ECOUTE CAMARADE (Marxiste) !

Les courants, les théoriciens, les actes...

ECOUTE CAMARADE (Marxiste) !

Messagepar NOSOTROS » Mercredi 24 Sep 2008 13:50

La traduction en français du texte de Bookchin.

Ca vaudrait peut être le coup de le ressortir en briochure avec le txete de Mattick sur la légende de L2nine et l'interview dans Non fides 2 ?

http://anarchismenonviolence2.org/spip.php?article141

Pourquoi ce texte ?

Le texte que nous présentons dans ce numéro n’a pas été élaboré par notre « groupe ». Notre seul travail aura été d’en assurer une diffusion plus large en français. Ecrit par Murray Bookchin* pour la revue « Anarchos » de New York, il a été traduit par des camarades des Beaux Arts de Paris, ronéotypé, et apporté à Strasbourg par un camarade venant de Nice. Il a échoué à la Librairie Bazar Coopérative où l’un d’entre nous l’a récupéré. Ce n’est certes pas le premier texte qui fait un tel voyage et cela n’a pas suffi pour que nous le publiions. C’est sur les raisons de cette publication qu’il faut s’expliquer.

Le titre original était « Ecoute marxiste ! ». Nous l’avons changé. Il était destiné aux marxistes de tout poil. Nous le considérons comme un élément important, comme une contribution fondamentale au débat existant actuellement au sein du mouvement anarchiste. Contradiction de surface ? Non, problème de fond.

Le débat en cours porte essentiellement sur le problème de l’organisation, ce qui n’est absolument pas neuf. De telles discussions existent depuis qu’il y a des anarchistes : ce qui d’ailleurs en montre bien les limites. En effet, de tels débats interviennent après que des crises importantes eurent montré tout à la fois que l’intuition des anarchistes et le mouvement populaire se rejoignaient dans les premiers jours d’une crise révolutionnaire, mais que, par la suite, leur non-structuration les empêchait de pouvoir impulser les événements d’une façon libertaire. Les masses étaient alors récupérées par les tendances autoritaires, c’est-à-dire les marxistes-léninistes. Expliquant alors la cause de leur échec par le fait de leur non-organisation, on a vu et on voit toujours des camarades essayer de conjuguer l’esprit libertaire avec la création d’une organisation efficace pour ne pas dire léniniste. A ce propos, le mode d’organisation proposé par ce texte semblera idéal, et c’est là que le bât blesse. Un camarade disait que ce texte apparaîtrait comme bien trop favorable aux anarchistes alors que la réalité est différente.

Une question fondamentale se pose : Comment, avec des théories si intéressantes, le mouvement anarchiste peut-il apparaître si fangeux ? Il serait vain de vouloir passer en revue les différents groupes et leurs problèmes, un article fort intéressant du dernier « Recherche libertaire », le fait d’une façon très pertinente. Un de nos prochains numéros écrit par un camarade extérieur au « groupe » posera « la Question anarchiste ».

Nous ne destinons pas ce texte aux marxistes-léninistes parce que nous n’avons aucun dialogue en cours avec eux, ce serait donc parler dans le vide. En fait, nous pensons que ce texte s’adresse à tous ceux qui, non étiquetés, pensent comme on le leur a appris qu’il est nécessaire, pour mener à bien une révolution, d’avoir un organe central de décision et de direction. Il s’adresse aussi à ceux qui, au contraire, sachant ce à quoi conduisent les révolutions de parti, pensent que la révolution procède du domaine du rêve et acceptent la situation comme inchangeable.

Nous avons modifié le titre parce que nous savons qu’il existe un courant de marxistes appelé, à tort ou à raison, « communistes de conseils », dont les positions ont peu à voir avec celles des marxistes-léninistes. L’auteur de ce texte ne les connaîtrait-il pas ? Ces marxistes, ce sont les gauchistes historiques ; c’est contre eux que Lénine vitupère dans « la Maladie infantile du communisme ». Ils n’ont que peu à faire, si ce n’est rien, avec les gauchistes d’aujourd’hui.

De même façon que précédemment, il vaut mieux renvoyer ceux de nos lecteurs qui seraient intéressés à l’excellent livre de R. Gombin, « les Origines du gauchisme », paru dans la collection « P » au Seuil. De l’avis de certains d’entre nous, c’est de chez eux que peut venir la possibilité d’un dépassement de l’anarchisme et du marxisme traditionnels. Sur le fond, que dire du texte que nous publions ? Peu de choses, car la publication se fait avant que nous en ayons réellement discuté entre nous. Il ne fait pourtant aucun doute que le problème le plus important est celui du rôle du prolétariat. Pour « Anarchos », comme pour la revue marxiste « Invariance », il y a une nouvelle classe en formation ; cette nouvelle classe contient en elle même sa négation, c’est une classe non-classe, issue de la dissolution de la société euro-nord-américaine, conséquence de la prolétarisation des couches moyennes de la société. Le débat est là, beaucoup plus qu’à propos de la validité du marxisme et du problème de l’organisation.

Ce texte est un jalon dans la réflexion entreprise par quelques-uns d’entre nous depuis peu de temps.

Anarchistes non violents, nous avions essayé de sortir la non-violence de sa gangue religieuse, de lui donner une dimension radicale en l’associant à ce qui nous paraissait être sa suite logique au niveau économique et social, à savoir l’anarchisme. Nous pensons avoir avancé dans ce sens. On peut dire qu’il existe aujourd’hui un courant anarchiste non violent d’ailleurs indépendant de nous. Ce qui n’existait pas il y a encore quatre ans. Maintenant, se pose à nous le problème de l’anarchisme, non pas en tant qu’idéologie, ce qu’il est si peu, mais en tant que moyen de compréhension de la réalité sociale, ce que d’aucuns appellent le mouvement réel du prolétariat et des organes autonomes qu’il se donne dans sa lutte contre le capital. Organes dont les plus connus sont appelés conseils ouvriers.

Comité de rédaction de ce numéro.

[Note]

* Participe à la revue américaine « Anarchos », auteur d’un récent recueil d’essais intitulé « Post-scarcity Anarchism » (« l’Anarchisme post-pénuriel », non traduit en français), Ramparts Press Ed.

« Murray Bookchin est anarchiste-communiste, humaniste et révolutionnaire. Il a ajouté à la tradition un nouveau trait : il est aussi écologiste. » (« Win Magazine », 15 novembre 1971)

« Ayant rompu avec Bookchin déjà depuis décembre 1967 au sujet de son ardente défense de militants sacrificiels et de mystiques, nous ajouterons seulement que nous nous intéressons aux individus consciemment engagés dans la négation de la société de classes (qui, pour Bookchin, n’existe pas, ou, si elle existe, n’a pas d’importance). » (« Situationist International », n° 1, juin 1969).

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Note du traducteur sur les organisations marxistes et révolutionnaires américaines.

Indépendant Socialist Clubs, Youth Against War and Fascism et Progressive Labor sont des organisations plus ou moins centralisées qui se réclament du marxisme et recrutent principalement sur les campus. Les Marxist Clubs et les Socialist Clubs des campus sont généralement des regroupements apparemment décentralisés de jeunes socialisants ou qui se croient tels ; fortement noyautés par un des mouvements trotskystes.

Un « chapter » est généralement la branche locale d’une organisation nationale ; un « committee » est un regroupement provisoire de personnes diverses et pour poursuivre un objectif donné.

Drum (Dodge Revolutionary Union Movement) est l’un des groupuscules syndicalistes les plus connus. Il opère principalement parmi les ouvriers noirs de la région de Detroit.

Le SDS (Students for a Democratic Society) fut le premier véritable essai de rassemblement (en une seule organisation très décentralisée) des diverses tendances de la Nouvelle Gauche (blanche) au début des années soixante. Le SDS s’est scindé en plusieurs mouvements au cours de l’été 69 à la suite, selon les uns, des manœuvres du PL, dénoncées par les auteurs de ce texte. L’un des segments résultant de cette scission est les Weathermen qui pratiquèrent la guérilla urbaine pendant un an.

Il serait vain de vouloir expliquer ce qui sépare les diverses organisations et factions d’obédience marxiste. Le SDS comprenait des marxistes et des non-marxistes, et tous les marxistes n’étaient pas dans le SDS, et ce d’autant plus que nombre d’entre eux se réclament du trotskisme et qu’ils sont nés des multiples excommunications dont cette tendance est coutumière (ndt).

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Écoute camarade !

Toutes les vieilles conneries des années trente nous reviennent. Tous les poncifs sur « la ligne de classe », « le rôle de la classe ouvrière », les « cadres », le « parti d’avant-garde », et la « dictature du prolétariat ». Et sous une forme encore plus vulgarisée. Le Progressive Labor n’en est pas le seul exemple, c’est seulement le pire. On perçoit la même connerie dans les réunions de cellules, les comités ouvriers, le bureau national du SDS, les divers clubs marxistes et socialistes dans les universités, sans parler du « Militant Labor Forum », de Clubs Socialistes Indépendants et de la Jeunesse contre la guerre et le fascisme.

Dans les années trente, au moins, ça se comprenait. Les Etats-Unis étaient paralysés par la crise économique chronique la plus profonde et la plus longue de leur histoire. Les grandes offensives d’organisation des non-syndiqués menées par le CIO, leurs spectaculaires grèves sur le tas, leur militantisme et leurs heurts sanglants avec la police paraissaient être les seules forces vivantes capables de s’attaquer aux murs du capitalisme. Le climat politique mondial était électrisé par la guerre civile espagnole, la dernière des révolutions ouvrières classiques. A ce moment-là, toutes les sectes de la gauche américaine pouvaient s’identifier à leurs propres colonnes à Madrid et à Barcelone. C’était il y a trente ans. C’était l’époque où on aurait considéré comme dingue quiconque aurait crié « Faites l’amour, pas la guerre ». On criait plutôt « Faites des emplois, pas la guerre » ; le cri d’un âge dominé par la pénurie économique. C’était l’époque où la réalisation du socialisme exigeait des « sacrifices » et une longue « période de transition » vers une économie d’abondance matérielle. Pour un type de dix-huit ans en 1937, la notion même de cybernétique appartenait à la science-fiction, un rêve comparable à l’odyssée spatiale. Ce type de dix-huit ans a maintenant cinquante ans et ses racines plongent dans une époque si lointaine qu’elle diffère qualitativement des réalités de l’Amérique contemporaine. Le capitalisme est devenu un capitalisme partiellement étatique, que l’on pouvait à peine entrevoir il y a trente ans.

Et on voudrait que nous retournions aux « analyses de classes », aux « stratégies », aux « cadres » et aux modes d’organisation de cette lointaine époque, au mépris complet des problèmes nouveaux et des possibilités nouvelles qui sont apparus depuis !

Quand apprendrons-nous à créer un mouvement révolutionnaire tourné vers le futur au lieu du passé ? Quand commencerons-nous à tirer la leçon de ce qui est en train de naître plutôt que de ce qui meurt ? C’est exactement ce que Marx essayait de faire à sa manière. Pendant les années 1840 et 1850, il essaya d’insuffler un esprit futuriste au mouvement révolutionnaire : « La tradition de toutes les générations mortes opprime comme un cauchemar l’esprit des vivants, écrivait-il dans « le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ». Et c’est justement quand ils semblent révolutionner eux-mêmes et les choses qui les entourent, quand ils créent quelque chose de complètement neuf, c’est précisément à de tels moments de crise révolutionnaire qu’ils appellent anxieusement à leur aide les esprits du passé et leur empruntent des noms, des slogans et des costumes pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire du monde sous un déguisement traditionnel et avec un langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la révolution de 1789 à 1814 se drape successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795... La révolution sociale du XIXe siècle ne peut tirer sa poésie du passé mais seulement du futur. Elle ne saurait naître que débarrassée de toute superstition passéiste... Pour atteindre son propre contenu la révolution du XIXe doit laisser les morts enterrer les morts. La forme débordait le contenu ; que le contenu déborde la forme ! »

En est-il autrement aujourd’hui que nous approchons du XXIe siècle ? Les morts marchent de nouveau parmi nous, drapés dans le nom de Marx, l’homme qui voulait enterrer les morts du XIXe siècle. La révolution contemporaine ne sait que parodier, à son tour, la révolution d’Octobre 1917 et la guerre civile de 1918-1920, avec ses « analyses de classes », son parti bolchevique, sa « dictature du prolétariat », sa moralité puritaine, et même son slogan « Tout le pouvoir aux soviets ». La révolution contemporaine totale, multidirectionnelle, qui saura finalement résoudre la « question sociale » née de la pénurie, de la domination et de la hiérarchie, suit la tradition des révolutions unidimensionnelles, partielles, incomplètes, du passé, qui ne firent que transformer la « question sociale » en remplaçant une hiérarchie, un système de domination par un autre. Au moment où la société bourgeoise elle-même est en train de désintégrer les classes sociales à qui elle devait sa stabilité, retentissent les cris trompeurs réclamant une « ligne de classe ». Au moment où toutes les institutions politiques de la société entrent dans une période de profonde décadence, retentissent les cris sans substance de « parti politique », « Etat ouvrier ». Au moment où la hiérarchie en tant que telle est remise en question, retentissent les cris : « cadres », « avant-garde », « leaders ». Au moment où la centralisation et l’Etat sont arrivés à un degré de négativité historique proche de l’explosion, retentissent les appels en faveur d’un « mouvement centralisé », et d’une « dictature du prolétariat ».

Cette recherche de la sécurité dans le passé, ces efforts pour trouver refuge dans un dogme fixé une fois pour toutes et dans une hiérarchie organisationnelle installée, tous ces substituts à une pensée et à une pratique créatrices, démontrent amèrement combien les révolutionnaires sont peu capables de « transformer eux-mêmes et la nature » (1), et encore moins de transformer la société tout entière. Le profond conservatisme des « révolutionnaires » du PL est d’une évidence douloureuse : le parti autoritaire remplace la famille autoritaire (2) ; le leader et la hiérarchie autoritaires remplacent le patriarche et la bureaucratie universitaire ; la discipline exigée par le mouvement remplace celle de la société bourgeoise ; le code autoritaire d’obéissance politique remplace l’Etat ; le credo de la « moralité prolétarienne » remplace les mœurs du puritanisme et l’éthique du travail. L’ancienne substance de la société d’exploitation reparaît sous une apparence nouvelle, drapée dans le drapeau rouge, décorée du portrait de Mao (ou de Castro ou de Che) et dans le petit livre rouge et autres litanies sacrées.

La majorité de ceux qui restent au PL aujourd’hui le méritent bien. S’ils sont capables d’accepter une organisation qui colle ses propres slogans sur des photos de militants d’autres partis en action ; s’ils acceptent de lire une revue qui demande si Marcuse est un « poulet ou une poule mouillée », s’ils acceptent de manipuler d’autres organisations grâce à des techniques dégueulasses empruntées aux fosses d’aisance du monde parlementaire et affairiste bourgeois ; s’ils acceptent de parasiter toutes les actions et toutes les situations politiques pour promouvoir la croissance de leur propre parti, même si c’est au prix de l’échec de l’action parasitée ; s’ils acceptent tout cela, ils sont au-dessous de tout mépris. Que ces gens-là s’appellent des « rouges » et baptisent « chasse aux sorcières » toute attaque contre eux, est du maccarthysme à l’envers. Pour plagier la succulente description du stalinisme que l’on doit à Trotsky, ils représentent la syphilis de la jeune gauche d’aujourd’hui. Et pour la syphilis, il n’y a qu’un traitement : les antibiotiques, pas la discussion.


Nous nous adressons ici aux révolutionnaires honnêtes, qui se sont tournés vers le marxisme, le léninisme ou le trotskisme parce qu’ils cherchent ardemment une perspective sociale cohérente et une stratégie révolutionnaire efficace. Nous nous adressons aussi à tous ceux que l’arsenal théorique de l’idéologie marxiste impressionne et qui, en l’absence d’alternative systématique, se sentent disposés à flirter avec elle. A ceux-là, nous nous adressons comme à des frères et à des sœurs et nous leur demandons d’accepter de participer à une discussion sérieuse et à une réévaluation d’ensemble. Nous croyons que le marxisme a cessé d’être applicable à notre temps, non parce qu’il est trop visionnaire ou trop révolutionnaire, mais parce qu’il n’est ni assez visionnaire ni assez révolutionnaire. Nous croyons qu’il est né d’une période de pénurie et qu’il constitue une brillante critique de cette période et particulièrement du capitalisme industriel ; nous pensons qu’une période nouvelle est en train de naître que le marxisme n’avait pas adéquatement cernée et dont les contours ne furent anticipés que partiellement et de manière biaisée. Nous prétendons que le problème n’est ni d’abandonner le marxisme ni de l’annuler, mais de le transcender dialectiquement comme Marx transcende la philosophie hégélienne, l’économie ricardienne et la tactique et l’organisation blanquistes. Nous avançons que, à un stade de développement du capitalisme plus avancé que celui dont traita Marx il y a un siècle, et à un stade de développement technologique plus avancé que ce que Marx aurait pu anticiper, une critique nouvelle est nécessaire. De celle-ci sortiront de nouveaux modes de lutte, d’organisation, de propagande, et un style de vie nouveau. Appelez ceux-ci comme vous voudrez, même « marxisme » si le mot vous pend aux lèvres comme une croûte. Nous avons choisi de les nommer anarchie post-pénurielle pour un certain nombre de raisons qui deviendront plus claires dans les pages qui suivent.

[Notes]

1. Voir « Thèses sur Feuerbach ».

2. Reich l’avait il pressenti ?

* * *

Les limites historiques du marxisme

C’est une idée totalement absurde que de penser qu’un homme, qui a réalisé ses travaux théoriques majeurs entre 1840 et 1880, ait pu « prévoir » la dialectique complète du capitalisme. Si nous pouvons toujours apprendre beaucoup des analyses de Marx, nous pouvons apprendre encore plus à partir des erreurs que devaient commettre inévitablement des hommes dont la pensée était limitée par une ère de pénurie matérielle et une technologie qui exigeait à peine l’emploi de l’électricité. Nous pouvons apprendre combien notre propre époque est différente de celles de toute l’histoire passée, combien les potentialités auxquelles nous sommes confrontés sont qualitativement neuves, et combien uniques sont les problèmes, les analyses et la praxis auxquels nous aurons à faire face si nous voulons faire une révolution — et non un autre avortement historique.

Il ne s’agit pas de savoir si le marxisme est une « méthode » qui doit être réappliquée à une nouvelle situation, où s’il faut élaborer un « néo-marxisme » pour surmonter les limitations du « marxisme classique ». C’est une mystification pure et simple que d’essayer de sauver le label marxiste en donnant la prépondérance à la méthode sur le système, ou en ajoutant « néo » à un mot sacré, si toutes les conclusions pratiques du système contredisent platement ces efforts (3). C’est pourtant ce qui préoccupe les exégètes marxistes à l’heure actuelle. Les marxistes s’appuient sur le fait que le système fournit une interprétation remarquable du passé, pour ignorer volontairement qu’il se fourvoie totalement lorsqu’il s’occupe du présent et de l’avenir. Ils citent la cohérence que le matérialisme historique et l’analyse de classe ont donné à l’interprétation de l’histoire, les analyses économiques que « le Capital » a fournies à propos du développement du capitalisme industriel, l’intérêt des analyses de Marx sur les premières révolutions, et les conclusions tactiques qu’il en a tirées ; ils citent tout cela sans jamais une seule fois reconnaître que des problèmes qualitativement neufs sont apparus, qui n’existaient même pas à son époque. Est-il concevable que les problèmes et les méthodes historiques de l’analyse de classe, basés entièrement sur une inévitable pénurie, puissent être transplantés à une époque d’abondance potentielle et même de superfluité matérielle submergeante ? Est-il concevable qu’une analyse économique, centrée essentiellement sur un système de « libre concurrence » du capitalisme industriel puisse être transférée à un système planifié de capitalisme, dans lequel l’Etat et les monopoles s’allient pour manipuler la vie économique ? Est-il concevable qu’un arsenal tactique et stratégique, formulé à une époque où l’acier et le charbon constituaient les bases de la technologie industrielle, soit appliqué à une époque basée sur des sources d’énergie radicalement nouvelles, sur l’électronique, sur la cybernétique ?

Un corpus théorique, qui était libérateur il y a un siècle, est devenu de nos jours une camisole de force. On nous demande de nous concentrer sur la classe ouvrière comme « agent » révolutionnaire à une époque où le capitalisme produit visiblement des révolutionnaires virtuellement dans toutes les couches de la société, et particulièrement parmi la jeunesse.

On nous demande d’élaborer nos méthodes tactiques en fonction d’une « crise économique chronique » à venir, malgré le fait qu’aucune crise semblable n’a eu lieu depuis trente ans (4). On nous demande d’accepter une « dictature du prolétariat » — une « longue période de transition » dont la fonction n’est pas simplement de supprimer les contre-révolutionnaires, mais surtout de développer une technologie d’abondance — alors que cette technologie existe déjà. On nous demande d’orienter nos « stratégies » et nos « tactiques » en fonction de la pauvreté et de la misère matérielle, à une époque où les sentiments révolutionnaires sont engendrés par la banalité de la vie dans des conditions d’abondance matérielle. On nous demande d’établir des partis politiques, des organisations centralisées, des hiérarchies et des élites « révolutionnaires », et un nouvel Etat, à une époque où les institutions politiques en tant que telles sont sur leur déclin, et où la centralisation, la hiérarchie, l’élitisme et l’Etat sont remis en question à une échelle jamais atteinte auparavant dans l’histoire de la société de propriété privée. On nous demande, en bref, de revenir au passé, de rapetisser au lieu de grandir, de faire entrer de force la réalité palpitante d’aujourd’hui, avec ses espoirs et ses promesses, dans le moule débilitant des préconceptions d’une époque dépassée. On nous demande de nous appuyer sur des principes qui ont été transcendés, non seulement théoriquement, mais par le développement même de la société. L’Histoire n’est pas restée immobile depuis que Marx, Engels, Lénine et Trotsky sont morts ; elle n’a pas non plus suivi la direction simpliste qui avait été prévue par des penseurs — aussi brillants qu’ils fussent — dont l’esprit était enraciné dans le dix-neuvième siècle ou les premières années du vingtième. Nous avons vu le capitalisme réaliser lui-même de nombreuses tâches qui étaient imparties au socialisme (le développement d’une technologie d’abondance) ; nous l’avons vu « nationaliser » des propriétés, fondre l’économie et l’Etat là où cela était nécessaire. Nous avons vu la classe ouvrière neutralisée en tant qu’« agent du changement révolutionnaire », malgré une lutte, constante, dans un cadre bourgeois pour des salaires plus élevés, des horaires plus courts et des bénéfices « sociaux ». (5)

La lutte des classes dans le sens classique n’a pas disparu ; elle a subi un sort bien plus morbide en étant cooptée dans le capitalisme. La lutte révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés s’est déplacée vers un terrain historiquement nouveau : une lutte entre une génération jeune qui n’a pas connu de crise économique chronique et la culture, les valeurs et les institutions d’une génération plus vieille et conservatrice dont les perspectives de vie ont été formées par la pénurie, la culpabilité, la renonciation, l’éthique du travail et la poursuite de la sécurité matérielle. Nos ennemis ne sont pas seulement la haute bourgeoisie, et l’appareil d’Etat, mais aussi tout un courant qui trouve son soutien chez les libéraux, les sociaux-démocrates, les putes des media corrompus, les partis « révolutionnaires » du passé, et aussi pénible que cela puisse paraître aux acolytes du marxisme, les ouvriers dominés par la hiérarchie de l’usine, par la routine industrielle et par l’éthique du travail. Les divisions recoupent aujourd’hui toutes les classes traditionnelles. Elles soulèvent un éventail de problèmes qu’aucun marxiste, s’appuyant sur des analogies avec les sociétés de pénurie, ne pouvait prévoir.

[Notes]

3. Le marxisme est surtout une théorie de la praxis, ou plutôt, en remettant les mots dans un ordre correct, une praxis de la théorie. C’est là la véritable signification de la transformation, par Marx, de la dialectique du plan subjectif (auquel les jeunes hégéliens voulaient borner la perspective d’Hegel), au plan objectif, de la critique philosophique à l’action sociale. Si la théorie et la praxis sont séparées, le marxisme n’est pas tué : il se suicide. C’est sa caractéristique la plus noble et la plus admirable. Les tentatives des crétins qui suivent le sillage de Marx pour garder vivant le système grâce à une mosaïque de corrections, d’exégèses et surtout d’érudition à la Maurice Dobb et à la George Novack, constituent des insultes dégradantes à la mémoire de Marx et une pollution infecte de toute son œuvre. Voir dans « l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme ».

4. Les marxistes ne parlent plus beaucoup aujourd’hui ouvertement de « crise (économique) chronique du capitalisme » — bien que ce concept soit le point central des théories économiques du marxisme vulgaire.

5. Ces « miettes », dit Lénine, permettant provisoirement de corrompre une frange du prolétariat : l’« aristocratie ouvrière ».

* * *

Le mythe du prolétariat

Laissons de côté tous les débris idéologiques du passé et allons directement aux racines théoriques du problème. La plus grande contribution de Marx à la pensée révolutionnaire de notre époque est sa dialectique du développement social : le grand mouvement qui, à partir du communisme primitif, et à travers la propriété privée, doit mener au communisme dans sa forme la plus aboutie — une société communautaire fondée sur une technologie libératoire. D’après Marx, l’homme passe donc ainsi de la domination de l’homme par la nature, à la domination de l’homme par l’homme et, finalement, à la domination de la nature par l’homme et à l’élimination de la domination sociale en tant que telle (6). A l’intérieur de cette dialectique générale, Marx examine la dialectique du capitalisme lui-même, un système social qui constitue le dernier « stade » historique de la domination de l’homme par l’homme. Ici, Marx non seulement apporte une profonde contribution à la pensée de notre temps (particulièrement par sa brillante analyse des rapports marchands) (7), mais il exemplifie les limitations intellectuelles que le temps et l’espace imposent encore à la pensée contemporaine. La plus sérieuse de ces limitations est son essai d’explication de la transition du capitalisme au socialisme, d’une société de classes à une société sans classes. Il est extrêmement important de souligner le fait que cette explication a été élaborée presque entièrement par analogie avec la transition de la féodalité au capitalisme, c’est-à-dire d’une société de classes à une autre société de classes, d’un système de propriété à un autre. En conséquence, Marx note que, de même que la bourgeoisie s’est développée à l’intérieur de la féodalité à cause de l’antagonisme entre ville et campagne (ou plus précisément entre artisanat et agriculture), de même le prolétariat moderne se développe à l’intérieur du capitalisme grâce au progrès de la technologie industrielle. Ces deux classes, nous dit-on, possèdent des intérêts qui leur sont propres — en fait des intérêts sociaux révolutionnaires qui les font se retourner contre l’ancienne société qui les a engendrées. Si la bourgeoisie s’est assuré le contrôle de la vie économique bien avant d’avoir renversé la société féodale, le prolétariat, quant à lui, obtient sa propre puissance révolutionnaire par le fait qu’il est « discipliné, unifié, organisé », par le système industriel (8).

Dans les deux cas, le développement des forces productives devient incompatible avec le système traditionnel des relations sociales, « le tégument éclate ». La vieille société est remplacée par la nouvelle. La question critique qui se pose alors est la suivante : peut-on expliquer la transition d’une société de classes à une société sans classes au moyen de la même dialectique qui rend compte de la transition d’une société de classes à une autre ? Il ne s’agit pas là d’un problème théorique où l’on jonglerait avec des abstractions logiques, mais au contraire d’un problème très réel et très concret de notre époque. Entre le développement de la bourgeoisie dans la société féodale, et celui du prolétariat à l’intérieur du capitalisme, il y a des différences profondes que Marx n’a pas réussi à prévoir ou à traiter avec clarté. La bourgeoisie contrôlait la vie économique bien avant de prendre le pouvoir d’Etat ; elle était devenue la classe dominante matériellement, culturellement et idéologiquement avant d’affirmer sa domination politique. Le prolétariat au contraire ne contrôle pas la vie économique. En dépit de son rôle indispensable dans le processus industriel, la classe ouvrière ne représente même pas la majorité de la population, et sa position économique stratégique est de plus en plus érodée par la cybernétique et les autres développements technologiques. (9)

Pour que le prolétariat se serve du pouvoir qu’il détient dans le cadre d’une révolution sociale, il faudrait qu’il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu’à présent cette prise de conscience a été continuellement bloquée par le fait que le milieu industriel est l’un des derniers bastions de l’éthique du travail, du système hiérarchique de gestion, de l’obéissance aux chefs, et depuis peu, de la production engagée dans la fabrication de gadgets et d’armements superflus. L’usine ne sert pas seulement à « discipliner », « unifier » et « organiser » les travailleurs, elle le fait d’une manière totalement bourgeoise. Dans les usines, la production capitaliste non seulement reproduit chaque jour de travail les relations sociales du capitalisme, comme Marx l’a noté, mais elle reproduit aussi la psyché, les valeurs et l’idéologie du capitalisme.

Marx avait suffisamment ressenti ce fait pour rechercher des raisons plus contraignantes que le simple fait de l’exploitation ou des conflits sur les salaires et les horaires, pour propulser le prolétariat vers une action révolutionnaire. Dans sa théorie générale de l’accumulation capitaliste, il essaya de décrire les dures lois objectives qui forcent le prolétariat à assumer un rôle révolutionnaire. En conséquence, il élabora sa fameuse théorie de la paupérisation : la concurrence entre capitalistes les contraint à baisser les prix, ce qui conduit à une réduction continuelle des salaires et à un appauvrissement absolu des ouvriers. Le prolétariat est alors forcé de se révolter parce que, avec le processus de concurrence et de centralisation du capital, « s’accroît la masse de misère, d’oppression, d’esclavage, de dégradation ». (10)

Mais le capitalisme n’est pas resté immobile depuis Marx. (11) On ne pouvait attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle, qu’il saisisse toutes les conséquences de ses analyses sur la centralisation du capital et le développement de la technologie. On ne pouvait lui demander de prévoir que le capitalisme se développerait non seulement du mercantilisme aux formes industrielles dominant son époque, de monopoles commerciaux aidés par l’Etat en unités industrielles hautement compétitives, mais encore que, avec la centralisation du capital, il reviendrait à ses origines mercantiles à un plus haut niveau de développement et à des formes monopolistes aidées par l’Etat. L’économie tend à se fondre dans l’Etat et le capitalisme commence à « planifier » son développement au lieu de le laisser dépendre uniquement de la concurrence et des forces du marché. Le système n’abolit certainement pas la lutte de classes mais il s’arrange pour la contenir, utilisant ses immenses ressources technologiques pour assimiler les parties les plus stratégiques de la classe ouvrière.

Ainsi la théorie de la paupérisation se trouve totalement émoussée, et aux Etats-Unis la lutte de classes au sens traditionnel n’a pu se développer en guerre de classes. Elle se joue entièrement à l’intérieur d’un cadre bourgeois. Le marxisme devient en fait une idéologie. Il est assimilé par les formes les plus avancées du capitalisme d’Etat — en particulier en Russie. Par une incroyable ironie de l’histoire, le « socialisme » marxien se révèle être en grande partie le capitalisme d’Etat lui-même, que Marx n’a pas su prévoir dans la dialectique du capitalisme. (12) Le prolétariat, au lieu de devenir une classe révolutionnaire au sein du capitalisme, se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise.

La question que nous devons donc poser, aujourd’hui, est de savoir si une révolution qui cherche à réaliser une société sans classes peut naître d’un conflit entre des classes traditionnelles dans une société de classes, ou si une telle révolution sociale ne peut naître que de la décomposition des classes traditionnelles, en fait, de l’apparition d’une « classe » entièrement nouvelle, dont l’essence même est d’être une non-classe, « une couche en formation appelée (13) les révolutionnaires ». Pour répondre à cette question nous en apprendrons plus en retournant à l’ample dialectique que Marx a développée au sujet de la société humaine dans son ensemble, que par le modèle qu’il emprunte au passage de la société féodale à la société capitaliste. De même que les clans parentaux primitifs commençaient à se différencier en classes, de même de nos jours il y a une tendance à la décomposition des classes dans des sous-cultures complètement nouvelles qui, par certains côtés, s’apparentent à des relations non capitalistes. Ce ne sont plus des groupes strictement économiques ; en fait, ils reflètent la tendance du développement social à transcender les catégories sociales de la société de pénurie. Ils constituent en effet une pré-formation culturelle, d’une manière extrêmement grossière et sous une forme ambiguë, du mouvement de la société de pénurie vers les époques de post-pénurie.

Le processus de décomposition des classes doit être compris dans toutes ses dimensions. Le mot « processus » doit être souligné ici : les classes traditionnelles ne disparaissent pas ni, pour cette raison, la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut supprimer la structure dominante de classes et les conflits qu’elle engendre. La lutte de classes traditionnelle cesse d’avoir des implications révolutionnaires : elle se révèle être la physiologie de la société dominante, non les douleurs d’un enfantement. En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de base de la stabilité de la société capitaliste car elle « corrige » ses abus (salaires, horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats se constituent eux-mêmes en contre-« monopoles » à l’encontre des monopoles industriels et sont incorporés dans l’économie néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu’état (14). A l’intérieur de cet état, il règne des conflits plus ou moins importants, mais pris dans leur ensemble ils renforcent le système et servent à le perpétuer.

Renforcer cette structure de classes en discutaillant sur le « rôle de la classe ouvrière », renforcer cette lutte de classes traditionnelle en lui imputant un contenu révolutionnaire, infecter d’ouvriérisme le nouveau mouvement révolutionnaire de notre époque, est réactionnaire en soi. Combien de fois devra-t-on rappeler aux doctrinaires marxiens que l’histoire de la lutte des classes est l’histoire d’une maladie, des blessures ouvertes par la fameuse « question sociale », du développement déséquilibré de l’homme essayant d’obtenir le contrôle sur la nature en dominant son semblable ? Si la retombée secondaire de cette maladie a été le développement technologique, le produit principal en a été la répression, une horrible effusion de sang humain, et une distorsion psychique terrifiante.

Alors que cette maladie touche à sa fin, alors que les blessures commencent à guérir dans leurs plus profonds replis, le processus se déploie maintenant vers sa plénitude ; les implications révolutionnaires de la lutte de classes perdent leur sens en tant que constructions théoriques et réalité sociale. Le processus de décomposition embrasse non seulement la structure traditionnelle de classes mais aussi la famille patriarcale, les méthodes autoritaires d’éducation, l’influence de la religion, les institutions de l’Etat, les mœurs engendrées par le labeur, la renonciation, la culpabilité et la sexualité réprimée. En bref, le processus de désintégration devient maintenant général et recoupe virtuellement toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il crée des problèmes, des méthodes de lutte, des formes d’organisation entièrement nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle de la théorie et de la praxis.

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Examinons deux approches différentes, la marxienne et la révolutionnaire. Le doctrinaire marxien voudrait nous voir approcher l’ouvrier — ou mieux, « entrer » dans l’usine — pour l’endoctriner lui de préférence à n’importe qui d’autre. Pour quoi faire ? Pour donner à l’ouvrier une « conscience de classe ». Pour citer l’exemple le plus néanderthalien (celui du PL évidemment) : on se coupe les cheveux, on s’affuble de vêtements conventionnels, on abandonne le H pour les cigarettes et la bière, on danse conventionnellement et on affecte des manières « rudes ». Au PL chacun arbore une contenance sévère, figée et pompeuse (15).

On devient en bref la pire caricature de l’ouvrier : non pas un « petit bourgeois dégénéré », mais un bourgeois dégénéré. On devient une imitation de l’ouvrier dans la même mesure où l’ouvrier est une imitation de ses maîtres. De plus, derrière cette métamorphose de l’étudiant du PL en « ouvrier » du PL se cache un cynisme vicieux, car on essaye d’utiliser la discipline inculquée par le milieu industriel pour discipliner l’ouvrier dans le milieu du parti. On essaye d’utiliser le respect de l’ouvrier pour la hiérarchie industrielle pour lui faire épouser la hiérarchie du parti. On met en œuvre ce procédé écœurant qui, s’il réussissait, ne pourrait conduire qu’au remplacement d’une hiérarchie par une autre, en prétendant être concerné par les soucis économiques quotidiens des ouvriers. Même la théorie marxiste se trouve dégradée dans cette image avilie de l’ouvrier (Cf. n’importe quel numéro de « Challenge », le « New York Inquirer » de la « gauche ». Rien n’emmerde plus les ouvriers que cette littérature pourrie). A la fin, l’ouvrier est assez fin pour savoir qu’il obtiendra de meilleurs résultats dans la lutte de tous les jours à travers la bureaucratie syndicale qu’à travers la bureaucratie d’un parti marxiste (16 ).

Les années quarante ont révélé cela de façon si spectaculaire qu’en un an ou deux les syndicats ont réussi à vider par milliers les marxistes (pratiquement sans protestation de la base) qui avaient fait un travail considérable de déblaiement dans le mouvement ouvrier pendant plus d’une décennie, et jusque dans les postes les plus importants des organisations syndicales internationales.

En fait, l’ouvrier devient un révolutionnaire non pas en devenant plus ouvrier, mais en se débarrassant de sa « condition ouvrière ». Et en cela il n’est pas seul ; la même chose s’applique au paysan, à l’étudiant, à l’employé, au soldat, au bureaucrate, au professeur, — et au marxiste. L’ouvrier n’est pas moins « bourgeois » que le paysan, l’étudiant, l’employé, le soldat, le bureaucrate, le professeur, — et le marxiste. Sa « condition ouvrière » est la maladie dont il souffre, l’affliction sociale qui s’est cristallisée dans ses dimensions individuelles. Lénine l’avait compris dans « Que faire ? » mais il ne fit que s’introduire dans l’ancienne hiérarchie avec un drapeau rouge et un verbiage révolutionnaire. L’ouvrier commence à être révolutionnaire quand il se débarrasse de sa « condition ouvrière », quand il commence à détester ses statuts de classe hic et nunc, quand il commence à vomir les caractéristiques que précisément les marxistes apprécient le plus en lui : son éthique du travail, son caractère conditionné par la discipline industrielle, son respect de la hiérarchie, son obéissance au chef, sa consommation, ses vestiges de puritanisme. Dans ce sens, l’ouvrier devient révolutionnaire dans la mesure où il se dépouille de ses statuts de classe et réalise une conscience de non-classe. Il dégénère, — et il dégénère magnifiquement. Ce dont il se dépouille, c’est précisément de ces chaînes de classe qui le lient à tous les systèmes de domination. Il abandonne ces intérêts de classe qui l’enchaînent à la consommation, au pavillon de banlieue et à une vision de comptable de la vie (17).

Les événements les plus prometteurs dans les usines aujourd’hui c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui fument le hasch, déconnent au travail, passent d’un emploi à un autre, se laissent pousser les cheveux, qui demandent plus de temps libre plutôt que plus d’argent, qui volent, qui harcèlent toutes les autorités, qui font des grèves sauvages, et qui contaminent leurs camarades de travail. Encore plus prometteuse est l’apparition de ce type humain dans les écoles commerciales et professionnelles qui sont les réservoirs de la classe ouvrière à venir. Dans la mesure où les ouvriers, les étudiants et les lycéens relient leur style de vie aux différents aspects de la culture anarchique des jeunes, dans cette mesure le prolétariat cessera d’être une force de conservation de l’ordre établi, pour devenir une force révolutionnaire.

C’est une situation qualitativement neuve qui surgit quand on a à faire face à la transformation d’une société de classes, répressive, fondée sur la pénurie matérielle, à une société sans classes, libératrice et fondée sur l’abondance matérielle. A partir des structures de classes traditionnelles en décomposition se crée un nouveau type humain, en nombre toujours plus grand : le révolutionnaire. Ce révolutionnaire commence à contester non seulement les prémisses économiques et politiques de la société hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement il soutient la nécessité d’une révolution sociale, mais il essaye de vivre d’une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est possible dans la société existante (18). Non seulement il attaque les formes dérivées de notre héritage de répression, mais il improvise de nouvelles formes de libération qui tirent leur poésie du futur.

Cette préparation du futur, cette expérimentation de formes de relations sociales libératrices, post-pénurielles serait illusoire si le futur impliquait la substitution d’une société de classes par une autre. Par contre elle est indispensable si le futur, implique une société sans classes, bâtie sur les ruines, d’une société de classes. Qu’est-ce qui sera alors « l’agent » du changement révolutionnaire ?

Littéralement, la grande majorité de la société, venue de toutes les classes traditionnelles et fondue dans une force révolutionnaire commune par la décomposition des institutions, des formes sociales, des valeurs, des styles de vie de la structure de classe dominante. Typiquement, son élément le plus avancé est la jeunesse — une génération qui, aujourd’hui, n’a pas connu de crise économique chronique, qui est de moins en moins tournée vers le mythe de la sécurité matérielle si répandu dans la génération des années trente.

S’il est vrai qu’une révolution ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des ouvriers, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des paysans, des techniciens, des professeurs. Surtout, une révolution ne peut être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans laquelle la classe dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe dominante conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel que soit le nombre d’ouvriers qui s’y seront ralliés. Ceci a été clairement démontré en Espagne dans les années trente, en Hongrie dans les années 50, et en Tchécoslovaquie dans les années 60. La révolution d’aujourd’hui par sa nature même, c’est-à-dire par sa recherche de la plénitude doit rallier non seulement les soldats et les ouvriers, mais la génération même où sont recrutés les soldats, les ouvriers, les paysans, les scientifiques, les professeurs et même les bureaucrates. En écartant les manuels de tactique du passé, la révolution du futur doit suivre les lignes de moindre résistance, creusant son chemin parmi les couches les plus sensibilisées de la population, quelle que soit leur « position de classe ». Elle doit se nourrir de toutes les contradictions de la société bourgeoise, non pas de contradictions préconçues, empruntées aux années 1860 ou 1917. A partir de là, elle attirera tous ceux qui ressentent le fardeau de l’exploitation, de la pauvreté, du racisme, de l’impérialisme, et aussi tous ceux dont la vie est gâchée par la sur-consommation, les banlieues résidentielles, les mass media, la famille, l’école, les supermarchés et la répression sexuelle généralisée. Alors la forme de la révolution deviendra aussi totale que son contenu : sans classes, sans propriété, sans hiérarchie, et totalement libératrice.

S’embarquer dans ce développement révolutionnaire armé des recettes usées du marxisme, radoter au sujet de « l’analyse de classe » et du « rôle de la classe ouvrière » revient à remplacer le présent et le futur par le passé. Brandir une telle idéologie agonisante en radotant au sujet des « cadres », du « parti d’avant-garde », du « centralisme démocratique » et de la « dictature du prolétariat », c’est de la contre-révolution pure et simple. C’est ce problème de la « question organisationnelle » — la contribution vitale du léninisme au marxisme — que nous allons maintenant examiner.

[Notes]

6. Pour des raisons écologiques, nous n’acceptons plus la notion de « domination de la nature par l’homme » dans le sens simpliste auquel pensait Marx il y a un siècle. A ce propos, voir « Ecologie et pensée révolutionnaire » « Anarchos », n° 1.

7. La pensée économique socialiste ne saurait être réduite au seul marxisme. On pourrait citer Proudhon (ndt).

8. Il est comique de voir que tous les marxistes qui parlent du « pouvoir économique » du prolétariat ne font en fait que reprendre * des positions anarcho-syndicalistes **, positions auxquelles Marx s’est toujours opposé avec aigreur. Marx ne s’intéressait pas au « pouvoir économique » du prolétariat, mais à son pouvoir politique : en particulier, au fait qu’il constituerait à terme la majorité de la population. Il était convaincu : que les travailleurs de l’industrie deviendraient révolutionnaires essentiellement du fait du dénuement matériel que devait obligatoirement engendrer la tendance de l’accumulation capitaliste ; que, organisés par le système industriel et disciplinés par la routine industrielle, ils deviendraient capables de constituer des syndicats et, surtout des partis politiques, qui dans certains pays seraient obligés d’employer des méthodes insurrectionnelles et dans d’autres (en particulier l’Angleterre, les Etats-Unis et plus tard, Engels ajouta la France (dernière préface d’Engels aux « Luttes de classes en France ») pourraient bien accéder au pouvoir par les élections et donc instaurer le socialisme par voie législative. Il est caractéristique de voir que de nombreux marxistes ont été aussi malhonnêtes avec leurs Marx et Engels que le PL l’a été avec les lecteurs de « Challenge » en ne traduisant pas d’importantes observations ou en déformant grossièrement la signification et les raisons pour lesquelles Marx en était arrivé à des conclusions de ce genre.

* En les infléchissant dans un sens autoritaire. Voir l’histoire de la Première Internationale et celle du Congrès d’Amiens (1905) de la CGT. (ndt)

** A l’époque, ce n’était pas ENCORE l’anarcho-syndicalisme, mais les tendances proudhoniennes d’abord, bakouninistes ensuite. Voir Première Internationale. (ndt)

9. Débarrassons-nous, en passant, de la notion erronée selon laquelle un prolétaire est simplement quelqu’un qui n’a rien d’autre à vendre que sa force de travail. Il est vrai que Marx a défini le prolétariat en ces termes, mais il a aussi élaboré une dialectique historique du développement du prolétariat. Le prolétariat s’est développé à partir d’une classe sans propriété, exploitée, qui a atteint sa forme la plus « mûre » dans le prolétariat industriel. Cette classe, d’après Marx, en était la forme la plus avancée, correspondant à la forme la plus avancée du capital. Dans les dernières années de sa vie, Marx en est venu à mépriser les ouvriers parisiens, qui étaient engagés d’une manière prépondérante dans la fabrication de biens de luxe, citant « nos ouvriers allemands » — les plus robotisés d’Europe — comme le prolétariat « modèle » du monde entier. (Important : voir les extraits de lettres dans la préface de « la Guerre civile en France ». (ndt)

10. Marx : « Salaires, Prix et Profits ». (ndt)

11. Décrire la théorie de la paupérisation de Marx en termes internationaux plutôt qu’en termes nationaux (comme Marx le fit) n’est qu’un subterfuge. D’abord cet escamotage théorique esquive les raisons pour lesquelles la paupérisation ne s’est pas produite à l’intérieur de la forteresse du capitalisme, seul point de départ technologiquement adéquat pour une société sans classes. Ensuite, si nous devons mettre notre espoir dans le monde colonial en tant que prolétariat, cette position cache un danger réel : le génocide. L’Amérique et son alliée récente, la Russie, ont tous les moyens techniques de bombarder le monde sous-développé jusqu’à soumission.

Cette menace est tapie à l’horizon historique : la transformation des Etats-Unis en un véritable empire fasciste de type nazi. C’est une connerie pure de dire que ce pays est un « tigre de papier ». C’est un tigre thermonucléaire, et la classe dirigeante américaine, du fait de l’absence de contraintes culturelles, est capable d’encore plus de perversité que l’allemande.

12. Lénine sentit cela et décrivit le « socialisme » comme rien d’autre qu’un monopole capitaliste d’État créé au bénéfice de tout le peuple (Cf. Lénine « l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme ».) Ceci est une affirmation extraordinaire si l’on réfléchit à ses implication et un paquet de contradictions.

13. Manuscrits de 1844.

14. Au sens de tiers-état (ndt)

15. A ce sujet, le PL projette sa propre image de néanderthalien sur l’ouvrier américain. En fait, cette image représente beaucoup mieux le bureaucrate syndicaliste ou le commissaire staliniste.

16. Quel est l’équivalent français de la « bureaucratie syndicale » américaine ? (ndt)

17. L’ouvrier, dans ce sens, commence à se rapprocher des types sociaux de transition, qui ont fourni à l’histoire ses éléments les plus révolutionnaires. En général, le « prolétariat » a été plus révolutionnaire dans des périodes transitoires, quand il était moins « prolétarisé » par le système industriel. Les grands foyers des révolutions ouvrières classiques ont été Petrograd et Barcelone, où les ouvriers venaient d’être déracinés du milieu paysan, et Paris, où ils étaient encore artisans ou venaient directement de ce milieu. Ces ouvriers avaient les plus grandes difficultés à s’acclimater à la domination industrielle et devinrent une source continue de troubles sociaux et révolutionnaires. (Voir la grève des O.S. du Mans). (ndt)

Au contraire, une classe ouvrière stable et héréditaire tend à être étonnamment non révolutionnaire. Même dans le cas souvent cité des ouvriers allemands (qui, comme on le sait, étaient d’après Marx et Engels des modèles pour le prolétariat européen), la majorité ne soutint pas les spartakistes en 1919. Ils envoyèrent de grandes majorités de sociaux-démocrates officiels au congrès des conseils ouvriers, puis plus tard au Reichstag, et se rallièrent avec persévérance au parti social-démocrate, jusqu’en 1933.

18. Ce style de vie révolutionnaire peut se développer dans les usines aussi bien que dans la rue, dans les écoles aussi bien que dans les taudis et dans les banlieues résidentielles. Son essence est le défi, et une éthique de l’action exemplaire qui érode toutes les mœurs, les institutions, tous les mots d’ordre du pouvoir dominant.

Quand une société est au seuil d’une période révolutionnaire, les usines, les écoles, et les quartiers deviennent la véritable scène du « jeu » révolutionnaire, un jeu qui a un fondement extrêmement sérieux. Les grèves deviennent chroniques et sont déclenchées pour elles-mêmes, pour briser la croûte de la routine, pour défier la société presque quotidiennement, pour secouer les normes bourgeoises. Cette nouvelle humeur des ouvriers, des étudiants et des habitants des quartiers est un précurseur essentiel du véritable moment de la transformation révolutionnaire. Son expression la plus consciente est l’exigence « d’auto-gestion », l’ouvrier refuse d’être un être « dirigé », un être de classe. Celle-ci est une exigence éminemment révolutionnaire, même si son point de départ est l’usine. A moins que l’ouvrier ne puisse « gérer » son travail, il ne peut commencer à transcender ce travail ou la philosophie du travail, en une vie réelle. A moins que cette gestion ne prenne la forme d’auto-gestion, il ne peut être un « être autonome », un être dont la vie quotidienne est libérée.

Ce processus était extrêmement évident, historiquement, dans la Commune de Paris et spécialement en Espagne, à la veille de la révolution de 1936, quand les ouvriers dans presque toutes les villes appelaient à la grève « pour le plaisir », pour exprimer leur indépendance, leur éveil, leur rupture avec l’ordre social et avec les conditions de vie bourgeoises. Ceci était aussi une des caractéristiques essentielles de la grève générale en France en 1968.

* * *

Le mythe du parti

Les révolutions sociales ne sont pas « faites » par des partis, des groupes ou des cadres ; elles sont le résultat de contradictions et de mouvements historiques de fond qui activent des segments importants de la population. Elles arrivent non seulement (comme l’a déclaré Trotsky) parce que les « masses » trouvent intolérable la société où elles vivent, mais aussi à cause des tensions qui se produisent entre l’existant et le possible, entre « ce qui est » et « ce qui pourrait être ». La misère en elle-même ne cause pas les révolutions ; en fait, elle produit le plus souvent une démoralisation anomique, ou pis, une lutte privée, individuelle pour la vie.

La révolution russe de 1917 pèse sur l’esprit des vivants comme un cauchemar parce qu’elle a été dans une large mesure le produit des « conditions intolérables » liées à une guerre impérialiste dévastatrice. Ce qu’elle a pu posséder de rêves fut pulvérisé par une guerre civile encore plus sanglante, par la famine et par la trahison. Ce qui est sorti de la révolution n’était pas les ruines du vieux monde mais celles des espoirs qu’on pouvait nourrir d’en créer un nouveau. La révolution russe fut un misérable échec ; elle ne fit que remplacer le tsarisme par le capitalisme d’État (19). Les bolcheviques devinrent par la suite les victimes tragiques de leur idéologie et par milliers payèrent de leur vie les purges des années trente. Prétendre tirer la vérité seule et unique de cette révolution de la pénurie est ridicule. Ce que nous pouvons apprendre des révolutions passées, c’est ce que toutes les révolutions ont en commun et leurs limites rigides par rapport aux énormes possibilités qui s’offrent maintenant à nous.

Le fait marquant des révolutions passées, c’est qu’elles commencèrent de manière spontanée. Que l’on examine les premières phases de la révolution française de 1789, les révolutions de 1848, la Commune de Paris, la révolution de 1905 en Russie, le renversement du tsar en 1917, la révolution hongroise de 1956, la grève générale de 1968 en France, les débuts sont généralement les mêmes : une période de ferment qui explose spontanément en un soulèvement de masse. Le succès du soulèvement dépend de sa résolution et de la capacité de l’Etat à utiliser sa puissance armée. En fin de compte, le soulèvement réussit si les soldats passent au peuple.

Le « glorieux parti », quand il y en a un, est invariablement en retard sur les événements. En février 1917, l’organisation bolchevique de Petrograd s’opposa aux ordres de grève à la veille même de la révolution qui était destinée à renverser le tsar. Par bonheur, les travailleurs ignorèrent les « directives » bolcheviques et se mirent en grève quand même. Au cours des événements qui suivirent, personne ne fut plus surpris par la révolution que les partis « révolutionnaires », y compris les bolcheviques. D’après le leader bolchevique, Kaiourov : « On ne reçut aucune initiative directrice du Parti... le comité de Petrograd avait été arrêté, et le camarade Chliapnikov, représentant du comité central, se montra incapable de fournir des directives pour la journée suivante. » Ce fut peut-être une chance : avant l’arrestation du comité de Petrograd, son évaluation de la situation et le rôle qu’il joua furent si piteux que si les travailleurs l’avaient suivi, il est douteux que la révolution aurait commencé à ce moment-là.

On pourrait raconter des histoires semblables à propos des soulèvements qui précédèrent 1917 et de ceux qui suivirent. Parlons du plus récent : le soulèvement étudiant et la grève générale de mai-juin 1968 en France. On a tendance à oublier opportunément qu’il y avait, à ce moment-là, à Paris, près d’une douzaine d’organisations étroitement centralisées de type bolchevique. Ce qu’on mentionne rarement, c’est que pratiquement tous ces groupes d’avant-garde affichèrent une attitude dédaigneuse vis-à-vis du mouvement étudiant jusqu’au 7 mai, date à laquelle commencèrent les combats de rue. Les JCR furent une exception notoire, et ils se contentèrent essentiellement de suivre les initiatives du Mouvement du 22 mars (20). Jusqu’au 7 mai, tous les groupes maoïstes considéraient le soulèvement étudiant comme périphérique et sans importance. La FER, trotskiste, le trouvait « aventuriste » et, le 10 mai, ils tentèrent de faire quitter les barricades aux étudiants ; bien entendu, le parti communiste joua complètement le rôle de traître. Bien loin de guider le mouvement populaire, il en fut le captif d’un bout à l’autre. La plupart de ces groupes bolcheviques devaient manipuler cyniquement les assemblées étudiantes de la Sorbonne dans le but de les « contrôler » y introduisant ainsi un climat de dissension qui a contribué à leur démoralisation. Finalement, et pour comble d’ironie, tous ces groupes bolcheviques caquetaient à l’unisson sur la nécessité impérieuse d’une direction centralisée quand le mouvement populaire s’écroula, un mouvement apparu malgré leurs directives et souvent contre elles.

Toutes les révolutions et tous les soulèvements dignes d’intérêt sont non seulement magnifiquement anarchiques dans leur phase initiale mais aussi spontanément créateur de modes de gestion révolutionnaire qui leur conviennent. Dans l’histoire des révolutions sociales, ce sont les sections parisiennes de 1793-1794 qui en fournissent l’exemple le plus remarquable (21). Les conseils ouvriers ou « soviets » créés en 1905 par les travailleurs de Petrograd représentent un autre mode de gestion révolutionnaire qui nous est plus familier. Bien que moins démocratique que les sections, le conseil ouvrier devait réapparaître dans un certain nombre de révolutions qui suivirent. Les comités d’usine des anarchistes espagnols de 1936 en sont un autre exemple. Enfin, les sections réapparaissent sous la forme d’assemblées étudiantes et de comités d’action lors du soulèvement et de la grève généralisée à Paris (en mai juin 68) (22).

Il faut se demander quel est le rôle du parti révolutionnaire dans ce genre d’événements. Au début, comme nous l’avons vu, il a tendance à jouer un rôle inhibiteur plutôt qu’un rôle d’avant-garde. Là où il exerce son influence, il tend à ralentir le déroulement des événements plutôt que de « coordonner » les forces révolutionnaires. Ceci n’est pas un accident. Le parti est organisé selon des lignes hiérarchiques qui reflètent la société même à laquelle il prétend s’opposer. Malgré ses prétentions théoriques, c’est un organe bourgeois, un Etat en miniature, doté d’un appareil et d’un cadre dont la fonction est de prendre le pouvoir, pas de le dissoudre. Enraciné dans la période pré-révolutionnaire, il assimile toutes les formes, les techniques et la mentalité de la bureaucratie. Les membres sont formés à l’obéissance, aux préconceptions d’un dogme rigide, ils ont appris à révérer la « direction ». A l’inverse, la direction du parti est formée à l’école du commandement, de l’autorité, de la manipulation et de l’égomanie. La situation est encore pire lorsque le parti prend part au jeu électoral. A cause des exigences de la campagne électorale, le parti est obligé de copier dans leur totalité les formes bourgeoises existantes ; il acquiert même l’attirail d’un parti électoraliste. Ce fait devient déterminant quand le parti acquiert du matériel d’imprimerie, un éventail étendu de périodiques qu’il contrôle, un siège coûteux et lorsqu’il secrète un appareil de permanents rétribués — c’est-à-dire une bureaucratie et les investissements matériels qui l’accompagnent.

Au fur et à mesure que le parti grandit, la distance qui sépare la direction de la base croît immanquablement. Ses chefs deviennent des « personnalités » et perdent le contact avec la vie réelle de la base. Les groupes locaux, qui appréhendent leur véritable situation beaucoup mieux que n’importe quel chef lointain, sont obligés de subordonner leur compréhension aux directives venues d’en haut. La direction, à qui fait défaut toute connaissance directe des problèmes locaux réagit avec une lenteur et une prudence exagérées. Bien qu’elle prétende posséder une « vue globale des choses » et une compétence théorique supérieure, la compétence de la direction a tendance à diminuer en raison de la proximité du sommet de la hiérarchie. Plus on est près du niveau où les véritables décisions sont prises, plus le processus de décision est conservateur, plus elles sont prises en fonction d’intérêts bureaucratiques et étrangers au parti, plus les préoccupations de prestige et de stabilité remplaçant la créativité, l’imagination et un dévouement désintéressé aux objectifs révolutionnaires.

Aussi, plus le parti recherche l’efficacité dans la hiérarchie, les cadres et la centralisation, moins il devient efficace d’un point de vue révolutionnaire. Tout le monde marche au pas, mais les ordres sont généralement incorrects, surtout quand les événements s’accélèrent et prennent des tournants inattendus, comme cela arrive au cours de toutes les révolutions. Le parti n’est efficace qu’à un seul point de vue, il réussit très bien à modeler la société à sa propre image hiérarchique si la révolution réussit. Il recrée la bureaucratie, la centralisation et l’Etat. Il suscite les conditions qui justifient cette sorte de société. Alors, au lieu de dépérir, l’Etat sous le contrôle du « glorieux parti », préserve soigneusement les conditions mêmes qui rendaient indispensable l’existence d’un Etat et d’un parti pour le « sauvegarder ».

Par ailleurs, le parti est extrêmement vulnérable en période de répression. Il suffit à la bourgeoisie de capturer sa direction pour détruire pratiquement tout le mouvement. Ses chefs en prison ou cachés, le parti est paralysé ; la base habituée à l’obéissance n’a plus personne à qui obéir. Elle a tendance à patauger. La démoralisation s’installe rapidement. Le parti se décompose, non seulement à cause du climat dépressif mais aussi à cause de la pauvreté de ses ressources intérieures.

La description ci-dessus n’est pas un ensemble d’affirmations hypothétiques ; c’est un portrait composé de traits caractéristiques de tous les partis marxistes de masse depuis le
Capitalismo delenda est
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Messagepar douddu » Mercredi 24 Sep 2008 17:50

Boudu que c'est long .......

alors d'accord le passé c'est la passé , mais la vision du présent qui est développée , bof .

une critique nouvelle est nécessaire. De celle-ci sortiront de nouveaux modes de lutte, d’organisation, de propagande, et un style de vie nouveau.

Nouveaux , c'est péremptoire , car toute lutte et organisation , seront toujours collectives .
Le "style de vie ", YES ! Plus de meubles IKEA ni de sandwich a six euros, ni de barbecue , ni de parisplage ...... Pour l'instant a été proposé la copulation libre dans les édifices publics . Suffira-ce a remplacer les grillades ?

Nous avons choisi de les nommer anarchie post-pénurielle


Je propose anarchie post- pénienne , c'est plus style .

Cette menace est tapie à l’horizon historique : la transformation des Etats-Unis en un véritable empire fasciste de type nazi.
:o
qu'en pense YC ?

les putes des media corrompus

Entre une pute et un journaliste je choisis la pute .

Les événements les plus prometteurs dans les usines aujourd’hui c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui fument le hasch, déconnent au travail, passent d’un emploi à un autre, se laissent pousser les cheveux, qui demandent plus de temps libre plutôt que plus d’argent, qui volent, qui harcèlent toutes les autorités, qui font des grèves sauvages, et qui contaminent leurs camarades de travail.

C'est qui ceux là?

Toutes les révolutions et tous les soulèvements dignes d’intérêt sont non seulement magnifiquement anarchiques dans leur phase initiale mais aussi spontanément créateur de modes de gestion révolutionnaire qui leur conviennent. Dans l’histoire des révolutions sociales, ce sont les sections parisiennes de 1793-1794 qui en fournissent l’exemple le plus remarquable

8)
Des citoyens ........ ?


Attention a ne pas confondre Parti et organisation

En février 1917, l’organisation bolchevique de Petrograd s’opposa aux ordres de grève à la veille même de la révolution qui était destinée à renverser le tsar.


les "ordres de gréve ", si tant est qu'il y en eût , qui les a donnés ?
le Parti c'est la réponse a l'absence d'organisation .
il manque le plus important , la proposition de pistes de débats au sujet de l'organisation .
douddu
 

Messagepar NOSOTROS » Mercredi 24 Sep 2008 18:25

Pour répondre à la plupart de tes questions (notamment "C'est qui ceux là? "), c'est un texte écrit en 1970.

Les deux textes à la suite de bookchin sont effectivement datés et de peu d'intérêt. C'est surtout le texte debookchin qui me semble intéressant.
Capitalismo delenda est
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