Mémoire de DEA D’ETUDES POLITIQUES Par FABIEN DELMOTTE
Sous la direction de M. Vincent Descombes (2005)
Le problème de la perspective d’émancipation selon Castoriadis, Lyotard et Lefort
http://www.magmaweb.fr/spip/IMG/pdf_Cas ... ort_FD.pdf
AnarSonore a écrit:CASTORIADIS ET L'ANARCHISME
Castoriadis parle très peu des anarchistes, qu'il a d'abord jugés en des termes assez rudes, par exemple dans "Socialisme ou Barbarie", texte inaugural publié dans le premier numéro de la revue homonyme (S ou B) : "Les Fédérations Anarchistes continuent à réunir des ouvriers d'un sain instinct de classe, mais parmi les plus arriérés politiquement et dont elles cultivent à plaisir la confusion. Le refus constant des anarchistes à dépasser leur soi-disant 'apolitisme' et leur athéorisme contribue à répandre un peu plus de confusion dans les milieux qu'ils touchent et en fait une voie de garage supplémentaire pour les ouvriers qui s'y perdent".
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[/quote]dimanche 4 octobre 2009 à 18h21
Merci Jean-Louis pour la transmission de ton article, dont le contenu m’a toutefois assez étonnée – par rapport au titre annoncé.
Que Castoriadis, comme beaucoup d’arnarchistes d’ailleurs sinon la plupart, n’épargne pas certains courants ou prises de position anarchistes de sa critique, voilà qui est sain. Toutefois ses critiques ne prennent jamais pour cible “l’anarchisme”, mais, à chaque fois, un courant ou une position précis, qui ne le constituent pas à eux seuls.
Les trois critiques fondamentales qu’il porte, de façon récurrente, visent trois cibles :
· le courant individualiste, dont Stirner (qui refusait soit dit en passant l’appellation "anarchiste" !) fut le principal inspirateur, au motif d’une part que l’individu est une création sociale-historique et d’autre part que cette institution masque ce qui est à l’oeuvre, et tout à la fois l’enjeu : la psyché et l’imagination radicale (tout autant pourrait-on dire que Castoriadis fustige implicitement l’anarcho-capitalisme et le libertarisme américains qui prétendent rendre à l’individu tous les droits usurpés par l’État, y compris les fonctions régaliennes - défense, police, justice) dans une “autonomie” exaltant la propriété privée ;
· le courant “spontanéiste”, avec Proudhon (l’abolition de l’Etat censée suffire à rétablir un “ordre naturel”), qu’il associe toujours à “l’utopie marxiste” qui postule de même un âge d’or post-révolutionnaire ;
· l’impasse anarcho-syndicale, ou plus exactement l’insurmontable contradiction des deux termes dans la pratique effective du travail. Aucune de ses critiques ne vise la déclaration de principe de l’anarchie : refus radical de toute autorité dominatrice et les institutions qui en découlent, considérées comme illégitimes, visant à régir la société, et promotion de l’autonomie et de l’autogestion dans l’organisation sociale. Son propos s’y trouve, au contraire, en adéquation.
Il y a, dans l’article, un glissement bien commode du pouvoir à l’Etat. Sous prétexte “qu’il ne peut pas y avoir de société sans pouvoir” (ce qu’aucun anarchiste ne conteste, distinguant ici entre “pouvoir de”, légitime et autonome, et “pouvoir sur”, hiérarchique et récusé), deux exemples sont donnés de l’incontournabilité de l’Etat, posé comme pacificateur (!) face à une “société sans Etat” forcément violente et guerrière : celui des anarchistes espagnols en 36 et celui des “chefferies” indiennes décrites par Clastres :
. Les anarchistes espagnols sont ici uniquement “appréciés” du point de vue de leur participation au gouvernement autonome de soutien au Front populaire de 36, en pleine guerre civile – passant sous silence le fait que la Seconde République espagnole avait été instaurée en 1930 sans la participation d’aucun anarchiste, dont le soutien d’ailleurs avait été à l’époque plutôt distant (Ortega lance à l’époque : “Espagnols ! Votre Etat n’est plus ! Reconstruisez-le !”) ; c’est seulement avec la menace de la contre-révolution que Durruti appellera à voter (!) aux élections de février 36 et dans le contexte, ensuite, du coup d’Etat de juillet que des anarchistes intègreront le gouvernement de résistance républicaine ;
. La “violence sociale” mise en exergue dans les sociétés indiennes “sans Etat” décrites par Clastres n’a aucun caractère pathogène, elle est instituée comme exercice permanent de lutte contre toute tentation hégémonique, contribue à la formation sociale et culturelle de l’individu et remplit une fonction auto-limitative à l’égard du pouvoir : l’acéphalité de l’organisation sociale n’est pas vécue comme un tapis de roses, mais au contraire bien posée comme devant toujours être conquise, et défendue, contre toute dérive hiérarchique, contre l’hubris.
Ici, conformément au préjugé tenace de l’opinion publique et de l’Etat réunis, la violence est exclusivement posée du côté de la liberté, de l’autonomie, de l’acéphalité (ou de l’anarchie si on veut), comme si “l’Etat” ne générait aucune violence et ne se maintenait pas par elle... Pour en arriver à poser cette affirmation ahurissante selon laquelle l’Etat ne s’oppose pas à l’autonomie...
Or, à la fin de sa vie, Castoriadis écrit dans Figures du pensable, p. 114 : “Pouvoir ne veut pas dire Etat. L’Etat est une instance de pouvoir séparée de la société, constituée en appareil hiérarchique et bureaucratique, qui fait face à la société et la domine (même s’il ne peut pas rester imperméable à son influence). Un tel Etat est incompatible avec une société démocratique. Les quelques fonctions indispensables que remplit l’Etat peuvent et doivent être restituées à la communauté politique.” (lignes écrites entre Nov. 1996 et Août 1997)
On ne pourra pas, en outre, lire ici un accord avec le libertarisme américain, car Castoriadis insiste sur la communauté politique (c’est-à-dire la communauté des citoyens et non celle des individus : “citoyen” qualifie ici ce qu’on pourrait appeler l’attribut de la responsabilité politique de chaque individu socialisé).
Mais à te lire, Jean-Louis, non seulement l’Etat devient garant de l’autonomie, mais Castoriadis celui de la social-démocratie !
Instrumentaliser ensemble, en les opposant, Castoriadis et “l’anarchisme” n’avait qu’un seul but : justifier une visée légitimiste et réformiste de l’Etat social démocrate (faut-il vraiment croire que des primaires au PS et les “votations” postières du NPA ouvrent la marche courageuse vers un grand bond en avant lorsque ces singeries purement référendaires s’épanouissent à l’ombre de l’autoritarisme européen ?) Comme à chaque fois que Castoriadis est réduit à l’outil politicien, sont exclues de son propos les dimensions psychanalytiques et économiques essentielles à celui-ci, et sans lesquelles ce propos retombe, comme un soufflé trop cuit, sur la caution du statu quo politicard caractérisant les institutions actuelles.
On ne voit pas que l’Etat “social-démocrate” entraînerait de fait le moindre progrès de l’autonomie psychique et politique des individus : “Une quantité énorme d’individus sont en fait hétéronomes, ils ne jugent que selon les conventions et “l’opinion publique” (Figures du pensable, p. 97).
On ne le voit pas non plus sciant la branche sur laquelle il est assis : “La démocratie suppose l’égalité dans le partage du pouvoir et dans les possibilités de participation au processus de prise de décision politique. Cela est naturellement impossible lorsque des individus, des groupes ou des bureaucraties managériales contrôlent les centres d’un énorme pouvoir économique qui, en particulier dans les conditions modernes, se traduit immédiatement en pouvoir politique.” (Ibid, p. 142) Seule, une remise en question radicale des trois plans (institutions secondes) de l’institution sociale : politique, économique et psycho/symbolique, engageant simultanément la sphère individuelle et l’ensemble collectif peut laisser espérer “oser vouloir un avenir – pas n’importe lequel avenir, pas un programme arrêté, mais ce déroulement toujours imprévisible et toujours créateur, au façonnement duquel nous pouvons prendre part, par le travail et la lutte, pour et contre” (Ibid p. 144)
Evoquer enfin le spectre d’un “retour à l’indistinction primitive” face à l’abolition de l’Etat (comme si l’Etat était la source de “distinction civilisatrice” !) est un non-sens anthropologique. Cette alternative “terrorisante”, irrationnelle, hétéronome, est une construction réactionnaire par excellence. J’en comprends l’angoisse : c’est précisément elle qui signe le caractère totalitaire du système qui nous interdit ainsi d’en penser l’issue. Mais il faut résister à cela, résister à réifier l’autre et à se réifier soi face à la peur.
Par ailleurs, ce n’est pas dans ses écrits sur la Grèce que Castoriadis donne des pistes pour l’avenir, mais dans Figures du pensable : ce titre devrait naturellement évoquer qu’il est bien question de ce qui est pensable pour le futur, et que Castoriadis suggère, en prenant hautement soin de ne jamais verser dans la prescription, la modélisation. Je ne sache pas que la référence à “la Grèce” constituerait autre chose, d’ailleurs, qu’un retour, une récession. Castoriadis est là-dessus clair, qui déclare qu’Athènes n’est pas un modèle, mais qu’elle fut un germe. Un germe d’autocréation. Il s’agit d’oser vouloir relancer ce geste, collectif et individuel, et non de plaquer sur l’avenir des formes “néo-grecques”, ou une programmatique. Comme il le dit à propos de l’autolimitation nécessaire du pouvoir en démocratie : “Les limites ne sont jamais tracées d’avance, l’hubris est toujours possible. [...] Pouvoir qui n’accepte pas d’être limité de l’extérieur. [...] Mais aussi pouvoir instituant. La démocratie est un régime qui s’auto-institue explicitement de manière permanente. Cela ne signifie pas qu’elle change de Constitution tous les matins [...] mais qu’elle a pris toutes les dispositions nécessaires, en droit et en fait, pour pouvoir changer ses institutions sans guerre civile, sans violence, sans que le sang coule. Bien entendu, personne ne peut garantir que la violence sera à jamais exilée de l’histoire humaine si la démocratie est instaurée.[...] Que signifie l’égalité dans le contexte d’une société autonome, autogouvernée et auto-instituée ? Quel est le passage logique et philosophique de l’une (autonomie) à l’autre (égalité) ? D’abord, personne ne peut vouloir raisonnablement l’autonomie pour lui-même sans la vouloir pour tous. Mais c’est aussi que, du moment où il y a collectivité et que cette collectivité ne peut vivre que sous des lois, personne n’est effectivement autonome (libre) s’il n’a pas la possibilité effective de participer à la détermination de ces lois. Liberté et égalité s’exigent l’une de l’autre.[...] Vivre en société n’est pas un attribut adventice de l’être humain, c’est être humain.” (p. 151 de Figures...)
Il ne s’agit pas de reproduire la Grèce, il s’agit bien d’inventer “l’ici et maintenant” pour demain.
Anne Vernet, 4 Octobre 2009
Seule, une remise en question radicale des trois plans (institutions secondes) de l’institution sociale : politique, économique et psycho/symbolique, engageant simultanément la sphère individuelle et l’ensemble collectif peut laisser espérer “oser vouloir un avenir – pas n’importe lequel avenir, pas un programme arrêté, mais ce déroulement toujours imprévisible et toujours créateur, au façonnement duquel nous pouvons prendre part, par le travail et la lutte, pour et contre” (Ibid p. 144)
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Qu’est-il possible de faire actuellement ? Et quelles sont les tâches des révolutionnaires, plus particulièrement en tant qu’intellectuels ?
La première tâche est d’essayer de s’organiser en tant que militants révolutionnaires. Aussi longtemps qu’un révolutionnaire reste isolé, la question posée reste sans grand mystère et sans grand intérêt. Des individus isolés doivent essayer de faire ce qu’ils peuvent là où ils se trouvent, mais aucune réponse générale n’est possible. La question qui importe est : comment dépasser les problèmes qui se posent à une collectivité de révolutionnaires et s’opposent à sa survie et à son développement ? Pour le reste, nous n’y pouvons rien : les ouvriers lutteront ou ne lutteront pas, le mouvement des femmes s’étendra ou ne s’étendra pas, les lycéens continueront ou rentreront au bercail. Mais ce dont on doit se sentir responsable, c’est qu’il y a en France des centaines, au bas mot, de gens qui pensent à peu près dans la direction tracée par le cadre de notre discussion, par la problématique qui nous importe (peu importe si leurs réponses varient) – cadre et problématique que d’autres refusent. Cependant chacun parmi eux sent ou sait que les fléaux qui ont ravagés les petites organisations révolutionnaires n’ont pas disparu, et ils ne sont pas plus près aujourd’hui qu’hier de croire qu’ils pourraient donner une réponse aux problèmes qui resurgiraient si une organisation était de nouveau reconstituée.
Pour savoir si l’on peut nager, il n’y a aucun autre moyen que d’entrer dans l’eau. Evidemment, on peut se noyer, mais on peut aussi choisir pour commencer un endroit où l’on a pied. Il faut d’abord essayer de savoir si un embryon d’organisation dans la direction à laquelle je faisais allusion à l’instant est possible (si des gens qui y participeraient existent), puis essayer de définir un certain nombre de points d’accord nécessaires et suffisants pour qu’une activité collective commence. A partir d’un référentiel commun de problèmes et d’idées peut commencer la mise en pratique du principe que l’organisation s’autodétermine constamment, avec tout ce que cela implique. Il faut que les gens soient disposés à assumer une activité collective permanente de longue haleine et de caractère tant soit peu général. Il faut aussi que les gens soient prêts à examiner les relations qui se nouent entre eux, et plus généralement les problèmes internes à l’organisation, en liaison avec ceux qui se posent par rapport à l’extérieur ; il faut, autrement dit, qu’ils aient compris et admis qu’un groupe est composé d’individus en chair et en os, et nom pas de consciences politiques pures. A ces problèmes, on peut donner de belles solutions sur le papier, qui ne servent à rien dans la pratique. Car ce qui détermine le comportement effectif des gens dans l’organisation, beaucoup plus que leurs « idées », est leur vie, leur personnalité, leurs préoccupations, leur expérience, les rapports qu’ils nouent avec d’autres dans l’organisation, etc. Tout cela influe d’autant plus que le champs d’activité d’une organisation révolutionnaire ne présente pas les contraintes « objectives » que présentent d’autres types d’activité collective. Lorsqu’il s’agit de travail productif, par exemple, qu’il soit aliéné ou non, il existe une contrainte « objective » qui tend à minimiser les effets des facteurs mentionnés plus haut. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’une collectivité qui, en un sens, flotte quelque peu en l’air, et qui doit tirer d’elle-même l’essentiel de ce qu’elle pense, de ce qu’elle veut faire, et comment elle veut et doit le faire.
Maintenant, si votre question signifie : supposons que cette organisation existe, quelles doivent être ses tâches ?, je répondrai évidemment que c’est à elle de les définir, et qu’elles dépendent pour une grande part de facteurs conjoncturels. Pour ma part, je considère que des tâches immenses sont à remplir sur le plan de l’élucidation de la problématique révolutionnaire, de la dénonciation du faux et des mystifications, de la diffusion d’idées justes et justifiables, et d’informations pertinentes, significatives et exactes ; comme aussi de la propagation d’une nouvelle attitude vis à vis des idées et de la théorie. Car il faut à la fois casser le type de relations que les gens entretiennent actuellement avec les idées et la théorie, type toujours essentiellement religieux, et montrer qu’on ne peut pas pour autant s’autoriser à dire n’importe quoi. Il me paraît évidemment tout aussi essentiel que l’organisation participe aux luttes là où elles se déroulent et en deviennent l’instrument, à condition que cette participation ne soit pas fabriquée ou parachutée. Etablir un nouveau rapport entre les révolutionnaires, au sens que nous voulons donner à ce mot, et le milieu social commence par la conviction que l’organisation a autant à apprendre des gens dans la rue que ceux-ci ont à apprendre d’elle. Mais cela encore ne veut rien dire si cela n’est pas concrétisé, et ici encore un champs énorme d’invention est ouvert à l’activité des révolutionnaires.