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Anarchisme, insurrections et insurrectionnisme

MessagePosté: Samedi 14 Nov 2009 11:41
par Paul Anton
Anarchisme, insurrections et insurrectionnisme

L’insurrection – le soulèvement armé du peuple – a toujours été proche du cœur de l’anarchisme. Les premiers documents programmatiques du mouvement anarchiste ont été rédigés par Bakounine et un groupe d’insurrectionnistes républicains de gauche européens lorsqu’ils se rapprochèrent de l’anarchisme en Italie dans les années 1860. Cette démarche ne marqua pas une rupture avec l’insurrectionnisme mais avec le républicanisme de gauche, peu après que Bakounine eut participé à une insurrection à Lyon, en 1870.

La politique révolutionnaire européenne des cent années précédentes avait été dominée par des insurrections depuis que le succès de la révolution française en 1789 avait déclenché le processus qui aboutit au renversement de l’ordre féodal dans tous les pays. La prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, avait montré le pouvoir du peuple en armes, et ce moment insurrectionnel a changé l’histoire de l’Europe alors qu’il mobilisa sans doute seulement quelques milliers de personnes.

Insurrection et politique de classe

1789 a aussi inauguré un modèle politique selon lequel, même si les travailleurs représentaient la masse des insurgés, c’était la bourgeoisie qui en recueillait les fruits et réprimait ensuite les masses lorsqu’elle mettait en place sa domination de classe. Cette leçon ne fut pas perdue pour ceux qui considéraient que la libération devait entraîner la libération économique et sociale de tous, et ne pouvait être réduite au droit d’une nouvelle classe à exploiter « démocratiquement » les masses.

Au cours des insurrections républicaines qui éclatèrent en Europe durant le siècle qui suivit, et en particulier en 1848, le conflit entre les capitalistes républicains et la petite et moyenne bourgeoisie, d’un côté, les masses républicaines de l’autre, devint de plus en plus aigu. Vers les années 1860, ce conflit aboutit à l’émergence d’un mouvement spécifiquement socialiste ; celui-ci comprit que la bourgeoisie républicaine n’allait plus combattre pour la liberté en faveur de tous, mais contre elle, y compris aux côtés des partisans de l’ordre ancien, si nécessaire. C’est l’expérience de l’insurrection polonaise de 1863, à la suite de laquelle il devint clair que les bourgeois républicains craignaient davantage une insurrection paysanne que la domination tsariste, c’est cette expérience donc qui convainquit Bakounine. Désormais le combat pour la liberté allait devoir être mené sous un nouveau drapeau – un drapeau qui chercherait à organiser les masses travailleuses uniquement pour leurs intérêts propres.

Les premiers anarchistes adoptèrent les nouvelles formes d’organisation ouvrière qui étaient en train de naître, et en particulier l’Association internationale des travailleurs, autrement dit la Première Internationale. Mais même s’ils reconnaissaient le pouvoir de la classe ouvrière organisée en syndicats, contrairement à la majorité des marxistes ils ne considéraient pas que cela signifiait que le capitalisme pouvait être réformé. Les anarchistes insistaient sur le fait qu’il faudrait encore des insurrections pour renverser la vieille classe dominante.

Les premières insurrections anarchistes

Les tentatives anarchistes de déclencher des insurrections s’étendirent en même temps que le mouvement grandissait. En fait, avant même l’insurrection lyonnaise, un anarchiste (Chávez López) fut impliqué dans un mouvement insurrectionnel indigène au Mexique. En avril 1869, il publia un manifeste appelant « le principe révéré des gouvernements autonomes de village à remplacer la souveraineté d’un gouvernement national qui n’est que le collaborateur corrompu des grands propriétaires fonciers (1) ». En Espagne, dans les années 1870, durant lesquelles les tentatives des ouvriers de former des syndicats furent violemment réprimées, les anarchistes participèrent à de nombreuses insurrections, et dans le cas des petites villes industrielles, ces soulèvements réussirent à l’échelle locale durant la grande révolte de 1873.

À Alcoy, par exemple, après que les ouvriers des usines de papier eurent été réprimés parce qu’ils luttaient pour la journée de 8 heures, ils « s’emparèrent des usines et y mirent le feu, ils tuèrent le maire et défilèrent dans les rues en brandissant les têtes des policiers qu’ils avaient tués (2) ». En Espagne, on assista à de nombreuses insurrections dirigées par des anarchistes avant celle qui remporta le plus grand succès, répondit au coup d’Etat de juillet 1936 et faillit écraser les fascistes.

En Italie, en 1877, Malatesta, Costa et Cafiero se dirigèrent avec un groupe d’hommes armés vers deux villages de Campanie. Une fois arrivés, ils mirent le feu aux registres des impôts et proclamèrent la fin du règne du roi Victor Emmanuel ; malheureusement leur espoir de déclencher une insurrection s’écroula et l’armée intervint rapidement. Bakounine avait déjà été impliqué dans une tentative de déclencher une insurrection à Bologne en 1874.

Les limites des insurrections

Parmi ces premières tentatives d’insurrection beaucoup subirent une sévère répression étatique. En Espagne, le mouvement anarchiste fut obligé de plonger dans la clandestinité vers le milieu des années 1870. Cela conduisit au développement de la « propagande par le fait » : certains anarchistes réagirent à cette répression en assassinant des membres de la classe dirigeante, y compris plusieurs rois et présidents. À son tour, l’Etat intensifia sa répression. Après qu’un attentat à la bombe eut été commis, 400 personnes furent arrêtées et conduites dans une tour à Barcelone en 1892 où elles furent torturées. On leur arracha les ongles ; on pendit les hommes par les pieds ; on leur écrasa et brûla les testicules. Plusieurs décédèrent à la suite de ces tortures avant d’être jugés, et cinq furent exécutés au terme du procès.

Sur le plan théorique, l’erreur commise par les anarchistes durant cette période fut de croire que les travailleurs voulaient partout se soulever et que tout ce que les groupes anarchistes avaient à faire, c’était d’allumer la mèche qui allait déclencher l’insurrection. Cette faiblesse ne caractérisait pas seulement l’anarchisme – comme nous l’avons vu, elle touchait aussi le républicanisme radical. Ce qui explique pourquoi, parfois, comme en Espagne et à Cuba, les anarchistes et les républicains combattirent ensemble contre les forces de l’Etat. Dans d’autres pays, la gauche adopta aussi cette attitude ; ainsi, durant l’Insurrection de Pâques 1916, en Irlande, les syndicalistes révolutionnaires et les nationalistes conclurent une alliance.

Cependant l’approche organisationnelle originelle des anarchistes rassemblés autour de Bakounine ne se limitait pas à tenter d’organiser des insurrections, elle impliquait aussi leur participation aux luttes de masse des travailleurs. Si certains anarchistes réagirent, dans ces circonstances, en développant l’idéologie de l’« illégalisme », la majorité d’entre eux commencèrent à se tourner vers ces luttes de masse. En particulier, ils entrèrent dans des syndicats de masse ou contribuèrent à les construire sur une position syndicaliste révolutionnaire. Au début du XXe siècle, les anarchistes participèrent à la construction – quand ils ne les construisirent pas eux-mêmes – de la plupart des organisations syndicalistes révolutionnaires qui allaient dominer la politique révolutionnaire jusqu’à Octobre 1917. Très souvent, ces syndicats furent eux-mêmes impliqués dans des insurrections, comme en 1919, en Argentine et au Chili. Dans ce dernier pays, les ouvriers chiliens « s’emparèrent de la ville de Puerto Natales, en Patagonie, et la dirigèrent sous le drapeau rouge et selon les principes anarchosyndicalistes (3) ». Un peu plus tôt, en 1911, les anarchistes mexicains du Partido Liberal Magonista, avec l’aide de militants américains des Industrial Workers of the World « organisèrent des bataillons (…) en Basse-Californie, et s’emparèrent de la ville de Mexicali et des environs ».

Les insurrections et les anarchistes communistes

La tradition organisationnelle anarcho-communiste remonte à Bakounine et aux premiers documents programmatiques rédigés par le mouvement anarchiste à ses débuts dans les années 1860. Mais ces idées en matière d’organisation ne furent pas développées de façon collective avant les années 1920. Encore à cette époque, il y avait des individus et des groupes qui défendaient les principes de base de l’anarcho-communisme – l’engagement dans la lutte de masse des travailleurs et le besoin d’une organisation et d’une propagande anarchistes spécifiques.

En 1926, l’anarchisme communiste clarifia ses positions quand un groupe d’exilés révolutionnaires analysèrent pourquoi leurs efforts avaient échoué jusqu’ici. Cela aboutit à la rédaction de la « Plateforme organisationnelle des communistes libertaires » que nous avons déjà analysée dans d’autres articles.

Il convient de noter ici que, comme leurs prédécesseurs des années 1860, ces groupes d’anarchistes communistes essayèrent de tirer les leçons de la participation anarchiste à différentes insurrections ainsi qu’à la révolution durant la période 1917-1921. Parmi eux figuraient Nestor Makhno, figure clé d’une insurrection de masse dirigée par les anarchistes en Ukraine occidentale. L’Armée révolutionnaire insurrectionnelle d’Ukraine combattit les Austro-Hongrois, les pogromistes antisémites, différentes armées blanches et l’Armée rouge contrôlée par les bolcheviks, durant ces années.

Ces « plateformistes » (comme on allait les appeler plus tard) écrivirent : « Le principe d’asservissement des masses par la violence constitue la base de la société moderne. Toutes les manifestations de son existence – l’économie, la politique, les relations sociales – reposent sur la violence de classe dont les organes de service sont, l’autorité, la police, l’armée, le tribunal. Tout dans cette société, chaque entreprise prise isolément, de même que tout le système d’Etat, n’est que le rempart du capitalisme où l’on a constamment l’œil sur les travailleurs, où l’on tient toujours prêtes les forces destinées à réprimer les travailleurs menaçant les fondements ou même la tranquillité de la société actuelle. En même temps, le système de cette société maintient délibérément les masses laborieuses dans un état d’ignorance et de stagnation mentale : il empêche par la force le relèvement de leur niveau moral et intellectuel, afin d’en avoir plus facilement raison. Les progrès de la société moderne, l’évolution technique du capital et le perfectionnement de son système politique fortifient la puissance des classes dominantes et rendent de plus en plus difficile la lutte contre elles, faisant ainsi reculer le moment décisif de l’émancipation du travail. L’analyse de la société moderne nous amène à la conclusion qu’il n’y a que la voie de la révolution sociale violente pour transformer la société capitaliste en une société de travailleurs libres (4). »

L’expérience espagnole

Le prochain développement de l’anarchisme communiste concerna une fois de plus ceux qui se trouvaient au centre de l’insurrection, cette fois le groupe des Amis de Durruti, actif à Barcelone durant l’insurrection de Mai 1937. Les « membres et les sympathisants des Amis de Durruti étaient des camarades éminents du front de Gelsa (5) ».

Les Amis de Durruti comprenaient des membres de la CNT mais étaient très critiques par rapport au rôle joué par ce syndicat en 1936. « La CNT ne savait pas comment gérer ce rôle. Elle ne voulait pas pousser plus avant la révolution, avec toutes les conséquences que cela supposait. Elle avait peur [de l’intervention] des flottes étrangères (…). Est-ce qu’une révolution a pu triompher sans vaincre d’innombrables difficultés ? Est-ce qu’une seule révolution au monde, d’une certaine dimension, a pu éviter une intervention étrangère ? (…) On ne réussit jamais rien si l’on utilise la peur comme un tremplin et qu’on se laisse envahir par la timidité. Seuls des hommes courageux, résolus, peuvent obtenir de grandes victoires. Les timides n’ont aucun droit à diriger les masses (…). La CNT aurait dû s’emparer du siège du conducteur, dans le pays, infliger un brutal coup de grâce à tout ce qui était dépassé et archaïque. Nous aurions ainsi gagné la guerre et sauvé la révolution. (…) Mais elle fit le contraire (….). Elle insuffla une bouffée d’oxygène à une bourgeoisie terrifiée et anémique (6). »

Dans plusieurs pays à travers le monde, l’anarchisme fut écrasé avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Des anarchistes participèrent à des mouvements de résistance durant la guerre mais, après 1945, ils furent réprimés par le « communisme » oriental ou la « démocratie » occidentale. En Uruguay, l’un des rares pays où un mouvement communiste anarchiste important avait survécu, la FAU mena une lutte armée clandestine contre la dictature militaire à partir des années 1950. Les anarchosyndicalistes cubains, en particulier les ouvriers des usines de tabac, jouèrent un rôle significatif dans la révolution cubaine, mais ils furent réprimés par le nouveau régime [castriste].

L’idéologie de l’insurrectionnisme

Il existe une longue tradition au sein de l’anarchisme qui consiste à construire des idéologies à partir d’une tactique. L’implication longue et profonde des anarchistes dans des insurrections a donné naissance, et cela n’a rien de surprenant, à l’idéologie anarchiste de l’insurrectionnisme.

On trouve une autodéfinition de l’insurrectionnisme dans un texte italien de 1993 : « Nous considérons que la forme de lutte plus adaptée à l’état du conflit de classe actuel dans pratiquement toutes les situations est la forme insurrectionnelle, et c’est particulièrement le cas dans la zone méditerranéenne. Par pratique insurrectionnelle nous entendons l’activité révolutionnaire qui entend prendre l’initiative dans la lutte et ne se limite pas à attendre ou à définir des réponses défensives aux attaques par les structures du pouvoir. Les insurrectionnistes ne soutiennent pas les pratiques quantitatives typiques qui consistent à attendre, par exemple, des projets numériquement significatifs avant d’intervenir dans les luttes, et qui durant cette période d’attente se limitent au prosélytisme et à la propagande, ou à une contre-information stérile car elle ne sert à rien (7). »

En tant qu’idéologie, l’insurrectionnisme a pris naissance dans les conditions particulières de l’après-guerre en Italie et en Grèce. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, il existait de véritables possibilités révolutionnaires dans ces deux pays. Dans beaucoup d’endroits, les fascistes furent chassés par des partisans de gauche avant l’arrivée des armées alliées. Mais, en raison des accords de Yalta, Staline ordonna à la gauche officielle révolutionnaire du Parti communiste de contenir la lutte. Résultat, la Grèce allait subir des décennies de dictature militaire tandis qu’en Italie le Parti communiste continua à limiter les luttes. L’insurrectionnisme fut l’une des nombreuses idéologies socialistes nouvelles qui apparurent pour faire face à ces conditions particulières. Cependant, le développement de l’insurrectionnisme dans ces pays dépasse le cadre de cet article. Nous nous intéresserons ici au développement d’une idéologie insurrectionniste dans le monde anglophone.

L’insurrectionnisme et le monde anglophone

Un insurrectionniste a décrit la façon ces idées se sont répandues à partir de l’Italie : « L’anarchisme insurrectionniste s’est développé dans le mouvement anarchiste anglophone à partir des années 1980, grâce aux traductions et aux écrits de Jean Weir dans sa maison d’éditions Elephant Editions et sa revue Insurrection. (…) À Vancouver, au Canada, des camarades locaux engagés dans la Croix Noire anarchiste, le centre social local et dans les revues No Picnic et Endless Struggle ont été influencés par les projets de Jean, et cela a contribué à développer constamment la pratique des anarchistes insurrectionnistes dans cette région (…). La publication anarchiste Demolition Derby à Montréal a aussi donné des informations sur le mouvement anarchiste insurrectionniste jusqu’à aujourd’hui (8). »

Cet insurrectionnisme allait apparaître comme une tendance spécifique dans l’anarchisme anglophone à un moment précis, et ce n’est pas une surprise pour nous. Les contre-sommets internationaux ont donné une impulsion massive à l’anarchisme en partie grâce à la forte visibilité de la tactique des Black Blocs et assimilés. Après le contre-sommet de Prague en 2000, l’Etat a appris à réduire considérablement l’efficacité de ce type de tactique. Peu après la désastreuse expérience de Gênes et le contrôle réussi d’un certain nombre de blocs aux Etats-Unis, une discussion s’est engagée : certains prônaient un militantisme plus grand et une organisation plus clandestine, tandis que d’autres préconisaient de se détourner du spectacle des contre-sommets.

En même temps, de nombreux jeunes qui découvraient l’anarchisme pour la première fois ont souvent cru, à tort, que l’image militante qui avait tout d’abord attiré leur attention dans les journaux télévisés étaient le produit des activités des insurrectionnistes. En fait, toutes sortes d’anarchistes prônant la lutte des classes, y compris des anarchistes communistes et des syndicalistes, avaient participé à des activités du type black blocs lors des contre-sommets. Comme ces militants pensent que de véritables insurrections joueront un rôle dans l’avènement d’une société anarchiste, il n’est pas étonnant qu’ils s’impliquent dans de petits combats de rues, quand cette tactique leur semble avoir un sens. Lors du contre-sommet de Gênes, il est apparu que l’Etat avait considérablement haussé le niveau de la répression. Les anarchistes-communistes se mirent donc à discuter pour savoir si une tactique avait un avenir, et ce débat se déroula dans les colonnes de cette revue et d’autres publications.

Les idées de base de l’insurrectionnisme

Commençons par écarter quelques mythes à propos de l’insurrectionnisme. L’insurrectionnisme ne se limite pas à la lutte armée, même s’il peut inclure la lutte armée ; en effet, la plupart des insurrectionnistes critiquent l’élitisme des avant-gardes qui pratiquent la lutte armée. Leur étiquette ne signifie pas non plus qu’ils passent leur temps à préparer de véritables insurrections : la plupart des insurrectionnistes sont assez intelligents pour comprendre que ce programme maximum n’est pas toujours possible, même s’ils n’hésitent pas à condamner les autres anarchistes parce qu’ils attendent [le Grand Soir].

Qu’est-ce donc que l’insurrectionnisme ?

Le groupe « Do or Die 10 » a publié une introduction (9) utile sous le titre : « L’anarchie insurrectionnelle : s’organiser pour l’attaque » (10). Je citerai plusieurs fois cet article dans les paragraphes qui suivent.

Le concept d’« attaque » se trouve au cœur de l’idéologie insurrectionniste : « L’attaque est le refus de la médiation, de la pacification, du sacrifice, des accommodements et des compromis dans la lutte. C’est en agissant et en apprenant à agir, pas en faisant de la propagande, que nous ouvrirons la voie à l’insurrection, même si bien sûr l’analyse et la discussion ont un rôle à jouer et servent à clarifier les façons d’agir. Attendre apprend uniquement à attendre : agir apprend à agir. »

Cet essai s’inspire d’un certain nombre de textes insurrectionnistes antérieurs comme « At Daggers Drawn » (À couteaux tirés) pour qui : « La force d’une insurrection est sociale, et non militaire. La révolte généralisée ne se mesure pas par l’affrontement armée mais par l’étendue de la paralysie de l’économie, la prise en main des lieux de production et de distribution, la distribution gratuite de biens qui détruit tous les calculs (…). Aucun groupe de guérilla, quel que soit son efficacité, ne peut prendre la place de ce mouvement grandiose de destruction et de transformation (11). »

La notion insurrectionniste d’attaque ne se fonde pas sur une avant-garde qui assume la libération de la classe ouvrière. Les insurrectionnistes savent « que le système ne craint pas les actes de sabotage en eux-mêmes, mais leur extension sociale (12) ». Autrement dit, les actions directes d’un petit groupe ne peuvent avoir du succès que si elles sont reprises par la classe ouvrière. C’est une façon beaucoup plus utile de discuter de l’action directe. Habituellement le débat oppose les partisans des « commandos d’action directe » les plus spectaculaires, qui analysent leurs actions en elles-mêmes, aux organisations qui refusent d’aller au-delà de la propagande pour l’action de masse ; et qui trop fréquemment se contentent de dénoncer le caractère « élitiste » des actions des petits groupes.

Emeutes et lutte de classe

Les insurrectionnistes reconnaissent souvent la lutte de classe alors que la gauche réformiste refuse de le faire. C’est ainsi qu’au début des années 1980, Jean Weir observait que « Les luttes qui se déclenchent dans les ghettos des centres villes sont souvent interprétées à tort comme des violences absurdes. Les jeunes qui luttent contre l’exclusion et l’ennui sont des éléments avancés de l’affrontement de classe. Les murs du ghetto doivent être détruits, et non entourés de nouvelles clôtures (13). »

L’idée que de telles actions doivent être reprises par la classe ouvrière est aussi considérée par les insurrectionnistes comme une réponse importante à l’argument selon lequel l’Etat peut simplement réprimer de petits groupes. « Il est matériellement impossible à l’Etat et au Capital de policer tout le terrain social (14). »

Comme on peut l’imaginer, les désirs individuels sont centraux pour l’insurrectionnisme, mais ils n’ont rien à voir avec l’individualisme grossier de la « droite libertaire ». « Le désir d’une autodétermination et d’une autoréalisation individuelle conduit à la nécessité d’une analyse de classe et de la lutte de classe (15). »

La théorie insurrectionniste, telle que nous l’avons exposée jusqu’ici, ne pose pas de problèmes graves aux anarchistes communistes. Au niveau théorique, les problèmes surgissent à propos de l’idéologie organisationnelle que les insurrectionnistes ont construite en même temps que leurs autres propositions. Une grande partie a été construite comme une critique idéologique dirigée contre le reste du mouvement anarchiste.

L’« organisateur »

La critique insurrectionniste de l’« organisateur » constitue certes une mise en garde utile contre les dangers d’une telle fonction. Mais elle s’est transformée en une position idéologique qui présente de tels dangers comme inévitables. « La fonction de l’« organisateur » est de transformer la multitude en une masse contrôlable et de représenter cette masse devant les médias ou les institutions étatiques » ; « Pour l’organisateur (…) l’action réelle passe loin derrière l’entretien de l’image médiatique ».

La plupart d’entre nous connaissent des campagnes de la gauche, menées par tel ou tel parti, au cours lesquelles cette analyse s’est vérifiée. Mais notre expérience nous enseigne que cela n’a rien d’inévitable. Il est tout à fait possible que des individus aident à l’organisation d’une lutte sans que cela se produise. Un camarade a plus de temps disponible que tous les autres, il se charge donc d’un certain nombre de tâches qui doivent être faites – devient-il un « organisateur » ?

Le problème avec cette interdiction apparente des « organisateurs » c’est qu’il empêche d’analyser pourquoi ces problèmes se posent et donc comment on pourrait les empêcher de survenir.

En ce qui concerne les relations avec les médias, ce n’est pas compliqué. Toute personne qui a un contact avec les médias, au cours d’une lutte controversée, sera bombardée de questions sur la possibilité d’actions violentes – pour les médias ce genre d’infos sont très « chaudes ». S’ils obtiennent ce type d’infos jour après jour, semaine après semaine, alors les journalistes finiront par essayer de façonner la lutte de façon à ce qu’elle suive l’agenda des médias.

La solution est simple. Ce problème surgit parce que la gauche tend à se doter d’un « dirigeant » qui s’occupe à la fois de l’organisation d’une manifestation, par exemple, et des contacts avec les médias pour cet événement. Notre expérience nous a appris que si l’on sépare les deux rôles, et que les « organisateurs » de l’action en question ne sont pas les mêmes que ceux qui parlent aux médias, le problème peut être réduit voire éliminé. Les véritables « organisateurs » sont isolés des médias mais informent régulièrement celui ou celle qui sert de porte-parole vis-à-vis des médias. Et le porte-parole n’a pas son mot à dire sur l’organisation de la manifestation.

Les médias et l’opinion publique

Voilà comment les insurrectionnistes décrivent les médias : « Un avis particulier n’est pas quelque chose que l’on recueille d’abord parmi des personnes interviewées, et qui est ensuite diffusé dans les médias, comme la simple expression de l’opinion publique. Cet avis existe d’abord dans les médias. Ensuite, les médias le reproduisent un million de fois jusqu’à le rattacher à un certain de personnes (les conservateurs pensent X, les libéraux ou les gens de gauche pensent Y). L’opinion publique est produite comme une série de choix ou de solutions simples (“Je suis favorable à la mondialisation et au libre échange” ou “Je suis pour davantage de protectionnisme et de contrôle des frontières”). Nous sommes tous censés choisir, comme nous choisissons nos dirigeants ou nos hamburgers – au lieu de penser par nous-mêmes. »

Ce raisonnement semble solide, et il contient une bonne dose de vérité. Mais cette analyse globale obscurcit de nouveau un débat sur la façon dont ces problèmes peuvent être surmontés. Tant que nous ne disposons pas de nos propres médias alternatifs – et, dans ce cas, certains des problèmes ci-dessus décrits se manifesteront aussi – nous serions fous de ne pas utiliser les médias à travers lesquels nous pourrions toucher les millions de personnes dont nous sommes coupés par notre manque de ressources.

Et s’il est vrai que les médias aiment à simplifier l’histoire en la réduisant à des choix binaires, cela ne signifie pas que toute personne qui reçoit des informations des médias accepte cette division. Beaucoup de gens, sinon la quasi-totalité, comprennent que les médias déforment la réalité et ils ont tendance à ne pas accepter ces divisions binaires.

En attendant la révolution ?

Les insurrectionnistes nous disent que la gauche en général et le reste du mouvement anarchiste en particulier prônent « une critique de la séparation et de la représentation qui justifie d’attendre et accepte le rôle du critique. Sous prétexte de ne pas se séparer du “mouvement social”, on finit par dénoncer toute pratique de l’attaque comme une “fuite en avant” ou une simple “propagande parlée”. Une fois de plus, les révolutionnaires sont appelés à “démasquer” les conditions réelles des exploités, cette fois, par leur inaction même. Aucune révolte n’est donc possible en dehors d’un mouvement social visible. Donc, celui qui agit doit nécessairement vouloir prendre la place du prolétariat. Le seul patrimoine à défendre devient la “critique radicale”, la “lucidité révolutionnaire”. La vie est misérable, donc on ne peut rien faire d’autre que de théoriser la misère (16). »

Nous décelons ici la principale faiblesse de l’insurrectionnisme – son manque de débat sérieux avec d’autres tendances anarchistes. Les insurrectionnistes veulent nous faire croire que tous les autres courants révolutionnaires, y compris les autres tendances anarchistes, seraient partisans d’attendre et de prêcher à propos des méfaits du capitalisme plutôt que d’agir. Il existe quelques groupes auxquels s’applique cette critique, mais en réalité, même parmi les organisations non anarchistes du mouvement révolutionnaire, la plupart des militants s’engagent également dans des formes d’action directe, quand ils pensent que cela a un sens du point de vue tactique. En réalité, c’est aussi ce que pensent les insurrectionnistes eux-mêmes ; comme tout le monde, ils reconnaissent la nécessité d’attendre jusqu’à ce qu’ils pensent que le moment est venu. Ils reconnaissent que ce n’est pas demain que l’on prendra d’assaut la Maison Blanche.

La critique de l’organisation

L’idéologie de l’insurrectionnisme est aussi bancale en ce qui concerne la question de l’organisation. Elle se déclare opposée à l’« organisation formelle » et à l’« organisation informelle ». Souvent, leurs explications ne sont pas claires, car il semble que l’expression « organisation formelle » désigne tout ce qui marche mal dans une organisation.

Les insurrectionnistes tentent de définir l’organisation formelle comme « des organisations permanentes [qui] font la synthèse de toutes les luttes au sein d’une seule organisation, et qui servent de médiateurs des luttes avec les institutions de la domination. Les organisations permanentes tendent à se transformer en institutions qui se dressent au-dessus de la multitude. Elles tendent à créer une hiérarchie, formelle ou informelle, et à priver de pouvoir la multitude (…). La constitution hiérarchique de relations de pouvoir supprime la possibilité de décider au moment où cette mesure est nécessaire et attribuée à un comité quelconque au sein de l’organisation (...). Les organisations permanentes ont tendance à prendre des décisions qui ne sont pas fondés sur une action ou un but précis, mais sur les besoins de cette organisation, en particulier sa préservation. L’organisation devient une fin en soi. »

Bien que ce soit une assez bonne critique des formes d’organisation léninistes ou social-démocrates, cela ne s’applique pas vraiment aux formes d’organisation anarchistes – en particulier aux organisations anarcho-communistes. Ces dernières ne cherchent pas, par exemple, à « établir une synthèse de toutes les luttes au sein d’une seule organisation ». Au contraire nous pensons que l’organisation spécifique anarchiste doit intervenir dans les luttes de la classe ouvrière, et que ces luttes doivent être autogérées par la classe – et non gérées par une organisation, qu’elle soit anarchiste ou pas.

Solutions aux problèmes de l’organisation

Loin de développer une hiérarchie, non seulement nos règles internes interdisent la hiérarchie formelle, mais elles contiennent des dispositions visant également à empêcher le développement d’une hiérarchie informelle. Par exemple, un pouvoir informel considérable peut échoir à quelqu’un qui est le seul capable d’effectuer une tâche particulière et qui parvient à tenir ce rôle depuis de nombreuses années. Ainsi, le règlement interne du Workers Socialist Movement affirme qu’aucun membre ne peut occuper un poste, quel qu’il soit, plus de trois ans. Passé ce délai, il doit démissionner.

Ces types de mécanismes formels pour prévenir le développement d’une hiérarchie informelle sont fréquents dans les organisations anarchistes-communistes. En fait, il s’agit d’un exemple où l’organisation formelle offre une plus grande protection contre la hiérarchie ; notre méthode formelle d’organisation nous permet également d’accepter des règles pour prévenir le développement d’une hiérarchie informelle. L’insurrectionnisme n’a pas su élaborer une critique sérieuse de la hiérarchie informelle, mais, comme toute personne active dans le mouvement anarchiste dans le monde anglosaxon le sait, puisqu’il n’existe pas d’organisation formelle de taille importante, les problèmes de hiérarchie au sein du mouvement sont le plus souvent des problèmes de hiérarchie informelle.

Si vous écartez tout ce qui peut mal fonctionner dans une organisation, alors le concept d’organisation « formelle » se résume à la présence continue d’un groupe qui perdure entre les luttes et se nourrit des luttes. Bien que, ici aussi, la distinction soit brouillée parce que les insurrectionnistes considèrent que, parfois, une organisation informelle peut être impliquée dans plus d’une lutte ou passer d’une lutte à l’autre.

D’un point de vue anarchiste communiste, la principale fonction d’une organisation est d’aider à créer une communication, un objectif commun et une unité à travers et entre les luttes. Cela ne signifie pas que toutes les luttes doivent être formellement enfermées dans le cadre d’un seul programme et mises sous la coupe d’un groupe de dirigeants. Mais, dans un sens informel, l’organisation anarchiste communiste agit comme un canal de communication, de circulation et de débat entre les luttes, canal qui permet d’accroître la communication et augmente les chances de victoire.

La proposition insurrectionniste – l’organisation informelle

Le mode d’organisation défendu par les insurrectionnistes est guidé par le principe selon « L’organisation la plus minimale possible nécessaire pour atteindre nos buts est toujours la meilleure solution pour maximiser nos efforts. » Ce qui signifie créer des petits groupes de camarades qui se connaissent bien et disposent de beaucoup de temps à passer les uns avec les autres afin de discuter des problèmes et décider d’actions – en clair, des groupes d’affinités.

On nous dit que « avoir une affinité avec des camarades signifie les connaître, avoir approfondi la connaissance que l’on a d’eux. Au fur et à mesure que cette connaissance se développe, l’affinité peut augmenter au point de rendre possible une action commune (17) ».

Bien sûr, les insurrectionnistes savent que les petits groupes sont souvent trop petits pour atteindre un objectif tout seuls, dans ce cas, ils affirment que ces groupes peuvent se fédérer temporairement pour cet objectif spécifique.

Il y a même eu des tentatives d’étendre cette approche à l’échelle internationale.

« L’Internationale insurrectionniste anti-autoritaire est destinée à être une organisation informelle (...). [Elle] est donc fondée sur un approfondissement progressif de la connaissance réciproque entre tous ses adhérents (...). À cette fin, tous ceux qui y adhèrent doivent lui faire parvenir la documentation qu’ils estiment nécessaires pour faire connaître leur activité... au groupe à l’origine de cette initiative (18) ».

Les noyaux autonomes de base

Il est évident que le succès d’une révolution libertaire exige que la masse de la population soit organisée. Les insurrectionnistes le reconnaissent et ils ont tenté de construire des modèles d’organisation de masse en harmonie avec leurs principes idéologiques. Les noyaux autonomes de base, comme ils les appellent, s’inspiraient à l’origine du Mouvement autonome des cheminots de Turin et des ligues autogérées qui luttaient contre l’installation d’une base de missiles de croisière à Comiso.

Dans La Tension anarchiste Alfredo Bonanno décrit ainsi l’expérience de Comiso : « Un modèle théorique de ce type a été utilisé dans une tentative d’empêcher la construction d’une base de missiles américains à Comiso au début des années 80. Les anarchistes qui sont intervenus pendant deux ans ont construit des “ligues auto-gérées” (19) ». « Ces groupes ne doivent pas être composés seulement d’anarchistes. Toute personne qui entend se battre pour des objectifs donnés, même limités, peut participer pour autant qu’elle tient compte d’un certain nombre de conditions essentielles. Tout d’abord qu’un « conflit permanent » caractérise les groupes qui s’attaquent à la réalité dans laquelle ils se trouvent, sans attendre les ordres de qui que ce soit. Ensuite, ils sont « autonomes », c’est-à-dire qu’il ne dépendent pas des partis politiques ou des organisations syndicales, et n’entretiennent pas de relations avec eux. Enfin, ils affrontent les problèmes un par un et ne proposent pas de plates-formes globales de revendications qui inévitablement aboutissent à la création d’une administration qu’il s’agisse d’un mini-parti ou d’un petit syndicat alternatif (20) ».

Bien qu’elles se disent « autogérées » ces ligues ressemblent fort aux organisations de façade utilisées par de nombreuses organisations léninistes pour relier et contrôler les luttes sociales. Pourquoi ? Eh bien, parce que la définition ci-dessus correspond à celle d’une organisation qui, tout en cherchant à organiser les masses, le fait selon une ligne définie par les groupes informels d’anarchistes. Si elles étaient vraiment autogérées, ces ligues ne définiraient-elles pas elles-mêmes leur mode de fonctionnement et les questions sur lesquelles elles veulent lutter ? Et, comment se fait-il que, dès le début, ces ligues autogérées excluent non seulement toutes les autres organisations concurrentes, mais se refusent même à entretenir des relations avec les partis politiques ou les organisations syndicales ? Encore une fois, toute véritable lutte autogérée doit décider elle-ême avec qui elle doit avoir, ou ne pas avoir, des relations et pas simplement suivre le diktat d’une minorité idéologique organisée.

Un autre insurrectionniste, O.V., a défini les ligues comme « l’élément reliant l’organisation anarchiste informelle spécifique aux luttes sociales » et considère que « Ces attaques sont organisées par les noyaux en collaboration avec des structures anarchistes spécifiques qui fournissent un soutien théorique et pratique, recherchent des moyens nécessaires pour l’action en identifiant les structures et les personnes responsables de la répression, et en offrant un minimum de défense contre les tentatives de récupération politique ou idéologique par le pouvoir ou contre la répression pure et simple (21). »

Cette position est encore pire – les structures anarchistes spécifiques se voient ici accorder le rôle de prendre presque chaque décision importante à la place de la ligue. Toute prétention à l’autogestion devient alors absurde et une telle « ligue autogérée » ne peut que se transformer en une créature manipulée par des cadres révolutionnaires auto-sélectionnés censés être capable comprendre des problèmes que les autres membres ne peuvent pas maîtriser. Cela semble tellement contradictoire avec ce qu’écrivent par ailleurs les insurrectionnistes que nous allons arrêter là notre polémique et prendre le temps de nous demander pourquoi ils se retrouvent avec une telle position.

La question des accords

La raison tient dans le fait qu’une action commune exige évidemment un certain niveau d’accord commun. L’approche insurrectionniste de ce problème est assez difficile à saisir et c’est la raison pour laquelle ces étranges contradictions se manifestent dans les ligues autogérées qu’ils préconisent. Le problème est que la conclusion d’un accord requiert la prise de décisions et que, si ces décisions sont l’objet d’une discussion, il est possible qu’une décision prise par la majorité soit considérée comme erronée par le groupe informel.

L’article de Do or Die tente d’écarter ce problème évident de la façon suivante : « L’autonomie permet de prendre des décisions quand elles sont nécessaires, au lieu qu’elles soient pré-déterminées ou retardées par la décision d’un comité ou d’une réunion. Cela ne veut pas dire toutefois que nous ne devrions pas réfléchir à l’avenir de manière stratégique et conclure des accords ou élaborer des plans. Au contraire, les plans et les accords sont utiles et importants. Mais il faut souligner l’importance de la souplesse qui permet aux gens de rejeter les plans lorsqu’ils deviennent inutiles. Les plans devraient s’adapter aux événements au cours de leur déroulement. »

Ce raisonnement pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses – comment peut-on élaborer un plan, sans prédéterminer quelque chose ? Si un groupe de personnes « pensent à l’avenir de manière stratégique » ce groupe n’est-il pas de fait un « comité ou une réunion », même s’il choisit de ne pas utiliser ce nom ? Et qui défend des plans qui ne peuvent pas « s’adapter aux événements au cours de leur déroulement » ?

D’un point de vue anarchiste-communiste, la réflexion stratégique sur l’avenir consiste à utiliser cette réflexion pour dresser des plans pour l’avenir. Elaborer des plans suppose de prendre des décisions à l’avance ; de les prédéterminer au moins en partie. Et les plans devraient être faits et adoptés suite à une discussion formelle, ce qui suppose des réunions voire la constitution d’un comité qui se réunira. Pourquoi nier tout cela ?

Négociation

À l’instar des anarcho-syndicalistes les plus idéologiques, les insurrectionnistes défendent une position idéologique hostile aux négociations. « Les compromis ne font que renforcer l’État et le Capital », nous dit-on. Mais ceci est un slogan qui ne fonctionne que si vous êtes un petit groupe sans influence sur la lutte. En dehors d’une révolution, il est rare de gagner un combat sur toute la ligne ; si nos idées sont entendues, nous serons sans cesse confrontés à un choix : négocier une victoire limitée ou subir une défaite sévère parce que nous aurons conseillé de lutter pour un objectif dont nous savons qu’il ne peut être gagné. Notre objectif est quand même de gagner tout ce qui est possible, pas de lutter jusqu’à une défaite glorieuse, non ?

Apparemment ce n’est pas le cas de certains insurrectionnistes puisque l’un d’eux décrit de façon favorable la situation suivante : « Les travailleurs qui, au cours d’une grève sauvage, brandissaient une bannière disant : “Nous ne demandons rien ” comprenaient que la défaite est dans la revendication elle-même » (22). Une telle réflexion n’a de sens que lorsque les travailleurs concernés sont déjà révolutionnaires. S’il s’agit d’une lutte sociale pour, disons, une réduction de loyer ou une augmentation des salaires, une telle banderole est une insulte pour les besoins de ceux qui luttent.

En dehors d’une révolution, la question ne devrait pas être de savoir s’il faut ou non négocier, mais plutôt qui négocie, avec quel mandat et quelles sont les procédures nécessaires avant qu’un accord puisse être conclu. Mais bien sûr, si l’on évite d’aborder ces questions, alors le vide sera rempli par des autoritaires qui seront contents de négocier selon leur conception et d’une manière qui minimise leurs responsabilités.

La répression et le débat

Sans entrer dans les détails de chaque controverse, l’un des problèmes majeurs qui se posent dans les pays où les insurrectionnistes mettent leurs paroles en pratique est souvent que leurs actions n’ont que peu de résultats, à part de fournir une excuse pour la répression étatique et d’isoler du mouvement social tous les anarchistes, et pas seulement ceux qui ont participent à ces actions.

Les insurrectionnistes affirment être prêts à débattre de questions tactiques, mais la réalité de la répression étatique, en pratique, signifie que toute critique de leurs actions est présentée comme prenant le parti de l’État. Il y a 30 ans, Bonanno affirmait déjà que tous ceux qui pensaient que de telles actions étaient prématurées ou contre-productives prenaient le parti de l’Etat. Ainsi il écrit dans La Joie armée : « Lorsque certains disent que le moment n’est pas mûr pour une attaque armée contre l’État, ils ouvrent les portes de l’asile psychiatrique pour les camarades qui mènent ces attaques ; quand ils affirment que le temps de la révolution n’est pas encore venu, ils serrent les cordons de camisole de force ; lorsqu’ils prétendent que ces actions sont objectivement une provocation, ils endossent la blouse blanche des tortionnaires (23). »

En réalité, de nombreuses actions revendiquées par des insurrectionnistes sont critiquables ; et si les travailleurs ne sont pas autorisés à critiquer ces actions, ne sont-ils pas simplement réduits à un rôle de spectateurs dans une lutte entre l’État et la minorité révolutionnaire ? Si, comme semble l’impliquer Bonanno, il est impossible de critiquer même les actions les plus folles, alors aucune véritable discussion tactique n’est possible.

Vers une théorie communiste anarchiste

Les anarchistes communistes ont adopté un critère différent de celui de la raison quand il s’agit de l’action militante. Si vous prétendez agir au nom d’un groupe particulier, alors vous devez d’abord démontrer que le groupe est d’accord avec le genre de tactique que vous proposez d’utiliser. Cette question est bien plus importante pour la pratique anarchiste que la question de savoir quelle tactique pourrait adopter tel ou tel groupe d’anarchistes.

Comme nous l’avons vu, les anarchistes communistes n’ont pas d’objection de principe contre les insurrections, notre mouvement a été construit sur la tradition de la participation des anarchistes à des insurrections et nous nous inspirons de nombreuses personnes impliquées dans ces insurrections. À l’époque actuelle, nous continuons, chaque fois que cela peut faire avancer la lutte, à défier les limites que l’Etat cherche à imposer aux manifestations de protestation. Là encore, il ne s’agit pas seulement pour nous d’émettre un jugement ; dans les cas où nous affirmons agir en solidarité avec un groupe (par exemple, des travailleurs en grève), alors c’est le groupe concerné qui détermine les limites de la tactique qui peut être utilisé dans sa lutte.

L’insurrectionnisme nous présente une critique utile de beaucoup de pratiques répandues dans la gauche. Mais il tente d’étendre à tort cette critique à toutes les formes d’organisation anarchiste. Et dans certains cas, les solutions qu’il préconise pour résoudre les problèmes réels de l’organisation sont pires que les problèmes qu’il veut résoudre. Les anarchistes communistes peuvent certainement apprendre des écrits insurrectionnistes, mais ils n’y trouveront pas de solutions aux problèmes de l’organisation révolutionnaire.

Joe Black

(Traduit par Ni patrie ni frontières)

1. John M. Hart, « Anarchism and the Mexican Working Class ».

2. James Joll, The Anarchists, p. 229.

3. Merci à Pepe pour ses informations sur l’Argentine et le Chili.

4. Plateforme d’organisation des communistes libertaires, en ligne : http: //www. nestormakhno. info/french/platform/org_plat. Htm

5 Jaime Balius (secrétaire des Amis de Durruti), “Towards a Fresh Revolution”, cf. http: //struggle. ws/fod/towardsintro. Htm

6 “Towards a Fresh Revolution”.

7 “For an Anti-authoritarian Insurrectionist International-Proposal for a Debate, Anti-authoritarian Insurrectionnist International, (Promoting Group)”, Elephant Editions 1993 en ligne sur le site http: //www. geocities. com/cordobakaf/inter. html

8 “Réponse d’Andy à une version antérieure de cet article”, cf. http: //www. anti-politics. net/forum/viewtopic. php ?t=1052

9 Il contient cependant au moins une erreur élémentaire, puisque, bizarrement, il décrit la Fédération anarchiste italienne (qui pratique la synthèse) comme une organisation plateformiste, ce qui suggère que les auteurs n’ont guère essayé de comprendre ce qu’est le plateformisme avant de le rejeter.

10 Do or Die n° 10, 2003, en ligne sur http: //www. eco-action. org/dod/no10/anarchy. htm

11 Anonyme, “At Daggers Drawn with the Existent, its Defenders and its False Critics”, Elephant Editions en ligne : http: //www. geocities. com/kk_abacus/ioaa/dagger. html

12 Do or Die n° 10, "Insurrectionary Anarchism and the Organization of Attack".

13 Jean Weir, « Insurrection », en ligne : http: //www. geocities. com/kk_abacus/insurr5. html

14 Do or Die n° 10, "Insurrectionary Anarchism and the Organization of Attack".

15 Do or Die n° 10, "Insurrectionary Anarchism and the Organization of Attack".

16 Anonyme, “At Daggers Drawn with the Existent, its Defenders and its False Critics”, Elephant Editions. En ligne : http: //www. geocities. com/kk_abacus/ioaa/dagger. html

17 O. V., “Insurrection”, en ligne : http: //www. geocities. com/kk_abacus/insurr3. html

18 “For An Anti-authoritarian Insurrectionalist” International, Elephant Editions 1993 en ligne http: //www. geocities. com/kk_abacus/ioaa/insurint. html

19 Alfredo Bonanno, La Tensione anarchica, traduit en anglais par Jean Weir, 1996, en ligne : http: //www. geocities. com/kk_abacus/ioaa/tension. html

20 Alfredo Bonanno, La Tensione anarchica (The Anarchist Tension), ibid.

21 O. V.,”Insurrection”, online at http: //www. geocities. com/kk_abacus/insurr2. html

22 Anonyme, “At Daggers Drawn with the Existent, its Defenders and its False Critics”, Elephant Editions. En ligne : http: //www. geocities. com/kk_abacus/ioaa/dagger. html

23 Alfredo Bonanno, La gioia armata, 1977 Edizioni Anarchismo, Catania, 1998. En français, « La joie armée » se trouve sur http://www.non-fides.fr/spip.php ?article321

Cet article est extrait de Red and Black Revolution n° 11, octobre 2006


http://mondialisme.org/spip.php?article1362

Re: Anarchisme, insurrections et insurrectionnisme

MessagePosté: Samedi 14 Nov 2009 11:43
par Paul Anton
Une réponse à ce texte :



Quelques remarques sur « Anarchisme, insurrections et insurrectionnisme »

(...) Je crois que les critiques du camarade Black, fondamentalement exactes sur un certain nombre de points, ont néanmoins un caractère purement formel. Son article s’attaque au « livre de recettes » des insurrectionnistes, mais pas à leur « catéchisme ». Black dirige ses critiques contre certaines pratiques que les insurrectionnistes pourraient très bien faire défendre – ou renier. Mais il ne s’attaque pas aux conceptions politiques qui sous-tendent et façonnent leurs positions et le schéma organisationnel auquel ils ont recours – contrairement au camarade Black, je ne pense pas que nos différences résident seulement dans la question de l’organisation. En fait, ces questions d’organisation reflètent des divergences politiques fondamentales. Il faut donc entreprendre une critique interne et pas seulement une critique formelle de l’insurrectionnisme.

Pour comprendre la racine des conceptions politiques de l’insurrectionnisme – conceptions fondamentalement erronées, à mon avis –, nous devons tenir compte du fait qu’elles sont le produit d’un certain moment historique, ce qui ne peut être considéré comme une simple coïncidence. Toute idée politique est la fille de son époque.

Deuxièmement, bon nombre de ces conceptions politiques sont partagées par une grande partie de la gauche, au-delà de l’anarchisme. L’insurrectionnisme est une réponse particulière à certains problèmes qui ne sont nullement le seul héritage de l’anarchisme, mais qui s’expriment dans une vaste gamme de courants politiques.

Cette perspective est primordiale, en particulier au Chili, où une génération s’est mise à parler le langage de l’insurrectionnisme après s’être éloignée du « lautarismo » pour se rapprocher de l’anarchisme. Bien que ses idées politiques aient en partie changé, c’est cette quintessence « insurrectionniste » qui a fourni une continuité à cette génération qui a modifié, dans une certaine mesure, son esthétique, mais pas son discours.

Le contexte politique de la naissance de l’insurrectionnisme

Au cours des vingt dernières années, l’insurrectionnisme a souvent été présenté comme un nouveau courant anarchiste. Or, il faut souligner que, à différentes périodes historiques (et sous divers drapeaux – marxiste, républicain et anarchiste), sont déjà apparus des mouvements qui partageaient certaines caractéristiques fondamentales avec l’insurrectionnisme :

le rejet, dans la pratique, de tout type d’organisation qui se projette dans le temps (ce que les insurrectionnistes appellent les « organisations formelles »),

le rejet de tout travail politique systématique et méthodique,

le mépris pour la lutte des exploités en faveur de réformes et de la création d’organisations de masse.

Cette attitude a généralement pour contrepartie le volontarisme, le maximalisme, une approche essentiellement affective de la politique, un certain sentiment d’urgence, l’impatience et l’immédia-tisme [1].

Pour que ce type de tendances apparaissent dans le milieu anarchiste il a fallu des conditions historiques très particulières, c’est-à-dire la combinaison entre un niveau élevé de répression étatique et un faible niveau des luttes populaires. Cette combinaison de facteurs a toujours constitué un terrain historiquement fertile pour les tendances insurrectionnistes au sein de l’anarchisme.

Sa première manifestation a été la « propagande par le fait », née à la suite de la répression de la Commune de Paris. Ensuite, nous avons eu le terrorisme en Russie au cours de la répression qui a suivi la révolution de 1905, et aussi l’illégalisme en France, juste avant la Première Guerre mondiale. En Argentine, ces tendances ont fleuri à la fin des années 20 et durant les années 30, années marquées par une répression féroce et l’affaiblissement du puissant mouvement ouvrier local – cela a été une phase désespérée, bien que héroïque, d’un mouvement en décadence.

Ensuite, nous avons eu l’Italie et la Grèce au début des années 60, décennie de l’après-guerre durant laquelle le mouvement populaire fut probablement à son niveau le plus bas et où la défaite de la gauche anti-fasciste, écrasée par le stalinisme, a été ressentie avec tout son poids. En Espagne, l’expérience du MIL s’est développée au cours des années 1970, quand il était clair pour tous que le régime de Franco allait mourir de « mort naturelle » et que la transition, fondée sur l’exclusion des éléments révolutionnaires, était en marche.

Même lorsque le camarade Black évoque l’émergence de l’insurrectionnisme dans le monde anglophone, le fait que ce courant soit apparu précisément dans les années 1980 n’est pas un point de détail : ce sont les années durant lesquelles la lutte de classe dans son ensemble atteignit un niveau très faible et qui virent l’essor des néo-conservateurs, grâce à Thatcher en Angleterre et à la « Reaganomics » aux États-Unis.

Au Chili, l’expérience de la MJL (Lautaro) est le référent direct qui donne un certain sens de la tradition aux groupes locaux ayant certaines caractéristiques insurrectionnistes. Dans ce pays d’Amérique latine, le « lautarismo » date de la fin des années 80, lorsque le sort du mouvement populaire qui avait grandi dans la lutte contre la dictature avait déjà été décidé. Ce même mouvement populaire qui avait eu recours sans rougir à « tous les moyens de lutte », et qui était, à ce stade, épuisé, sur son déclin, et qui, en fin de compte, se trouva et se trouve encore bloqué par les institutions démocratiques, incapable jusqu’ici de lutter avec la force dont il avait fait preuve sous la tyrannie de Pinochet.

Lorsque le niveau de lutte du mouvement populaire est très bas, il y a habituellement un sentiment croissant d’isolement du mouvement révolutionnaire par rapport aux masses, ce qui conduit souvent à une perte de la confiance dans les organisations de masse de la population et, en fait, dans les exploités eux-mêmes. Ce manque de confiance se dissimule souvent sous un jargon extrêmement abtrait à propos d’un prolétariat dont l’existence ne se matérialiserait pas, à l’exception de quelques actes spontanés de révolte. Ce manque de confiance ne s’exprime pas seulement sous la forme d’une dénonciation de certaines tendances bureaucratiques, réformistes ou favorables aux compromis, tendances hégémoniques dans les organisations populaires. Si nous partageons cette critique avec ces militants, nous n’avons pas du tout la même vision de la nature et de la raison d’être de ces organisations.

De plus, les moments où la lutte populaire atteint un niveau particulièrement bas succèdent généralement à des périodes où l’affrontement de classe a atteint un niveau élevé, de sorte que les militants ont toujours en tête les souvenirs des « journées des barricades ». Ces moments sont congelés dans l’esprit des militants et ils tentent souvent de les faire revivre en déployant beaucoup d’efforts, par le seul exercice de la volonté, en lançant des actions censées « réveiller les masses »... La plupart du temps, ces actions ont l’effet inverse de celui qu’ils attendent et se terminent, contre la volonté de leurs auteurs, par l’accroissement de la répression.

Ces courants se caractérisent par deux positions fondementales : la condamnation des organisations populaires et un sentiment d’urgence de l’action. (Ce sentiment incite à ne pas réfléchir à l’impact de l’action sur la conscience des exploités et, généralement, aboutit à des formes extrêmes d’action d’avant-garde, même si en théorie ces partisans rejettent le concept d’avant-garde.) Ces deux caractéristiques tendent à accentuer encore davantage l’isolement initial, ce qui facilite finalement la tâche des organes de répression et l’anéantissement de toute opposition au système.

La transformation de circonstances exceptionnelles

en règles générales

Lorsque la lutte des classes atteint un niveau élevé, ce sont les moments les plus pertinents de celle-ci. Toutefois, ce sont des moments exceptionnels dans l’histoire, des moments charnières qui débouchent sur de nouvelles solutions révolutionnaires et radicales pour sortir de la crise du vieux monde. Par nature, la lutte des classes connaît des moments de confrontation ouverte et violente et d’autres où les affrontements sont rares – c’est pourquoi une organisation révolutionnaire se doit d’avoir une vision stratégique.

Il est fréquent que des militants de gauche transforment des moments éphémères (par définition) de la lutte des classes en règles générales : par exemple, c’est ainsi que la social-démocratie s’est consolidée au moment de la faiblesse des luttes après la Commune de Paris, en renonçant à la révolution et en mettant en avant une stratégie de réforme par étapes. Pour les sociaux-démocrates, les périodes de faibles confrontations constituaient la règle historique –telle est la principale raison de leur opportunisme.

Mais il existe aussi ceux qui adoptent l’attitude inverse, et ont fait des moments les plus intenses de la lutte des classes une règle générale : les groupes partisans du communisme des conseils en sont un bon exemple. Leur stratégie de formation des conseils ouvriers est fondée sur l’expérience des révolutions européennes dans les années 1920 ; elle ne laisse aucune place à la lutte pour les réformes – seulement à un programme du tout ou rien.

Cela conduit au pôle opposé de l’opportunisme, le maximalisme, qui ne pose pas de problème en période révolutionnaire, mais qui, dans les moments de faible intensité de la lutte des classes, conduit à l’isolement et limite le mouvement révolutionnaire à n’être qu’une secte, sans doute pleine de dévotion, mais qui ne joue aucun rôle décisif dans les organisations populaires. Les versions les plus dogmatiques de ce courant sont incapables d’apprécier le potentiel révolutionnaire des expériences qui ne s’adaptent pas à leur schéma.

Comme nous l’avons déjà dit, l’insurrectionnisme a également tendance à faire de certains moments intenses de la lutte des classes une règle générale. La pratique exclusive, hors de leur contexte, de formes d’action plus appropriées à des moments de confrontation ouverte, au détriment d’autres formes de lutte, illustre, selon nous, cette tendance à congeler des moments historiques. Et cette attitude peut avoir des conséquences néfastes.

Les mouvements révolutionnaires doivent apprendre à être flexibles, à s’adapter aux circonstances nouvelles, sans perdre de vue leurs positions et leurs principes fondamentaux. Nous devons rejeter le dogmatisme, non seulement en théorie, mais aussi sur le plan tactique. [2] (...)

Le camarade Black exprime correctement son désaccord avec le chantage pratiqué par les insurrectionnistes : en effet, pour ces derniers, toute critique de leurs actions équivaut à soutenir l’État et la répression qui les frappe. Personne n’est à l’abri de la critique révolutionnaire, et encore moins les révolutionnaires eux-mêmes. Il n’est ni légitime ni honnête d’affirmer que celui qui critique une action stupide « resserre la camisole de force », justifie la répression, se place aux côtés de l’Etat, ou est un lâche.

Mais il est aussi important de préciser qu’une ligne claire, sans équivoque, sépare la critique de gauche de la critique de droite. Si nous ne sommes pas obligés d’accepter tout ce que font les autres organisations, ni de rester silencieux face à des actions que nous considérons stupides et erronées, nous devons également être conscients que nos critiques peuvent être utilisées par l’ennemi de classe si elles ne sont pas clairement formulées, et surtout si nous ne faisons pas de distinction, entre, d’un côté, ceux que nous combattons (l’Etat, le Capital) et, de l’autre, des camarades avec qui nous pouvons avoir des divergences politiques, peu importe leur profondeur, mais qui ne sont pas pour autant nos ennemis.

Le problème n’est donc pas la critique, mais la façon dont cette critique est formulée. Nous ne voulons pas que notre critique devienne un argument pour justifier la répression de l’ennemi et qui lui soit favorable. N’oublions pas que ce système recherche toujours des germes de division et la moindre occasion pour attaquer les dissidents.

Mais il n’y a pas que les critiques contre l’insurrectionnisme qui peuvent être utilisées par l’État et ses forces répressives ; en fait, la critique formulée par les insurrectionnistes peut représenter une manne pour l’État et justifier la répression. Un exemple pathétique l’illustre : la déclaration publiée par la Coordination anarchiste informelle du Mexique face aux événements de Oaxaca (« Solidarité directe avec les opprimés et les exploités de Oaxaca », 16 novembre 2006). La majeure partie de cette déclaration publique est dirigée contre l’APPO, le CIPO-RFM et d’autres organisations populaires qui étaient en lutte directe contre l’État et le Capital. Il ne s’agissait pas vraiment d’une question de théorie, mais de la quintessence de la lutte des classes. Mais ces militants ont préféré dépenser leur énergie pour critiquer le mouvement de Oaxaca, de façon malhonnête et, pire encore, en recourant partiellement aux mêmes arguments que les médias d’Etat. Cette critique est non seulement réactionnaire, mais aussi inopportune, car elle est apparue au moment même où les camarades avaient le plus besoin de notre solidarité et quand la répression avait atteint son point le plus haut.

Cette attitude contrastait remarquablement avec celle du Commando magoniste de libération (Tendance révolutionnaire démocratique - Armée du peuple). Ce groupe a su à quel moment il fallait garder un profil bas, comment respecter les différentes tactiques de lutte décidées par les manifestants à Oaxaca ; il était parfaitement conscient que non seulement nos critiques mais aussi nos actions irresponsables peuvent être utiles au système. Dans une déclaration publique le 27 novembre 2006 ils ont ainsi déclaré : « Jusqu’à présent, nous sommes restés dans l’expectative et en alerte afin d’éviter que la répression se déchaîne contre le mouvement populaire rassemblé autour de l’APPO en prenant prétexte de la lutte révolutionnaire armée, mais la brutalité des forces gouvernementales fédérales et nationales néo-libérales nous force à faire entendre notre voix et à faire usage de nos armes, afin de contenir et de dissuader l’offensive néolibérale qu’aucune organisation révolutionnaire ne doit pas ni ne peut tolérer. »

En définitive, le danger pour nos actions d’être utilisées en faveur du système (tout comme nos divergences peuvent l’être) doit être sérieusement envisagé, mais semble être absolument sous-estimé, ou pire ignoré par les insurrectionnistes. Il s’agit d’une omission grave, car nous savons, grâce à l’expérience historique, comment le système a utilisé le rôle des agents provocateurs et certaines actions stupides pour justifier une répression excessive et isoler le mouvement révolutionnaire des masses. L’histoire est pleine d’exemples, comme ceux illustrés par Victor Serge dans Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression (1925) sur les provocateurs au service du tsar dans la Russie après 1905 (ce document remarquable n’a pu être écrit que grâce aux documents saisis après la révolution de 1917 dans les dossiers de l’Okhrana, la police politique russe). Alexander Skirda dans son livre Autonomie individuelle et force collective, Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, cite aussi de nombreux exemples pris dans les fichiers de la police française et qui illustrent le rôle des provocateurs parmi les groupes anarchistes terroristes, de 1880 à la fin du XXe siècle. Provocateurs et actions insensées ont souvent nui aux mouvements de gauche et anarchistes. Mais il y a quelque chose d’encore plus dangereux que les actions des provocateurs eux-mêmes : les actions irresponsables ou inopportunes de camarades sincères, mais qui commettent de graves erreurs pratiques ou n’ont aucun objectif clair à atteindre.

Par conséquent, nous ne pouvons pas taire notre critique, de même que ceux qui sont en désaccord avec nous ont le droit de nous critiquer. Je dis qu’il s’agit d’un devoir, car les critiques fraternelles et constructives, tout en étant énergiques, sont nécessaires pour développer un mouvement sain et chercher à améliorer notre pratique dans notre quête de la route vers la liberté. Il suffit de se demander quand, comment et où il convient de formuler ces critiques, afin qu’elles renforcent le mouvement au lieu de l’affaiblir. Il en va de même de l’action elle-même.

Pour conclure...

Il est, à mon avis, utile de débattre aujourd’hui de l’insurrectionnisme, mais pas en raison de sa critique des organisations autoritaires, de la gauche, ou même du mouvement anarchiste. Cette discussion est utile parce qu’elle attire notre attention sur quelques-unes des faiblesses les plus importantes du mouvement libertaire. Il est le miroir de nos erreurs historiques et de nos insuffisances. Beaucoup de camarades qui prennent prudemment leur distance vis-à-vis de l’insurrectionnisme seraient surpris de découvrir qu’ils partagent néanmoins un certain nombre de ses fondements politiques, et certaines de ses faiblesses même s’ils sont en désaccord avec ses résultats finaux. Il me semble que l’insurrectionnisme n’est pas, comme beaucoup de camarades veulent nous le faire croire, un produit bizarre de la confusion idéologique des trois dernières décennies. Il a été, en revanche, l’expression de tendances qui ont émergé à différents moments dans l’histoire, face à certaines circonstances d’une nature très particulière, et son expression a été possible en raison de l’existence de graves failles dans notre politique et en raison de ce que nous pensons être des conceptions fausses. Ces idées fausses ne sont pas nouvelles et ne se limitent pas à l’insurrectionnisme, elles sont beaucoup plus répandues dans les rangs de notre mouvement que nous le pensons.

Pour résumer, je dirai que l’insurrectionnisme a été incubé, nourri, élevé et mis au point à l’ombre des erreurs du mouvement anarchiste (hypothèse valable aussi pour d’autres versions gauchistes d’un certain « insurrectionnisme »), et que son expression consciente, en tant que tendance réelle au cours des dernières années, nous donne l’occasion de débattre de sa politique et, par conséquent, d’aller de l’avant.

José Antonio Gutiérrez D.,

10 décembre 2006

[1] Ni la participation enthousiaste à des insurrections, ni la lutte armée ne représentent des éléments distinctifs de l’insurrectionnisme par rapport à d’autres courants politiques, y compris anarchistes.

[2] Récemment, un article de Wayne Price, de la NEFAC, « Firmness in Principles, Flexibility in Tactics (Fermeté dans les principes, souplesse dans la tactique) » éclaire un peu cette question : http://www.theanarchistlibrary.org/anar ... overturned

(Traduit par Ni patrie ni frontières)