 197313.

En tout cas, il est particulièrement vain d'opposer une « mauvaise » violence minoritaire à une « bonne » violence de masse car le plus souvent les groupes ou individus qui procèdent ainsi entendent par masse non pas un nombre important d'ouvriers, mais ceux qui sont censés les représenter, c'est-à-dire les grands partis et syndicats ouvriers qui ont condamné depuis longtemps tout usage de la violence de masse.

IV – Je voudrais enfin m'élever contre une vision policière de l'histoire qui réduit la lutte armée à une composante volontaire ou involontaire de la stratégie de l'État. En effet, on a vu fleurir différentes variantes de théories du complot14. Elles se donnent libre cours dès les années 70 avec l'analyse de Debord et Sanguinetti sur les liens supposés entre les br et les services secrets italiens et continuent jusqu'à aujourd'hui avec l'utilisation des fichiers de la Stasi de rda pour déconsidérer la Fraction armée rouge (raf). Qu'il y ait eu des tentatives de manipulation ou d'utilisation de la part des pouvoirs en place n'invalide pas, à mon sens, ce que je dis dans le point précédent. Le moine Gapone était un indicateur de police, Azev, le chef des Socialistes révolutionnaires russes aussi, il n'empêche qu'il y a eu la révolution de 1905 !

Cette perception est en quelque sorte complétée par une lecture souvent rétrologique des événements du passé. Ainsi, il est aujourd'hui de bon ton de critiquer la défaite et les errances des mouvements de lutte armée dans la mesure où non seulement ils n'auraient pas été liés à des mouvements de masse, mais qu'en plus ils seraient passés à côté de l'essentiel, à savoir la critique de la société industrielle, du nucléaire, des nuisances et des tendances catastrophistes du capital. Finalement, ils seraient restés bêtement attachés aux vieilles figures du sujet révolutionnaire. Or cette dernière critique n'était présente qu'à la marge à l'époque, ce que montre bien Jean-Marc Mandosio15. La lutte armée pour la révolution sociale est partout le produit de la défaite de la classe ouvrière en tant que porteuse du projet révolutionnaire. Cette défaite est ancienne pour l'Allemagne (années 20) mais les luttes des étudiants et des nouveaux salariés ravivent une opposition frontale à la domination (années 67-74 en France) ; par contre, en Italie, c'est le recul à chaud des luttes ouvrières à partir de 1973 qui produit la lutte armée comme nécessité de changer de terrain d'affrontement, quitte à se ressourcer dans une idéologie anti-fasciste et résistancialiste qui va progressivement faire perdre au mouvement son originalité « opéraïste » de départ.

V – Si l'offensive révolutionnaire déclenchée par les mouvements radicaux des années 60/70 a été défaite, la dynamique de leur contestation a produit des effets rénovateurs dans bien des domaines (mœurs, culture, travail) qui semblaient donc pouvoir s'étendre au domaine politique. Il n'en a rien été. La violence politique de l'État a tué dans l'œuf tout ce qui n'entrait pas dans le cadre d'une opposition politique traditionnelle. Les tribunaux d'exception en Allemagne et en France, une justice italienne faite par des repentis et des juges « communistes » revanchards ont amplement démontré la compatibilité entre démocratie et autoritarisme. Ce n'est pas pour rien que dans le mouvement allemand, on a pu parler, dans la continuité de la première École de Francfort, de « démocratie totalitaire » et qu'en Italie, P. Persichetti et O. Scalzone, dans La révolution et l'État16 parlent « d'État d'exception permanent ».

VI – Cette question de la lutte armée semble aujourd'hui avoir perdu de son acuité, au moins dans les formes qu'elle a revêtues dans les années 60-70, mais elle n'en reste pas moins d'actualité.

Ainsi, les luttes italiennes de la décennie 68-78, réduites médiatiquement aux « années de plomb », sont toujours considérées, en Italie du moins, comme ayant constitué une agression contre un régime politique démocratique. L'État a réagi en transformant l'Italie en un véritable laboratoire d'expérimentation pour « l'État d'exception » et le processus d'autonomisation des institutions17. Cette autonomisation est rendue visible par des phénomènes aussi différents que l'opération de justice Mani pulite et les violences policières organisées de Gênes 2001.

D'autre part, la question de la violence politique légitime perdure, en creux en quelque sorte, quand les différents mouvements sociaux actuels (mouvements contre les « grands sommets », séquestrations de patrons et cadres, arrachages d'ogm, attaque des ouvriers contre une Préfecture ou un siège social, lutte contre le projet de tgv Lyon-Turin) butent justement non seulement sur la question de la violence légitime de l'État (répression de Gênes et de militants anarchistes anti-tgv Lyon-Turin, emprisonnement de Bové et Riesel, condamnation à la hussarde de manifestants), mais sur le niveau de contre-violence nécessaire ou adéquat à leur degré de radicalisation.

Mais revenons à l'Italie. L'État apparaît comme tellement faible par rapport aux canons classiques de l'État-nation qu'il paraît incapable d'empêcher la guerre de tous contre tous, or la guerre sociale n'en est-elle pas la forme achevée ? Des institutions autonomisées (armée, police, justice) cherchent alors à répondre à ce qu'elles perçoivent comme une atteinte à l'ordre social sans recourir à une légitimation d'ordre politique. Tous les moyens sont alors bons contre les ennemis de l'intérieur : défenestration, exécutions sommaires, torture par les forces de l'ordre, utilisation des repentis, recours aux « preuves logiques », accusations de délit d'intention, imprescriptibilité des peines pour des protagonistes condamnés pour ce qu'ils sont et non pour ce qu'ils ont fait18.

L'extradition de Persichetti, la traque de Battisti et la demande d'extradition de Petrella ne vont pas particulièrement du côté de l'apurement des comptes, mais bien plutôt du côté de la vengeance. Une vengeance d'État qui ne peut justement accepter l'idée de l'amnistie car elle se modèle sur la vengeance privée inextinguible19. L'Italie aimerait se croire redevenue « normale », mais elle est toujours un mélange d'archaïsme (clientélisme et influences mafieuses) et de néo-modernité, dans la mesure où son État n'a jamais vraiment atteint la maturité bourgeoise que représente le modèle de l'État-nation à la française. Cela lui permet d'être en avance sur sa voisine transalpine en ce qui concerne le processus de résorption des institutions, tout en restant en retard sur le modèle américain de la contractualisation des peines.

Ce n'est pas le niveau général des luttes de classes qui détermine ces nouvelles pratiques de droit et les lois sécuritaires, car le niveau de lutte a rarement été aussi bas, mais paradoxalement le fait que l'État n'a plus d'ennemi intérieur déclaré. Comme la pacification ne peut jamais être totale et que les États ont perdu une grande partie de leur vision stratégique avec la crise des États-nations et leur tendance à se redéployer en réseaux, cela les amène à ne plus respecter certaines règles du jeu démocratique traditionnel afin de tester la conformité de chacun à ce point de vue d'ensemble. Cette adhésion est en effet nécessaire à leur logique de reproduction de la domination.

Dans le cas de Paolo Persichetti, cela consiste à lui demander tous les jours ce qu'il pense des « nouvelles br », s'il se repend et s'il est prêt à demander le pardon de la veuve, pour une « participation morale » à une action qui lui est reprochée par un repenti rétracté ! Le fait que les Italiens aient réussi à faire surgir une accusation sous le vocable de « concours moral à assassinat » en dit long sur l'évolution des États de droit. Dans le cas de J.-M. Rouillan cela conduit à le remettre en prison au seul motif que, dans une interview accordée à un journal, il n'a pas renié son engagement passé. Il s'agit de distinguer le mauvais citoyen circonstanciel quand même amendable (le dissocié, le repenti) de l'ennemi irréductible de l'État. Au premier les remises de peine, au second les peines imprescriptibles puisque le verdict des sanctions n'est pas fonction de la gravité réelle des actes commis mais de la conscience actuelle des prévenus ou accusés. Ainsi, même quand l'exilé politique donne des garanties (déclaration d'abandon de la lutte armée pour les exilés italiens en France), on lui refuse l'amnistie car non seulement la police cherche à s'approprier son corps en dehors des règles de l'habeas corpus, mais la Justice exige qu'il livre aussi son cœur20. A fortiori, dans cette perspective, un « fuyard » comme Battisti devient une bête féroce.

VII – Ce retour sur les luttes passées est aussi nécessaire pour essayer de comprendre la nature de l'État, aujourd'hui. Ainsi, certains sont enclins à voir dans toutes les actions de l'État, une tendance politique vers la droitisation à travers l'arrivée au pouvoir de gouvernements populistes (Berlusconi, Haider, Sarkozy). Les caractéristiques autoritaires de l'État contemporain sont alors assimilées à une fascisation rampante comme le montrent divers appels à la « résistance21 » ou au retour à une forme de vichysme22. On est alors dans la plus grande confusion quand la multiplication des « bavures » est mise sur le même plan qu'une volonté d'anéantir un mouvement social… qui n'existe pas ou bien lorsque la moindre action directe se présente comme lutte sociale. Cela engendre deux erreurs de taille car elles inversent le processus réel. Tout d'abord, l'État est pensé comme tout puissant alors que son raidissement est plutôt une preuve de sa faiblesse (en France, l'État-nation est en crise profonde et, en Italie, il n'arrive jamais à se stabiliser) et, en second lieu, la lutte sociale est présentée comme toujours potentiellement forte alors même que la notion de mouvement social est plus que jamais indéterminée.

Pour saisir ce qui se cache derrière ces mesures, il me semble qu'il faut analyser la contradiction produite par la crise de l'État-nation et sa réorganisation en cours sous la forme de l'État-réseau. Alors qu'il y a résorption des institutions et de leur fonction politique, les structures bureaucratiques des anciens corps de l'Institution (police, justice, armée, services sociaux surtout) perdurent, mais sous forme autonomisée et suivant une logique d'organisation et de puissance qui cherche à s'imposer sur le modèle du lobbying.

On en avait un exemple ancien avec ce qu'on a coutume d'appeler « la guerre des polices » ; on en a un exemple nouveau avec l'offensive de l'État par rapport à la Justice. Le pouvoir politique, dans la France de Sarkozy comme dans l'Italie de Berlusconi cherche à se prémunir contre le pouvoir des juges qui symbolise une des dernières résistances des institutions traditionnelles de l'État moderne dans la société capitalisée. En effet, le processus que nous décrivons dans la revue Temps critiques, à savoir que l'État-réseau a tendance à résorber les institutions de l'État-nation, ne conduit pas forcément à leur déclin immédiat. Il arrive parfois que cela induise un procès d'autonomisation de ces institutions visant soit à maintenir certaines de leurs fonctions relevant en propre de l'État-nation — comme la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu23 -, soit à solidifier le fondement de cet État-nation que toute une culture régionale et politique remet en cause24.

Ce serait une erreur d'y voir la preuve de la tendance à la réduction de l'État à un gigantesque ministère de l'intérieur. L'État n'est pas devenu ou redevenu autoritaire, il est devenu total, comme le capital. Ce n'est plus le même État que celui de l'époque où Bakounine « prenait » la mairie de Lyon pendant quelques heures !

Sous sa forme réseau il étend ses tentacules dans la vie quotidienne de chacun, ce qui nous amène à dire que l'État c'est aussi nous quand nous profitons de la Sécurité Sociale, des cartes bancaires, du crédit. C'est tout cela qui a permis l'englobement des luttes de classes et la résorption des mouvements de contestation des années 60 et 70 dans la société capitalisée. Mais ce qui sécurise les individus qui profitent à plein de ce rapport social étouffe ou révolte ceux qui sont à sa marge ou simplement qui y sont moins intégrés de par leur jeune âge. Ainsi, les « jeunes » qui se révoltent, rencontrent l'État comme quelque chose d'extérieur, comme face à eux, parce que ce rapport à l'État est directement rapport à sa police et à la justice. Ils le ressentent alors comme illégitime, comme une tentative de les soumettre quotidiennement (cf. la nouvelle loi de 2010 sur les « bandes » en France) et comme une volonté étatique de criminaliser les luttes de ceux qui se révoltent. Cette appréhension de l'État conduit à concevoir la lutte comme résistance qui passe alors par une lutte principale non pas contre le capital ou contre l'État total, mais contre ses représentants concrets sur le terrain (les flics). C'est certes critiquable du point de vue théorique comme du point de vue politique parce que biaisé par une position particulière des jeunes dans les rapports sociaux actuels, mais cela n'empêche pas d'y reconnaître une expression subjective et une opposition à la transformation objective des rapports sociaux dans la société capitalisée. De la même façon, quand « l'insécurité » devient un problème, c'est que l'isolement est produit par la dynamique même du capital et l'État doit gérer la situation par un savant dosage d'intervention sociale et d'intervention judiciaire et policière. Si l'accent est mis sur le premier type d'intervention, on a les efforts de prévention dans les pays scandinaves et les Pays-Bas, s'il est mis sur le second, on a alors la « tolérance zéro » des États-Unis. Alors que la France penchait plutôt du premier côté jusqu'aux années 80, force est de reconnaître qu'elle penche plus du second depuis les années 90. On y considère que le sans-papiers, le « terroriste », le jeune révolté relèvent d'une même dangerosité sociale. Le fichage dès l'école primaire25, la vidéo surveillance et la garde à vue pour tous constituent les réponses les plus visibles, mais ne doivent pas faire oublier un contrôle social beaucoup plus participatif et interactif26 que répressif.

Comprendre ces transformations de l'État ne suffit certes pas, mais constitue déjà une bonne base pour ne pas se fourvoyer sur de fausses pistes.▪

Notes

1 – Tous nos développements ultérieurs sur cette question ainsi que des textes en provenance d'Allemagne sont regroupés à l'intérieur du volume iii de l'anthologie des textes de Temps critiques, intitulé : Violences et globalisation, L'Harmattan, 2003.

2 – Cf. sa postface au livre de Claudio Ielmini, Le Léviathan et le terroriste, L'esprit Frappeur, 1984.

3 – Source : Jean-Claude Duhourcq et Antoine Madrigal, Mouvement ibérique de libération, Toulouse, CRAS, 2007.

4 – Pour la critique de ce groupe nous renvoyons au texte de Peter Verner, Quelques notes critiques sur En catimini, qu'on peut se procurer en écrivant à petervener@free.fr ou à notre adresse Temps critiques.

5 – Sur ce point, cf. le livre d'un de ses fondateurs, Bommi Baumann, Tupamaros Berlin Ouest ou comment tout a commencé, Paris, Presses d'aujourd'hui, coll. « la France sauvage », 1976. Réédité sous le titre : Passage à l'acte. Violence politique dans le Berlin des années 70, Paris, Nautilus, 2008.

6 – Les membres du Mouvement du 2 juin sont tous d'anciens membres des « communes » berlinoises et plus particulièrement de la Kommune 1, justement la moins « politique » et la plus « quotidienniste ».

7 – Cf. Sante Notarnicola, La révolte à perpétuité, Lausanne, Éditions d'en bas, 1977.

8 – Erri de Luca le développe parfaitement dans une tribune du journal Le Monde « Il est temps de prendre congé du xxe siècle des révolutions », daté du 7-8/02/2010.

9 – Je cite à dessein cet exemple en Allemagne puisqu'on y voit, dès 1921, la difficulté à faire tenir ensemble d'un côté, des soulèvements ouvriers armés assez spontanés contre la tentative de putsch de Kapp en 1920 et la promulgation de l'état d'exception en Allemagne centrale en 1921 et de l'autre des directions politiques (les deux partis communistes rivaux, le vkpd léniniste et les « gauchistes » du kapd) qui ne sont pas à l'origine du mouvement et qui, incapables qu'ils sont de l'organiser, lui font ensuite le reproche d'une ligne militariste. Sur ces points, cf. M. Holz, Un rebelle dans la révolution, Spartacus, 1988.

10 – Branche armée de la Gauche Prolétarienne.

11 – Je ne citerai que deux exemples significatifs : le premier constitué par l'enlèvement de Moro par les Brigate Rosse de Moretti qui pose en acte un seul choix possible : « avec les br ou avec l'État », alors que précédemment subsistait le choix : « ni avec l'État ni avec les br » ; le second avec l'assassinat du juge de gauche Alessandrini par Segio de Prima Linea, alors que le même juge venait de réussir à faire réouvrir le dossier de la « piste noire » (c'est-à-dire fasciste) sur l'attentat de Piazza Fontana.

12 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, Paris, L'Harmattan, 2007.

13 – Cette difficulté se retrouvera au sein de Lotta Continua, puisqu'une partie importante de son service d'ordre et la tendance dite la corrente, scissionneront pour former le groupe armé Prima Linea en 1977.

14 – J'ai longuement abordé cette question dans « Les théories du complot », disponible sur le site de la revue Temps critiques (tempscritiques.free.fr). Ce texte sera bientôt intégré à une nouvelle version numérique très augmentée de Guigou J. et Wajnsztejn J., Mai 68 et le mai rampant italien dont la version d'origine est parue chez l'Harmattan en avril 2008.

15 – Cf. Dans le chaudron du négatif, Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2003, p. 115-118 et D'or et de sable, ibid., 2008, p. 43-58.

16 – Ed. Dagorno, 2000.

17 – Cf. les articles dans le no 1 d'Interventions et dans le no 3 de Temps critiques.

18 – Paolo Persichetti condamné pour « concours moral à assassinat », mais surtout parce qu'il ne renie rien de son passé ; les « Sept de Tarnac » condamnés pour leur mode de vie et supposés coupables d'avoir écrit un livre prônant l'insurrection.

19 – Les lois spéciales qui sont mises en place aux États-Unis, en Italie et maintenant en France, cherchent toutes à différencier gravité de l'accusation et de la condamnation d'un côté, et peine effective de l'autre. Pour être plus précis, en France, par exemple, une loi de 2008 permet de maintenir un condamné en détention, après exécution de sa peine, pour un an renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de sa dangerosité présumée. Or la preuve de la non dangerosité semble impossible à établir alors qu'il ne semble pas y avoir de limite à l'extension de la catégorie de « dangerosité » (individuelle, sociale, politique, terroriste). Comme le déclare Mireille Delmas-Marty, juriste et professeur au Collège de France (Le Monde du 6 avril 2010) : « Le doute profite alors à l'accusation, au nom d'un principe de précaution qui, transposé aux personnes, devient présomption de dangerosité ».

20 – Quant à certains « dissociés » (Segio par rapport à Battisti) ou repentis, ils demandent que celui qui a fauté connaisse une punition rédemptrice. « Nous on a payé notre dette », disent-ils.

21 – Cf. « L'Appel des appels » pour exiger l'application du programme du Conseil national de la résistance (cnr), mais aussi, parmi les jeunes révoltés surtout, l'idée qu'il faudrait « entrer en résistance » non pas tant contre le capitalisme dont certaines des valeurs peuvent être partagées que contre un système politique et sa police.

22 – Cf. le récent livre de Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2007.

23 – C'est encore le cas en France où les tribunaux administratifs ont tendance à invalider les sanctions répressives prises par le pouvoir contre des agents de l'État (par exemple les enseignants « désobéisseurs »).

24 – C'est le cas en Italie au cours des opérations contre la mafia, puis contre les groupes de lutte armée et plus récemment avec l'opération Mani pulite en direction du personnel politique, opération qui se continue aujourd'hui avec les tentatives de traduire Berlusconi en justice.

25 – Appelé pudiquement « base élève ».

26 – L'appel à délation vient maintenant d'acquérir ses lettres de noblesse en France. Que cela soit sur l'initiative du pouvoir montre la difficulté, pour un État issu d'une révolution s'apparentant à une guerre sociale et qui utilisa elle-même la Terreur, à faire admettre que cela va de soi comme dans notre bonne vieille Suisse qui applique depuis longtemps cette forme particulière de démocratie participative.
Image
Avatar de l’utilisateur
AnarSonore
 
Messages: 506
Inscription: Lundi 31 Mar 2008 0:52

Re: Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Messagepar AnarSonore » Mardi 20 Avr 2010 10:21

Temps critiques ou « le communisme-tout-de-suite » ?

Sur les positions de Jacques Wajnsztejn à propos du terrorisme d’extrême gauche

:arrow: http://www.mondialisme.org/spip.php?article1488

Introduction

Il existe toutes sortes d’analyses du terrorisme (ou plutôt des terrorismes), y compris à l’extrême gauche ou à l’ « ultragauche ». Des groupes qui condamnent le terrorisme sans ambiguïté à ceux qui l’approuvent, de ceux qui acceptent de s’engager sur le terrain périlleux, mais essentiel, de l’éthique révolutionnaire à ceux qui refusent même d’aborder la question. Pour plus de détails sur ces questions nous renvoyons au livre De la violence politique, anthologie de textes publiée par Ni patrie ni frontières en 2010 et qui contient des opinions diverses sur ce sujet.

Cet article s’intéresse aux positions développées par Jacques Wajnsztejn, un des membres de la revue Temps critiques, dans son livre Individu, révolte et terrorisme paru en 1988 et qui vient d’être réédité avec une nouvelle introduction. Un autre membre de la revue Temps Critiques (Loïc Debray) a écrit avec Anne Steiner un ouvrage réédité aux Editions L’Echappée (RAF : Guérilla urbaine en Europe occidentale), qui fera l’objet d’un autre article.

Temps critiques n’étant pas un groupe politique défendant une idéologie ou un programme définis, il est difficile de dégager une position unique, mais nous essaierons d’éclairer ce qui nous semble être la sensibilité commune aux participants de cette revue par rapport à la question du terrorisme et de la violence.

Pour être exhaustif, il aurait fallu exposer en détail les réflexions de Temps critiques autour des notions de valeur, de capital fictif et de société capitalisée, réflexions qui déterminent les positions de cette revue sur toute une série de questions, y compris à propos de l’existence de la classe ouvrière et de la disparition des classes sociales, mais cela dépasse mes compétences.

Je noterai simplement qu’à ma connaissance Temps critiques ne s’est jamais livré à une étude statistique et sociologique de l’importance de la classe ouvrière dans la population mondiale depuis le XIXe siècle (et donc d’une partie des bases matérielles et rationnelles des hypothèses de Marx). Si l’on en croit les statistiques officielles, pourtant, les effectifs du prolétariat mondial (quel que soit le sens, large ou restreint, que l’on donne à ce mot) seraient loin de décroître, notamment en Asie, et le « travail vivant » (le travail des hommes) serait loin d’être supplanté par le « travail mort » (capital, machines), comme le prétend Temps critiques.

La revue Temps critiques paraît depuis vingt ans et a publié 15 numéros, plus un certain nombre d’anthologies rassemblant des textes inédits ; de plus, ses membres ont aussi écrit des ouvrages en leur nom propre ou à quatre mains. Leurs livres font fréquemment référence à des philosophes ou des penseurs dont la lecture est ardue. Il faut parfois relire plusieurs fois certains passages pour en saisir la portée ou l’intérêt, mais cela vaut généralement la peine : si l’on fait un petit effort, on se pose de nouvelles et de bonnes questions et l’on découvre des éléments utiles pour mieux comprendre le monde capitaliste actuel.

L’une des influences théoriques principales de cette publication est, pour ce qui concerne le passé, la pensée de Karl Marx, et pour une période plus récente, d’un côté, les philosophes de l’Ecole de Francfort et, de l’autre, la revue Invariance et son animateur Jacques Camatte (1), dont les écrits ne sont pas non plus d’un accès facile. Les textes de Camatte (comme ceux de la plupart des ultragauches et des situationnistes et post-situationnistes) se caractérisent par un mépris de « l’activisme » (traduire : un mépris de la traduction de ses convictions politiques en actes concrets, et aussi un mépris des militants de base, considérés généralement comme un peu cons ou en tout cas dénués d’esprit critique), mépris qu’exprime parfois aussi Temps critiques, sous une forme moins systématique ou obsessionnelle que certains certains ultragauches.

Jacques Camatte a lui-même été influencé par la Gauche communiste italienne (courant que l’on qualifie habituellement de « bordiguiste », du nom d’un des principaux fondateurs du Parti communiste italien Amadeo Bordiga) (2).

Cette publication ne ressemble pas à une revue académique. Ni les sujets qu’elle aborde ni le ton militant qu’elle adopte (parfois, pas toujours, soyons honnêtes) ne la placent dans la catégorie des revues de la gauche sociale-démocrate, néostalinienne ou néotrotskyste (cf. Actuel Marx, Critique communiste ou Contretemps) qui ont un rapport souvent acritique avec les icônes de l’intelligentsia de gôche française (Bourdieu, Foucault, Derrida, Deleuze, Guattari et désormais… l’inénarrable Badiou !), ni des revues vaguement de gauche (Temps modernes, Esprit, Le Débat, etc.). Après cette brève présentation Temps critiques nous allons nous intéresser à un livre de Jacques Wajsztejn Individu, révolte et terrorisme (1988) et à la nouvelle introduction qu’il a rédigée en 2010 et qui se trouve sur ce site : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1487

Une définition problématique

Pour Jacques Wajnsztejn, en 1988 du moins, il existait deux types de terrorisme :

- « celui de l’IRA, de l’ETA ou de l’OLP qui ne vise qu’à asseoir un nouvel État aux caractéristiques identiques à celui qu’il combat et dont les membres restent soumis à la “Cause” » (p. 5)

- et d’un autre côté « celui d’INDIVIDUS prenant pour cible, dans leur révolte, l’idéologie et la pratique de l’Etat ».

Dès le départ cette distinction pose problème. Qu’est-ce qui permet à l’auteur d’affirmer que ces INDIVIDUS (dont la nature exceptionnelle et exemplaire est soulignée par l’usage de majuscules) ont véritablement rompu avec l’idéologie et la pratique de l’État ? Jacques Wajnsztejn ne l’explique guère tout au cours de son livre. Il s’intéresse surtout aux actes concrets de ces terroristes d’extrême gauche, au fait qu’ils prennent comme cibles des militaires (le général Audran) en France, des grands patrons (Hans Martin Schleyer) ou des hommes politiques (Aldo Moro), et non des civils « innocents » – les guillemets sont de moi. (On retrouve fréquemment dans la littérature « révolutionnaire » ce distinguo classique entre représentants de l’État, du Capital ou de l’impérialisme – coupables – et civils – innocents. À mon avis, cette distinction s’apparente à un tour de passe-passe en matière d’éthique. Ses fondements sont pour le moins douteux, comme plusieurs articles reproduits dans De la violence politique tentent de l’expliquer.)

Mais ces individus révoltés se réclament-ils des conseils ouvriers ? Font-ils partie de groupes qui ont dressé un bilan critique du bolchevisme et du léninisme, qui ont perdu toute illusion sur la nature prétendument socialiste du Vietnam, de la Chine ou de Cuba, icônes de l’extrême gauche des années 60 (2) ? Ont-ils rompu véritablement avec la tradition stalinienne de la Résistance italienne qui, si elle a lutté les armes à la main contre le fascisme, ne l’a fait que pour remettre en selle une autre forme d’Etat, démocratique certes, mais tout aussi bourgeoise ?

Jacques Wajnsztejn continue : « Ces individus ne s’expriment plus par et dans une classe, classe dont ils sont eux-mêmes exclus comme on l’a vu avec la chasse aux “terroristes” organisée dans les usines italiennes par le PCI et les syndicats ; mais par des actions violentes, spontanées diffuses et fugitives. »

Qu’est-ce qui a empêché ces révoltés de continuer à lutter, dans les usines, sur le terrain de la classe ouvrière ? Est-ce seulement l’hostilité criminelle du Parti communiste italien ? De fait, ce n’est pas ce que pense Jacques Wajnsztejn puisqu’il affirme dès la première ligne de son livre : « Il n’y a plus de classe sociale qui figurerait ou pourrait être assimilée au progrès de la société. La représentation du prolétariat par ses médiations traditionnelles (syndicats, partis, marxisme, pays socialistes) n’est plus possible et c’est à partir de ce vide que l’on peut essayer de comprendre le développement du terrorisme durant ces quinze dernières années. » (Rappelons que ce texte a été écrit en 1986-1987.)

Dans un tel cadre, on ne comprend guère, en dehors de la révolte individuelle contre l’exploitation et l’oppression, ce qui peut fonder rationnellement une action violente contre l’État.

Revenons aux activités violentes des groupes d’extrême gauche : « Mais cette violence devient terroriste quand ils cherchent à centraliser ces actions, à les rendre permanentes, à organiser politiquement ce qui ne peut l’être », écrit Jacques Wajnsztejn.

Un nouvel élément est ici introduit : la centralisation et la permanence de l’action signeraient le passage au terrorisme (donc, on le suppose, à une activité vaine, voire néfaste) : « Ils définissent alors des règles strictes de production de cette violence et transforment la révolte en une simple activité de l’ordre du militaire. »

Mais comment imaginer qu’un appareil d’État solide et pluricentenaire se laisse attaquer sans réagir, et sans obliger ainsi ses attaquants à eux-mêmes s’organiser en une contre-société secrète, hiérarchisée et militariste ?

« L’organisation de la violence accapare ainsi toute l’énergie de la révolte primitive. » Bien sûr. Mais cela était prévisible dès le départ et c’est accorder bien de la naïveté aux tenants de cette « révolte primitive » que de penser qu’ils n’avaient pas pensé aux conséquences de leurs actions.

« Cette difficulté à rompre avec les anciennes représentations apparaît bien dans la spectacularisation que l’État, par l’intermédiaire des médias, tente d’imposer aux terroristes. » Là aussi l’auteur prête aux terroristes d’extrême gauche une inexpérience exceptionnelle, comme si ces derniers ignoraient totalement les règles du monde dans lequel ils vivent et n’avaient pas l’intention d’en jouer.

« Le terrorisme déjà accusé, par la gauche et l’extrême gauche réunies, de servir seulement à museler les luttes ouvrières, sert aussi indirectement à revitaliser l’idéologie de l’Etat. »

Si l’auteur a raison de souligner que l’État n’a nullement besoin des petits groupes terroristes pour « museler les luttes ouvrières », il ne nous explique pas en quoi les individus dont il admire la révolte ont aidé en quoi que ce soit les luttes ouvrières ou les luttes des exploités en général. Mais évidemment si la révolte se justifie en elle-même, sans perspective historique, sans stratégie nécessaire, peut-être la solidarité avec les révoltés et la prise de risques physiques se suffisent-elles à elles-mêmes ?

Nouvelles nuances mais difficultés identiques

Dans son introduction de 2010 à Individu, révolte et terrorisme, Jacques Wajnsztejn apporte les précisions suivantes :

« Avec le recul, et le développement de nouvelles formes de terrorisme, il me semble que ce terme générique de “ terrorisme ” censé recouvrer toutes les formes armées de violence sociale et politique non étatique n’est plus opérant et cela pour deux raisons opposées :

- premièrement parce que d’un côté des groupes de plus en plus nombreux se positionnent et agissent comme autant de “ petits Léviathans ” en puissance pour reprendre une expression d’Oreste Scalzone. On peut dire que tous luttent pour une Cause qui leur est extérieure et les domine, d’où leur comportement souvent sacrificiel ;

- deuxièmement, parce que les attaques contre la société du capital ont actuellement perdu le caractère de masse qu’elles avaient pu atteindre dans les années 65-75 (mouvement extra-parlementaire allemand et violence diffuse en Italie) et sur lequel pouvaient venir se greffer des pratiques de lutte armée. Aujourd’hui, elles ne revêtent, au mieux, qu’un caractère de “ résistance ” qui permet justement aux différents pouvoirs de les isoler dans la forme “ terroriste ”, en criminalisant les modes d’action illégaux même s’ils demeurent peu violents, comme le sont, par exemple aujourd’hui, les blocages devant les établissements scolaires ou certaines actions au sein des universités ou entreprises (séquestrations, destruction de matériel). À partir du moment où il devient clair que c’est la société du capital qui domine l’usage de ces mots, il devient nécessaire, au minimum de les préciser. Aujourd’hui, il faut le dire, les seules actions armées sont celles qui visent à “ terroriser ” les populations. Or, elles sont de nature nationaliste, religieuse/communautariste ou directement produites par des États constitués et non plus des actions visant à une subversion sociale de l’ordre existant. »

Les précisions qu’apporte l’auteur posent tout autant de problèmes que son analyse antérieure. Jacques Wajnsztejn continue à penser que les années 60-70 auraient été le « dernier assaut révolutionnaire de notre époque ». C’est peut-être de cette affirmation péremptoire (et commune à presque tous les groupes d’extrême gauche ou ultragauches) que la discussion devrait partir.

Dans son Histoire des révolutions (2006, Points Seuil 2010) Martin Malia considère (en schématisant sa pensée) que les seules révolutions possibles, « réalistes », réalisables, sont les révolutions bourgeoises. Sans adopter cette hypothèse extrême, et bien décourageante pour des individus ou des organisations qui prônent encore la révolution sociale au XXIe siècle, on est bien obligé, si bien sûr on n’a aucune illusion sur le léninisme et le stalinisme, de constater que les révolutions « prolétariennes » ont toutes été défaites au XXe siècle, qu’il s’agisse des révolutions russes (1905/1917) ou de la révolution hongroise des conseils ouvriers de 1956.

Soucieux de donner de l’épaisseur à cette notion de vagues révolutionnaires, ou plus exactement de « cycle des révolutions », Jacques Wajnsztejn écrit :

« Il nous faut redire que les mouvements de lutte armée ont constitué des moments de la lutte à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler le cycle des révolutions du XXe siècle. C’est particulièrement net pour le processus enclenché en Italie à partir de la fin des années 60 et qui va s’étendre jusqu’au milieu des années 80. La lutte armée s’inscrit donc dans une tradition révolutionnaire qui prend son essor avec la “ propagande par le fait ” des anarchistes à la fin du XIXe siècle, le sabotage et le syndicalisme d’action directe du début du XXe, les expropriations et prises sur le tas en Espagne dans les années 20-30 ainsi que les multiples actions terroristes d’Ascaso et Durruti, les milices armées de Max Holz en Allemagne 1920 et 1921. »

La Fraction Armée Rouge, les Brigades rouges, et Action directe (créées respectivement en 1968, 1970 et 1979) sont nées –du moins pour les deux premières d’entre elles – dans le cadre d’une période riche en grèves dures, longues et variées. Si, au départ, ces groupes se sont attaqués à des bâtiments civils ou à des installations militaires plutôt qu’à des personnes, s’ils ont d’abord pratiqué ce qu’ils appelaient une « propagande armée », ils ont dû affronter une répression impitoyable quand ils ont commencé à pratiquer l’assassinat politique, c’est-à-dire en 1977 pour la RAF (rappelons que Holger Meins mourut en novembre 1974 après plusieurs semaines de grève de la faim en prison et que, en mai 1976, Ulrike Meinhof fut retrouvée « pendue » dans une cellule d’isolement sensoriel total). Pour obtenir la libération de ses membres emprisonnés, la RAF enleva Hans Martin Shleyer, un grand patron, le 5 septembre 1977 et, le 18 octobre, le gouvernement allemand annonça la mort par « suicide » d’Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Jan-Carl Jaspe, très probablement assassinés.

Pour les Brigades rouges, c’est à partir de 1974 qu’elles sont créditées d’assassinats politiques par la « justice » italienne, le plus célèbre d’entre eux étant celui d’Aldo Moro en 1978, ce qui montre la coïncidence entre le recul des luttes et la montée de la lutte armée sous sa forme homicide.

En dehors de cet affrontement inégal et suicidaire entre des groupuscules de quelques dizaines ou de quelques centaines de militants armés et les Etats allemand, italien et français, affrontement qu’on ne peut absolument pas qualifier d’ « assaut révolutionnaire », on ne voit pas dans quel pays d’Europe, ou même du monde, les travailleurs auraient formé des conseils ouvriers, des soviets, des comités de travailleurs, peu importe le nom, pour prendre en main les usines et les bureaux, ou auraient formé des milices ouvrières pour détruire l’Etat. En clair, où y a-t-il eu une période de double pouvoir en Europe dans les années 1960/70 ?

Le seul pays (jamais mentionné à ma connaissance par Temps critiques et par la plupart des ultragauches ou des extrême-gauchistes de toute tendance) où un pourcentage significatif des usines ont été reprises en main par les travailleurs en 1974-1975, c’est le Portugal. Et encore s’agissait-il plus d’une mesure défensive (assurer l’emploi et un revenu) que d’une mesure offensive (commencer à s’approprier les usines pour exproprier toute la classe capitaliste), même si les discussions politiques au sein des commissions de travailleurs montrent que les travailleurs portugais se posaient des questions politiques fondamentales (Le journal Combate, dont les interviews de travailleurs de toutes tendances reflétaient ces discussions, n’a malheureusement jamais été traduit en français, mais on peut trouver les textes en portugais sur Internet, et une analyse excellente dans Portugal l’autre combat publié par les Editions Spartacus).

Parler d’une « offensive révolutionnaire déclenchée par les mouvements radicaux des années 60/70 » me semble donc, jusqu’à preuve du contraire, se payer de mots.

Décidé à tout prix à accorder un label « révolutionnaire » aux petits groupes d’extrême gauche qui ont pratiqué la lutte armée, et soucieux de renforcer sa thèse d’une vague révolutionnaire, Jacques Wajnsztejn, en voulant critiquer les théories du complot (selon lesquelles ces groupes étaient entièrement manipulés par les services secrets), défend, dans son introduction de 2010 à Individu, révolte et terrorisme, deux positions qui nous semblent particulièrement fragiles, pour ne pas dire fausses :

- d’une part, il assimile les « dissociés » italiens (ceux qui ont reconnu publiquement que la lutte armée était une erreur politique grave, mais n’ont dénoncé personne) aux repentis (ceux qui ont vendu leurs camarades contre une réduction de peine). Cette affirmation est cohérente avec sa croyance en l’idée qu’il y aurait eu une « vague révolutionnaire » dans les années 1960-1970 mais elle me semble calomniatrice pour les dissociés, en particulier ceux de Prima Linea qui se sont dissociés collectivement. Une telle position a surtout pour effet involontaire (ou pour fonction délibérée chez certains) d’empêcher tout bilan politique de cette période, sous prétexte que ceux qui tentent de reconnaître leurs erreurs politiques commises durant les années 1960/70 seraient automatiquement des ennemis de classe, ou renforceraient l’Etat italien et sa répression ;

- d’autre part, il refuse d’évoquer sérieusement les liens qui ont pu exister entre les terroristes de la RAF et l’Allemagne de l’Est stalinienne, en réduisant la question à sa dimension anecdoctique (dans le passé, il y a toujours eu quelques provocateurs ou indicateurs dans les organisations révolutionnaires, y compris dans leur direction, cela ne changeait rien à leur nature). Malheureusement on peut, et on doit même, se demander pourquoi, si les militants de la RAF étaient autant opposés à la bourgeoisie de RFA qu’à la bureaucratie stalinienne de la RDA, cette dernière les a-t-elle accueillis à bras ouverts jusqu’à la chute du Mur ? Plus largement on peut se demander pourquoi certains groupes d’extrême gauche qui ont pratiqué la lutte armée (ou ont simplement envisagé de la pratiquer) ont-ils noué des relations avec des mouvements et des Etats nationalistes du tiers monde, mouvements et Etats dont la nature contre-révolutionnaire était évidente, déjà à l’époque ? Aller recevoir une formation militaire en Lybie, à Cuba ou dans la plaine de la Bekaa au Liban n’avait en effet rien de politiquement neutre.

Mais revenons à l’ouvrage Individu, révolte et terrorisme.

Un changement de période historique ?

Après avoir décrit les éléments fondamentaux de son analyse du terrorisme, Jacques Wajnsztejn se lance dans un assez long détour pour expliquer en quoi il se réclame toujours du communisme de Marx, tout en considérant que les analyses du Grand Karl ne s’appliqueraient plus à la société actuelle. Il est difficile, dans le cadre de cet article, de restituer tout le raisonnement de l’auteur. Signalons que pour Jacques Wajnsztejn le prolétariat en tant que classe aurait actuellement disparu et aurait été remplacé par ce qu’il appelle des « individus-prolétaires ». Curieusement l’auteur s’intéresse uniquement aux pays capitalistes avancés sans nous fournir beaucoup de statistiques ni sur le salariat ni sur la classe ouvrière proprement dite. Il passe sous silence le développement fantastique de la classe ouvrière dans des pays comme la Chine, l’Inde, le Pakistan ou le Brésil. Si, en 1988, ce développement était peut-être moins évident qu’aujourd’hui rappelons quand même qu’en 1972 Simon Rubak avait déjà publié, aux éditions Spartacus, un petit livre au titre prémonitoire : La classe ouvrière est en expansion permanente, contrairement à des sophismes trop répandus.

Pour Jacques Wajnsztejn, les nouveaux sujets de la révolte sont apparemment les « jeunes qui (…) pratiquent l’art de la débrouille : absentéisme, turn-over, petits boulots, travail au noir ; pour eux pas question de s’affirmer en tant qu’ouvrier : leur vie n’est pas à l’usine, le temps de travail est un temps intégralement perdu ». Ces individus révoltés se caractérisent par le « mépris de toutes les formes de travail », la « réactivation d’activités anciennes (artisanat) ou « alternatives » (« bio ») », le « désinvestissement par rapport au travail » et le « développement d’activités de substitution (vaguement artistiques, bricolage, etc. »

Jacques Wajnsztejn a raison de souligner que la classe ouvrière occidentale a profondément changé depuis les années 60 ; que ses rangs sont beaucoup moins compacts et encadrés depuis maintenant quarante ans ; que l’on a assisté à un processus d’ « individualisation » forcenée, de fragmentation des travailleurs. Dans une telle situation il est extrêmement difficile de savoir quand – et si – une nouvelle unification conséquente des luttes des prolétaires est possible. Mais lorsqu’il décrit toutes les activités de refus du travail auxquels se livrent (ou sont condamnés) les nouveaux arrivés sur le marché du travail (voire ceux qui se font jeter des entreprises à 40 ou 50 ans), on ne voit guère comment de ces intérimaires, de ces précaires permanents, pour ne pas parler des SDF, pourrait surgir la moindre conscience et organisation collective solide, permettant de dégager la perspective d’une révolution sociale.

Dans les pays occidentaux, les entreprises (qu’il s’agisse d’usines dont la taille ne cesse de diminuer, de sociétés de services ou d’administrations) existent toujours et ne sont pas en voie de disparition totale et définitive. Pas plus que les quartiers populaires, même si ceux-ci n’ont rien à voir avec les cités ouvrières qui s’étaient développées depuis la fin du XIXe siècle, où la majorité des habitants disposaient d’un travail dans une entreprise de taille respectable.

Mais, encore une fois, on saisit mal comment des travailleurs à domicile, des intérimaires, des chômeurs, etc., pourraient s’organiser (probablement sur une base locale) et avoir le même poids économique et politique que ceux qui font partie des « garantiti » comme on dit en italien, ceux qui ont un emploi garanti soit par leur statut de fonctionnaires ou assimilés, soit par un CDI dans des entreprises ayant les reins solides — ou pas.

Mais comme Jacques Wajnsztejn s’interdit cette perspective, on comprend mieux alors sa fascination, et celle des rédacteurs de Temps critiques, pour les différents groupes qui ont pratiqué la lutte armée, délibérément ou à leur corps défendant, ou bien pour les groupes qui ont pratiqué à une échelle de masse les autoréductions dans les transports, les occupations de logements, les interventions armées dans les supermarchés, etc.

Quelle qu’ait été l’ampleur de ces mouvements en Italie [et elle n’avait rien de groupusculaire ou d’anecdotique (3)], il est difficile de croire que ceux qui en ont été à l’initiative ignoraient que des dizaines de milliers de gens ne pourraient pas, pendant des mois, refuser de payer leurs loyers, remplir gratuitement leurs caddies au supermarché, payer des tarifs réduits dans les transports en commun, etc., sans que la répression se déchaîne contre eux. Et comment ils pouvaient ignorer que la protection armée de telles actions de base enclencherait une spirale répressive dont l’issue ne pouvait être que militaire.

Face à la répression de l’Etat contre eux, on peut et on doit certes être solidaires – sans ménager pour autant nos critiques politiques – de ces camarades qui ont tenté d’accélérer le cours de l’Histoire (mais pour Jacques Wajnsztejn et Temps critiques, l’Histoire a-t-elle encore un sens ?), mais on ne peut en même temps fermer les yeux sur les schémas simplistes qu’ils avaient dans la tête : une Résistance armée minoritaire mais populaire allait provoquer la répression de l’État, forçant ainsi la masse des exploités à faire le grand saut et à prendre les armes. Ou pire : un « Parti communiste combattant » allait rapidement se créer sous leur direction et prendre le pouvoir par un coup d’Etat habilement mené.

On ne peut pas non plus fermer les yeux sur la religion de la violence que partageaient ces groupes. Et lorsque Jacques Wajnsztejn affirme que les militants de la RAF ou des BR étaient les seuls à envisager de payer personnellement le prix pour leurs actions et pour leurs idées, on ne peut s’empêcher d’entendre quelque chose du genre : « Ces mecs (et ces femmes dans le cas de la RAF) avaient un sacré courage physique et n’hésitaient pas à risquer leur peau. » Sans aucun doute. Malheureusement ce courage et cette détermination indéniables (il n’est que de voir combien de militants de la RAF ou d’Action directe sont morts en prison ou ont subi des séquelles ineffaçables de leur emprisonnement), aussi admirables soient-ils sur le plan du courage individuel, ne remplacent pas une réflexion politique novatrice et surtout l’auto-organisation des masses.

« De Spartacus à aujourd’hui… »

Ce que Jacques Wajnsztejn et l’équipe de Temps critiques mettent utilement en évidence, de façon différenciée mais souvent convergente, c’est la difficulté d’envisager les formes d’une véritable révolution sociale aujourd’hui, surtout lorsqu’on ne croit plus à la théorie du Parti omniscient qui mènera les masses à la victoire militaire ; qu’on considère qu’une « guerre d’accumulation » n’est ni possible ni souhaitable puisqu’elle aboutirait forcément à la bureaucratisation avant même le Grand Soir ; et qu’enfin l’on pense que les classes sociales sont en pleine dissolution, et que donc le prolétariat n’est plus à même de jouer un rôle significatif dans la future révolution sociale.

Mais, si le seul élément de référence est l’individu et sa révolte contre l’oppression et l’exploitation, pourquoi donc s’accrocher à la référence à la classe ouvrière à certaines périodes de l’histoire du capitalisme ? Si la classe ouvrière est en voie de disparition à l’échelle mondiale, pourquoi se soucier encore des dernières manifestations de son rôle social ?

Si finalement ce qui compte le plus c’est la révolte brute, pure, « primitive », de l’individu et ses formes d’expression violentes, pourquoi s’embarrasser des références à Marx, des analyses économiques et sociologiques, des comparaisons historiques ?

On sent dans les textes de Jacques Wajnsztejn une tension permanente entre, d’un côté, une révérence profonde mais plutôt nostalgique vis-à-vis de Marx et du vieux mouvement ouvrier (grosso modo jusque dans les années 20 pour les tendances les plus radicales du mouvement communiste ou anarchiste), révérence qui implique de prendre au sérieux, quitte à les critiquer, les analyses marxistes classiques des classes sociales, du capitalisme et de l’impérialisme ; et, de l’autre, la volonté de « jeter le bébé avec l’eau du bain », de revenir à ce qui ressemble, faute de trouver un terme plus adéquat, à un anarchisme (ce concept n’ayant, pour moi, aucun caractère méprisant ou péjoratif) qui fait l’apologie de l’action directe, de la rébellion pure, non pas tant par conviction de son efficacité mais par… désespoir. (Un désespoir qui peut d’ailleurs avoir une certaine résonance chez les jeunes révoltés d’aujourd’hui, « individus prolétaires », qui voient le chômage augmenter, les périls ou les catastrophes écologiques se multiplier, et auquel les sociologues et les économistes réformistes annoncent dès aujourd’hui qu’ils vivront plus mal que leurs parents, que ceux-ci soient ouvriers ou petits-bourgeois…)

Cette tension, cette contradiction qui habite Jacques Wajnsztejn, le fait osciller entre un respect pour les catégories marxistes utilisées dans l’analyse des rapports de production (ce qu’on appelle par facilité, et à tort, l’ « économie »), et la volonté de faire table rase de toute la réflexion et l’action de Marx et des marxistes sur le plan de la lutte politique : revendications démocratiques, formation de partis et de syndicats, activité parlementaire pour les réformes, luttes de libération nationale, etc.

C’est pourquoi sur le terrain politique, et notamment de l’analyse du terrorisme, Jacques Wajnsztejn semble revenir à une position qu’il est difficile de qualifier autrement que d’anarchiste, voire de prémarxiste, pour laquelle l’Etat, étant l’ennemi absolu (« L’Etat n’est pas devenu ou redevenu autoritaire, il est devenu total comme le capital » ; « l’Etat n’a plus d’ennemi intérieur déclaré » ; cela l’amène « à ne plus respecter certaines règles du jeu démocratique traditionnel, afin de tester la conformité de chacun à ce point de vue d’ensemble », écrit-il dans son introduction de 2010 à Individu, révolte et terrorisme), aucune médiation n’est possible entre l’Etat bourgeois et le communisme intégral.

On comprend la méfiance de Jacques Wajnsztejn vis-à-vis des théorisations et surtout de l’expérience de la Troisième Internationale sur les questions ci-dessus évoquées, mais Temps critiques ne semble pas avoir trouvé beaucoup mieux pour le moment, sur le terrain des luttes politiques, qu’une défiance radicale vis-à-vis de l’Etat et de toutes les médiations qu’il offre, du moins dans les démocraties bourgeoises.

Les textes de Temps critiques expriment une solidarité radicale, et parfaitement justifiée, avec toutes les révoltes contre l’Etat. En cela les collaborateurs de cette revue reprennent à leur compte une très ancienne et saine tradition du mouvement ouvrier, tradition régulièrement foulée aux pieds par les organisations d’extrême gauche en quête de respectabilité électorale.

Mais la lucidité de Temps critiques face au manque total de perspectives des luttes depuis le milieu des années 70, lucidité qui tranche avec l’autosatisfaction permanente de l’extrême gauche ; le refus de cette revue de nous servir les « discours automatiques » que l’on retrouve jusqu’à la nausée dans la presse de la gauche « radicale » ; sa volonté d’explorer de nouvelles pistes pour renouveler l’analyse des modifications intervenues dans le fonctionnement du capitalisme, des classes sociales et des luttes des exploités, ces différents éléments semblent la conduire vers une illusion très ancienne : celle du communisme-tout-de-suite.

Cette posture n’est malheureusement pas plus innovatrice que les « analyses » préfabriquées de ceux qui croient qu’ils planifieront à nouveau l’insurrection militaire d’Octobre ou fomenteront l’autogestion en s’appuyant sur de nouveaux syndicats anarchosyndicalistes, quand ils ne prônent pas un hypothétique municipalisme « libertaire » en draguant les partisans de la « démocratie participative » chère aux altermondialistes (4).

La posture de Jacques Wajnsztejn se rapproche parfois d’une réflexion assez atemporelle (le capitalisme est un régime d’exploitation inadmissible, ce qui légitime toute révolte contre lui ; il écrit ainsi dans son introduction de 2010 à Individu, révolte et terrorisme : « nous pensons que la révolte reste une sorte d’invariant de l’histoire de l’humanité. De Spartacus à aujourd’hui, les raisons de la révolte ne manquent pas »), aux accents philosophiques généreux mais plutôt catastrophistes.

Communisation immédiate ou barbarie ?

On n’est pas très loin de l’éternelle alternative « socialisme ou barbarie » (dans le cas de Jacques Wajnsztejn ce serait plutôt « communisation immédiate ou barbarie »). Cette alternative est régulièrement recyclée depuis Marx, sous des formes diverses, des écologistes radicaux aux libertaires fascinés par les théories « primitivistes » ou « anti-industrielles » en passant par les trotskystes, ou les néotrotskystes, qui dénoncent la « putréfaction » et la « décomposition » du capitalisme dont les forces productives auraient « cessé de croître », ou ceux qui assimilaient hier la guerre froide à l’anéantissement de l’humanité par l’arme atomique, aujourd’hui la démocratie bourgeoise au fascisme ou au nazisme, etc. Comme si les « révolutionnaires » avaient toujours besoin de faire peur, de dresser des perspectives sinistres voire apocalyptiques, pour convaincre les gens de se mobiliser pour de justes causes… ou pour s’en convaincre eux-mêmes.

Ainsi, la thèse de la « démocratie totalitaire » – évoquée par Jacques Wajnsztejn et empruntée à l’Ecole de Francfort – converge dangereusement avec des analyses très répandues dans les milieux libertaires sur le « totalitarisme rampant » (ou « soft ») dans toutes les démocraties bourgeoises, « totalitarisme » qui s’incarnerait dans des juridictions comme la loi Perben ou le Patriot Act de G.W. Bush. Dans le numéro spécial du 22 décembre 2006 du Monde libertaire, Larry Portis n’hésite pas à parler de « fascisation « des Etats-Unis depuis les années 20 et à voir en Bush (tout comme d’ailleurs Jacques Julliard du Nouvel Observateur [5]), un éventuel fourrier du fascisme !!!.

L’emploi de l’épouvantail « fasciste » ou « totalitaire » a, peut-être, des vertus pédagogiques aux yeux de certains, mais il ressort d’un argumentaire manipulatoire et contraire à la perception de la réalité par l’immense majorité des êtres humains.

Comparer l’Allemagne de Hitler avec celle de Helmut Schmidt, de Helmut Kohl ou de Gerhard Schröder, l’Italie de Cossiga, Aldo Moro ou Berlusconi avec celle de Mussolini, la France de Pétain à celle du général De Gaulle ou de Nicolas Sarkozy, ne peut que pousser des militants sincèrement révoltés à des actions désespérées. Et c’est bien ce qui est arrivé aux quelques dizaines de membres de la Fraction Armée Rouge, des Brigades Rouges voire d’Action Directe. (De même qu’établir des parallèles entre Hitler, Sharon et Bush, comme le proclament nombre de pancartes dans les manifestations à propos de la Palestine ou de l’Irak, ne fait pas avancer d’un iota la compréhension du fonctionnement de l’impérialisme américain et du colonialisme israélien.)

Jacques Wajnsztejn ne tombe heureusement pas dans des panneaux aussi grossiers que ceux tendus par les vieux crabes nationalistes, étatistes et tiers-mondistes, ou ces libertaires qui voient le fascisme avancer masqué derrière toute publicité ou toute incitation à la « consommation », mais son penchant pour la thèse de la « démocratie totalitaire » établit des passerelles possibles avec la propagande gaucho-simpliste, écolo-simpliste ou anarcho-simpliste.

Dans les circonstances actuelles, cette propagande est amplifiée et dramatisée par ce qu’on pourrait appeler « l’antisarkozysme primaire », relayé par toutes sortes de chansonniers et de comiques populaires ; cet antisarkozysme (qui personnalise à l’excès des problèmes dont la solution ne se réduit pas à un simple changement de monarque ou à un exercice plus « digne » de la fonction présidentielle) se répand à toute vitesse avec la permanence de la crise et l’accroissement des difficultés des travailleurs en France – d’autant plus qu’il sert les intérêts boutiquiers du PS, des écologistes, du PCF et du Parti de gauche.

Conscient de ce piège d’ailleurs, Jacques Wajnsztejn nous livre, dans son introduction de 2010 à Individu, révolte et terrorisme, des réflexions très justes : « Ainsi, certains sont enclins à voir dans toutes les actions de l’État, une tendance politique vers la droitisation à travers l’arrivée au pouvoir de gouvernements populistes (Berlusconi, Haider, Sarkozy). Les caractéristiques autoritaires de l’État contemporain sont alors assimilées à une fascisation rampante comme le montrent divers appels à la “ résistance” ou au retour à une forme de vichysme. On est alors dans la plus grande confusion quand la multiplication des “bavures” est mise sur le même plan qu’une volonté d’anéantir un mouvement social… qui n’existe pas ou bien lorsque la moindre action directe se présente comme lutte sociale. Cela engendre deux erreurs de taille car elles inversent le processus réel. Tout d’abord, l’État est pensé comme tout-puissant alors que son raidissement est plutôt une preuve de sa faiblesse (en France l’État-nation est en crise profonde et en Italie il n’arrive jamais à se stabiliser) et en second lieu, la lutte sociale est présentée comme toujours potentiellement forte alors même que la notion de mouvement social est plus que jamais indéterminée. »

On ne peut que regretter que la lucidité actuelle de Jacques Wajnsztejn ne s’applique pas davantage à l’analyse des luttes de masse des années 1960 et 70 et du terrorisme d’extrême gauche, voire même à la précédente « vague révolutionnaire » des années 1920, qu’il faudrait aussi réanalyser en profondeur en ne s’en tenant pas simplement à la version des acteurs les plus radicaux, aussi réconfortante soit-elle pour nos espoirs d’une révolution sociale.

Y.C., avril 2010

Notes

1. Pour ceux qui souhaiteraient lire Bordiga trois solutions :

– s’adresser à un militant du Parti communiste international (ce qui n’est pas facile à trouver) ou à la Librairie La Brèche où l’on pourra dénicher un certain nombre de textes de Bordiga publiés par le PCI et le plus souvent anonymes (rassurez-vous : en recoupant avec Internet on arrive à savoir lesquels sont de Bordiga !) ;

– aux Éditions Spartacus 8 impasse Crozatier 75012 Paris Tél : 01 42 09 41 73 Mail : http://www.atheles.org/spartacus/page/ correspondance@editions-spartacus.fr Et correspondance@editions-spartacus.fr

– ou explorer des sites comme http://www.ica-net.it/quinterna/ de la revue n + 1, le plus complet apparemment en italien ; http://www.sinistra.net, archives en plusieurs langues dont le français, ou http://classiques.uqac.ca/classiques/bo ... C_t_I.html).

En italien, des œuvres complètes étaient en cours de préparation mais l’éditeur (Graphos) étant devenu négationniste, le projet s’est arrêté aux années 1911-1926.

2. Si l’on consulte les écrits d’Ulrike Meinhof (cf. par exemple le site de la revue Front social) on est sidéré par le schématisme des analyses de cette militante de la Fraction armée rouge, qui se caractérise par un antiaméricanisme primaire, une exaltation acritique des luttes de libération nationale et l’assimilation de la démocratie bourgeoise au fascisme. Si Ulrike Meinhof avait vécu dans un petit bled paumé au fin de l’Ethiopie ou du Soudan, où elle n’aurait eu accès qu’à une feuille de chou stalinienne introduite en contrebande ou à des traductions falsifiées des écrits de Marx, Engels ou Lénine, on pourrait essayer de comprendre ses positions et de les mettre sur le compte d’une ignorance tout à fait pardonnable.

Mais elle vivait en Allemagne dans un pays à l’histoire politique extrêmement riche, où elle disposait de tous les moyens de prendre connaissance des différents courants du mouvement ouvrier allemand, hollandais, anglais, américain, russe, italien, français, etc., et de leurs débats théoriques depuis un siècle.

On suppose donc qu’elle ne défendait pas ces positions par ignorance, mais par choix, tout comme aujourd’hui, dans un tout autre registre, les trotskystes britanniques du SWP qui n’avaient aucune illusion sur les mouvements de libération nationale dans les années 60, discutent tranquillement avec des représentants irakiens de l’Armée du Mahdi au Liban, font l’éloge du Hamas ou mènent campagne en faveur de Tariq Ramadan. Il s’agit de choix politiques qui ne peuvent être « excusés » par un quelconque manque d’informations.

3. Yann Moulier-Boutang et Pierre Rival Les Autoréductions : Grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie (1972-1976), Christian Bourgois, 1976.

4. C’est ainsi que, dans son introduction à Pour un municipalisme libertaire de Murray Bookchin, (Atelier de création libertaire, 2003) Mimo Puccarelli écrit à propos de ce texte : « Un des éléments intéressants que l’on peut en retenir c’est sans doute la possibilité de faire vivre un municipalisme libertaire en agissant dans les quartiers, dans les petites villes, c’est-à-dire à une échelle ‘humaine’ ou horizontale, mais c’est aussi l’esquisse d’une sorte de fédéralisme des groupes et des activités vivant dans ces municipalités. » Après le « socialisme à visage humain », voilà l’ « anarchisme à visage « humain… et municipal » ! Décidément, plus on avance dans le XXIe siècle, plus les « révolutionnaires », privés de boussole et de sextant politiques, raffolent des pâtisseries rances de la vieille social-démocratie.

Le coup du « municipalisme », on nous l’a déjà fait, en France notamment, et il y a plus d’un siècle, avec les brillants résultats que l’on sait. Bookchin réinvente l’eau chaude…et Puccarelli rajoute un peu de savon liquide pour faire de jolies bulles libertaires. Mais il faut dire, à leur décharge, qu’ils sont en bonne compagnie : Lutte ouvrière a consacré toute une brochure pour défendre la « démocratie communale » ; quant au Parti des travailleurs, c’est son pain quotidien...

5. Une première version de ce texte, restée inédite, avait été écrite en avril 2007, raison pour laquelle y figurent ces référence à des articles écrits il y a trois ans par Larry Portis et Jacques Julliard…

Post-scriptum :

Ceux qui souhaitent approfondir les problèmes évoqués dans cet article pourront se rapporter aux nombreux articles publiés dans Ni patrie ni frontières sur la question de la violence politique et des terrorismes, notamment dans le numéro 11-12 de la revue : http://www.mondialisme.org/spip.php?rubrique49 et repris avec d’autres textes dans le recueil De la violence politique. (http://www.mondialisme.org/spip.php ?article1370)
Image
Avatar de l’utilisateur
AnarSonore
 
Messages: 506
Inscription: Lundi 31 Mar 2008 0:52

Re: Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Messagepar AnarSonore » Vendredi 09 Juil 2010 21:48

Le communisme, une médiation ?

À partir d’un commentaire d’Yves Coleman

:arrow: http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article269

Dans son com­men­taire* de la préface à la seconde édition du livre de Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte ter­ro­risme (L'Harmattan, 2010), Yves Coleman présente som­mai­re­ment au lec­teur les prin­ci­pa­les thèses de la revue Temps cri­ti­ques. Il sou­li­gne la « luci­dité » des auteurs pour tenter d'ana­ly­ser les caractéris­ti­ques du capi­ta­lisme contem­po­rain autre­ment qu'en référence au pro­gramme com­mu­niste clas­si­que, mais il « regrette » que ceux-ci ver­sent soit dans un anar­chisme anti-étati­que qui n'exprime rien d'autre que le « déses­poir » ou le nihi­lisme de « l'action directe », soit dans la vieille alter­na­tive du « Socialisme ou Barbarie ? », qui, dans la ver­sion Temps cri­ti­ques, devien­drait « Communisation ou Barbarie ? ». Cette dernière ten­dance semble d'ailleurs la plus cri­ti­qua­ble aux yeux d'Yves Coleman puisqu'il titre son texte « Temps cri­ti­ques ou le com­mu­nisme-tout-de-suite ».

Voyons tout d'abord le pre­mier point :

I. Sur la question de la lutte armée et plus généralement du niveau de violence des luttes

Dans De la vio­lence poli­ti­que, com­pi­la­tion de textes de sa revue Ni patrie, ni frontières, nº 4, 2009, Yves Coleman (YC pas la suite) semble dis­tin­guer le niveau de légiti­mité de la vio­lence prin­ci­pa­le­ment en fonc­tion du caractère de masse ou non de celle-ci, une dis­tinc­tion qui est jus­te­ment celle établie par toutes les orga­ni­sa­tions « de masse » dont on sait (domi­na­tion sans par­tage du sta­li­nisme et du syn­di­ca­lisme aidant) quel rôle elles ont joué dans l'écra­se­ment des ten­ta­ti­ves de sub­ver­tir ce monde. La cri­ti­que de l' » l'idéologie du petit groupe révolu­tion­naire » (p. 143, arti­cle de Combat com­mu­niste de 1977, auquel YC a par­ti­cipé) se fait au nom d'une vio­lence « vraie » à atten­dre de la classe ouvrière orga­nisée1. Cette cri­ti­que ne pose pas la ques­tion de savoir pour­quoi cette dernière ne s'est par exem­ple pas mani­festée dans l'Italie des années 60-70 alors que cer­tai­nes condi­tions objec­ti­ves et sub­jec­ti­ves étaient réunies, en tout cas plus qu'ailleurs. La cri­ti­que des petits grou­pes de lutte armée devient alors pure­ment for­melle ou prin­ci­pielle puisqu'il n'y a pas eu d'alter­na­tive et la faute semble en incom­ber au PCI. Cela n'a pas été un mau­vais choix de la part de ces grou­pes mais un choix. Le simple fait de rele­ver cela et d'essayer de l'expli­quer, comme le fait Jacques Wajnsztejn (JW) dans sa préface à la seconde édition d'Individu, révolte et ter­ro­risme, devient alors pour YC un sou­tien ou une apo­lo­gie de ces grou­pes. Dans cette mesure et en défen­dant ses argu­ments, JW sem­ble­rait alors effec­ti­ve­ment sou­te­nir ces grou­pes. Il faut sortir de ce genre de polémique dans laquelle on juge tout avec les yeux d'aujourd'hui. Ainsi, dans Combat Communiste des années 70, revue à laquelle par­ti­cipe YC, il n'est pas du tout fait état des liens entre la RAF et la Stasi. La cri­ti­que doit-elle se baser sur des révélations postérieu­res des archi­ves de la Stasi dont cer­tai­nes contien­nent des éléments de contre-infor­ma­tion et de contre-espion­nage ? Nous disons non, d'autant que, la plu­part du temps, ces docu­ments concer­nent la deuxième ou troisième « génération » de l'orga­ni­sa­tion alors que les éléments de la première sont déjà tous morts ou en prison (c'est le cas pour la RAF de Baader-Meinhof) et pour les BR de Curcio-Franceschini). Si on conti­nue de lire Combat Communiste de l'époque on s'aperçoit que le nº 31 accorde qua­si­ment son sou­tien à la RAF face aux argu­ments débiles des grou­pes gau­chis­tes en rele­vant les caractères par­ti­culièrement for­mels de la démocra­tie alle­mande. Le titre est expli­cite : « Le vrai ter­ro­risme c'est celui de l'État2 ».

Or aujourd'hui, YC repro­che à Temps cri­ti­ques une ana­lyse en termes de démocra­tie auto­ri­taire, laquelle empêche­rait d'uti­li­ser toutes les média­tions pos­si­bles laissées par les libertés bour­geoi­ses3 ! Et Combat Communiste de deman­der en fin de texte la libération de tous les pri­son­niers et la levée de la mesure d'extra­di­tion contre l'avocat Klaus Croissant (convaincu aujourd'hui d'être un agent de la Stasi !). Ah, Yves, si à l'époque tu avais été un audi­teur de la radio « libre » Free Europe que d'erreurs auraient été évitées ! De la même façon nous deman­dons aujourd'hui les libérations de Persichetti et des deux Allemands arrêtés dernièrement en France comme celle de Battisti que le dis­socié (non repenti pour toi) Sergio Segio conti­nue de pour­sui­vre de sa vin­dicte dans tous les jour­naux « bour­geois » parce qu'il n'aurait pas payé sa dette !

Quelle évolu­tion Yves, au regard de ce que nous étions il y a trente ans ! Nous n'allons pas faire dans la psy­cho­lo­gie, mais il nous semble qu'il y a un problème avec toute cette période. De fait, tu nies son impor­tance ou pour le moins tu te refu­ses à en faire un événement. Ta méfiance vis-à-vis de tout ce qui touche à Mai 68 en est une première mani­fes­ta­tion. Ensuite, il y a, comme JW te l'a déjà dit dans sa réponse à ton inter­ven­tion sur opéraïsme et sta­li­nisme, un problème avec l'Italie. Il semble que dans les deux cas, ces événements ont brouillé tes repères théori­ques et que tu ne t'y retrou­ves pas. À partir de là, tu les mini­mi­ses. À l'inverse, nous les considérons comme un élément cen­tral de notre réflexion d'aujourd'hui. En fait, les posi­tions se sont inversées : à l'époque, en France nous étions, par exem­ple, très peu enthou­sias­tes par rap­port à ce qui se pas­sait en RFA parce que nous avions fait la cri­ti­que de l'anti-impéria­lisme et que nous n'étions pas encore coupés de la classe et donc peu disposés à nous lancer à couper le fil his­to­ri­que des luttes prolétarien­nes et à cher­cher un nou­veau sujet4 de la révolu­tion (ce sont sur­tout les « auto­no­mes » qui ont sou­tenu « la bande à Baader et non les anar­chis­tes et l'ultra-gauche et encore moins les situa­tion­nis­tes), peu enthou­sias­tes par rap­port à ce qui se pas­sait en Italie parce que cela nous sem­blait par­ti­ci­per des luttes du passé et que nous ne com­pre­nions pas vrai­ment les luttes pour le salaire poli­ti­que. Ce n'est qu'avec 1977 que nous avons fait une première réinterprétation de la situa­tion.

Dès lors, il nous faut dis­tin­guer plu­sieurs choses :

- Premièrement, il faut dis­tin­guer le livre de JW et la revue Temps cri­ti­ques. Si son livre a été l'un des points de regrou­pe­ment pour créer la revue, cette dernière n'a jamais eu de posi­tion uni­vo­que sur la ques­tion. Si on veut faire simple, on peut y dis­tin­guer au moins trois posi­tions. Celle de JW et de JG sur le lien entre révolte et lutte armée et sur la nécessité de com­pren­dre ce phénomène en rap­port avec une ana­lyse com­mune de la crise des anta­go­nis­mes en termes de clas­ses ; ensuite une posi­tion de sou­tien cri­ti­que à la lutte armée chez Loïc Debray et Anne Steiner qui venaient d'écrire leur ouvrage sur la Fraction armée rouge5 et une posi­tion de cri­ti­que abso­lue de la lutte armée de la part des « Allemands » de la revue, dans la lignée de la cri­ti­que de l'acti­visme par Adorno et Horkheimer. Cela allait se retrou­ver tout au long des quatre pre­miers numéros de la revue avec des arti­cles assez polémiques entre Debray-D'Eaubonne d'un côté, Joachim Brühn de l'autre.

- Deuxièmement, la dis­tinc­tion que nous fai­sons entre deux types de lutte armée ne repose pas essen­tiel­le­ment sur une éthique de l'action qui ferait que le pre­mier (ETA, IRA, OLP) n'hésite­rait pas à tuer des « civils » et pas le second. En effet, à partir du moment où l'on ne conçoit plus les autres que comme des enne­mis, les stratégies se rap­pro­chent comme les méthodes se rap­pro­chent et il ne s'agit plus que de degrés différents de vio­lence. Toutefois dans le pre­mier cas, les enne­mis sont assi­milés à l'ensem­ble de la popu­la­tion « étrangère » ce qui rend légitime de la ter­ro­ri­ser alors que dans le second (RAF, BR, PL, AD, MIL), cela ne concerne que quel­ques enne­mis de classe qu'il faut soi­gneu­se­ment trier, un peu dans la tra­di­tion des révolu­tion­nai­res russes à l'époque du tzar.

Notre dis­tinc­tion repose sur­tout sur le rap­port entre révolte sociale et lutte contre le pou­voir. Dans la première forme, la lutte prend immédia­te­ment la dimen­sion d'une guerre au profit d'une Cause (la nation en deve­nir) qui est isolée du reste et par­ti­culièrement des rap­ports sociaux. Ainsi, le patron basque est appelé à payer l'impôt « révolu­tion­naire » à l'orga­ni­sa­tion « socia­liste » basque que représente l'ETA. Une Cause cir­cons­crite donc mais suf­fi­sam­ment glo­bale pour qu'on doive s'y sacri­fier alors que dans la seconde forme, la lutte est avant tout sociale et le pro­duit d'une révolte d'abord indi­vi­dua­lisée qui, en se fai­sant col­lec­tive, devient « guerre sociale » - d'ailleurs plus métapho­ri­que que réelle­ment mili­taire. Ce pas­sage à une forme plus mili­taire que sociale n'est jamais joué à l'avance dans cette pers­pec­tive puis­que vont être essayées toutes les pos­si­bi­lités de l'action, légale puis illégale, au grand jour puis clan­des­tine. Mais le pas­sage à la lutte armée pro­pre­ment dite n'est pres­que jamais volon­taire. C'est la cri­mi­na­li­sa­tion des luttes qui pousse sou­vent à la clan­des­ti­nité puis à l'usage des armes. Qui pou­vait penser que Fritz Teufel, leader fan­tai­siste du mou­ve­ment extra-par­le­men­taire ber­li­nois, pour­rait passer à la lutte armée et tel ou tel ouvrier de Fiat à Turin ou tech­ni­cien de Siemens à Milan ?

Ce qui dis­tin­gue aussi ces deux formes, c'est un rap­port différent à l'his­toire. Les luttes de libération natio­nale s'ins­cri­vent dans un combat de près de deux siècles mais sur des bases inchangées, excepté le fait que ce combat représente des aspi­ra­tions à des « natio­na­lités » tou­jours plus peti­tes. Il s'agit tou­jours de bâtir un nouvel État et donc de mettre en place les éléments d'un contre État. La dimen­sion armée y est donc présente dès le début et l'impor­tance de la bran­che mili­taire de l'orga­ni­sa­tion est bien marquée. À l'inverse, les luttes socia­les vio­len­tes pren­nent des formes diver­ses en fonc­tion des condi­tions spécifi­ques de chaque époque : grève générale insur­rec­tion­nelle, révolu­tion type coup d'État, com­mune de Kronstadt ou de Bavière, grand conseil de Budapest, cortèges ouvriers dans les usines, blo­cage du fonc­tion­ne­ment normal des ins­ti­tu­tions comme en France en mai 68, lutte contre la police pour défendre des piquets de grève, lutte phy­si­que contre les « jaunes », séques­tra­tions et actions diver­ses contre les chefs et plus générale­ment la hiérar­chie, luttes de rue contre la police.

Or à l'époque de la crise de toutes les ins­ti­tu­tions (famille, églises, État, syn­di­cats et partis poli­ti­ques), la révolte devient un élément essen­tiel de l'insu­bor­di­na­tion sociale. Il ne s'agit pas « d'admi­rer » la révolte mais de la reconnaître sans la condam­ner à l'avance pour ses man­ques de pers­pec­tive et de sens stratégique. Cette révolte a pris effec­ti­ve­ment, au contour des années 60-70, une tona­lité et une impor­tance de contes­ta­tion du capi­ta­lisme et non pas seu­le­ment de lutte de clas­ses entre pro­ta­go­nis­tes grosso modo d'accord sur le type de société pro­gres­siste de crois­sance et de consom­ma­tion. YC ne voit pas dans cette période le der­nier assaut révolu­tion­naire prolétarien, mais qu'y voit-il alors ? Apparemment rien puisqu'il n'y aurait eu ni pou­voir ouvrier ni conseils ouvriers, ni situa­tion de « double pou­voir6 ». Là où YC cher­che les traces d'une lutte pour le pou­voir, la ges­tion ouvrière etc., le mai 68 français lui ren­voie l'image d'un mou­ve­ment qui ne se situe pas sur ce ter­rain et qui ne va jus­te­ment pas pro­fi­ter de ce que beau­coup d'obser­va­teurs ont considéré comme une période de vacance du pou­voir gaul­liste. Lorsqu'il est tenté d'y penser ou plutôt conduit à valo­ri­ser cer­tai­nes de ses fran­ges plus poli­tis­tes (JCR, MAU), il ne sait pas quoi en faire (voir l'épisode de la Bourse de Paris le 24).

Quant aux luttes ita­lien­nes, à aucun moment elles n'ont affirmé de pers­pec­ti­ves ges­tion­nai­res mais bien plutôt la révolte contre le tra­vail et la hiérar­chie de l'usine. Dans cette mesure, elles expri­maient un vérita­ble « tra­vail du négatif » et non pas encore, comme aujourd'hui, l'impos­si­ble affir­ma­tion d'une iden­tité prolétarienne, mais son refus. Dans cette sorte de nihi­lisme sur­tout dû à la présence nom­breuse de prolétaires venus du sud et non encore soumis à l'idéologie ouvrière du res­pect de l'outil de tra­vail et des progrès dus au capi­ta­lisme, il est sûr que les condi­tions sub­jec­ti­ves d'un pas­sage à la lutte armée se sont pro­gres­si­ve­ment faites jour. Elles ont ren­contré leurs condi­tions objec­ti­ves quand, dès 1974, il est devenu clair pour beau­coup de jeunes ouvriers que la lutte interne à l'usine avait atteint ses limi­tes. Cela a d'ailleurs été moins clair pour les grou­pes poli­ti­ques comme Potere ope­raio ou Lotta Continua, les plus pro­ches de ces jeunes prolétaires, mais pour qui le slogan de « pou­voir ouvrier » gar­dait encore un sens. Potere ope­raio ne s'en est d'ailleurs jamais relevé.

Il faut dis­si­per un malen­tendu. Quand nous par­lons de der­nier assaut révolu­tion­naire, nous le conce­vons chro­no­lo­gi­que­ment et théori­que­ment, ce que ne font jus­te­ment pas les grou­pes d'extrême gauche qui atten­dent le pro­chain assaut. Nous enten­dons « der­nier » parce qu'il est encore relié aux précédents assauts prolétariens du début du siècle et même à 36 en Espagne dans la conti­nuité d'un fil rouge reliant les luttes de clas­ses, mais il est aussi « le der­nier », et c'est ça qui est impor­tant aujourd'hui pour nous, au sens où il ne se repro­duira plus. Il y aura bien des luttes, des révoltes, mais le fil est rompu avec l'his­toire de la dia­lec­ti­que des clas­ses.

Ce qui a fait la qualité de ces années-là, ce n'est pas d'avoir plus ou moins repris ou négligé des formes ancien­nes et par exem­ple les conseils7, mais d'avoir été à la charnière entre deux époques. Il ne sert à rien, dès lors, d'oppo­ser en dis­tri­buant des bons ou mau­vais points des formes de lutte armée dont les contex­tes étaient différents en fonc­tion de l'état de la restruc­tu­ra­tion du capi­tal dans ces zones : en « avance » pour la RAF, en « retard » pour les BR. Le rap­port avec le passé était dans tous les cas ambigu, non pas comme le croit YC parce que les grou­pes de lutte armée n'étaient pas assez anti-sta­li­niens8, pas assez conseillis­tes, mais jus­te­ment parce qu'ils souf­fraient d'être encore à cheval sur deux périodes : celle de la révolu­tion clas­siste et celle de la révolu­tion à titre humain9. Ce qui fai­sait leur force d'un côté : l'assi­mi­la­tion et l'uti­li­sa­tion des thèses de Marcuse sur les nou­veaux sujets pour la RAF (quoi qu'en dise YC qui les traite d'illettrés), le bouillon de culture que représen­taient les gran­des firmes du nord de l'Italie avec leurs prolétaires encore à demi pay­sans pour les grou­pes ita­liens étaient aussi leur fai­blesse : iso­le­ment au sein d'une popu­la­tion de RFA où la classe salariée était « riche » et col­la­bo­ra­tion­niste, croyance en une exten­sion du pou­voir ouvrier d'usine en Italie alors que les restruc­tu­ra­tions de la Fiat, comme des autres entre­pri­ses auto­mo­bi­les mon­dia­les, annonçaient déjà la fin de l'époque des « for­te­res­ses ouvrières ».

Nous sommes donc bien d'accord pour dire qu'il y a un rap­port entre déclin des luttes ouvrières ou socia­les et émer­gence d'une vio­lence plus direc­te­ment poli­ti­que, voire mili­taire, que sociale à partir du moment où les voies tra­di­tion­nel­les sem­blent bouchées. À l'époque, il est patent que cette voie est bien plus bouchée en RFA et en France qu'en Italie. Les ris­ques sont alors bien plus grands et expli­quent, sans les légiti­mer, la recher­che de sujets de sub­sti­tu­tion et le retour pro­gres­sif de cer­tains grou­pes vers l'anti-impéria­lisme, via le combat pales­ti­nien par exem­ple. Et même si c'est l'une des rai­sons pos­si­bles, ce n'est pas parce que la cri­ti­que de l'URSS et du sta­li­nisme a été insuf­fi­sante mais parce qu'à partir d'une posi­tion de plus en plus dif­fi­cile et disons-le faible, tous les moyens devien­nent bons pour réaliser des fins de moins en moins ques­tionnées. Les dérives des « Cellules révolu­tion­nai­res » alle­man­des sont là pour le prou­ver.

Ce qui man­quait à ces grou­pes... et à nous tous à l'époque, ce n'est pas une vision poli­ti­que, une absence de naïveté ou on ne sait quelle vertu mili­tante, mais une claire compréhen­sion de la dyna­mi­que du capi­tal qui se met alors en place et du fait que le capi­tal est un rap­port social de dépen­dance récipro­que et non un extérieur qui nous fait face. C'est de là que vient la fixa­tion sur l'État comme ennemi, alors même que ces mou­ve­ments extra-par­le­men­tai­res en RFA comme en France et en Italie dévelop­pent une cri­ti­que de la tota­lité de ce qu'ils voient à l'époque comme un « système ».

Aujourd'hui, la révolte est tou­jours présente, en par­ti­cu­lier chez les jeunes, mais pas uni­que­ment, comme le mon­trent les actions « des­pe­ra­dos » des salariés de cer­tai­nes entre­pri­ses en liqui­da­tion ou des entrées en dis­si­dence comme dans l'Éduca­tion natio­nale. Mais ces indi­vi­dus en révolte ne cons­ti­tuent effec­ti­ve­ment plus une nou­velle com­po­si­tion de classe du prolétariat (comme les opéraïstes ita­liens l'ima­gi­naient avec les figu­res de l'ouvrier-masse d'abord puis celle de l'ouvrier social) sur laquelle s'appuyer.

Nous avons plutôt affaire à une décom­po­si­tion sans recom­po­si­tion, et donc sans vérita­bles « sujets », de la révolte ou de l'insu­bor­di­na­tion sociale. La ten­dance est alors forte de com­pen­ser par une sorte de décision­nisme tel que celui qui anime actuel­le­ment les cou­rants dits insur­rec­tion­na­lis­tes10, ce qui les amène à ne conce­voir l'État que comme État du ministère de l'intérieur ou comme État pénal, en négli­geant toutes ses fonc­tions socia­les, son orga­ni­sa­tion en réseau et sa sym­biose avec le capi­tal. C'est en cela que nous disons que l'État se fait total comme le capi­tal s'est fait total. Cet État-là - YC n'en parle pas, mais il ne peut pas faire tenir tout Temps cri­ti­ques en quel­ques pages - n'est plus l'État-nation que l'on pou­vait effec­ti­ve­ment ana­ly­ser encore dans les termes de la démocra­tie auto­ri­taire, mais un État-réseau dont nous ana­ly­sons les formes achevées dans le numéro 15 de la revue.

II. Sur le communisme tout de suite

Nous allons main­te­nant répondre à la cri­ti­que prin­ci­pale sur ce qui cons­ti­tue, aux yeux d'YC, une dérive de Temps cri­ti­ques vers « une illu­sion très ancienne : celle du com­mu­nisme-tout-de-suite ».

1) La médiation des classes n'est plus opératoire

Nous ne dirons rien ici sur les remar­ques et les objec­tions portées par Y.C. sur les ques­tions du ter­ro­risme dans les années 65-8011, mais nous répon­dons d'abord à sa cri­ti­que prin­ci­pale sur ce qui cons­ti­tue à ses yeux une dérive de Temps cri­ti­ques vers « une illu­sion très ancienne : celle du com­mu­nisme-tout-de-suite ».

Désigner Marx comme étant à l'ori­gine de « l'éter­nelle alter­na­tive entre com­mu­nisme immédiat ou bar­ba­rie » cons­ti­tue une méprise. Marx n'est pas immédia­tiste ; il attri­bue à la classe sociale une puis­sance décisive d'inter­ven­tion dans l'his­toire, une fonc­tion majeure de média­tion. Marx est clas­siste. Dès ses écrits de 1848, il assi­gne à la classe pour soi, la classe négative, la classe du tra­vail vivant c'est-à-dire le prolétariat, une mis­sion his­to­ri­que : la révolu­tion com­mu­niste. Cette révolu­tion n'est pas « sociale » comme le pensèrent les cou­rants gau­chis­tes et les anar­chis­tes et comme Y.C. semble le penser aujourd'hui ; cette révolu­tion marxienne opère « à titre humain », au titre de la com­mu­nauté humaine, puis­que « l'être humain est la vérita­ble com­mu­nauté des hommes ».

Si le Manifeste com­mu­niste de 1848 contient un pro­gramme de mesu­res poli­ti­ques immédiates pour rendre irréver­si­ble la révolu­tion (notam­ment l'abo­li­tion de la propriété privée), la lutte et la vic­toire doi­vent être condui­tes par la classe qui va établir « le pou­voir orga­nisé de la classe », puis « détruire sa propre domi­na­tion de classe ». La média­tion his­to­ri­que est celle de la classe. Il y a donc tou­jours eu chez Marx coexis­tence entre ces deux aspects : la vision d'anti­ci­pa­tion vers le com­mu­nisme et le pro­gramme prolétarien. C'est pour cette raison que nous ne repre­nons pas à notre compte les idées de rup­ture entre un Marx jeune et un Marx mûr (Althusser), un Marx ésotérique et un Marx exotérique (Postone, Jappe et Krisis), un Marx écono­miste et un Marx éthique (Rubel), etc.

Si la cou­ver­ture du numéro 13 de Temps cri­ti­ques 12 porte en titre « Une révolu­tion à titre humain ? », on cons­ta­tera la présence d'un point d'inter­ro­ga­tion. Ce ques­tion­ne­ment n'est pas un effet de style, il porte sur ce qui a cons­titué l'opérateur cen­tral des révolu­tions de l'époque moderne à savoir un bou­le­ver­se­ment des rap­ports entre l'indi­vidu et la com­mu­nauté humaine.

Que l'État-nation bour­geois, une fois établi, ait plutôt servi les intérêts de telle ou telle frac­tion poli­ti­que de la classe bour­geoise ne peut que confir­mer le rôle déter­mi­nant de cette média­tion fon­da­men­tale que cons­ti­tue la classe sociale dans le dérou­le­ment des révolu­tions (et contre-révolu­tions) de la période moderne. Mais nous ne sommes plus dans cette dyna­mi­que his­to­ri­que ; nous ne sommes plus dans ce cycle des luttes de clas­ses où l'enjeu des affron­te­ments était de savoir qui, de l'État-bour­geois ou de l'État-ouvrier, allait diri­ger le dévelop­pe­ment des forces pro­duc­ti­ves... période qui, selon la Tradition, sem­blait néces­saire et pro­gres­siste, et devait conduire à l'éman­ci­pa­tion de l'huma­nité (définie par l'expres­sion poli­ti­que : « le pro­gramme de tran­si­tion »).

Dès l'ins­tant où il ne semble pas aban­don­ner la référence com­mu­niste - notam­ment celle du com­mu­nisme des conseils ouvriers - au nom de quoi Y.C. énonce-t-il sa cri­ti­que d'un « com­mu­nisme-immédiat » envers Temps cri­ti­ques ? Malgré ses démar­ca­tions avec toutes idéolo­gies de gauche, gau­chis­tes et anar­chis­tes, c'est la média­tion de la classe qui reste tou­te­fois chez lui l'inter­ve­nant his­to­ri­que. Bien que voilée, la référence à la classe n'est pas absente des propos d'Yves Coleman. Il par­tage l'idée, selon lui « prémoni­toire », d'une classe ouvrière « en expan­sion per­ma­nente » comme en témoigne sa référence à Simon Rubak et il en trouve la preuve dans la situa­tion « des pays comme la Chine, l'Inde, le Pakistan ou le Brésil ».

La lutte des clas­ses se pour­sui­vrait-elle là-bas sur le modèle qui a prévalu en Europe de 1848 à 1923 ? Certainement pas. L'his­toire ne repasse pas les plats. YC reprend cette antienne de la crois­sance numérique de la classe ouvrière mon­diale comme si on était encore à l'époque de la révolu­tion indus­trielle, comme si c'était la même classe ouvrière, comme s'il était encore pos­si­ble de suivre le che­mi­ne­ment d'une classe en soi vers une classe pour soi à tra­vers le long pro­ces­sus de matu­ra­tion qui allait faire passer les pay­sans des pays européens à une pure condi­tion ouvrière, comme si le nombre crois­sant des ouvriers au niveau mon­dial n'était pas à rap­por­ter à celui du nombre total de popu­la­tions acti­ves inclu­ses dans le procès de glo­ba­li­sa­tion du capi­tal. Bien sûr que les luttes séculai­res des ouvriers du tex­tile de Bombay font partie du fil rouge des luttes ouvrières, mais plutôt que l'émer­gence de quel­que chose de nou­veau, elles sont une sur­vi­vance de l'ancien. La dyna­mi­que de restruc­tu­ra­tion-déloca­li­sa­tions est telle que même en Asie, là où le regard de tous les nos­tal­gi­ques d'une nou­velle classe ouvrière se tour­nent, l'État chi­nois n'arrive pas à fixer la masse de migrants (il ne le veut d'ailleurs pas pour des rai­sons que nous expli­quons dans notre arti­cle sur la Chine dans le nº 15 de la revue) et qu'en Afrique et en Amérique du sud, pour quel­ques mil­lions de nou­veaux ouvriers ou employés, ce sont des dizai­nes de mil­lions de prolétaires qui vien­nent s'agréger dans les bidon­vil­les des capi­ta­les ; prolétaires inem­ploya­bles qui ne cons­ti­tuent en rien une nou­velle « armée indus­trielle de réserve » qui serait néces­saire à une crois­sance exten­sive d'une pro­duc­tion qui ne cor­res­pond plus aux exi­gen­ces de la phase actuelle.

Certes, nous n'uti­li­sons pas de façon forcenée, à l'inverse de grou­pes comme Mouvement Communiste ou Échan­ges et Mouvement, les sta­tis­ti­ques de l'OCDE et autres offi­ci­nes du capi­tal, mais qui croira que nous ne les connais­sons pas ? Nous préférons dégager des ten­dan­ces plutôt que d'ali­gner des cour­bes de taux de profit comme vien­nent encore de le faire cer­tains experts marxis­tes anglo-saxons pour condam­ner les thèses hétérodoxes de Bihr et Husson sur ce point. Il semble que c'était d'ailleurs la démarche de Marx et, quand il l'a oubliée pour se lancer dans des cal­culs mathémati­ques qu'il ne maîtri­sait d'ailleurs pas, il en a résulté une vérita­ble catas­tro­phe pour des épigo­nes qui se sont escrimés deux siècles durant sur ces erreurs (cf. les schémas de la repro­duc­tion).

Parler de sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail signale, pour nous, un fait objec­tif qui ne nous paraît pas dis­cu­ta­ble et nous n'en sommes d'ailleurs ni les ini­tia­teurs ni les seuls tenants. Il n'en est pas de même de notre notion fon­da­men­tale « d'ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail » qui, si elle découle de ce même pro­ces­sus objec­tif, est une interprétation de notre part (donc en grande partie sub­jec­tive) des trans­for­ma­tions en cours. En tant que telle, elle est par­fai­te­ment dis­cu­ta­ble et cri­ti­qua­ble. Toutefois, la dis­cu­ter ne signi­fie pas l'interpréter comme si elle signi­fiait la « fin du tra­vail », une confu­sion trop sou­vent entre­te­nue en raison de sa proxi­mité avec cer­tai­nes thèses à la mode sur la fin du tra­vail (Méda, Rifkin). Nous ne par­lons d'ailleurs jamais « d'ines­sen­tia­li­sa­tion du tra­vail » (des termes employés par le groupe Théorie Communiste), mais « d'ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail ». Nous n'avons donc jamais sou­tenu qu'il n'y avait plus de tra­vail ni de tra­vailleurs, mais seu­le­ment que ce tra­vail vivant deve­nait, tout d'abord de plus en plus secondaire pour la valo­ri­sa­tion (une sorte de résidu ) et, ensuite, que sa fonc­tion ten­dait à être de plus en plus une fonc­tion de repro­duc­tion des rap­ports sociaux plutôt qu'une fonc­tion de pro­duc­tion. C'est d'ailleurs pour cela que nous considérons que le main­tien du système du sala­riat comme le cadre de l'impo­si­tion d'une obli­ga­tion à tra­vailler est le seul accès légal pos­si­ble au revenu pri­maire, en dehors donc de tout tra­vail concret effectué. Les notions d'emplois et d'employa­bi­lité ont donc rem­placé la notion de tra­vail au sens « noble » du terme : le tra­vail qui per­met­tait d'affir­mer l'iden­tité ouvrière, le tra­vail censé trans­for­mer le monde, même à tra­vers une condi­tion subor­donnée.

Si notre ana­lyse se développe prin­ci­pa­le­ment à partir de celle des capi­taux et des États domi­nants, elle ne nie pas ce qui se passe ailleurs.

Ainsi, nous ne nions pas l'impor­tance des luttes socia­les en Chine. Toutefois leur exis­tence ne tra­duit pas à notre avis la résur­gence d'un mou­ve­ment ouvrier massif, mais plutôt l'inca­pa­cité de l'État chi­nois, pas encore tota­le­ment débar­rassé des stig­ma­tes du « mode de pro­duc­tion asia­ti­que », à trai­ter la ques­tion pay­sanne.

Temps cri­ti­ques, loin de « passer sous silence ce qui se passe dans ces pays », a montré, aussi bien dans son nº 10 sur glo­ba­li­sa­tion et mon­dia­li­sa­tion que dans son nº 15 13, que la Chine « n'est pas l'ate­lier du monde » et que la dyna­mi­que du capi­tal qui s'y déploie n'est pas celle d'une « accu­mu­la­tion pri­mi­tive » avec cons­ti­tu­tion d'une vaste classe du tra­vail et d'un anta­go­nisme entre clas­ses. On voit que dans ces pays abu­si­ve­ment nommés « émer­gents » sont à l'œuvre les mêmes pro­ces­sus de tota­li­sa­tion du capi­tal que par­tout ailleurs, à condi­tion de faire la différence entre ce pro­ces­sus et ses formes poli­ti­ques (la Chine n'est pas une société capi­ta­liste mais le capi­tal y prospère). Avec la glo­ba­li­sa­tion, la vision que nous a léguée la Tradition - en par­ti­cu­lier celle des anciens décou­pa­ges du monde héritée des théories marxis­tes de l'impéria­lisme - ne tient plus.

Temps cri­ti­ques a proposé un modèle de compréhen­sion en trois « niveaux14 » qui s'appuie à la fois sur les recher­ches de Braudel au sujet des diver­ses formes du capi­tal, sur l'ana­lyse de la notion de capi­tal fictif chez Loren Goldner et sur ses pro­pres dévelop­pe­ments à propos de ce que cette revue nomme révolu­tion du capi­tal. Sans méconnaître les actuel­les déter­mi­na­tions géopo­li­ti­ques mon­dia­les, Temps cri­ti­ques s'efforce d'ana­ly­ser les effets de puis­sance du capi­tal et les résis­tan­ces à sa domi­na­tion dans les différentes régions de la planète.

Sur cette ques­tion du com­mu­nisme immédiat ou de la classe comme média­tion de la révolu­tion (prolétarienne ), il est quel­que peu éton­nant qu'Yves Coleman, qui pour­tant uti­lise le mot « com­mu­ni­sa­tion » et qui est tou­jours très atten­tif à four­nir aux lec­teurs des références et des conseils biblio­gra­phi­ques, ne cite pas l'une des com­po­san­tes - et pour tout dire le moteur - de ce qu'il est convenu de nommer « le cou­rant com­mu­ni­sa­teur », à savoir la revue Théorie com­mu­niste. Il y trou­ve­rait pour­tant une concep­tion de la révolu­tion qui prend acte de la dis­pa­ri­tion de l'iden­tité ouvrière dans les « restruc­tu­ra­tions » des années 1975-90, mais qui main­tient l'exis­tence d'une dia­lec­ti­que des clas­ses et perçoit l'ouver­ture d'un « nou­veau cycle de luttes » prolétarien­nes15. Il se peut qu'YC n'apprécie pas l'idée que la com­mu­ni­sa­tion de Théorie com­mu­niste, comme celle, pour­tant différente, de Temps cri­ti­ques, ne puisse être en accord qu'avec des concep­tions qui ont rompu avec l'ouvriérisme, sous quel­que forme que ce soit, et avec la théorie conseilliste.

2) Le communisme n'émergera pas d'une « décadence du capitalisme » ni d'une peur de la grande catastrophe.

Temps cri­ti­ques, depuis ses débuts, n'a jamais été décaden­tiste. On trou­vera dans ses arti­cles de nom­breu­ses cri­ti­ques des divers cou­rants marxis­tes théori­sant l'effon­dre­ment du capi­ta­lisme sous l'effet de la contra­dic­tion entre les forces pro­duc­ti­ves et les rap­ports de pro­duc­tion ou à cause de la baisse ten­dan­cielle du taux de profit.

De la même manière, nous avons cri­tiqué tous les catas­tro­phis­mes, qu'ils soient écolo­gi­ques, techno-scien­ti­fi­ques ou « indus­triels ». Les der­niers arti­cles16 à ce sujet, ceux d'André Dréan et de Jacques Wajnsztejn, décri­vent les inadéqua­tions des ana­ly­ses qui accor­dent une impor­tance exces­sive aux tech­no­lo­gies dans les condi­tions présentes 17 ; ils mon­trent égale­ment pour­quoi la nos­tal­gie du temps de l'arti­sa­nat (ou de la cueillette !) ne nous aide pas à com­pren­dre notre situa­tion actuelle sim­ple­ment en la com­pa­rant avec ce que nous aurions perdu. Notre cri­ti­que de l'intégra­tion de la techno-science dans le procès du capi­tal ne contient, de notre part, aucune nos­tal­gie pour d'autres époques.

3) Le communisme n'est pas une « idée », « une hypothèse » (Badiou) ni une « mobilisation pour de justes causes » (Coleman)

Ne serait-ce que pour des rai­sons heu­ris­ti­ques, afin de lever de lour­des confu­sions qui tra­ver­sent aujourd'hui les débats sur le com­mu­nisme et la com­mu­ni­sa­tion, il n'est pas vain de réfuter les dis­cours qui font du com­mu­nisme « une idée » ou pire encore « une hypothèse ». C'est, par exem­ple, le cas d'Alain Badiou dans un de ses exer­ci­ces média­ti­ques récents18. Pour le phi­lo­so­phe anti­sar­ko­zyste, l'idée com­mu­niste doit conduire les pau­vres et les opprimés à exer­cer leur propre dis­ci­pline et ne pas s'en tenir à la spon­tanéité des masses. En régime-com­mu­niste-Badiou, voici ce que cela donne : » Les opprimés n'ont pas d'autre res­source que leur dis­ci­pline. Quand vous n'avez rien, pas l'argent, pas d'armes, pas de pou­voir, vous n'avez pas grand-chose d'autre que votre unité. Notre ques­tion cen­trale est donc : quelle forme peut pren­dre une nou­velle dis­ci­pline ? Du point de vue phi­lo­so­phi­que, je pense que c'est néces­sai­re­ment une dis­ci­pline de la vérité, une dis­ci­pline du pro­ces­sus lui-même ». Autrement dit, lors­que les opprimés seront capa­bles de penser la vérité... ils seront prêts à réaliser « l'idée com­mu­niste » ! Et c'est évidem­ment Badiou qui va leur indi­quer le chemin de la vérité.

Marx avait déjà répondu à ces inep­ties dans les termes sui­vants :

« Les concep­tions théori­ques des com­mu­nis­tes ne repo­sent nul­le­ment sur des idées, des prin­ci­pes inventés οu décou­verts par tel οu tel réfor­ma­teur du monde. Elles ne sont que l'expres­sion générale des condi­tions réelles d'une lutte de clas­ses exis­tante, d'un mou­ve­ment his­to­ri­que qui s'opère sous nos yeux. » (Manifeste du Parti com­mu­niste, p. 38). Dans cette accep­tion stricte, eh bien ! nous ne sommes tout sim­ple­ment plus com­mu­nis­tes car nous pen­sons que les condi­tions posées par Marx ne sont plus présentes (« réelles ») aujourd'hui.

Pourtant très éloigné de Badiou, Y. Coleman ne reste-t-il pas tou­te­fois sur le ter­rain de l'idéologue gau­chiste lorsqu'il achève sa dia­tribe contre les « révolu­tion­nai­res » qui croient encore à l'alter­na­tive « com­mu­nisme immédiat ou bar­ba­rie » en rédui­sant leur acti­vité à de la pro­pa­gande pour « convain­cre les gens de se mobi­li­ser pour de justes causes... ou pour s'en convain­cre eux-mêmes » ?

Pour ce qui est de la première pro­po­si­tion, nous pou­vons dire que dès l'ins­tant où la pers­pec­tive poli­ti­que se réduit à la défense « de justes causes », on est pri­son­nier d'une concep­tion huma­niste qui sépare les indi­vi­dus vus comme des mona­des isolées et les « causes » conçues comme des fac­teurs extérieurs sur les­quels il fau­drait se pen­cher. C'est d'ailleurs en flat­tant cet « huma­nisme » que s'est élaborée pro­gres­si­ve­ment la concep­tion léniniste puis sta­li­nienne des rap­ports entre le Parti représen­tant des ouvriers et les intel­lec­tuels « com­pa­gnons de route ». Cette concep­tion per­dure aujourd'hui au sein du milieu alter­mon­dia­liste.

En ce qui concerne la seconde, il semble qu'YC ignore les rap­ports entre cri­ti­que et mou­ve­ment. L'acti­vité cri­ti­que en période de faible inten­sité des luttes ne peut être renvoyée sans dis­cus­sion et de manière uni­vo­que à une acti­vité vaine, à « une croyance ». Pour nous, elle est un élément de la pra­ti­que et, sous différentes formes, elle s'appli­que aux luttes quo­ti­dien­nes sans pour cela avoir besoin de pla­quer la première sur les secondes.

Il n'y a d'ailleurs pas lieu d'attri­buer le titre de « révolu­tion­nai­res » à des indi­vi­dus qui n'ont, pour l'ins­tant, accom­pli aucune révolu­tion19.

4) L'activisme et le militantisme ne peuvent remplir le vide laissé par la rupture du fil historique des grandes luttes prolétariennes. Leurs partisans se reclassent dans l'humanitaire et les nouvelles « causes ».

Nous ne mépri­sons pas les « mili­tants de base » et ne refu­sons pas l'inter­ven­tion poli­ti­que. À en croire YC, nous aurions une posi­tion de prin­cipe sur les ques­tions du mili­tan­tisme et de l'acti­visme alors que si nous avons bien une posi­tion, c'est une posi­tion située his­to­ri­que­ment. C'est d'ailleurs aussi le cas de la posi­tion dite ultra-gauche qui ne s'est pas exercée abs­trai­te­ment mais après les défaites des révolu­tions alle­man­des de 1918 à 1923 et la prise du pou­voir par Mussolini en Italie. Ces posi­tions se sont en effet dis­tinguées des posi­tions prises par les orga­ni­sa­tions trots­kis­tes qui, en période glo­ba­le­ment contre-révolu­tion­naire, ont choisi l'entrisme pour ne pas être contrain­tes jus­te­ment à un repli de type avant-gar­diste. En toute période, ces posi­tions cri­ti­ques vis-à-vis de l'acti­visme ont été accom­pagnées aussi d'intéres­sants dévelop­pe­ments sur la dis­tinc­tion entre « parti formel » et « parti his­to­ri­que » - par­ti­culièrement au sein de la gauche ita­lienne en exil et plus générale­ment sur la ques­tion de l'orga­ni­sa­tion dans la gauche ger­mano-hol­lan­daise (remise en cause des orga­ni­sa­tions de masse ins­ti­tu­tion­na­lisées comme les syn­di­cats et des partis de type léniniste). Que ces posi­tions aient pu par­fois pous­ser à des extrêmes dis­cu­ta­bles (la posi­tion du groupe Bilan déqua­li­fiant la révolu­tion espa­gnole) est pos­si­ble, mais il est dur de ne pas faillir à un moment ou un autre (sur la même ques­tion voir les diver­gen­ces entre le POUM et les trots­kis­tes ortho­doxes).

Cette cri­ti­que de l'acti­visme au sein de Temps cri­ti­ques repo­sait aussi sur la présence d'Allemands dans la revue se reven­di­quant de l'École de Francfort, et par­ti­culièrement d'Adorno et encore plus précisément de son arti­cle de 1968 consacré au mou­ve­ment extra-par­le­men­taire, arti­cle qui cri­ti­quait l'acti­visme érigé en posi­tion poli­ti­que20. Mais si cer­tains repre­naient cela au sein de la revue, ils coha­bi­taient néanmoins avec les posi­tions de L. Debray, A. Steiner et F. d'Eaubonne plus liés au mou­ve­ment auto­nome et pro­ches des milieux de la lutte armée et de ce qu'on peut appe­ler l'acti­visme.

D'autre part, même si la revue n'a pas tou­jours défini clai­re­ment son mode d'inter­ven­tion poli­ti­que, cette ques­tion s'est posée dès notre nº 8 et cela n'empêchait d'ailleurs pas des mem­bres d'avoir des inter­ven­tions pra­ti­ques et même de les mener (au sens de « meneurs » des actions sur leur lieu de tra­vail ou/et dans la rue). Oublier cela, c'est confon­dre acti­visme et acti­vité. L'acti­visme est forcément sou­tenu par l'adhésion à une orga­ni­sa­tion poli­ti­que qui trans­forme aussi les indi­vi­dus de cette orga­ni­sa­tion en mili­tants (quasi-pro­fes­sion­nels), tu en sais quel­que chose, Yves, avec LO. Sinon, si cela reste indi­vi­duel, c'est de l'ordre du com­pul­sion­nel plutôt que du poli­ti­que. Mais refu­ser l'acti­visme, ce n'est pas refu­ser toute acti­vité. Il peut d'ailleurs y avoir dis­so­cia­tion au sein du même indi­vidu d'une par­ti­ci­pa­tion active à une lutte sur son propre ter­rain, avec l'immédiateté qui en résulte, et un refus de l'immédia­tisme qui consis­te­rait à se trou­ver a-cri­ti­que par rap­port à cette lutte.

Passons main­te­nant au mili­tan­tisme. Sa cri­ti­que a été posée à la fin des années 60 quand les événements de l'époque ont bou­le­versé les condi­tions et les modes de luttes. Des dizai­nes de mil­liers d'indi­vi­dus se sont alors lancés dans l'action sans avoir eu un par­cours d'assi­mi­la­tion de l'his­toire des luttes de clas­ses et des diver­gen­ces qui en sont nées. Les pro­ta­go­nis­tes de Mai 68 se sont certes jetés sur les livres et par­ti­culièrement sur des clas­si­ques du marxisme ou de l'anar­chisme ou sur quel­ques auteurs ou revues oubliées, mais c'était plus une soif de connais­sance qu'une recher­che de la vérité his­to­ri­que ou théorique. C'est ce que ne semble pas com­pren­dre YC qui vou­drait que chacun par­coure à nou­veau toute l'his­toire des conflits et débats qui ont émaillé l'his­toire des luttes de clas­ses 21. Ils ont alors procédé par col­lage avec un zest de spon­tanéité de R. Luxembourg, un zest d'anar­chisme non for­ma­lisé, quel­ques slo­gans situa­tion­nis­tes, un brin de révolu­tion cultu­relle chi­noise com­prise dans sa dimen­sion anti-hiérar­chi­que et anti-bureau­cra­ti­que, un brin de conseillisme ou même de camat­tisme, mais en aucun cas ils n'ont fait de cha­cune de ces com­po­san­tes un phare unique à suivre. Ainsi, pour être plus précis, les mem­bres du 22 mars nan­ter­rois ne cher­chaient pas avant tout à pro­duire une cri­ti­que des limi­tes de l'anar­chisme, mais s'ouvraient aussi à cer­tains textes de Marx et à la Gauche com­mu­niste ger­mano-hol­lan­daise.

Seul le gau­chisme orga­nisé a engendré ce genre de com­por­te­ment quand il trans­for­mait la révolte et la cri­ti­que en simple mili­tance. Le mili­tant étant alors celui qui se sacri­fie à la cause parce qu'il n'existe plus qu'à tra­vers son orga­ni­sa­tion. Qu'on le veuille ou non, 68 a mis fin à cela et la défaite a évidem­ment entraîné que ce mou­ve­ment de cri­ti­que du mili­tan­tisme, majo­ri­taire dans les forces vives du mai français sur­tout, se trans­forme en cynisme cri­ti­que, en indi­vi­dua­lisme passif, en désen­chan­te­ment et même en déses­poir.

Pour main­te­nir le cap, la ten­sion est donc per­ma­nente entre les bases théori­ques clas­si­ques qu'il faut main­te­nir et les pers­pec­ti­ves cri­ti­ques à tracer.

5) Il est désormais impossible d'affirmer une quelconque médiation communiste.

C'est donc une immédiateté qu'il convient de penser et d'agir, mais une immédiateté qui impli­que une autre connais­sance et une autre pra­ti­que du rap­port indi­vidu com­mu­nauté humaine ; une autre représen­ta­tion du rap­port à la nature extérieure que celle du tra­vail22 défini par les marxis­mes comme l'acti­vité générique d'Homo sapiens.

Quels seraient les opérateurs à acti­ver pour qu'émerge un procès de connais­sance s'écar­tant de celui qui fut initié par le logos occi­den­tal (mésopo­ta­mien, gréco-latin) puis pour­suivi et amplifié par le ratio­na­lisme cartésien, le scien­tisme des Lumières et les pro­duc­ti­vis­mes marxis­tes ? Parmi les plus effi­cients, il en est un qui semble décisif : sortir de la pensée dua­liste du sujet et de l'objet. Il est vrai que plu­sieurs rup­tu­res majeu­res dans l'his­toire des scien­ces du XXe siècle ont déjà ébranlé le dogme de la sépara­tion du sujet et de l'objet et ceci autant dans les scien­ces de la matière que dans celle de la vie et de la société23.

Un autre opérateur d'immédiateté relève d'un aban­don de la rela­tion his­to­ri­que établie par le mou­ve­ment ouvrier révolu­tion­naire entre luttes contin­gen­tes et débouché révolu­tion­naire (prolétarien) des luttes - cela fut nommé « trans­crois­sance des luttes » - une première étape de ce pro­ces­sus consis­tant à socia­li­ser la sphère de la pro­duc­tion. Examinons de plus près cette ques­tion.

La ques­tion de l'objec­tif poli­ti­que, dans la Tradition-imi­ta­tion, a générale­ment une condi­tion impli­cite : celle que la sphère de pro­duc­tion doit être socia­lisée, autogérée (ou col­lec­ti­visée, dans la visée tra­di­tion­nelle marxiste léniniste). Mais on ne sait pas trop ce que va deve­nir cette sphère de pro­duc­tion. Va-t-on l'écolo­gi­ser ? La trai­ter dans une pers­pec­tive décrois­sante ? Va-t-on tous rouler à vélo et plus en voi­ture ? L'image du gentil consom­ma­teur final décrois­sant qui pourra enfin rouler « propre » la fleur entre les dents ne nous dit pas qui, dans ce cas, aura envie de deve­nir un mineur « conseilliste » ou un sidérur­giste « décrois­sant » pour extraire et fabri­quer l'acier indis­pen­sa­ble au vélo. Les pen­seurs révolu­tion­nai­res, com­mu­ni­sa­teurs ou décrois­sants rêvent-ils secrètement que leurs progénitu­res auront de la matière grise à échan­ger contre le tra­vail de ceux qui, dans les pays pau­vres, croi­ront encore au dévelop­pe­ment et des­cen­dront vaillam­ment dans les mines pour nous livrer ensuite le mine­rai en tra­ver­sant les mers sur leurs conques ?

Plaçons-nous dans une opti­que plus radi­cale : on aban­donne la pro­duc­tion d'acier, l'indus­trie et l'impor­ta­tion de mine­rai, et on devient tous agri­culteurs indépen­dants ou orga­nisés en com­mu­nes. On dis­sout l'armée, l'État, on ne fabri­que plus d'armes et on se laisse pous­ser la barbe. En gros, on se néoli­thise et on attend patiem­ment de se faire piller ou détruire par des hordes d'enva­his­seurs qui, moins écolos et moins paci­fis­tes que nous, n'ont pas honte de fabri­quer des armes et de venir piller nos champs de carot­tes bio.

En résumé, la ques­tion de la pers­pec­ti­va­tion des luttes semble inso­lu­ble aujourd'hui. Insoluble parce que l'his­toire est - Cornélius Castoriadis avait raison de le dire - une création. Le modèle révolu­tion­naire24 auquel reste accrochée la Tradition-imi­ta­tion ne s'est pro­duit qu'une seule fois dans l'his­toire : quand la bour­geoi­sie, après sept siècles de dévelop­pe­ment de l'échange, de la connais­sance ration­nelle, des moyens de com­mu­ni­ca­tion, des tech­ni­ques, des réseaux et des ter­ri­toi­res, n'a plus eu qu'à cueillir comme une pomme mûre un appa­reil d'État déjà lar­ge­ment trans­formé selon ses besoins, et donc à effec­tuer une révolu­tion conclu­sive et nul­le­ment anti­ci­pa­tive. Depuis lors, cette classe n'a cessé de faire la révolu­tion jusqu'à se dis­sou­dre elle-même - son avatar capi­ta­liste-connexion­niste conti­nue bien sûr à la faire en sui­vant une logi­que pure­ment prédatrice et des­truc­trice.

Le schéma révolu­tion­naire pro­pre­ment dit est cadu­que et cet acci­dent his­to­ri­que ne se repro­duira pas. La métaphore du prolétariat comme nou­velle classe révolu­tion­naire a montré qu'elle est une illu­sion dan­ge­reuse (illu­sion qui ne s'est pas encore tota­le­ment dis­soute appa­rem­ment). Ce qui ne veut pas dire que les luttes prolétarien­nes n'étaient que cela, mais, contrai­re­ment à ce que pense YC, c'est sous l'aspect de la révolte qu'elles sont le plus intéres­san­tes et non à cause de leur intégra­tion à une quel­conque stratégie révolu­tion­naire.

L'his­toire est création. Le schéma capi­ta­liste-connexion­niste est basé sur des flux d'énergie concentrés et une réticu­la­tion de plus en plus poussée et poly­mor­phe, à la fois phy­si­que et sym­bo­li­que. Ce schéma a une ambi­tion et une portée planétaires. Il a unifié des popu­la­tions d'une impor­tance considérable et il a géré leurs pul­sions au moyen de systèmes très coûteux en énergie. En cas d'affai­blis­se­ment du système connexion­niste, que devien­dront ces pul­sions ? S'attend-on à une paci­fi­que « période de tran­si­tion » vers on ne sait trop quoi ? Non, il est plus pro­ba­ble que la société va se mor­ce­ler, que la période uni­taire réticu­laire coûteuse en énergie et cana­li­sant les pul­sions de mil­liards d'êtres humains par le sport, le tra­vail, le sexe, la drogue, la hiérar­chie ou autre va donner lieu, lorsqu'elle s'achèvera, à une mul­ti­tude de peti­tes sociétés plus ou moins paci­fi­ques dont les objec­tifs sont imprévisi­bles. Imprévisi­ble aussi l'état du monde phy­si­que à ce moment-là : quels ter­ri­toi­res seront encore habi­ta­bles malgré les pol­lu­tions, les épidémies, etc.

Même si l'on se contente de réfléchir à l'évolu­tion sou­hai­ta­ble de « notre » ou « des » société/s, et même dans une opti­que lar­ge­ment uto­piste, il faut, si l'on pro­pose des solu­tions, penser la tech­ni­que comme un tout et ne pas croire qu'on puisse aban­don­ner le capi­ta­lisme en ban­nis­sant une partie de sa tech­ni­que (les cen­tra­les nucléaires, les nanos, les pes­ti­ci­des...) et en gar­dant tout le reste, selon la vision éco-natu­ra­liste huma­niste. Ni qu'on puisse encore avoir des stratégies « natio­na­les » comme le veut la Tradition-imi­ta­tion. Réfléchis­sons plutôt à des stratégies loca­les et prag­ma­ti­ques : orien­ter l'action vers la récupération des ter­ri­toi­res, tout sim­ple­ment parce qu'en cas d'effon­dre­ment du com­merce inter­na­tio­nal, les biens ali­men­tai­res seront hors de prix. Il ne s'agit donc pas d'anti­ci­per de pos­si­bles catas­tro­phes en sou­hai­tant qu'elles ne se pro­dui­sent pas, ni de se moquer des catas­tro­phis­tes offi­ciels ou des catas­tro­phis­tes huma­nis­tes ou liber­tai­res. La catas­tro­phe a déjà eu lieu : dépos­ses­sion de la majeure partie des com­mu­nautés humai­nes de leurs ter­ri­toi­res en à peine deux siècles, c'est-à-dire, à l'échelle de l'his­toire humaine, en l'espace d'un éclair. Tout le reste n'est que ges­tion de crise. Mais rien ne garan­tit qu'il pourra y avoir retour en arrière, en tout cas selon une logi­que pro­gram­ma­ti­que et ordonnée. Voilà pour­quoi résumer en un mot l'action que l'on se pro­pose d'accom­plir (révolu­tion) ou l'objec­tif (com­mu­nisme ou conseillisme ou auto­no­mie, etc.) paraît un réflexe appar­te­nant à la Tradition-imi­ta­tion. Se conten­ter de parler de reter­ri­to­ria­li­ser les col­lec­tifs dans une pers­pec­tive assembléiste, serait-ce incom­pa­ti­ble avec le deve­nir-autre immédiat de la com­mu­nauté humaine ?

juillet 2010
Image
Avatar de l’utilisateur
AnarSonore
 
Messages: 506
Inscription: Lundi 31 Mar 2008 0:52

Re: Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Messagepar AnarSonore » Vendredi 09 Juil 2010 21:48

La réponse de Temps critiques:

Le communisme, une médiation ?

À partir d’un commentaire d’Yves Coleman

:arrow: http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article269

Dans son com­men­taire* de la préface à la seconde édition du livre de Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte ter­ro­risme (L'Harmattan, 2010), Yves Coleman présente som­mai­re­ment au lec­teur les prin­ci­pa­les thèses de la revue Temps cri­ti­ques. Il sou­li­gne la « luci­dité » des auteurs pour tenter d'ana­ly­ser les caractéris­ti­ques du capi­ta­lisme contem­po­rain autre­ment qu'en référence au pro­gramme com­mu­niste clas­si­que, mais il « regrette » que ceux-ci ver­sent soit dans un anar­chisme anti-étati­que qui n'exprime rien d'autre que le « déses­poir » ou le nihi­lisme de « l'action directe », soit dans la vieille alter­na­tive du « Socialisme ou Barbarie ? », qui, dans la ver­sion Temps cri­ti­ques, devien­drait « Communisation ou Barbarie ? ». Cette dernière ten­dance semble d'ailleurs la plus cri­ti­qua­ble aux yeux d'Yves Coleman puisqu'il titre son texte « Temps cri­ti­ques ou le com­mu­nisme-tout-de-suite ».

Voyons tout d'abord le pre­mier point :

I. Sur la question de la lutte armée et plus généralement du niveau de violence des luttes

Dans De la vio­lence poli­ti­que, com­pi­la­tion de textes de sa revue Ni patrie, ni frontières, nº 4, 2009, Yves Coleman (YC pas la suite) semble dis­tin­guer le niveau de légiti­mité de la vio­lence prin­ci­pa­le­ment en fonc­tion du caractère de masse ou non de celle-ci, une dis­tinc­tion qui est jus­te­ment celle établie par toutes les orga­ni­sa­tions « de masse » dont on sait (domi­na­tion sans par­tage du sta­li­nisme et du syn­di­ca­lisme aidant) quel rôle elles ont joué dans l'écra­se­ment des ten­ta­ti­ves de sub­ver­tir ce monde. La cri­ti­que de l' » l'idéologie du petit groupe révolu­tion­naire » (p. 143, arti­cle de Combat com­mu­niste de 1977, auquel YC a par­ti­cipé) se fait au nom d'une vio­lence « vraie » à atten­dre de la classe ouvrière orga­nisée1. Cette cri­ti­que ne pose pas la ques­tion de savoir pour­quoi cette dernière ne s'est par exem­ple pas mani­festée dans l'Italie des années 60-70 alors que cer­tai­nes condi­tions objec­ti­ves et sub­jec­ti­ves étaient réunies, en tout cas plus qu'ailleurs. La cri­ti­que des petits grou­pes de lutte armée devient alors pure­ment for­melle ou prin­ci­pielle puisqu'il n'y a pas eu d'alter­na­tive et la faute semble en incom­ber au PCI. Cela n'a pas été un mau­vais choix de la part de ces grou­pes mais un choix. Le simple fait de rele­ver cela et d'essayer de l'expli­quer, comme le fait Jacques Wajnsztejn (JW) dans sa préface à la seconde édition d'Individu, révolte et ter­ro­risme, devient alors pour YC un sou­tien ou une apo­lo­gie de ces grou­pes. Dans cette mesure et en défen­dant ses argu­ments, JW sem­ble­rait alors effec­ti­ve­ment sou­te­nir ces grou­pes. Il faut sortir de ce genre de polémique dans laquelle on juge tout avec les yeux d'aujourd'hui. Ainsi, dans Combat Communiste des années 70, revue à laquelle par­ti­cipe YC, il n'est pas du tout fait état des liens entre la RAF et la Stasi. La cri­ti­que doit-elle se baser sur des révélations postérieu­res des archi­ves de la Stasi dont cer­tai­nes contien­nent des éléments de contre-infor­ma­tion et de contre-espion­nage ? Nous disons non, d'autant que, la plu­part du temps, ces docu­ments concer­nent la deuxième ou troisième « génération » de l'orga­ni­sa­tion alors que les éléments de la première sont déjà tous morts ou en prison (c'est le cas pour la RAF de Baader-Meinhof) et pour les BR de Curcio-Franceschini). Si on conti­nue de lire Combat Communiste de l'époque on s'aperçoit que le nº 31 accorde qua­si­ment son sou­tien à la RAF face aux argu­ments débiles des grou­pes gau­chis­tes en rele­vant les caractères par­ti­culièrement for­mels de la démocra­tie alle­mande. Le titre est expli­cite : « Le vrai ter­ro­risme c'est celui de l'État2 ».

Or aujourd'hui, YC repro­che à Temps cri­ti­ques une ana­lyse en termes de démocra­tie auto­ri­taire, laquelle empêche­rait d'uti­li­ser toutes les média­tions pos­si­bles laissées par les libertés bour­geoi­ses3 ! Et Combat Communiste de deman­der en fin de texte la libération de tous les pri­son­niers et la levée de la mesure d'extra­di­tion contre l'avocat Klaus Croissant (convaincu aujourd'hui d'être un agent de la Stasi !). Ah, Yves, si à l'époque tu avais été un audi­teur de la radio « libre » Free Europe que d'erreurs auraient été évitées ! De la même façon nous deman­dons aujourd'hui les libérations de Persichetti et des deux Allemands arrêtés dernièrement en France comme celle de Battisti que le dis­socié (non repenti pour toi) Sergio Segio conti­nue de pour­sui­vre de sa vin­dicte dans tous les jour­naux « bour­geois » parce qu'il n'aurait pas payé sa dette !

Quelle évolu­tion Yves, au regard de ce que nous étions il y a trente ans ! Nous n'allons pas faire dans la psy­cho­lo­gie, mais il nous semble qu'il y a un problème avec toute cette période. De fait, tu nies son impor­tance ou pour le moins tu te refu­ses à en faire un événement. Ta méfiance vis-à-vis de tout ce qui touche à Mai 68 en est une première mani­fes­ta­tion. Ensuite, il y a, comme JW te l'a déjà dit dans sa réponse à ton inter­ven­tion sur opéraïsme et sta­li­nisme, un problème avec l'Italie. Il semble que dans les deux cas, ces événements ont brouillé tes repères théori­ques et que tu ne t'y retrou­ves pas. À partir de là, tu les mini­mi­ses. À l'inverse, nous les considérons comme un élément cen­tral de notre réflexion d'aujourd'hui. En fait, les posi­tions se sont inversées : à l'époque, en France nous étions, par exem­ple, très peu enthou­sias­tes par rap­port à ce qui se pas­sait en RFA parce que nous avions fait la cri­ti­que de l'anti-impéria­lisme et que nous n'étions pas encore coupés de la classe et donc peu disposés à nous lancer à couper le fil his­to­ri­que des luttes prolétarien­nes et à cher­cher un nou­veau sujet4 de la révolu­tion (ce sont sur­tout les « auto­no­mes » qui ont sou­tenu « la bande à Baader et non les anar­chis­tes et l'ultra-gauche et encore moins les situa­tion­nis­tes), peu enthou­sias­tes par rap­port à ce qui se pas­sait en Italie parce que cela nous sem­blait par­ti­ci­per des luttes du passé et que nous ne com­pre­nions pas vrai­ment les luttes pour le salaire poli­ti­que. Ce n'est qu'avec 1977 que nous avons fait une première réinterprétation de la situa­tion.

Dès lors, il nous faut dis­tin­guer plu­sieurs choses :

- Premièrement, il faut dis­tin­guer le livre de JW et la revue Temps cri­ti­ques. Si son livre a été l'un des points de regrou­pe­ment pour créer la revue, cette dernière n'a jamais eu de posi­tion uni­vo­que sur la ques­tion. Si on veut faire simple, on peut y dis­tin­guer au moins trois posi­tions. Celle de JW et de JG sur le lien entre révolte et lutte armée et sur la nécessité de com­pren­dre ce phénomène en rap­port avec une ana­lyse com­mune de la crise des anta­go­nis­mes en termes de clas­ses ; ensuite une posi­tion de sou­tien cri­ti­que à la lutte armée chez Loïc Debray et Anne Steiner qui venaient d'écrire leur ouvrage sur la Fraction armée rouge5 et une posi­tion de cri­ti­que abso­lue de la lutte armée de la part des « Allemands » de la revue, dans la lignée de la cri­ti­que de l'acti­visme par Adorno et Horkheimer. Cela allait se retrou­ver tout au long des quatre pre­miers numéros de la revue avec des arti­cles assez polémiques entre Debray-D'Eaubonne d'un côté, Joachim Brühn de l'autre.

- Deuxièmement, la dis­tinc­tion que nous fai­sons entre deux types de lutte armée ne repose pas essen­tiel­le­ment sur une éthique de l'action qui ferait que le pre­mier (ETA, IRA, OLP) n'hésite­rait pas à tuer des « civils » et pas le second. En effet, à partir du moment où l'on ne conçoit plus les autres que comme des enne­mis, les stratégies se rap­pro­chent comme les méthodes se rap­pro­chent et il ne s'agit plus que de degrés différents de vio­lence. Toutefois dans le pre­mier cas, les enne­mis sont assi­milés à l'ensem­ble de la popu­la­tion « étrangère » ce qui rend légitime de la ter­ro­ri­ser alors que dans le second (RAF, BR, PL, AD, MIL), cela ne concerne que quel­ques enne­mis de classe qu'il faut soi­gneu­se­ment trier, un peu dans la tra­di­tion des révolu­tion­nai­res russes à l'époque du tzar.

Notre dis­tinc­tion repose sur­tout sur le rap­port entre révolte sociale et lutte contre le pou­voir. Dans la première forme, la lutte prend immédia­te­ment la dimen­sion d'une guerre au profit d'une Cause (la nation en deve­nir) qui est isolée du reste et par­ti­culièrement des rap­ports sociaux. Ainsi, le patron basque est appelé à payer l'impôt « révolu­tion­naire » à l'orga­ni­sa­tion « socia­liste » basque que représente l'ETA. Une Cause cir­cons­crite donc mais suf­fi­sam­ment glo­bale pour qu'on doive s'y sacri­fier alors que dans la seconde forme, la lutte est avant tout sociale et le pro­duit d'une révolte d'abord indi­vi­dua­lisée qui, en se fai­sant col­lec­tive, devient « guerre sociale » - d'ailleurs plus métapho­ri­que que réelle­ment mili­taire. Ce pas­sage à une forme plus mili­taire que sociale n'est jamais joué à l'avance dans cette pers­pec­tive puis­que vont être essayées toutes les pos­si­bi­lités de l'action, légale puis illégale, au grand jour puis clan­des­tine. Mais le pas­sage à la lutte armée pro­pre­ment dite n'est pres­que jamais volon­taire. C'est la cri­mi­na­li­sa­tion des luttes qui pousse sou­vent à la clan­des­ti­nité puis à l'usage des armes. Qui pou­vait penser que Fritz Teufel, leader fan­tai­siste du mou­ve­ment extra-par­le­men­taire ber­li­nois, pour­rait passer à la lutte armée et tel ou tel ouvrier de Fiat à Turin ou tech­ni­cien de Siemens à Milan ?

Ce qui dis­tin­gue aussi ces deux formes, c'est un rap­port différent à l'his­toire. Les luttes de libération natio­nale s'ins­cri­vent dans un combat de près de deux siècles mais sur des bases inchangées, excepté le fait que ce combat représente des aspi­ra­tions à des « natio­na­lités » tou­jours plus peti­tes. Il s'agit tou­jours de bâtir un nouvel État et donc de mettre en place les éléments d'un contre État. La dimen­sion armée y est donc présente dès le début et l'impor­tance de la bran­che mili­taire de l'orga­ni­sa­tion est bien marquée. À l'inverse, les luttes socia­les vio­len­tes pren­nent des formes diver­ses en fonc­tion des condi­tions spécifi­ques de chaque époque : grève générale insur­rec­tion­nelle, révolu­tion type coup d'État, com­mune de Kronstadt ou de Bavière, grand conseil de Budapest, cortèges ouvriers dans les usines, blo­cage du fonc­tion­ne­ment normal des ins­ti­tu­tions comme en France en mai 68, lutte contre la police pour défendre des piquets de grève, lutte phy­si­que contre les « jaunes », séques­tra­tions et actions diver­ses contre les chefs et plus générale­ment la hiérar­chie, luttes de rue contre la police.

Or à l'époque de la crise de toutes les ins­ti­tu­tions (famille, églises, État, syn­di­cats et partis poli­ti­ques), la révolte devient un élément essen­tiel de l'insu­bor­di­na­tion sociale. Il ne s'agit pas « d'admi­rer » la révolte mais de la reconnaître sans la condam­ner à l'avance pour ses man­ques de pers­pec­tive et de sens stratégique. Cette révolte a pris effec­ti­ve­ment, au contour des années 60-70, une tona­lité et une impor­tance de contes­ta­tion du capi­ta­lisme et non pas seu­le­ment de lutte de clas­ses entre pro­ta­go­nis­tes grosso modo d'accord sur le type de société pro­gres­siste de crois­sance et de consom­ma­tion. YC ne voit pas dans cette période le der­nier assaut révolu­tion­naire prolétarien, mais qu'y voit-il alors ? Apparemment rien puisqu'il n'y aurait eu ni pou­voir ouvrier ni conseils ouvriers, ni situa­tion de « double pou­voir6 ». Là où YC cher­che les traces d'une lutte pour le pou­voir, la ges­tion ouvrière etc., le mai 68 français lui ren­voie l'image d'un mou­ve­ment qui ne se situe pas sur ce ter­rain et qui ne va jus­te­ment pas pro­fi­ter de ce que beau­coup d'obser­va­teurs ont considéré comme une période de vacance du pou­voir gaul­liste. Lorsqu'il est tenté d'y penser ou plutôt conduit à valo­ri­ser cer­tai­nes de ses fran­ges plus poli­tis­tes (JCR, MAU), il ne sait pas quoi en faire (voir l'épisode de la Bourse de Paris le 24).

Quant aux luttes ita­lien­nes, à aucun moment elles n'ont affirmé de pers­pec­ti­ves ges­tion­nai­res mais bien plutôt la révolte contre le tra­vail et la hiérar­chie de l'usine. Dans cette mesure, elles expri­maient un vérita­ble « tra­vail du négatif » et non pas encore, comme aujourd'hui, l'impos­si­ble affir­ma­tion d'une iden­tité prolétarienne, mais son refus. Dans cette sorte de nihi­lisme sur­tout dû à la présence nom­breuse de prolétaires venus du sud et non encore soumis à l'idéologie ouvrière du res­pect de l'outil de tra­vail et des progrès dus au capi­ta­lisme, il est sûr que les condi­tions sub­jec­ti­ves d'un pas­sage à la lutte armée se sont pro­gres­si­ve­ment faites jour. Elles ont ren­contré leurs condi­tions objec­ti­ves quand, dès 1974, il est devenu clair pour beau­coup de jeunes ouvriers que la lutte interne à l'usine avait atteint ses limi­tes. Cela a d'ailleurs été moins clair pour les grou­pes poli­ti­ques comme Potere ope­raio ou Lotta Continua, les plus pro­ches de ces jeunes prolétaires, mais pour qui le slogan de « pou­voir ouvrier » gar­dait encore un sens. Potere ope­raio ne s'en est d'ailleurs jamais relevé.

Il faut dis­si­per un malen­tendu. Quand nous par­lons de der­nier assaut révolu­tion­naire, nous le conce­vons chro­no­lo­gi­que­ment et théori­que­ment, ce que ne font jus­te­ment pas les grou­pes d'extrême gauche qui atten­dent le pro­chain assaut. Nous enten­dons « der­nier » parce qu'il est encore relié aux précédents assauts prolétariens du début du siècle et même à 36 en Espagne dans la conti­nuité d'un fil rouge reliant les luttes de clas­ses, mais il est aussi « le der­nier », et c'est ça qui est impor­tant aujourd'hui pour nous, au sens où il ne se repro­duira plus. Il y aura bien des luttes, des révoltes, mais le fil est rompu avec l'his­toire de la dia­lec­ti­que des clas­ses.

Ce qui a fait la qualité de ces années-là, ce n'est pas d'avoir plus ou moins repris ou négligé des formes ancien­nes et par exem­ple les conseils7, mais d'avoir été à la charnière entre deux époques. Il ne sert à rien, dès lors, d'oppo­ser en dis­tri­buant des bons ou mau­vais points des formes de lutte armée dont les contex­tes étaient différents en fonc­tion de l'état de la restruc­tu­ra­tion du capi­tal dans ces zones : en « avance » pour la RAF, en « retard » pour les BR. Le rap­port avec le passé était dans tous les cas ambigu, non pas comme le croit YC parce que les grou­pes de lutte armée n'étaient pas assez anti-sta­li­niens8, pas assez conseillis­tes, mais jus­te­ment parce qu'ils souf­fraient d'être encore à cheval sur deux périodes : celle de la révolu­tion clas­siste et celle de la révolu­tion à titre humain9. Ce qui fai­sait leur force d'un côté : l'assi­mi­la­tion et l'uti­li­sa­tion des thèses de Marcuse sur les nou­veaux sujets pour la RAF (quoi qu'en dise YC qui les traite d'illettrés), le bouillon de culture que représen­taient les gran­des firmes du nord de l'Italie avec leurs prolétaires encore à demi pay­sans pour les grou­pes ita­liens étaient aussi leur fai­blesse : iso­le­ment au sein d'une popu­la­tion de RFA où la classe salariée était « riche » et col­la­bo­ra­tion­niste, croyance en une exten­sion du pou­voir ouvrier d'usine en Italie alors que les restruc­tu­ra­tions de la Fiat, comme des autres entre­pri­ses auto­mo­bi­les mon­dia­les, annonçaient déjà la fin de l'époque des « for­te­res­ses ouvrières ».

Nous sommes donc bien d'accord pour dire qu'il y a un rap­port entre déclin des luttes ouvrières ou socia­les et émer­gence d'une vio­lence plus direc­te­ment poli­ti­que, voire mili­taire, que sociale à partir du moment où les voies tra­di­tion­nel­les sem­blent bouchées. À l'époque, il est patent que cette voie est bien plus bouchée en RFA et en France qu'en Italie. Les ris­ques sont alors bien plus grands et expli­quent, sans les légiti­mer, la recher­che de sujets de sub­sti­tu­tion et le retour pro­gres­sif de cer­tains grou­pes vers l'anti-impéria­lisme, via le combat pales­ti­nien par exem­ple. Et même si c'est l'une des rai­sons pos­si­bles, ce n'est pas parce que la cri­ti­que de l'URSS et du sta­li­nisme a été insuf­fi­sante mais parce qu'à partir d'une posi­tion de plus en plus dif­fi­cile et disons-le faible, tous les moyens devien­nent bons pour réaliser des fins de moins en moins ques­tionnées. Les dérives des « Cellules révolu­tion­nai­res » alle­man­des sont là pour le prou­ver.

Ce qui man­quait à ces grou­pes... et à nous tous à l'époque, ce n'est pas une vision poli­ti­que, une absence de naïveté ou on ne sait quelle vertu mili­tante, mais une claire compréhen­sion de la dyna­mi­que du capi­tal qui se met alors en place et du fait que le capi­tal est un rap­port social de dépen­dance récipro­que et non un extérieur qui nous fait face. C'est de là que vient la fixa­tion sur l'État comme ennemi, alors même que ces mou­ve­ments extra-par­le­men­tai­res en RFA comme en France et en Italie dévelop­pent une cri­ti­que de la tota­lité de ce qu'ils voient à l'époque comme un « système ».

Aujourd'hui, la révolte est tou­jours présente, en par­ti­cu­lier chez les jeunes, mais pas uni­que­ment, comme le mon­trent les actions « des­pe­ra­dos » des salariés de cer­tai­nes entre­pri­ses en liqui­da­tion ou des entrées en dis­si­dence comme dans l'Éduca­tion natio­nale. Mais ces indi­vi­dus en révolte ne cons­ti­tuent effec­ti­ve­ment plus une nou­velle com­po­si­tion de classe du prolétariat (comme les opéraïstes ita­liens l'ima­gi­naient avec les figu­res de l'ouvrier-masse d'abord puis celle de l'ouvrier social) sur laquelle s'appuyer.

Nous avons plutôt affaire à une décom­po­si­tion sans recom­po­si­tion, et donc sans vérita­bles « sujets », de la révolte ou de l'insu­bor­di­na­tion sociale. La ten­dance est alors forte de com­pen­ser par une sorte de décision­nisme tel que celui qui anime actuel­le­ment les cou­rants dits insur­rec­tion­na­lis­tes10, ce qui les amène à ne conce­voir l'État que comme État du ministère de l'intérieur ou comme État pénal, en négli­geant toutes ses fonc­tions socia­les, son orga­ni­sa­tion en réseau et sa sym­biose avec le capi­tal. C'est en cela que nous disons que l'État se fait total comme le capi­tal s'est fait total. Cet État-là - YC n'en parle pas, mais il ne peut pas faire tenir tout Temps cri­ti­ques en quel­ques pages - n'est plus l'État-nation que l'on pou­vait effec­ti­ve­ment ana­ly­ser encore dans les termes de la démocra­tie auto­ri­taire, mais un État-réseau dont nous ana­ly­sons les formes achevées dans le numéro 15 de la revue.

II. Sur le communisme tout de suite

Nous allons main­te­nant répondre à la cri­ti­que prin­ci­pale sur ce qui cons­ti­tue, aux yeux d'YC, une dérive de Temps cri­ti­ques vers « une illu­sion très ancienne : celle du com­mu­nisme-tout-de-suite ».

1) La médiation des classes n'est plus opératoire

Nous ne dirons rien ici sur les remar­ques et les objec­tions portées par Y.C. sur les ques­tions du ter­ro­risme dans les années 65-8011, mais nous répon­dons d'abord à sa cri­ti­que prin­ci­pale sur ce qui cons­ti­tue à ses yeux une dérive de Temps cri­ti­ques vers « une illu­sion très ancienne : celle du com­mu­nisme-tout-de-suite ».

Désigner Marx comme étant à l'ori­gine de « l'éter­nelle alter­na­tive entre com­mu­nisme immédiat ou bar­ba­rie » cons­ti­tue une méprise. Marx n'est pas immédia­tiste ; il attri­bue à la classe sociale une puis­sance décisive d'inter­ven­tion dans l'his­toire, une fonc­tion majeure de média­tion. Marx est clas­siste. Dès ses écrits de 1848, il assi­gne à la classe pour soi, la classe négative, la classe du tra­vail vivant c'est-à-dire le prolétariat, une mis­sion his­to­ri­que : la révolu­tion com­mu­niste. Cette révolu­tion n'est pas « sociale » comme le pensèrent les cou­rants gau­chis­tes et les anar­chis­tes et comme Y.C. semble le penser aujourd'hui ; cette révolu­tion marxienne opère « à titre humain », au titre de la com­mu­nauté humaine, puis­que « l'être humain est la vérita­ble com­mu­nauté des hommes ».

Si le Manifeste com­mu­niste de 1848 contient un pro­gramme de mesu­res poli­ti­ques immédiates pour rendre irréver­si­ble la révolu­tion (notam­ment l'abo­li­tion de la propriété privée), la lutte et la vic­toire doi­vent être condui­tes par la classe qui va établir « le pou­voir orga­nisé de la classe », puis « détruire sa propre domi­na­tion de classe ». La média­tion his­to­ri­que est celle de la classe. Il y a donc tou­jours eu chez Marx coexis­tence entre ces deux aspects : la vision d'anti­ci­pa­tion vers le com­mu­nisme et le pro­gramme prolétarien. C'est pour cette raison que nous ne repre­nons pas à notre compte les idées de rup­ture entre un Marx jeune et un Marx mûr (Althusser), un Marx ésotérique et un Marx exotérique (Postone, Jappe et Krisis), un Marx écono­miste et un Marx éthique (Rubel), etc.

Si la cou­ver­ture du numéro 13 de Temps cri­ti­ques 12 porte en titre « Une révolu­tion à titre humain ? », on cons­ta­tera la présence d'un point d'inter­ro­ga­tion. Ce ques­tion­ne­ment n'est pas un effet de style, il porte sur ce qui a cons­titué l'opérateur cen­tral des révolu­tions de l'époque moderne à savoir un bou­le­ver­se­ment des rap­ports entre l'indi­vidu et la com­mu­nauté humaine.

Que l'État-nation bour­geois, une fois établi, ait plutôt servi les intérêts de telle ou telle frac­tion poli­ti­que de la classe bour­geoise ne peut que confir­mer le rôle déter­mi­nant de cette média­tion fon­da­men­tale que cons­ti­tue la classe sociale dans le dérou­le­ment des révolu­tions (et contre-révolu­tions) de la période moderne. Mais nous ne sommes plus dans cette dyna­mi­que his­to­ri­que ; nous ne sommes plus dans ce cycle des luttes de clas­ses où l'enjeu des affron­te­ments était de savoir qui, de l'État-bour­geois ou de l'État-ouvrier, allait diri­ger le dévelop­pe­ment des forces pro­duc­ti­ves... période qui, selon la Tradition, sem­blait néces­saire et pro­gres­siste, et devait conduire à l'éman­ci­pa­tion de l'huma­nité (définie par l'expres­sion poli­ti­que : « le pro­gramme de tran­si­tion »).

Dès l'ins­tant où il ne semble pas aban­don­ner la référence com­mu­niste - notam­ment celle du com­mu­nisme des conseils ouvriers - au nom de quoi Y.C. énonce-t-il sa cri­ti­que d'un « com­mu­nisme-immédiat » envers Temps cri­ti­ques ? Malgré ses démar­ca­tions avec toutes idéolo­gies de gauche, gau­chis­tes et anar­chis­tes, c'est la média­tion de la classe qui reste tou­te­fois chez lui l'inter­ve­nant his­to­ri­que. Bien que voilée, la référence à la classe n'est pas absente des propos d'Yves Coleman. Il par­tage l'idée, selon lui « prémoni­toire », d'une classe ouvrière « en expan­sion per­ma­nente » comme en témoigne sa référence à Simon Rubak et il en trouve la preuve dans la situa­tion « des pays comme la Chine, l'Inde, le Pakistan ou le Brésil ».

La lutte des clas­ses se pour­sui­vrait-elle là-bas sur le modèle qui a prévalu en Europe de 1848 à 1923 ? Certainement pas. L'his­toire ne repasse pas les plats. YC reprend cette antienne de la crois­sance numérique de la classe ouvrière mon­diale comme si on était encore à l'époque de la révolu­tion indus­trielle, comme si c'était la même classe ouvrière, comme s'il était encore pos­si­ble de suivre le che­mi­ne­ment d'une classe en soi vers une classe pour soi à tra­vers le long pro­ces­sus de matu­ra­tion qui allait faire passer les pay­sans des pays européens à une pure condi­tion ouvrière, comme si le nombre crois­sant des ouvriers au niveau mon­dial n'était pas à rap­por­ter à celui du nombre total de popu­la­tions acti­ves inclu­ses dans le procès de glo­ba­li­sa­tion du capi­tal. Bien sûr que les luttes séculai­res des ouvriers du tex­tile de Bombay font partie du fil rouge des luttes ouvrières, mais plutôt que l'émer­gence de quel­que chose de nou­veau, elles sont une sur­vi­vance de l'ancien. La dyna­mi­que de restruc­tu­ra­tion-déloca­li­sa­tions est telle que même en Asie, là où le regard de tous les nos­tal­gi­ques d'une nou­velle classe ouvrière se tour­nent, l'État chi­nois n'arrive pas à fixer la masse de migrants (il ne le veut d'ailleurs pas pour des rai­sons que nous expli­quons dans notre arti­cle sur la Chine dans le nº 15 de la revue) et qu'en Afrique et en Amérique du sud, pour quel­ques mil­lions de nou­veaux ouvriers ou employés, ce sont des dizai­nes de mil­lions de prolétaires qui vien­nent s'agréger dans les bidon­vil­les des capi­ta­les ; prolétaires inem­ploya­bles qui ne cons­ti­tuent en rien une nou­velle « armée indus­trielle de réserve » qui serait néces­saire à une crois­sance exten­sive d'une pro­duc­tion qui ne cor­res­pond plus aux exi­gen­ces de la phase actuelle.

Certes, nous n'uti­li­sons pas de façon forcenée, à l'inverse de grou­pes comme Mouvement Communiste ou Échan­ges et Mouvement, les sta­tis­ti­ques de l'OCDE et autres offi­ci­nes du capi­tal, mais qui croira que nous ne les connais­sons pas ? Nous préférons dégager des ten­dan­ces plutôt que d'ali­gner des cour­bes de taux de profit comme vien­nent encore de le faire cer­tains experts marxis­tes anglo-saxons pour condam­ner les thèses hétérodoxes de Bihr et Husson sur ce point. Il semble que c'était d'ailleurs la démarche de Marx et, quand il l'a oubliée pour se lancer dans des cal­culs mathémati­ques qu'il ne maîtri­sait d'ailleurs pas, il en a résulté une vérita­ble catas­tro­phe pour des épigo­nes qui se sont escrimés deux siècles durant sur ces erreurs (cf. les schémas de la repro­duc­tion).

Parler de sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail signale, pour nous, un fait objec­tif qui ne nous paraît pas dis­cu­ta­ble et nous n'en sommes d'ailleurs ni les ini­tia­teurs ni les seuls tenants. Il n'en est pas de même de notre notion fon­da­men­tale « d'ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail » qui, si elle découle de ce même pro­ces­sus objec­tif, est une interprétation de notre part (donc en grande partie sub­jec­tive) des trans­for­ma­tions en cours. En tant que telle, elle est par­fai­te­ment dis­cu­ta­ble et cri­ti­qua­ble. Toutefois, la dis­cu­ter ne signi­fie pas l'interpréter comme si elle signi­fiait la « fin du tra­vail », une confu­sion trop sou­vent entre­te­nue en raison de sa proxi­mité avec cer­tai­nes thèses à la mode sur la fin du tra­vail (Méda, Rifkin). Nous ne par­lons d'ailleurs jamais « d'ines­sen­tia­li­sa­tion du tra­vail » (des termes employés par le groupe Théorie Communiste), mais « d'ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail ». Nous n'avons donc jamais sou­tenu qu'il n'y avait plus de tra­vail ni de tra­vailleurs, mais seu­le­ment que ce tra­vail vivant deve­nait, tout d'abord de plus en plus secondaire pour la valo­ri­sa­tion (une sorte de résidu ) et, ensuite, que sa fonc­tion ten­dait à être de plus en plus une fonc­tion de repro­duc­tion des rap­ports sociaux plutôt qu'une fonc­tion de pro­duc­tion. C'est d'ailleurs pour cela que nous considérons que le main­tien du système du sala­riat comme le cadre de l'impo­si­tion d'une obli­ga­tion à tra­vailler est le seul accès légal pos­si­ble au revenu pri­maire, en dehors donc de tout tra­vail concret effectué. Les notions d'emplois et d'employa­bi­lité ont donc rem­placé la notion de tra­vail au sens « noble » du terme : le tra­vail qui per­met­tait d'affir­mer l'iden­tité ouvrière, le tra­vail censé trans­for­mer le monde, même à tra­vers une condi­tion subor­donnée.

Si notre ana­lyse se développe prin­ci­pa­le­ment à partir de celle des capi­taux et des États domi­nants, elle ne nie pas ce qui se passe ailleurs.

Ainsi, nous ne nions pas l'impor­tance des luttes socia­les en Chine. Toutefois leur exis­tence ne tra­duit pas à notre avis la résur­gence d'un mou­ve­ment ouvrier massif, mais plutôt l'inca­pa­cité de l'État chi­nois, pas encore tota­le­ment débar­rassé des stig­ma­tes du « mode de pro­duc­tion asia­ti­que », à trai­ter la ques­tion pay­sanne.

Temps cri­ti­ques, loin de « passer sous silence ce qui se passe dans ces pays », a montré, aussi bien dans son nº 10 sur glo­ba­li­sa­tion et mon­dia­li­sa­tion que dans son nº 15 13, que la Chine « n'est pas l'ate­lier du monde » et que la dyna­mi­que du capi­tal qui s'y déploie n'est pas celle d'une « accu­mu­la­tion pri­mi­tive » avec cons­ti­tu­tion d'une vaste classe du tra­vail et d'un anta­go­nisme entre clas­ses. On voit que dans ces pays abu­si­ve­ment nommés « émer­gents » sont à l'œuvre les mêmes pro­ces­sus de tota­li­sa­tion du capi­tal que par­tout ailleurs, à condi­tion de faire la différence entre ce pro­ces­sus et ses formes poli­ti­ques (la Chine n'est pas une société capi­ta­liste mais le capi­tal y prospère). Avec la glo­ba­li­sa­tion, la vision que nous a léguée la Tradition - en par­ti­cu­lier celle des anciens décou­pa­ges du monde héritée des théories marxis­tes de l'impéria­lisme - ne tient plus.

Temps cri­ti­ques a proposé un modèle de compréhen­sion en trois « niveaux14 » qui s'appuie à la fois sur les recher­ches de Braudel au sujet des diver­ses formes du capi­tal, sur l'ana­lyse de la notion de capi­tal fictif chez Loren Goldner et sur ses pro­pres dévelop­pe­ments à propos de ce que cette revue nomme révolu­tion du capi­tal. Sans méconnaître les actuel­les déter­mi­na­tions géopo­li­ti­ques mon­dia­les, Temps cri­ti­ques s'efforce d'ana­ly­ser les effets de puis­sance du capi­tal et les résis­tan­ces à sa domi­na­tion dans les différentes régions de la planète.

Sur cette ques­tion du com­mu­nisme immédiat ou de la classe comme média­tion de la révolu­tion (prolétarienne ), il est quel­que peu éton­nant qu'Yves Coleman, qui pour­tant uti­lise le mot « com­mu­ni­sa­tion » et qui est tou­jours très atten­tif à four­nir aux lec­teurs des références et des conseils biblio­gra­phi­ques, ne cite pas l'une des com­po­san­tes - et pour tout dire le moteur - de ce qu'il est convenu de nommer « le cou­rant com­mu­ni­sa­teur », à savoir la revue Théorie com­mu­niste. Il y trou­ve­rait pour­tant une concep­tion de la révolu­tion qui prend acte de la dis­pa­ri­tion de l'iden­tité ouvrière dans les « restruc­tu­ra­tions » des années 1975-90, mais qui main­tient l'exis­tence d'une dia­lec­ti­que des clas­ses et perçoit l'ouver­ture d'un « nou­veau cycle de luttes » prolétarien­nes15. Il se peut qu'YC n'apprécie pas l'idée que la com­mu­ni­sa­tion de Théorie com­mu­niste, comme celle, pour­tant différente, de Temps cri­ti­ques, ne puisse être en accord qu'avec des concep­tions qui ont rompu avec l'ouvriérisme, sous quel­que forme que ce soit, et avec la théorie conseilliste.

2) Le communisme n'émergera pas d'une « décadence du capitalisme » ni d'une peur de la grande catastrophe.

Temps cri­ti­ques, depuis ses débuts, n'a jamais été décaden­tiste. On trou­vera dans ses arti­cles de nom­breu­ses cri­ti­ques des divers cou­rants marxis­tes théori­sant l'effon­dre­ment du capi­ta­lisme sous l'effet de la contra­dic­tion entre les forces pro­duc­ti­ves et les rap­ports de pro­duc­tion ou à cause de la baisse ten­dan­cielle du taux de profit.

De la même manière, nous avons cri­tiqué tous les catas­tro­phis­mes, qu'ils soient écolo­gi­ques, techno-scien­ti­fi­ques ou « indus­triels ». Les der­niers arti­cles16 à ce sujet, ceux d'André Dréan et de Jacques Wajnsztejn, décri­vent les inadéqua­tions des ana­ly­ses qui accor­dent une impor­tance exces­sive aux tech­no­lo­gies dans les condi­tions présentes 17 ; ils mon­trent égale­ment pour­quoi la nos­tal­gie du temps de l'arti­sa­nat (ou de la cueillette !) ne nous aide pas à com­pren­dre notre situa­tion actuelle sim­ple­ment en la com­pa­rant avec ce que nous aurions perdu. Notre cri­ti­que de l'intégra­tion de la techno-science dans le procès du capi­tal ne contient, de notre part, aucune nos­tal­gie pour d'autres époques.

3) Le communisme n'est pas une « idée », « une hypothèse » (Badiou) ni une « mobilisation pour de justes causes » (Coleman)

Ne serait-ce que pour des rai­sons heu­ris­ti­ques, afin de lever de lour­des confu­sions qui tra­ver­sent aujourd'hui les débats sur le com­mu­nisme et la com­mu­ni­sa­tion, il n'est pas vain de réfuter les dis­cours qui font du com­mu­nisme « une idée » ou pire encore « une hypothèse ». C'est, par exem­ple, le cas d'Alain Badiou dans un de ses exer­ci­ces média­ti­ques récents18. Pour le phi­lo­so­phe anti­sar­ko­zyste, l'idée com­mu­niste doit conduire les pau­vres et les opprimés à exer­cer leur propre dis­ci­pline et ne pas s'en tenir à la spon­tanéité des masses. En régime-com­mu­niste-Badiou, voici ce que cela donne : » Les opprimés n'ont pas d'autre res­source que leur dis­ci­pline. Quand vous n'avez rien, pas l'argent, pas d'armes, pas de pou­voir, vous n'avez pas grand-chose d'autre que votre unité. Notre ques­tion cen­trale est donc : quelle forme peut pren­dre une nou­velle dis­ci­pline ? Du point de vue phi­lo­so­phi­que, je pense que c'est néces­sai­re­ment une dis­ci­pline de la vérité, une dis­ci­pline du pro­ces­sus lui-même ». Autrement dit, lors­que les opprimés seront capa­bles de penser la vérité... ils seront prêts à réaliser « l'idée com­mu­niste » ! Et c'est évidem­ment Badiou qui va leur indi­quer le chemin de la vérité.

Marx avait déjà répondu à ces inep­ties dans les termes sui­vants :

« Les concep­tions théori­ques des com­mu­nis­tes ne repo­sent nul­le­ment sur des idées, des prin­ci­pes inventés οu décou­verts par tel οu tel réfor­ma­teur du monde. Elles ne sont que l'expres­sion générale des condi­tions réelles d'une lutte de clas­ses exis­tante, d'un mou­ve­ment his­to­ri­que qui s'opère sous nos yeux. » (Manifeste du Parti com­mu­niste, p. 38). Dans cette accep­tion stricte, eh bien ! nous ne sommes tout sim­ple­ment plus com­mu­nis­tes car nous pen­sons que les condi­tions posées par Marx ne sont plus présentes (« réelles ») aujourd'hui.

Pourtant très éloigné de Badiou, Y. Coleman ne reste-t-il pas tou­te­fois sur le ter­rain de l'idéologue gau­chiste lorsqu'il achève sa dia­tribe contre les « révolu­tion­nai­res » qui croient encore à l'alter­na­tive « com­mu­nisme immédiat ou bar­ba­rie » en rédui­sant leur acti­vité à de la pro­pa­gande pour « convain­cre les gens de se mobi­li­ser pour de justes causes... ou pour s'en convain­cre eux-mêmes » ?

Pour ce qui est de la première pro­po­si­tion, nous pou­vons dire que dès l'ins­tant où la pers­pec­tive poli­ti­que se réduit à la défense « de justes causes », on est pri­son­nier d'une concep­tion huma­niste qui sépare les indi­vi­dus vus comme des mona­des isolées et les « causes » conçues comme des fac­teurs extérieurs sur les­quels il fau­drait se pen­cher. C'est d'ailleurs en flat­tant cet « huma­nisme » que s'est élaborée pro­gres­si­ve­ment la concep­tion léniniste puis sta­li­nienne des rap­ports entre le Parti représen­tant des ouvriers et les intel­lec­tuels « com­pa­gnons de route ». Cette concep­tion per­dure aujourd'hui au sein du milieu alter­mon­dia­liste.

En ce qui concerne la seconde, il semble qu'YC ignore les rap­ports entre cri­ti­que et mou­ve­ment. L'acti­vité cri­ti­que en période de faible inten­sité des luttes ne peut être renvoyée sans dis­cus­sion et de manière uni­vo­que à une acti­vité vaine, à « une croyance ». Pour nous, elle est un élément de la pra­ti­que et, sous différentes formes, elle s'appli­que aux luttes quo­ti­dien­nes sans pour cela avoir besoin de pla­quer la première sur les secondes.

Il n'y a d'ailleurs pas lieu d'attri­buer le titre de « révolu­tion­nai­res » à des indi­vi­dus qui n'ont, pour l'ins­tant, accom­pli aucune révolu­tion19.

4) L'activisme et le militantisme ne peuvent remplir le vide laissé par la rupture du fil historique des grandes luttes prolétariennes. Leurs partisans se reclassent dans l'humanitaire et les nouvelles « causes ».

Nous ne mépri­sons pas les « mili­tants de base » et ne refu­sons pas l'inter­ven­tion poli­ti­que. À en croire YC, nous aurions une posi­tion de prin­cipe sur les ques­tions du mili­tan­tisme et de l'acti­visme alors que si nous avons bien une posi­tion, c'est une posi­tion située his­to­ri­que­ment. C'est d'ailleurs aussi le cas de la posi­tion dite ultra-gauche qui ne s'est pas exercée abs­trai­te­ment mais après les défaites des révolu­tions alle­man­des de 1918 à 1923 et la prise du pou­voir par Mussolini en Italie. Ces posi­tions se sont en effet dis­tinguées des posi­tions prises par les orga­ni­sa­tions trots­kis­tes qui, en période glo­ba­le­ment contre-révolu­tion­naire, ont choisi l'entrisme pour ne pas être contrain­tes jus­te­ment à un repli de type avant-gar­diste. En toute période, ces posi­tions cri­ti­ques vis-à-vis de l'acti­visme ont été accom­pagnées aussi d'intéres­sants dévelop­pe­ments sur la dis­tinc­tion entre « parti formel » et « parti his­to­ri­que » - par­ti­culièrement au sein de la gauche ita­lienne en exil et plus générale­ment sur la ques­tion de l'orga­ni­sa­tion dans la gauche ger­mano-hol­lan­daise (remise en cause des orga­ni­sa­tions de masse ins­ti­tu­tion­na­lisées comme les syn­di­cats et des partis de type léniniste). Que ces posi­tions aient pu par­fois pous­ser à des extrêmes dis­cu­ta­bles (la posi­tion du groupe Bilan déqua­li­fiant la révolu­tion espa­gnole) est pos­si­ble, mais il est dur de ne pas faillir à un moment ou un autre (sur la même ques­tion voir les diver­gen­ces entre le POUM et les trots­kis­tes ortho­doxes).

Cette cri­ti­que de l'acti­visme au sein de Temps cri­ti­ques repo­sait aussi sur la présence d'Allemands dans la revue se reven­di­quant de l'École de Francfort, et par­ti­culièrement d'Adorno et encore plus précisément de son arti­cle de 1968 consacré au mou­ve­ment extra-par­le­men­taire, arti­cle qui cri­ti­quait l'acti­visme érigé en posi­tion poli­ti­que20. Mais si cer­tains repre­naient cela au sein de la revue, ils coha­bi­taient néanmoins avec les posi­tions de L. Debray, A. Steiner et F. d'Eaubonne plus liés au mou­ve­ment auto­nome et pro­ches des milieux de la lutte armée et de ce qu'on peut appe­ler l'acti­visme.

D'autre part, même si la revue n'a pas tou­jours défini clai­re­ment son mode d'inter­ven­tion poli­ti­que, cette ques­tion s'est posée dès notre nº 8 et cela n'empêchait d'ailleurs pas des mem­bres d'avoir des inter­ven­tions pra­ti­ques et même de les mener (au sens de « meneurs » des actions sur leur lieu de tra­vail ou/et dans la rue). Oublier cela, c'est confon­dre acti­visme et acti­vité. L'acti­visme est forcément sou­tenu par l'adhésion à une orga­ni­sa­tion poli­ti­que qui trans­forme aussi les indi­vi­dus de cette orga­ni­sa­tion en mili­tants (quasi-pro­fes­sion­nels), tu en sais quel­que chose, Yves, avec LO. Sinon, si cela reste indi­vi­duel, c'est de l'ordre du com­pul­sion­nel plutôt que du poli­ti­que. Mais refu­ser l'acti­visme, ce n'est pas refu­ser toute acti­vité. Il peut d'ailleurs y avoir dis­so­cia­tion au sein du même indi­vidu d'une par­ti­ci­pa­tion active à une lutte sur son propre ter­rain, avec l'immédiateté qui en résulte, et un refus de l'immédia­tisme qui consis­te­rait à se trou­ver a-cri­ti­que par rap­port à cette lutte.

Passons main­te­nant au mili­tan­tisme. Sa cri­ti­que a été posée à la fin des années 60 quand les événements de l'époque ont bou­le­versé les condi­tions et les modes de luttes. Des dizai­nes de mil­liers d'indi­vi­dus se sont alors lancés dans l'action sans avoir eu un par­cours d'assi­mi­la­tion de l'his­toire des luttes de clas­ses et des diver­gen­ces qui en sont nées. Les pro­ta­go­nis­tes de Mai 68 se sont certes jetés sur les livres et par­ti­culièrement sur des clas­si­ques du marxisme ou de l'anar­chisme ou sur quel­ques auteurs ou revues oubliées, mais c'était plus une soif de connais­sance qu'une recher­che de la vérité his­to­ri­que ou théorique. C'est ce que ne semble pas com­pren­dre YC qui vou­drait que chacun par­coure à nou­veau toute l'his­toire des conflits et débats qui ont émaillé l'his­toire des luttes de clas­ses 21. Ils ont alors procédé par col­lage avec un zest de spon­tanéité de R. Luxembourg, un zest d'anar­chisme non for­ma­lisé, quel­ques slo­gans situa­tion­nis­tes, un brin de révolu­tion cultu­relle chi­noise com­prise dans sa dimen­sion anti-hiérar­chi­que et anti-bureau­cra­ti­que, un brin de conseillisme ou même de camat­tisme, mais en aucun cas ils n'ont fait de cha­cune de ces com­po­san­tes un phare unique à suivre. Ainsi, pour être plus précis, les mem­bres du 22 mars nan­ter­rois ne cher­chaient pas avant tout à pro­duire une cri­ti­que des limi­tes de l'anar­chisme, mais s'ouvraient aussi à cer­tains textes de Marx et à la Gauche com­mu­niste ger­mano-hol­lan­daise.

Seul le gau­chisme orga­nisé a engendré ce genre de com­por­te­ment quand il trans­for­mait la révolte et la cri­ti­que en simple mili­tance. Le mili­tant étant alors celui qui se sacri­fie à la cause parce qu'il n'existe plus qu'à tra­vers son orga­ni­sa­tion. Qu'on le veuille ou non, 68 a mis fin à cela et la défaite a évidem­ment entraîné que ce mou­ve­ment de cri­ti­que du mili­tan­tisme, majo­ri­taire dans les forces vives du mai français sur­tout, se trans­forme en cynisme cri­ti­que, en indi­vi­dua­lisme passif, en désen­chan­te­ment et même en déses­poir.

Pour main­te­nir le cap, la ten­sion est donc per­ma­nente entre les bases théori­ques clas­si­ques qu'il faut main­te­nir et les pers­pec­ti­ves cri­ti­ques à tracer.

5) Il est désormais impossible d'affirmer une quelconque médiation communiste.

C'est donc une immédiateté qu'il convient de penser et d'agir, mais une immédiateté qui impli­que une autre connais­sance et une autre pra­ti­que du rap­port indi­vidu com­mu­nauté humaine ; une autre représen­ta­tion du rap­port à la nature extérieure que celle du tra­vail22 défini par les marxis­mes comme l'acti­vité générique d'Homo sapiens.

Quels seraient les opérateurs à acti­ver pour qu'émerge un procès de connais­sance s'écar­tant de celui qui fut initié par le logos occi­den­tal (mésopo­ta­mien, gréco-latin) puis pour­suivi et amplifié par le ratio­na­lisme cartésien, le scien­tisme des Lumières et les pro­duc­ti­vis­mes marxis­tes ? Parmi les plus effi­cients, il en est un qui semble décisif : sortir de la pensée dua­liste du sujet et de l'objet. Il est vrai que plu­sieurs rup­tu­res majeu­res dans l'his­toire des scien­ces du XXe siècle ont déjà ébranlé le dogme de la sépara­tion du sujet et de l'objet et ceci autant dans les scien­ces de la matière que dans celle de la vie et de la société23.

Un autre opérateur d'immédiateté relève d'un aban­don de la rela­tion his­to­ri­que établie par le mou­ve­ment ouvrier révolu­tion­naire entre luttes contin­gen­tes et débouché révolu­tion­naire (prolétarien) des luttes - cela fut nommé « trans­crois­sance des luttes » - une première étape de ce pro­ces­sus consis­tant à socia­li­ser la sphère de la pro­duc­tion. Examinons de plus près cette ques­tion.

La ques­tion de l'objec­tif poli­ti­que, dans la Tradition-imi­ta­tion, a générale­ment une condi­tion impli­cite : celle que la sphère de pro­duc­tion doit être socia­lisée, autogérée (ou col­lec­ti­visée, dans la visée tra­di­tion­nelle marxiste léniniste). Mais on ne sait pas trop ce que va deve­nir cette sphère de pro­duc­tion. Va-t-on l'écolo­gi­ser ? La trai­ter dans une pers­pec­tive décrois­sante ? Va-t-on tous rouler à vélo et plus en voi­ture ? L'image du gentil consom­ma­teur final décrois­sant qui pourra enfin rouler « propre » la fleur entre les dents ne nous dit pas qui, dans ce cas, aura envie de deve­nir un mineur « conseilliste » ou un sidérur­giste « décrois­sant » pour extraire et fabri­quer l'acier indis­pen­sa­ble au vélo. Les pen­seurs révolu­tion­nai­res, com­mu­ni­sa­teurs ou décrois­sants rêvent-ils secrètement que leurs progénitu­res auront de la matière grise à échan­ger contre le tra­vail de ceux qui, dans les pays pau­vres, croi­ront encore au dévelop­pe­ment et des­cen­dront vaillam­ment dans les mines pour nous livrer ensuite le mine­rai en tra­ver­sant les mers sur leurs conques ?

Plaçons-nous dans une opti­que plus radi­cale : on aban­donne la pro­duc­tion d'acier, l'indus­trie et l'impor­ta­tion de mine­rai, et on devient tous agri­culteurs indépen­dants ou orga­nisés en com­mu­nes. On dis­sout l'armée, l'État, on ne fabri­que plus d'armes et on se laisse pous­ser la barbe. En gros, on se néoli­thise et on attend patiem­ment de se faire piller ou détruire par des hordes d'enva­his­seurs qui, moins écolos et moins paci­fis­tes que nous, n'ont pas honte de fabri­quer des armes et de venir piller nos champs de carot­tes bio.

En résumé, la ques­tion de la pers­pec­ti­va­tion des luttes semble inso­lu­ble aujourd'hui. Insoluble parce que l'his­toire est - Cornélius Castoriadis avait raison de le dire - une création. Le modèle révolu­tion­naire24 auquel reste accrochée la Tradition-imi­ta­tion ne s'est pro­duit qu'une seule fois dans l'his­toire : quand la bour­geoi­sie, après sept siècles de dévelop­pe­ment de l'échange, de la connais­sance ration­nelle, des moyens de com­mu­ni­ca­tion, des tech­ni­ques, des réseaux et des ter­ri­toi­res, n'a plus eu qu'à cueillir comme une pomme mûre un appa­reil d'État déjà lar­ge­ment trans­formé selon ses besoins, et donc à effec­tuer une révolu­tion conclu­sive et nul­le­ment anti­ci­pa­tive. Depuis lors, cette classe n'a cessé de faire la révolu­tion jusqu'à se dis­sou­dre elle-même - son avatar capi­ta­liste-connexion­niste conti­nue bien sûr à la faire en sui­vant une logi­que pure­ment prédatrice et des­truc­trice.

Le schéma révolu­tion­naire pro­pre­ment dit est cadu­que et cet acci­dent his­to­ri­que ne se repro­duira pas. La métaphore du prolétariat comme nou­velle classe révolu­tion­naire a montré qu'elle est une illu­sion dan­ge­reuse (illu­sion qui ne s'est pas encore tota­le­ment dis­soute appa­rem­ment). Ce qui ne veut pas dire que les luttes prolétarien­nes n'étaient que cela, mais, contrai­re­ment à ce que pense YC, c'est sous l'aspect de la révolte qu'elles sont le plus intéres­san­tes et non à cause de leur intégra­tion à une quel­conque stratégie révolu­tion­naire.

L'his­toire est création. Le schéma capi­ta­liste-connexion­niste est basé sur des flux d'énergie concentrés et une réticu­la­tion de plus en plus poussée et poly­mor­phe, à la fois phy­si­que et sym­bo­li­que. Ce schéma a une ambi­tion et une portée planétaires. Il a unifié des popu­la­tions d'une impor­tance considérable et il a géré leurs pul­sions au moyen de systèmes très coûteux en énergie. En cas d'affai­blis­se­ment du système connexion­niste, que devien­dront ces pul­sions ? S'attend-on à une paci­fi­que « période de tran­si­tion » vers on ne sait trop quoi ? Non, il est plus pro­ba­ble que la société va se mor­ce­ler, que la période uni­taire réticu­laire coûteuse en énergie et cana­li­sant les pul­sions de mil­liards d'êtres humains par le sport, le tra­vail, le sexe, la drogue, la hiérar­chie ou autre va donner lieu, lorsqu'elle s'achèvera, à une mul­ti­tude de peti­tes sociétés plus ou moins paci­fi­ques dont les objec­tifs sont imprévisi­bles. Imprévisi­ble aussi l'état du monde phy­si­que à ce moment-là : quels ter­ri­toi­res seront encore habi­ta­bles malgré les pol­lu­tions, les épidémies, etc.

Même si l'on se contente de réfléchir à l'évolu­tion sou­hai­ta­ble de « notre » ou « des » société/s, et même dans une opti­que lar­ge­ment uto­piste, il faut, si l'on pro­pose des solu­tions, penser la tech­ni­que comme un tout et ne pas croire qu'on puisse aban­don­ner le capi­ta­lisme en ban­nis­sant une partie de sa tech­ni­que (les cen­tra­les nucléaires, les nanos, les pes­ti­ci­des...) et en gar­dant tout le reste, selon la vision éco-natu­ra­liste huma­niste. Ni qu'on puisse encore avoir des stratégies « natio­na­les » comme le veut la Tradition-imi­ta­tion. Réfléchis­sons plutôt à des stratégies loca­les et prag­ma­ti­ques : orien­ter l'action vers la récupération des ter­ri­toi­res, tout sim­ple­ment parce qu'en cas d'effon­dre­ment du com­merce inter­na­tio­nal, les biens ali­men­tai­res seront hors de prix. Il ne s'agit donc pas d'anti­ci­per de pos­si­bles catas­tro­phes en sou­hai­tant qu'elles ne se pro­dui­sent pas, ni de se moquer des catas­tro­phis­tes offi­ciels ou des catas­tro­phis­tes huma­nis­tes ou liber­tai­res. La catas­tro­phe a déjà eu lieu : dépos­ses­sion de la majeure partie des com­mu­nautés humai­nes de leurs ter­ri­toi­res en à peine deux siècles, c'est-à-dire, à l'échelle de l'his­toire humaine, en l'espace d'un éclair. Tout le reste n'est que ges­tion de crise. Mais rien ne garan­tit qu'il pourra y avoir retour en arrière, en tout cas selon une logi­que pro­gram­ma­ti­que et ordonnée. Voilà pour­quoi résumer en un mot l'action que l'on se pro­pose d'accom­plir (révolu­tion) ou l'objec­tif (com­mu­nisme ou conseillisme ou auto­no­mie, etc.) paraît un réflexe appar­te­nant à la Tradition-imi­ta­tion. Se conten­ter de parler de reter­ri­to­ria­li­ser les col­lec­tifs dans une pers­pec­tive assembléiste, serait-ce incom­pa­ti­ble avec le deve­nir-autre immédiat de la com­mu­nauté humaine ?

juillet 2010
Dernière édition par AnarSonore le Mardi 13 Juil 2010 21:53, édité 1 fois.
Image
Avatar de l’utilisateur
AnarSonore
 
Messages: 506
Inscription: Lundi 31 Mar 2008 0:52

Re: Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Messagepar AnarSonore » Vendredi 09 Juil 2010 21:49

Notes

* — dis­po­ni­ble à : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1488

1 — « Il est par­ti­culièrement vain d'oppo­ser une “mau­vaise” vio­lence mino­ri­taire à une “bonne vio­lence” de masse car le plus sou­vent les grou­pes ou indi­vi­dus qui procèdent ainsi enten­dent par masse non pas un nombre impor­tant d'ouvriers, mais ceux qui sont censés les représenter, c'est-à-dire les grands partis et syn­di­cats ouvriers qui ont condamné depuis long­temps tout usage de la vio­lence de masse » (J.W., Préface à la seconde édition d'Individu, révolte et ter­ro­risme. L'Harmattan. 2010).

2 — C'est dans la conti­nuité que le nº 36 à propos de l'enlèvement de Moro ne dit pas un mot de cri­ti­que des BR dans sa première page mais s'atta­que à tous ceux qui, de la droite jusqu'au PCI en pas­sant par Lotta Continua, défen­dent la démocra­tie. Le numéro fait tou­te­fois état de la sorte de guerre privée que mènent les BR contre l'État et nous sommes par­fai­te­ment d'accord là-dessus. Dans le nº 37, la mort de Moro est même assi­milée à « un acci­dent du tra­vail d'un homme d'État bour­geois ».

3 — Les ancien­nes média­tions des « libertés bour­geoi­ses » n'exis­tent plus aujourd'hui. Les média­tions de l'État-nation, celles qui per­met­taient l'exis­tence de la « société civile » dans l'État républi­cain ont été résorbées dans une ges­tion des intermédiai­res, englobées dans des « dis­po­si­tifs » et des réseaux. Ces intermédiai­res se veu­lent opérants et effi­cients mais ils n'ont plus de portée poli­ti­que de type uni­ver­sel ; c'est la par­ti­cu­la­ri­sa­tion et le cas par cas qui est le mode d'action des dis­po­si­tifs et des réseaux (y com­pris de l'État-réseau). L'entrisme cher aux trots­kis­tes n'a plus de prise dans les réseaux puis­que leur pou­voir est à la fois nodal et diffus. Ces pro­ces­sus puis­sants et généralisés ont été décrits et analysés par J. Guigou dans « L'ins­ti­tu­tion résorbée », Temps cri­ti­ques nº 12, 2001.

4 — C'était l'époque de notre théori­sa­tion sur le pas­sage du prolétaire-indi­vidu (l'indi­vidu soumis à sa classe) à l'indi­vidu-prolétaire.

5 — Cf. L. Debray et A. Steiner, RAF. Guérilla urbaine en Europe occi­den­tale, Paris, Méridiens-Klincksieck, coll. « Réponses socio­lo­gi­ques », 1987, [réédition : L'Échappée, coll. « Dans le feu de l'action », 2006]. Cet ouvrage ne recueille aucune adhésion de la part de JW et de Bodo Schulze qui, avec J. Guigou, fon­de­ront peu après la revue Temps cri­ti­ques. Un débat contra­dic­toire et animé aura d'ailleurs lieu à la librai­rie Publico à Paris sur cette ques­tion. Les prin­ci­pa­les diver­gen­ces repo­sent sur la cri­ti­que de l'acti­visme, bien sûr, de la part de Schulze et, pour JW, sur les posi­tions de la RAF (pro­ches de celles de la Gauche prolétarienne) quant à l'apprécia­tion de l'État démocra­ti­que auto­ri­taire en termes de « social-fas­cisme » d'une part, et sur la défini­tion de nou­veaux « sujets révolu­tion­nai­res » d'autre part.

6 — L'uti­li­sa­tion de cette notion montre à quel point YC est encore dépen­dant ou contre-dépen­dant de ce concept trots­kiste alors que parallèlement tout son tra­vail dans Ni patrie ni frontières tend à mettre en pers­pec­tive, jus­te­ment, et donc à rela­ti­vi­ser tous les concepts qui sem­blent aller de soi. YC semble se dédou­bler entre d'un côté un cher­cheur imper­ti­nent qui fait se côtoyer ou mieux se ren­contrer des cou­rants d'ori­gi­nes diver­ses et, de l'autre - cela apparaît d'ailleurs par­fois dans ces com­men­tai­res des textes qu'il présente et sur­tout sur son site - , en gar­dien d'une cer­taine ortho­doxie sans qu'on voit bien le lien avec le reste de son tra­vail et sur­tout vers quoi elle le mène.

7 — Ce point a d'ailleurs été très sérieu­se­ment abordé par Adriano Sofri, le leader de Lotta Continua, du point de vue théorique, dans un arti­cle des Temps moder­nes et discuté au sein du groupe dans le cadre des tac­ti­ques à appli­quer en rela­tion à la ques­tion des délégués (cf. notre Mai 68 et le mai ram­pant ita­lien, L'Harmattan, 2008). Il en res­sort que « l'automne chaud » de 69 et les années qui sui­vi­rent furent beau­coup plus « assembléistes » que « conseillis­tes ». Par pitié, ne trans­for­mons pas l'expérience his­to­ri­que des conseils ouvriers en « conseillisme » et sur­tout n'en fai­sant pas un dis­cri­mi­nant du juge­ment sur les luttes situées his­to­ri­que­ment. Cela ne peut conduire jus­te­ment qu'à de l'idéologie sim­pli­fi­ca­trice comme quand YC parle des « conseils ouvriers » hon­grois !

8 — Cf. le livre de Debray Steiner, RAF. Guérilla urbaine..., sur cette ques­tion contro­versée de l'apprécia­tion de l'URSS par la RAF (p. 181-183).

9 — Il est dif­fi­cile d'ôter au mot « révolu­tion » sa signi­fi­ca­tion sociale, ce qui rend sans doute aporétique l'expres­sion « révolu­tion à titre humain », l'humain n'étant pas réduc­ti­ble au social. La problémati­sa­tion du mot « révolu­tion » sera à peine effleurée ici, mais elle demeure une ques­tion en sus­pens qui sera sans doute abordée dans un pro­chain numéro de Temps cri­ti­ques. Le lec­teur est supposé faire la différence et établir les nuan­ces contex­tuel­les lorsqu'on parle de révolu­tion bour­geoise, prolétarienne, indus­trielle, clas­siste, à titre humain, com­mu­niste, cultu­relle, sociale, marxienne ou révolu­tion du capi­tal. Sans se préoccu­per de savoir com­ment le sens pre­mier du mot qui cor­res­pond au « mou­ve­ment en courbe fermée autour d'un axe ou d'un point, réel ou fictif, dont le point de retour coïncide avec le point de départ » a pu dériver vers celui de « ren­ver­se­ment sou­dain du régime poli­ti­que d'une nation, du gou­ver­ne­ment d'un État, par un mou­ve­ment popu­laire, le plus sou­vent sans res­pect des formes légales et entraînant une trans­for­ma­tion pro­fonde des ins­ti­tu­tions etc. », on notera que son usage réintro­duit sans cesse la vision tra­di­tion­nelle du déter­mi­nisme his­to­ri­que : l'his­toire comme contra­dic­tion fon­da­men­tale et « dia­lec­ti­que » entre les clas­ses. Or, précisément, l'inte­rac­tion entre les clas­ses est certes conflic­tuelle, mais elle n'est pas contra­dic­tion, bien au contraire. Elle est aussi complémen­ta­rité et iden­tité de deve­nir.

10 — Nous sommes en train de préparer un numéro du bul­le­tin Interventions, sur cette ques­tion avec des indi­vi­dus actifs dans les dernières luttes étudian­tes ou de quar­tiers.

11 — Ce point fait partie de l'his­toire de la revue. Dans la mesure où sa création cor­res­pon­dant à une ten­ta­tive de bilan menée conjoin­te­ment en France, en Italie et en RFA, elle ne pou­vait l'igno­rer. La dis­cus­sion entamée par le livre de JW, Individu, révolte et ter­ro­risme (Nautilus 1987) conti­nua donc pen­dant les quatre pre­miers numéros. Cette ques­tion a été lar­ge­ment développée et précisée ensuite dans Mai 68 et le mai ram­pant ita­lien (L'Harmattan, 2008) de JG et JW, puis dans des compléments sur le site de la revue, par­ti­culièrement dans la cri­ti­que des « théories du com­plot » et enfin dans la préface à la nou­velle édition d'Individu, révolte et ter­ro­risme (L'Harmattan, 2010).

12 — Cf. Temps cri­ti­ques nº 13, hiver 2003.

13 — Cf. J. Wajnsztejn, « La Chine dans le procès de tota­li­sa­tion du capi­tal », Temps cri­ti­ques nº 15, p. 151-180.

14 — Cf. « Quelques précisions sur capi­ta­lisme, capi­tal, société capi­ta­lisée », Temps cri­ti­ques nº 15, p. 5-64.

15 — Un cycle au cours duquel le prolétariat, « lut­tant en tant que classe contre le capi­tal, se remet lui-même en cause et porte le dépas­se­ment révolu­tion­naire de cette société par la pro­duc­tion immédiate du com­mu­nisme comme l'abo­li­tion de toutes les clas­ses, l'immédiateté sociale de l'indi­vidu ». Cf. site de Théorie com­mu­niste, http://theo­rie­com­mu­niste.com­mu­ni­sa­tion.net/

16 — Cf. Temps cri­ti­ques, nº 14, hiver 2006, p. 73-104.

17 — Cf. la polémique entre Raoul Victor et JW sur les logi­ciels libres sur « le réseau de dis­cus­sion ».

18 — Dans un entre­tien avec une jour­na­liste de L'Humanité, l'ex-maoïste déclare ceci :

« Question : Vous êtes convaincu qu'il faudra à l'avenir faire exis­ter l'hypothèse com­mu­niste sur un nou­veau mode. Mais vous dites fina­le­ment peu de chose de la manière dont cette hypothèse devra se présenter.

Alain Badiou : J'aime­rais pou­voir en dire plus. Pour l'ins­tant, je sou­tiens qu'il faut affir­mer sans peur que nous sommes dans le main­tien de cette hypothèse. Il faut dire que l'hypothèse de l'éman­ci­pa­tion, fon­da­men­ta­le­ment, reste l'hypothèse com­mu­niste. Ce pre­mier point peut trou­ver des formes d'élabo­ra­tion. Il faut com­pren­dre ensuite qu'il s'agit là d'une idée au sens fort. Je pro­pose de la tra­vailler comme telle. Ce qui signi­fie que dans une situa­tion concrète, conflic­tuelle, nous devons l'uti­li­ser comme critère pour dis­tin­guer ce qui est homogène avec cette hypothèse égali­taire et ce qui ne l'est pas. » L'Humanité du 6 novem­bre 2007.

19 — Sur ce point précis, on peut se repor­ter à la réponse de JW à YC sur la ques­tion des rap­ports entre operaïsme et sta­li­nisme, dis­po­ni­ble sur notre site et sur le site mon­dia­lisme.org.

20 — Cf. Adorno : « Notes sur la théorie et la pra­ti­que » in Modèles cri­ti­ques, Payot, 1984.

21 — Nous avons déjà eu l'occa­sion d'en parler dans notre réponse à son texte sur les rap­ports entre opéraïsme et sta­li­nisme (cf. À nou­veau sur l'opéraïsme : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article268). Pour YC, expli­ci­te­ment l'indi­vidu révolté ne peut dévelop­per aucune compréhen­sion des choses s'il ne s'est pas pro­noncé pour les conseils ouvriers, s'il n'a pas « dressé un bilan cri­ti­que du bolchévisme et du léninisme » ou « perdu toute illu­sion sur la nature préten­du­ment socia­liste du Vietnam, de la Chine ou de Cuba. Dans ces condi­tions on com­prend pour­quoi les orga­ni­sa­tions trots­kis­tes se déchi­rent et s'entredéchi­rent sans jamais avoir aucun poids sur les événements. À ce niveau, la JCR de 68 est restée un peu une excep­tion mais il ne faut pas oublier qu'elle n'était pas offi­ciel­le­ment trots­kiste.

22 — « On saisit mal com­ment des tra­vailleurs à domi­cile, des intérimai­res, des chômeurs, etc., pour­raient s'orga­ni­ser (pro­ba­ble­ment sur une base locale) et avoir le même poids écono­mi­que et poli­ti­que que ceux qui font partie des « garan­titi » comme on dit en ita­lien, ceux qui ont un emploi garanti soit par leur statut de fonc­tion­nai­res ou assi­milés, soit par un CDI dans des entre­pri­ses ayant les reins soli­des - ou pas. », écrit YC. Il sem­ble­rait que pour YC le tra­vail (à la fois essence de l'Homme et ciment de l'Organisation ?) soit le seul trem­plin libérateur et que la « révolu­tion » soit une affaire de CDI.

23 — Sur cette ques­tion, cf. Bernard Pasobrola, « Remarques sur le procès d'objec­ti­va­tion mar­chand », Temps cri­ti­ques nº 15, hiver 2010. Disponible sur le site de la revue : http://temps­cri­ti­ques.free.fr/spip.php?arti­cle209

24 — C'est en partie à cause de la polysémie du mot, en partie parce que le mot se réfère à un schéma légué par la Tradition pro­gres­siste qu'il est renvoyé à sa matrice his­to­ri­que : la révolu­tion bour­geoise, alors qu'il a été abu­si­ve­ment étendu à l'insur­rec­tion­na­lisme, prolétarien ou autre (libération natio­nale, grèves étudian­tes, ren­ver­se­ment d'un rap­port de forces entre fac­tions riva­les au sein de l'État comme dans la « révolu­tion Orange » ukrai­nienne, etc.) L'ambiguïté est beau­coup moins gênante lorsqu'on parle de révolu­tion dans un contexte qui n'est pas pure­ment social (révolu­tion verte, révolu­tion tech­no­lo­gi­que, scien­ti­fi­que ou indus­trielle, agri­cole, sexuelle, coper­ni­cienne, etc.) car on voit la métaphore. Cf. note 9.
Image
Avatar de l’utilisateur
AnarSonore
 
Messages: 506
Inscription: Lundi 31 Mar 2008 0:52

Re: Préface à la 2nde édition de Individu, révolte et terrorisme

Messagepar AnarSonore » Mardi 13 Juil 2010 21:49

La réponse d'Yves Coleman:

Peut-on discuter du terrorisme d’extrême gauche… Ou faudra-t-il attendre encore un siècle ?

:arrow: http://www.mondialisme.org/spip.php?article1520

La rép­onse de « Temps cri­ti­ques » inti­tulée « Le com­mu­nisme une méd­iation ? » contient de nom­breux points de dis­cus­sion intér­essants mais aussi des procédés qui me sem­blent sté­riles. Cet arti­cle se conten­tera de sou­li­gner ce qui cons­ti­tue à la fois :

- une mét­hode de dis­cus­sion nocive dans l’extrême gauche et l’ultra­gau­che (considérer que qui­conque est en dés­accord avec vous est influencé par la pro­pa­gande de l’ennemi de classe et refuse toute soli­da­rité avec les vic­ti­mes de la répr­ession éta­tique, ce qu’insi­nue à plu­sieurs repri­ses Temps cri­ti­ques) ;

- un mode de pensée qui empêche déli­bérément toute dis­cus­sion (cf. le bou­quin de Scalzone et Persichetti "La Révolution et l’Etat" qui ren­voie tout bilan cri­ti­que aux calen­des... grec­ques) quand on aborde les ques­tions de la lutte armée en Europe dans les années 70.

Je me conten­te­rai d’une liste de ques­tions, indi­quant ainsi les points sur les­quels il serait temps de tran­cher, de façon fran­che et claire sans botter en touche. Sauf si l’on pré­fère s’égarer dans des considé­rations tel­le­ment géné­rales qu’on perd tout lien avec la réalité concrète des luttes et de la répr­ession.

À) Sur l’appréc­iation de la situa­tion en Italie

- Pourquoi la classe ouvrière ita­lienne n’est-elle pas montée « à l’assaut du ciel » en Italie (ou en France d’ailleurs) ?

- Est-il pos­si­ble de rai­son­ner en d’autres termes que de cher­cher des res­pon­sa­bles : le PCI ou les Brigades rouges ?

- Existe-t-il des situa­tions où l’affron­te­ment armé pro­duit des rés­ultats catas­tro­phi­ques ? Lesquelles ? Comment doit-on agir dans ces situa­tions ? Par le silence ? En encou­ra­geant les cama­ra­des qui ris­quent leur vie à affron­ter encore davan­tage la répr­ession de l’Etat ?

B) Sur les dan­gers (réels ou sup­posés) d’une ana­lyse rétr­osp­ec­tive

- Doit-on juger d’un évé­nement his­to­ri­que seu­le­ment à partir de la cons­cience qu’en avaient cer­tains des acteurs 40 ans aupa­ra­vant ? Quel crédit accor­der aux récits des mili­tants de l’époque, quand leurs sou­ve­nirs sont publiés de nom­breu­ses années après ? Avec quels critères précis fait-on le tri dans ces sou­ve­nirs ?

- Quel profit peut-on tirer des acquis de la recher­che his­to­ri­que sur les évé­nements ?

- Pourquoi de nom­breux grou­pes d’extrême gauche ou liber­tai­res n’ont-ils pas fait le choix de la lutte armée ? Quels argu­ments avaient-ils à l’époque ? Ces argu­ments étaient-ils jus­ti­fiés ou pas ?

- Les seuls argu­ments rece­va­bles et les seules ana­ly­ses intér­ess­antes sont-elles celles de ceux qui ont fait le choix de la lutte armée ?

- Quels étaient les liens, les com­pli­cités, les connexions entre les grou­pes d’extrême gauche pra­ti­quant la lutte armée et

* les ser­vi­ces secrets des Etats sta­li­niens

* le Parti com­mu­niste ita­lien

* les ser­vi­ces secrets ita­liens

* les mou­ve­ments de guér­illa d’autres pays

* cer­tains Etats du Moyen-Orient ou d’ailleurs (Cuba, Corée du Nord)

* le milieu mafieux local ?

Ces ques­tions ont-elles été abordées et par qui ? Quelles infor­ma­tions dif­fusées à l’époque se sont révélées fia­bles et quel­les sont celles qui rele­vaient de la dés­inf­or­mation, d’un côté comme de l’autre ?

Les grou­pes pra­ti­quant la lutte armée ont-ils commis des erreurs et les­quel­les ? Ces erreurs étaient-elles iné­vi­tables ? Etaient-elles seu­le­ment dues à la pres­sion des « jeunes révoltés » qui vou­laient foutre en l’air le système ou de l’Etat qui vou­lait les abat­tre ?

C) Sur la soli­da­rité face à la répr­ession hier comme aujourd’hui

- Existe-t-il une seule forme de soli­da­rité, celle fondée la loi du silence, le tra­ves­tis­se­ment de la vérité his­to­ri­que, la dis­si­mu­la­tion de com­pli­cités ou de rela­tions avec l’ennemi de classe, etc. ? Peut-on envi­sa­ger des formes de soli­da­rité cri­ti­que ? Lesquelles ?

- Peut-on à la fois (comme je le pense) réc­lamer la libé­ration des mili­tants d’Action directe et considérer que leur projet, tout comme celui de la RAF et des Brigades rouges, ne dép­assait pas les limi­tes du gaucho-sta­li­nisme anti-impér­ial­iste ?

Le lec­teur sou­cieux de vérifier ce juge­ment qui peut sem­bler sec­taire ou mép­risant, s’il ne s’est jamais plongé dans la litté­ra­ture de ces grou­pes, pourra par exem­ple lire ce texte de la RAF écrit en 1972 : http://www.contre-informations.fr/doc-i ... agne2.html ; ou cet autre des BR de 1975 : http://www.contre-informations.fr/doc-i ... talb7.html ; ou encore ce flo­rilège de textes d’AD des années 1982-1984 http://linter.over-blog.com/categorie-1240880.html

- Toute per­sonne qui cri­ti­que Action directe, la RAF ou les Brigades rouges est-il un audi­teur acri­ti­que de Radio Free Europe (ali­mentée par la CIA), un par­ti­san de la répr­ession de l’Etat contre le ter­ro­risme d’extrême gauche, etc. ?

- Quelles sont les cri­ti­ques auto­risées par « Temps… cri­ti­ques » ?

D) Sur la nature des grou­pes ter­ro­ris­tes d’extrême gauche

- N’étaient-ils com­posés que de « jeunes révoltés » et de mili­tants qui fai­saient du bri­co­lage idéo­lo­gique mêlant joyeu­se­ment Rosa, Mao et Bakounine ?

- Quel était le par­cours poli­ti­que de leurs diri­geants ?

- Quel était leur dis­cours poli­ti­que, leurs forces et leurs fai­bles­ses ?

- S’agis­sait-il de grou­pes qui se conten­taient de réagir seu­le­ment à la vio­lence de l’Etat ou de grou­pes qui avaient une stratégie poli­ti­que pré­cise ? et dans ce cas laquelle ? Cette stratégie était-elle jus­ti­fiée ? Fut-elle dis­cutée ? Comment et par qui ?

- Etaient-ils com­posés de mili­tants qui sui­vaient la stratégie fixée par des chefs indis­cutés ou de « jeunes révoltés » au sens cri­ti­que affiné qui pou­vaient à tout moment remet­tre en cause la ligne offi­cielle ?

- En quoi ces grou­pes se différ­enciaient-ils des Partis sta­li­niens ? des Etats sta­li­niens ? des mou­ve­ments de libé­ration natio­nale ?

- Quelles sont les ana­ly­ses de ces grou­pes qui prés­entent encore un intérêt aujourd’hui ?

- Quelles cri­ti­ques furent for­mulées à l’époque contre ces grou­pes par les liber­tai­res, les ultra­gau­ches, etc. ? Etaient-elles toutes erronées ? Faisaient-elles toutes le « jeu de la bour­geoi­sie » ? Ou bien cer­tains grou­pes ou indi­vi­dus ont-ils mieux ana­lysé la situa­tion poli­ti­que, ses poten­tia­lités que d’autres ?

Si « Temps cri­ti­ques » vou­lait bien se col­ti­ner avec ces ques­tions pré­cises d’une façon autre que polé­mique et dila­toire, peut-être avan­ce­rions-nous un peu.

Sinon, je crains que, tout comme ceux qui conti­nuent à voir la révo­lution d’Octobre avec les yeux de John Reed dans ses « Dix jours qui ébranlèrent le monde » ou de Trotsky dans sa mytho­lo­gi­que « Histoire de la révo­lution russe », dans un siècle on conti­nuera encore à voir l’Italie, l’Allemagne ou la France des années 60 et 70 à tra­vers le filtre des com­mu­ni­qués des BR, de Prima Linea, de la RAF ou d’Action directe…

Est-ce vrai­ment sou­hai­ta­ble ?

Y.C.

13/07/2010
Image
Avatar de l’utilisateur
AnarSonore
 
Messages: 506
Inscription: Lundi 31 Mar 2008 0:52


Retourner vers Sur la pensée révolutionnaire