Selon Voltaire, il n'existe que deux grandes familles de gouvernement: la monarchie et la république. Il explique que le despotisme (auquel on pourrait joindre, à mon avis, tous les totalitarismes du 20ème siècle) appartient à la première famille dont il n'est qu'un abus tandis que l'anarchie appartient à la seconde, la république, et qu'elle n'en est, elle aussi, qu'un abus. Cela préfigure la pensée de Proudhon, pour qui la république est une « anarchie positive », et même l'histoire de la guerre civile en Espagne où s'affrontèrent fascistes et monarchistes d'un côtés, anarchistes et républicains de l'autre!
Dans « Supplément au Siècle de Louis XIV »:
« J'ai une observation nécessaire à faire ici sur le mot despotique dont je me suis servi quelquefois. Je ne sais pourquoi ce terme, qui, dans son origine, n'était que l'expression du pouvoir très faible et très limité d'un petit vassal de Constantinople, signifie aujourd'hui un pouvoir absolu et même tyrannique. On est venu au point de distinguer, parmi les formes des gouvernements ordinaires, ce gouvernement despotique dans le sens le plus affreux, le plus humiliant pour les hommes qui le souffrent, et le plus détestable dans ceux qui l'exercent. On s'était contenté auparavant de reconnaître deux espèces de gouvernements, et de ranger les unes et les autres sous différentes divisions. On est parvenu à imaginer une troisième forme d'administration naturelle à laquelle on a donné le nom d'État despotique, dans laquelle il n'y a d'autre loi, d'autre justice, que le caprice d'un seul homme. On ne s'est pas aperçu que le despotisme, dans ce sens abominable, n'est autre chose que l'abus de la monarchie, de même que dans les États libres l'anarchie est l'abus de la république. »
Le plus souvent, Voltaire emploie le mot « anarchie » dans le sens de désordre, chaos. Il note toutefois que même cette anarchie là crée l'ordre. Le 2 Mai 1764, lorsqu'il commente dans la Gazette Littéraire de l'Europe « L'Histoire complète de l'Angleterre, depuis Jules César jusqu'à sa révolution » de David Hume et analyse les guerres civiles en Angleterre sous Henri VIII et Marie sa fille, il écrit:
« C'est de l'anarchie que l'ordre est sorti; c'est du sein de la discorde et de la cruauté que sont nées la paix intérieure et la liberté publique. »
Voltaire ne se contente pas de placer sur l'échiquier politique l'anarchie à l'opposé de la tyrannie en accordant à chacune une appréciation tout aussi négative mais il distingue au sein de l'anarchie deux visions opposées:
La première, qu'il nomme « l'anarchie en politique », est détestable. Là encore, il faut saluer le génie visionnaire car toutes les tentatives des anarchistes de se mêler aux institutions politiques se sont en effet soldées par des catastrophes épouvantables et confirment incontestablement l'intuition du philosophe. L'histoire montre bien que les anarchistes doivent se méfier comme de la peste de tout les outils politiques de gouvernement et d'administration et, en particulier, s'abstenir de toute participation à toute élection.
La seconde en revanche, nommée « l'anarchie en religion », est profitable et décrite comme « nécessaire au repos public ». Il s'agit pour lui de détruire le dogme et son influence et de lui opposer le droit d'examiner et de professer. Et c'est là, à mon avis aussi, que réside la tâche essentielle des anarchistes.
Enfin, Voltaire précise que ces deux visions, d'abord présentées comme cantonnées dans deux sphères séparées, le politique et le religieux, se mélangent au contraire puisque la religion n'est qu'un établissement politique... J'ajouterais pour ma part, et vice versa.
Dans « Essai sur les moeurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIII », Volume 3, Chapitre CXXX Progrès du luthéranisme en Suède, en Danemarck, et en Allemagne: (Tout le passage entre parenthèses est rédigé en note de bas de page.)
« Le genre humain s'est trouvé souvent, dans la religion comme dans le gouvernement, entre la tyrannie et l'anarchie, prêt à tomber dans l'un de ces deux gouffres.
(L'anarchie en politique est un grand mal, parce qu'il est important au bonheur commun que la force publique se réunisse pour la protection du droit de chacun; au contraire l'anarchie dans la religion non seulement est indifférente mais elle est même presque nécessaire au repos public.
Il est difficile que deux sectes rivales subsistent sans causer de troubles, et presque impossible que deux cent sectes en puissent causer jamais. La tolérance absolue, la destruction de toute juridiction ecclésiastique, de toute influence du clergé sur les actes civils, sont les seuls moyens d'assurer la tranquillité.
D'ailleurs il faut observer que le droit d'examiner ce qu'on doit croire, et de professer ce qu'on croit, est un droit naturel qu'aucune puissance ne peut limiter sans tyrannie, et que personne ne peut attaquer sans violer les premières lois de la conscience.
Tout homme de bonne foi, qui raisonnerait juste, ne pourrait proposer une loi d'intolérance sans poser pour premier principe que la religion n'est et ne peut jamais être qu'un établissement politique. Aussi compte-t-on, parmi les fauteurs de l'intolérance, plus d'hypocrites encore que de fanatiques.) »
Enfin, si je ne devais garder qu'une seule citation de Voltaire pour justifier la parenté de sa pensée avec l'anarchisme, je choisirais dans le chapitre VI du conte « La Princesse de Babylone » :
« Il vaudrait mieux n'avoir point de lois [donc point d'élus pour les voter] et n'écouter que la nature qui a gravé dans nos cœurs les caractères du juste et de l'injuste que de soumettre la société à des lois si insociables. »
Il ne lui manque vraiment pas grand chose, peut-être un peu de concision, pour détrôner Proudhon dans le rôle de père de l'anarchisme, et même Albert Camus comme premier anarchiste appelé au Panthéon!
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