Le syndicalisme par Lénine et les Bolcheviks...

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Le syndicalisme par Lénine et les Bolcheviks...

Messagepar Paul Anton » Dimanche 17 Aoû 2008 22:05


Le syndicalisme par Lénine et les Bolcheviks : l’impasse de la charte d’Amiens

I introduction :

Aujourd’hui, le syndicalisme aspirant à défendre les intérêts des travailleurs ne semble guère en forme dans ce pays :

« Le taux de syndicalisation. »

Il varie entre 7% et 8 % des salariés. Un rapport du ministère du travail réalisé en octobre 2004, s’inspirant d’enquêtes de l’INSEE (entre 1996 et 2003), nous apprend que 14,5 % (513 000) des cadres, 10,1 % (560 000) des professions intermédiaires, 5,5 % (404 000) des employés et 6,1 % des ouvriers sont syndiqués !

« Le paysage syndical. »

Celui-ci nous apparaît très décati. Le syndicalisme droitier (CFTC – CFDT - CGC), le syndicalisme social-démocrate (UNSA – CGT - FO) et le syndicalisme radical-réformiste (SUD) s’entre-déchirent constamment pour élargir leur sphère d’influence respective, afin d’obtenir une meilleur part des subsides distribués par l’Etat . Ces subventions parachèvent leur mutation en un mécanisme régulateur niant les antagonismes de classes résultant de la contradiction : capital/travail. Je pense que c’est une question essentielle que tous les syndicalistes intègres doivent se poser.

Il me parait utile de rappeler brièvement le contexte historique de la fin du XIX ème siècle :

Chicago-Haymarket :

Aux Etats-Unis, les syndicats déclenchent, le 1er mai 1886, un mouvement de grève, suivi par 340 000 salariés, pour l’obtention de la journée de huit heures. 12 000 usines se trouvent affectées. Le 3 mai, un cortège de travailleurs se dirige vers l’entrée de l’usine « McCormick Harvester Corporation », afin de protester contre l’emploi de « jaunes » protégés par la police et la milice du patronat. Un heurt violent se produit . La foule se rassemble le lendemain sur la place de Haymarket. Une explosion survient lors de la dislocation de la manifestation. La police charge, tirant sur la foule. La bourgeoisie règle ses comptes, en exécutant quatre anarchistes.

Zurich-Londres :

Après la désintégration de la 1ère Association Internationale des Travailleurs , les chapelles social-démocrates souhaitent rapidement refonder une nouvelle internationale, débarrassée des anarchistes. Non sans mal ! Pendant la tenue du congrès de Zurich en 1893, l’allemand Bebel profite de l’occasion pour déposer un amendement qui admet la nécessité de reconnaître l’utilisation de la machinerie législative, au risque d’exclure les socialistes anti-parlementaristes . Son adoption confirme la rupture définitive entre pro et anti-parlementaristes sur la tactique à adopter. La question syndicale demeure de côté. Les anarchistes détenteurs de mandats syndicaux peuvent assister au congrès suivant, trois ans plus tard à Londres. Les anarchistes les plus perspicaces choisissent de s’investir dans le mouvement syndical, pour rompre avec le folklore révolutionnaire . Ils deviennent syndicalistes anarchistes. Durant cet événement, ceux-ci et les socialistes anti-parlementaires ont un point de convergence manifeste : la préservation de l’unité du mouvement ouvrier et syndical. Autrement dit, Fernand Pelloutier, Emile Pouget et Domela Nieuwenhuis sont les pionniers du syndicalisme-révolutionnaire !

Ce rappel du contexte historique met en avant une problématique de taille, influant sur le devenir de la lutte des classes : quel type d’agencement entre son dispositif structurel et son plan tactico-stratégique ? Nous avons des répercussions sur « la gestion » du territoire donné suivant l’agencement choisi. J’utilise sciemment le terme territoire, car je rejette celui de nation.

Le but de ce cahier n’est pas d’étudier chaque agencement du syndicalisme. J’ai centré mon analyse sur l’un d’entre d’eux en décrivant ses caractéristiques, de manière à entamer une lutte contre ses réminiscences, pour ne pas oublier le cul-de-sac historique qu’il constitue. Nous le devons à nous-mêmes et à nos frères prolétaires, l’ayant payé de leurs vies : Ukraine 1917-21, Espagne 1936-37, Hongrie 1956, etc. Il s’agit du bolchevisme, initié par Lénine.

II Citations de Lénine et compères sur les syndicats, émanant d’écrits divers. (Leurs positions sont sans ambiguïté.)

A) Des passages de « Que faire ? » (1902) :

« L’histoire de tous les pays atteste que la classe ouvrière, livrée à ses seules forces, ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c'est-à-dire, à la conviction de la nécessité de s’unir en syndicats, de mener la lutte contre les patrons, de réclamer du gouvernement telle ou telle loi nécessaire aux pouvoirs, etc. Quant à la doctrine du socialisme, elle a surgi des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. Par leur situation sociale, les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit indépendamment de la croissance spontanée du mouvement ouvrier, elle fut le résultat naturel et fatal du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires-socialistes. »

1) La classe ouvrière est seulement capable de borner son action à l’ordre économique : comprenons le trade-unionisme qui ne dépasse pas le cadre revendicatif et encourage le réflexe corporatiste. L’idéologie socialiste s’est édifiée par la présence d’une intelligentsia avantagée (et animée de courants successifs : décabriste, slavophile, occidentaliste, nihiliste, marxiste, etc.). Lénine différencie l'expansion de la social-démocratie et du mouvement ouvrier. Il en fait deux choses antithétiques.

« Prises en elles-mêmes, ces grèves ont été une lutte trade-unioniste, mais non encore social-démocrate, elles marquaient le réveil de l’antagonisme entre ouvriers et patrons, mais les ouvriers n’avaient pas, et ne pouvaient pas avoir encore, la conscience de l’opposition irréductible de leurs intérêts avec l’ordre politique et social contemporain, c'est-à-dire la conscience social-démocrate. »

2) Ces grèves trade-unionistes ont provoqué juste de la conflictualité, dépourvue d’une prise de conscience. Lénine ramène cette dernière à une conscience social-démocrate.

« Du moment que les masses ouvrières sont incapables d’élaborer une idéologie indépendante au cours de leurs mouvements, la question se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas forgé une troisième idéologie ; d’ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors et au-dessus des classes). C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement de cette dernière implique, par la même, un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle de la spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier tend à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, il effectue selon le programme du « credo », car le mouvement ouvrier spontané c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei, et le trade-unionisme c’est l’asservissement idéologique des ouvriers à la bourgeoisie. C’est pourquoi notre tâche à nous social-démocrates, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette aspiration spontanée que traduit le trade-unionisme de se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie et de l’attirer, au contraire, sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire. »

3) Les masses s’avèrent dans la complète impossibilité de se doter de leur idéologie. Lénine raisonne de façon dualiste et simpliste : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste (social-démocrate). Lénine confirme le fait qu’il ne peut exister d’idéologie en dehors et au-dessus des classes sociales, dont les intérêts s’avèrent antinomiques. Toute dévalorisation de l’idéologie socialiste implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise (et vice versa). Lénine assimile le spontanéisme à du trade-unionisme qui préserve l’assujettissement du mouvement ouvrier envers l’idéologie bourgeoise. Lénine recommande de le placer sous l’égide social-démocrate.

« Les organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate doit autant que possible soutenir ces organisations et y travailler activement. C’est vrai. Mais il n’est pas de notre intérêt d’exiger que seuls les social-démocrates puissent être membres des syndicats : cela restreindrait la portée de notre influence sur la masse. Laissons participer au syndicat tout ouvrier comprenant la nécessité de s’unir pour lutter contre les patrons et le gouvernement. Le but des syndicats serait inaccessible (s’ils ne groupaient pas tous ceux à qui est accessible tout au moins ce degré élémentaire de compréhension), si ces syndicats n’étaient pas très larges. Et plus ils seront larges, plus notre influence sur eux s’étendra, non seulement par suite du développement « spontané » de la lutte économique, mais aussi par l’action consciente et directe des membres socialistes des syndicats sur leurs camarades. Cependant dans une organisation nombreuse, une stricte conspiration devient impossible…Comment résoudre cette contradiction entre la nécessité d’un effectif nombreux et le régime clandestin ?... Il n’y a que deux moyens : ou bien la légalisation des syndicats (qui, dans quelques pays, a précédé celle des associations socialistes et politiques, ou bien le maintien de l’organisation clandestine mais si « libre », si peu fixée, si « lose », comme disent les allemands, que, pour la masse des membres, le régime clandestin soit réduit à presque rien. »

4) Les syndicats se fondent par le regroupement des corporations (« organisations professionnelles »). Il n’est pas dans l’intérêt de la social-démocratie d’entrevoir des syndicats composés uniquement d’ouvriers de ce courant idéologique. Cette idée du dispositif structurel serait contre-productive puisque la portée d’action de la social-démocratie s'amoindrirait. Au contraire, le syndicat doit se concevoir sur une large ouverture et une base de discernement minimal (« la nécessité de s’unir pour lutter contre les patrons et le gouvernement »), insinuant le neutralisme idéologique. Lénine avance le concept de la dichotomisation : parti/syndicat. Lénine mise par ce biais sur l'opération simultanée de ces deux facteurs : « développement « spontané » de la lutte économique » – « action consciente et directe des membres socialistes des syndicats sur leurs camarades ». Lénine escompte un renforcement machinal de la social-démocratie.

« Si nous voulons de vastes organisations ouvrières à l’abri de larges rafles, si nous ne voulons pas procurer du plaisir à la gendarmerie, il nous faut veiller à ce que ces organisations ne soient pas des organisations officielles réglementées. – Pourront-elles alors fonctionner ? – Voyons donc ses fonctions : « observer tout ce qui se passe dans l’usine et tenir la chronique des événements ». Est-il absolument besoin pour cela d’une réglementation minutieuse ? Des correspondances dans la presse illégale n’atteindront-elles pas mieux le but que des groupes spécialement constitués à cet effet ? « …Diriger la lutte des ouvriers pour l’amélioration de leur situation à l’usine : pour cela non plus pas besoin de règlement. Tout agitateur, tant soit peu intelligent, par une simple conversation, en saura très long sur les revendications que veulent poser les ouvriers, puis, les connaissant, il les transmettra à une organisation étroite (et non plus large !) de révolutionnaires qui éditera un tract approprié. « …Créer une caisse…avec cotisation de 2 kopecks par rouble de salaire touché » - et faire chaque mois un compte rendu de l’état de la caisse, exclure les membres n’acquittant pas leur cotisation, etc. Voilà, pour la police, un véritable paradis, car rien n’est plus facile que de pénétrer toute cette conspiration…, de confisquer l’argent et de coffrer tous les éléments actifs. Ne serait-ce pas plus simple d’émettre des timbres de un ou deux kopecks à l’estampille d’une certaine organisation (très étroite et très clandestine) ou encore, sans aucun timbre, de faire des collectes dont un journal illégal donnerait le résultat en un langage conventionnel ? »
« On m’objectera qu’une organisation « lose » au point de n’avoir pas de règlement, de n’avoir même pas de membres connus et enregistrés, ne peut être qualifiée d’organisation. – Peut-être ; je ne m’attache pas aux qualifications. Mais cette « organisation sans adhérents » fera tout ce qu’il faut, assurera dès le début une liaison solide entre nos futurs syndicats et le socialisme. Ceux qui veulent une organisation large d’ouvriers, avec élections, comptes rendus, suffrage universel, etc., sous l’absolutisme, sont d’incurables utopistes. »

5) Les syndicats adoptent la clandestinité : le gouvernement autocratique du tsar refuse d’accorder les libertés publiques, conférant à la Russie une situation analogue à celle de la France prérévolutionnaire de 1789. Lénine décrit le mode d’intervention du militant social-démocrate dans l’usine : évaluation de la situation, persuasion sans se faire repérer et remontée de l’information au parti (l’avant-garde), ce qui constitue la première étape (« du début d’une liaison solide entre nos futurs syndicats et le socialisme ») d’une mise en pratique du dispositif structurel (théorisé par le concept de la dichotomisation). Lénine augure que le gouvernement tsariste n’intégrera pas le syndicalisme : « ceux qui veulent une organisation large d’ouvriers, avec élections, compte rendus, suffrage universel, etc., sous l’absolutisme, sont d’incurables utopistes. » Le mouvement syndical se fraye néanmoins un chemin vers la semi-légalité/légalité (premiers mois de 1905), d’où le flottement des bolcheviks.

B) Résolution du 3ème congrès d’avril – mai 1905 du parti (s’apparentant plus à un séminaire de militants) :

«Utiliser toutes les associations, fédérations et autres organisations ouvrières, légales et semi-légales, pour y garantir l’influence prépondérante de la social-démocratie, et pour les transformer, autant que possible, en points d’appui du futur parti ouvrier social-démocrate en Russie, parti qui pourra agir en pleine légalité. »

6) La résolution s’avère une conception différente de « Que faire ? » tout en reprenant sa trame. Le parti se sert des structures syndicales dans le but de les transformer en annexe (si l’on préfère en courroie de transmission).

C) Extraits du journal « le Prolétaire » n°8 - 17 juillet 1905 (chef rédactionnel Lénine) :

« La lutte syndicale, - lisons-nous dans l’article sur « le mouvement syndical et la social-démocratie », - menée dans les cadres de la société bourgeoise et impossible en dehors de ces cadres, ne se passe pas sans laisser de traces sur la conscience des masses ouvrières. De par cette lutte, des éléments d’essence bourgeoise pénètrent dans la mentalité de tout prolétaire en obscurcissant sa conscience de classe ou en empêchant le prolétaire de déterminer lui-même sa position. L’inclinaison à la lutte syndicale divise le prolétariat en des groupes professionnels, l’éloigne des intérêts de classe, c'est-à-dire des intérêts politiques, et, surtout l’oppose fréquemment à la lutte politique et à la social-démocratie. Or, une telle opposition du mouvement syndical au mouvement politique signifie une profonde crise dans la vie du prolétariat en tant que classe, sa défaite, quand bien même elle serait accompagnée de l’épanouissement des syndicats et de la prospérité matérielle des masses ouvrières… »

7) La lutte syndicale ne peut s’exonérer du cadre idéologique de la société bourgeoise. C’est une première contradiction : « des éléments d’essence bourgeoise » imbibent la conscience du prolétaire pour la dénaturer ou l’anesthésier. Une deuxième contradiction se révèle aussi : le syndicalisme incite au corporatisme, ne s’inquiétant guère de l’ordre politique et de l’idéologie social-démocrate. « Une telle opposition du mouvement syndical au mouvement politique » (a fortiori social-démocrate) n’est pas tenable. Cette dernière signifierait « une défaite » inéluctable du prolétariat malgré l’obtention d’un avantageux niveau de vie : c'est-à-dire que la classe bourgeoise réussirait à intégrer idéologiquement les masses ouvrières dans son ordre politico-économique.

« Il serait tout de même erroné d’en conclure qu’il faudrait nier les syndicats, parce qu’ils conduisent souvent à une attitude bourgeoise, et les remplacer par des organisations politiques. On entend parfois ces propos dans nos rangs, parmi les social-démocrates russes. En Russie précisément, où, pour le moment, il n’y a pour ainsi dire pas de larges organisations ouvrières, on se laisse entraîner facilement par cette idée très simple et qui au premier abord paraît commode : au lieu de créer des syndicats et de courir le risque de les voir subir des influences bourgeoises, ne vaudrait-il pas mieux les empêcher, en créant des organisations politiques au lieu d’organisations « par métiers » ? Pareille idée serait une utopie extrêmement nuisible et dangereuse. Il ne faut surtout pas oublier que, dans la société contemporaine, de larges masses prolétariennes ne peuvent pas mener la lutte syndicale, par la simple raison que le capitalisme, auquel on n’oppose pas de résistance, conduit les ouvriers au plein abrutissement, à la dépravation et à la dégénérescence… Les ouvriers ne peuvent pas renoncer à la lutte pour des revendications économiques et, par là même, ne peuvent pas ne pas s’organiser aux fins de cette lutte. Et il faut bien que cette organisation soit la plus adaptée à ces fins, c'est-à-dire qu’elle soit une organisation professionnelle. Pourtant, même indépendamment de cette considération, il serait utopique de penser que dans les circonstances, on pourrait organiser de larges couches du prolétariat en un grand parti politique. »

8) L’auteur refuse de nier les syndicats sous prétexte qu’ils accouchent d’un défaut (« une attitude bourgeoise ») et de les substituer par le partidarisme. Or, les syndicats sont encore à l’état embryonnaire. Il constate que les affirmations de certains social-démocrates recueillent un écho. Cela se montre néfaste d’après l’auteur qui rappelle que de larges masses prolétariennes s’exemptent de la lutte syndicale par l’état dans lequel elles se trouvent plongées, il conclut que la lutte économique ne peut être délaissée et une structure correspondant le mieux est le syndicat. L’incorporation d’une importante fraction du prolétariat serait inenvisageable et dénaturerait l’essence du parti.

« La théorie nous apprend que le prolétariat ne pourra mener avec succès sa lutte de classes contre le capitalisme que lorsqu’une puissante et large organisation aura relié les intérêts immédiats du prolétaire contemporain et ses intérêts futurs : ses intérêts de vendeur de sa force de travail, et ses intérêts de socialiste. Dans la société contemporaine, on ne peut unir ces intérêts qu’en formant une large organisation syndicale et un parti politique. Un contact étroit entre ces deux types d’organisations, le premier reconnaissant la direction politique du second, le second défendant les intérêts économiques de la classe des prolétaires ; syndicats social-démocrates et parti politique ouvrier ; voilà la voie par laquelle le prolétariat russe deviendra le plus vite possible une « classe en soi » ; c'est-à-dire une puissante force sociale qui sera capable de renverser la domination du capital. »

9) Les intérêts immédiats et futurs de la classe ouvrière se garantissent par cet agencement : le syndicat économique (l’expression d’une large organisation usitée par l’auteur) et le parti politique (l’avant-garde) reconnaissent mutuellement le mode directionnel et l’orientation idéologique (le plan tactico-stratégique) de chacun pour ne pas se chevaucher. Ces deux structures entretiennent un contact étroit. Grâce à cet agencement, le prolétariat russe va évoluer et acquérir rapidement une conscience de classe (conscience d’être en soi une classe pour soi). L’auteur désavoue la résolution du 3ème congrès et conforte l’orientation idéologique de « Que faire ? ». Il n’envisage pas un seul instant ce montage : créer des syndicats ou groupes de résistance pendant la période non-révolutionnaire qui tenteraient d’initier l’émergence d’une situation révolutionnaire comme l’entend en partie l’anarcho-syndicalisme (minorité agissante contre minorité d’avant-garde).

D) Bribes du journal « le Prolétaire » n°11 - 9 août 1905 (la position du comité de Saratov du parti) :

«Le syndicat est une organisation du parti, soumise dans toute son activité au contrôle du comité du Parti : en déployant, il se laissera guider par les décisions du comité, nonobstant la faculté d’en appeler au comité central et au congrès du parti. »

10) Le syndicat s’avère une structure du parti : le comité central et le congrès sont le cadre décisionnel. En requérant la bolchevisation du syndicat, le comité de Saratov franchit un cap.

« Afin que les liens avec le parti soient les plus étroits possibles, le Comité local désignera, d’accord avec le syndicat, son représentant au sein de la Commission Exécutive du syndicat, représentant qui : 1) informera le syndicat des affaires du Parti ; 2) assurera la direction idéologique de l’activité du syndicat. »

11) Le comité de Saratov suggère que les rapports de ces deux organisations soient les plus étroits possibles en deux points : 1) « informera le syndicat des affaires du parti » ; 2) « assurera la direction idéologique de l’activité du syndicat. »

« Afin de protéger ses intérêts, le syndicat, d’accord avec le Comité Local du Parti, mandatera un de ses membres pour le représenter au sein de l’organisation du comité. »

12) Le syndicat ne se voit allouer que la possibilité, pour défendre ses intérêts, de choisir un de ses membres siégeant dans l’instance du parti (en l’occurrence le comité) avec l’aval du comité local du parti.

« Le syndicat versera 20 % de ses recettes globales à la caisse du comité local. »

13) Le syndicat contribue à hauteur de 20% au financement du parti.

E) Motion adoptée par la conférence des organisations bolcheviks de la Russie du sud en juillet 1905 :

«Tout en admettant que la social-démocratie doit organiser des syndicats au sein de la classe ouvrière, la conférence considère qu’au moment révolutionnaire présent la social–démocratie ne doit pas prendre l’initiative de former des syndicats ; elle doit, par contre, mener une propagande dans ce sens qu’actuellement toutes les forces et toute l’énergie de la classe ouvrière doivent être portées sur le terrain de la lutte politique et que l’organisation des syndicats purement professionnels serait de nature à affaiblir l’énergie révolutionnaire de la classe ouvrière et à détourner son attention des tâches politiques, ce qui explique d’ailleurs l’attitude protectrice des libéraux et du gouvernement vis-à-vis des syndicats. Pour ce qui est des organisations syndicales déjà existantes ou qui se formeraient en dehors de l’influence de la social-démocratie, il nous faut nous efforcer d’utiliser ces organisations pour faire pénétrer la conscience social-démocrate révolutionnaire dans les larges masses de la classe ouvrière. »

14) Sans écarter l’option du syndicalisme, la motion de la conférence des organisations bolcheviks de la Russie du sud évalue que la social-démocratie n’a qu’une priorité, dictée par l’appréciation du contexte : la lutte politique et non la lutte économique (syndicale) - cette dernière étant « de nature à amoindrir l’énergie révolutionnaire de la classe ouvrière » (social-démocrate). La résolution conforte son dire par « l’attitude protectrice des libéraux et du gouvernement vis-à-vis des syndicats ». Pourtant, la fin de la motion rejoint « Que faire ? » et les extraits du journal « le Prolétaire » n° 8 du 17 juillet 1905 (7/8/9).

Il est indispensable avant d’aller plus loin, dans l’exploration d’autres citations, d’évoquer la grève générale insurrectionnelle de 1905 bouleversant le contexte. Le lecteur saisira le changement de cap de l’agencement bolchevik.

La grève générale insurrectionnelle de 1905 :

Le 19 septembre 1905, les typographes de « Sytine » cessent le travail et sont aussitôt suivis par une cinquantaine d’imprimeries. Les travailleurs de cette corporation exigent que les signes de ponctuation soient comptés parmi les mille caractères qui constituent l’unité de paiement de leur salaire aux pièces. Les grévistes décident de mettre en place un soviet (conseil). Les ouvriers de la mécanique, de la menuiserie, du tabac et d’autres se joignent également au mouvement de lutte. Le 3 octobre, un soviet général des ouvriers de Moscou voit le jour. La grève commence à s’étendre au reste du pays, ce qui donne lieu à une effervescence insurrectionnelle déstabilisatrice pour le pouvoir en place. Le 12 octobre, on dénombre 750 000 grévistes dans le pays. L’existence du modèle soviétique démontre au reste du monde que les exploités et les opprimés sont capables de s’organiser par eux-mêmes, en édifiant un organisme qui réunit à la fois l’exécutif et le législatif. Le régime tsariste mise, face à cela, sur la complaisance d’une bourgeoisie apeurée par les aspirations de la classe ouvrière. Le 30 octobre, un manifeste impérial est décrété. La répression n’arrête pas de s’amplifier en parallèle. Les incantations du président du soviet de Saint-Pétersbourg n’y changent rien ! A la fin décembre, le bilan s’établit à 15 000 morts et quelques 70 000 personnes prennent le chemin de l’exil. Les bolcheviks comprennent que les structures syndicales jouent un rôle important dans un processus insurrectionnel de type « grève générale », d’où les résolutions suivantes marquant un tournant.

F) Motion émanant de la conférence du comité du nord à Moscou (les structures de la Russie centrale et du nord-est de la tendance bolchevik) – début décembre 1905 :

« De jeter dans les masses le mot d'ordre de constituer des
syndicats là où subsistent la petite industrie et l'industrie à domicile, »

15) Il faut lancer parmi les masses le mot d’ordre de créer des syndicats dans la petite industrie et l’industrie à domicile.

« Là où la social-démocratie n'est pas capable d'atteindre les
larges masses autrement que par l'intermédiaire des syndicats, »
16) La social-démocratie se prémunit du concours des syndicats, lorsqu’elle n’est pas rompue à gagner les masses.

« Là où se manifeste, dans les masses, la tendance à organiser des syndicats. En le faisant, il est nécessaire de s'emparer en fait des syndicats en s'efforçant, là où c'est possible, de faire légaliser, par voie de statuts, la reconnaissance par le syndicat de ce rôle dirigeant (du parti S. D.), en ce qui concerne la participation du syndicat à l'action générale du prolétariat. Est inadmissible l'adoption, par les syndicats, de programmes politiques vagues. Si la soumission consciente à la direction de la social-démocratie ne peut pas être assurée par voie des statuts, il y a lieu de créer des syndicats non affiliés au parti. »

17) Le parti compte bien s’emparer de la direction des syndicats par voie statutaire : le parti doit les contrôler. Tout syndicat n’ayant pas une programmatique claire s’avère intolérable. La fin du point sollicite, lors d'embarras, de constituer des syndicats indépendants non affiliés : quel paradoxe !

G) Propositions rédigées en mars 1906 pour le congrès de Stockholm - mai de la même année (la fusion factice des bolcheviks et mencheviks) :

« Que la social-démocratie a de tout temps reconnu la lutte économique comme une des parties intégrantes de la lutte de classes du prolétariat ; »

18) La social-démocratie prétend avoir toujours fait sienne la lutte économique (« comme une des parties intégrantes de la lutte de classes du prolétariat »). Les bolcheviks assimilent la lutte économique, via les syndicats, sans renoncer à promouvoir l’hégémonie du parti (incarnant la lutte politique). Cela consacre la dichotomie du mouvement ouvrier.

« Que les organisations les plus rationnelles de la classe ouvrière, pour mener la lutte économique, sont (et ceci est démontré par l'expérience de tous les pays capitalistes) de larges syndicats ; »

19) Les syndicats de masse sont les structures prédisposées à la lutte économique.

« Qu’en ce moment on observe en Russie une vaste poussée des masses ouvrières vers le rassemblement dans le cadre des syndicats ; »

20) Les organisations syndicales s’étendent et servent de catalyseur à la classe ouvrière.

« Que la lutte économique ne peut conduire à l'amélioration stable de la situation des masses ouvrières et à l'affermissement de leur véritable organisation de classe qu'à condition de la combiner d'une façon appropriée avec la lutte politique du prolétariat; »

21) la lutte économique et la lutte politique s’avèrent inséparables et concomitantes. En maintenant la dichotomie, les bolcheviks s’opposent au concept globaliste de l’anarcho-syndicalisme : une seule organisation mène à la fois la lutte politique et économique.

« Nous reconnaissons, et proposons au Congrès de reconnaître:

Qu’il est du devoir de toutes les organisations du parti de Concourir à la constitution des syndicats non affiliés au parti et d'engager tous les représentants d'une profession donnée qui sont membres du parti, à y adhérer; »

22) Le parti encourage l’édification de syndicats non adhérents. Il exhorte tous ses membres d’une profession identique à les rejoindre.

« Que le parti doit s'efforcer en usant de tous les moyens, d'éduquer les ouvriers participant aux syndicats, dans le sens d'une ample compréhension de la lutte de classes et des tâches socialistes du prolétariat, pour pouvoir obtenir, grâce à son activité, le rôle vraiment dirigeant dans ces syndicats, et pour que ceux-ci puissent, dans certaines circonstances, adhérer directement au parti, sans toutefois exclure du syndicat les membres qui n'ont pas adhéré au parti. »

23) Le parti s’oriente dans une mission éducative envers les ouvriers syndicalistes pour qu’ils saisissent ce qu’est la lutte de classes (le pourquoi et le comment) et les tâches socialistes du prolétariat. L’objectif est de les manipuler pour obtenir le commandement et faciliter le recrutement des meilleurs éléments, sans atténuer l’effectif des syndicats. La ligne politique se poursuit sur un ton pondéré.

H) Projet d’une résolution écrite au printemps 1906 (abandonnée) :

« Nous reconnaissons l’immense importance des syndicats pour l’éducation pratique de la classe ouvrière dans la lutte contre le capital, et nous sommes d’avis que maintenant, à l’époque de la Révolution politique en notre pays, l’influence organisatrice des syndicats est au plus haut degré importante et d’une grande valeur pour la cause de l’émancipation politique du peuple. Tant que tient l’ancien régime, le cadre du parti est inévitablement étroit par rapport au besoin des ouvriers de s’unir, besoin qui croît spontanément ; les moyens de s’unir que fournissent les syndicats sont partiellement de nature à parer ce défaut des organisations clandestines, puisqu’ils satisfont au besoin de s’unir des couches de la classe ouvrière plus larges et qui ne sont pas encore capables d’adhérer au parti, et parce qu’ils sont pour ces couches l’antichambre qui les mène naturellement au rassemblement au sein du parti. »

24) Les bolcheviks admettent qu’ils ne peuvent esquiver la fonction formatrice des syndicats auprès de la classe ouvrière. « L’influence organisatrice des syndicats » est maintenant salutaire et capitale pour la libération du peuple. Les syndicats sont une réponse circonstancielle adaptée au contexte qui répond à l’exigence du parti (« l’antichambre »). Nous sommes encore loin évidemment de l’idée du syndicat conduisant à l’émancipation des travailleurs.

« Cependant nous sommes d’avis que si l’on se laissait entraîner outre mesure par la forme syndicale de l’organisation, cela impliquerait des dangers considérables pour le développement du mouvement politique du prolétariat. Premièrement : étant donné le manque habituel et chronique d’hommes capables de faire le travail quotidien le plus urgent du parti, le fait de retirer ces hommes pour les charger de l’organisation des syndicats pourrait souvent conduire à l’affaiblissement considérable des organisations du parti elles-mêmes. Deuxièmement : dans l’atmosphère de révolution politique, les syndicats prennent aisément une nuance politique, mais en vue du degré de développement de la plupart des ouvriers adhérant aux syndicats, cette nuance peut s’avérer non pas social-démocrate mais plus modérée, démocrate-libérale, ce qui évoque le danger de la démoralisation politique des ouvriers, de leur évolution dans le sens d’un plat opportunisme. »

25) La suite se relativise par les deux aspects suivants : 1) « le manque habituel et chronique d’hommes » occasionne déjà une gêne majeure pour le parti. Celui-ci risquerait de le payer cher sur le plan de son fonctionnement, s’il choisissait de s’investir dans les syndicats. 2) Les syndicats revêtent « une nuance politique » qui peut se révéler démocrate-libérale et non social-démocrate, sonnant le triomphe de l’opportunisme (la décomposition de la social-démocratie). Les initiateurs de cette motion avouent que les syndicats se politisent dans un contexte précis, mais en alléguant une politisation stricto-droitière. Quelle bizarrerie ? Nous savons que le contraire est possible, jusqu’à affaiblir l’emprise des partis : Espagne CNT, Italie USI, Allemagne, FAU – AAUD, etc.

« En raison de ce que nous venons d’exposer, nous proposons aux organisations du parti :

D'utiliser systématiquement, conformément à la résolution du III" Congrès, les syndicats existants et ceux qui se formeraient, en vue d'étendre la propagande et l'enseignement social-démocrates et d'attirer de nouvelles forces dans les organisations du parti. L'action ouverte du parti au sein des syndicats et l'action organisatrice clandestine doivent se compléter réciproquement ; il faut, en même temps, s'efforcer d'affermir, au sein de chaque syndicat en question, l'influence dominante de la social-démocratie, et non pas de transformer le syndicat au prix du rétrécissement de ses cadres, en une organisation clandestine du parti; »

26) Cette première proposition suit la résolution du 3ème congrès. Elle réexpose les contradictions dans lesquelles s’empêtre la social-démocratie.

« De soutenir tant que les hommes et les moyens disponibles le rendent possible, aussi bien les syndicats acceptant le programme entier de notre parti que ceux qui, sans adopter un programme politique déterminé, accordent aux social-démocrates une tribune libre pour la propagande et l'enseignement doctrinal; »

27) Soucieux de maintenir un bon fonctionnement du parti, ce paragraphe de la motion de la conférence du comité du nord – début du mois de décembre 1905 - est désavoué (« est inadmissible l’adoption, par les syndicats, de programmes politiques vagues »).

« Quant à ces organisations ouvrières, politico-syndicales, qui adoptent un programme politique quelconque, programme non social-démocrate, il faut agir sur elles, par l’intermédiaire des social-démocrates qui y adhéreront, pour qu’ils acceptent le programme de notre parti : et si l’action menée dans ce sens s’avère peu productive et si elle ne promet point de succès, il faut s’efforcer de faire quitter ces syndicats par les éléments qui seraient en mesure de remplacer les syndicats politiques non social-démocrates, par des organisations purement syndicales ou des syndicats social-démocrates, selon la composition et l’état d’esprit des ouvriers en question… »

28) Convenant de satelliser les syndicats, les auteurs de ce projet de résolution admettent l’abandon pur et simple de cette démarche en cas d’échec. Ils délaissent la motion du 3ème congrès du parti d’avril-mai 1905. On constate que toute ligne politique non social-démocrate doit être combattue.

« Les organisations du parti doivent prendre l’initiative de former des syndicats dans tous les cas, où il y aurait, dans les masses prolétariennes une impulsion vers des organisations larges ; ils devront y attirer, pour les travaux d’organisation, parmi les ouvriers, ceux qui sont le mieux adaptés à ce travail et favorables au programme et à la tactique social-démocrates. »

29) les propositions de mars 1906 (à l’approche du congrès de Stockholm mai 1906) sont reprises.

I) Préface de « En douze ans » paru en 1908 (recueil d’articles de Lénine) :

« Dans « Que Faire ? » je me suis prononcé pour la neutralité des syndicats. Depuis, contrairement à maintes assertions de mes contradicteurs, je ne me suis jamais prononcé autrement ni dans mes brochures, ni dans mes articles. Ce n’est que le congrès de Londres du PSDOR et le congrès socialiste international de Stuttgart qui m’obligèrent à conclure que la neutralité des syndicats ne peut être défendue en principe. Le plus étroit rapprochement entre les syndicats et le parti – tel est le seul principe qui soit juste. S’efforçant de rapprocher les syndicats et le parti, d’établir un lien étroit entre eux, telle doit être notre politique, et il est nécessaire de la réaliser fermement et avec persévérance dans tout notre travail d’enseignement et de propagande, dans l’action organisatrice, sans courir après la « reconnaissance » de pure forme et sans chasser, des syndicats, ceux qui pensent différemment. »
30) Lénine ne renie pas le neutralisme idéologique. L’orientation du congrès du parti de Londres (1907) et de la deuxième internationale de Stuttgart (même année) l’ont forcé, sous peine de se retrouver au rang d’oppositionnel, à un faux fuyant : le concept du noyautage qui se réalise par le principe de la cellule (« établir un lien étroit »), structurée de manière informelle (« sans courir après « la reconnaissance » de pure forme »). Le neutralisme idéologique est inopérant de la bouche de Lénine et des bolcheviks.

J) Résolution de la conférence d’octobre 1913 à Poronino (Autriche) :

« Toute l’action dans les associations ouvrières légales doit être menée non pas dans l’esprit de neutralité, mais dans l’esprit des décisions du congrès de Londres du PSDOR et du congrès international de Stuttgart. Les social-démocrates doivent attirer dans les syndicats les couches les plus larges possibles d’ouvriers, en invitant à y adhérer tous les ouvriers sans distinctions d’opinions politiques. Mais il est du devoir des social-démocrates de former, au sein de ces associations, des groupes du parti et de s’efforcer d’obtenir l’établissement des rapports les plus étroits entre ces associations et le parti social-démocrate, par un travail méthodique et de longue haleine. »

31) La résolution de la conférence d’Octobre 1913 à Poronino s’inscrit d’emblée dans la ligne des congrès de Londres et de Stuttgart, qui acquiescent au noyautage pondu par Lénine.
Note rapide :

La révolution éclate, quatre années plus tard, en février 1917. Elle s’achève quand le parti bolchevik prend le pouvoir dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917. Dès lors, tous les acquis de la révolution disparaîtront petit à petit. Le parti bolchevik décrète, face à la réaction, le communisme de guerre. Son application entraîne l’élimination du pouvoir des soviets (ou des conseils) et des libertés acquises, neutralisant les différentes expressions idéologiques du prolétariat : socialistes-révolutionnaires, mencheviks, anarchistes, anarcho-syndicalistes, etc. La guerre civile s’arrête dans le courant 1920-21. Le pays se trouve entièrement ruiné. Lénine et les bolcheviks doivent, malgré cette victoire, affronter l’aller-retour théorie/pratique, relatif à leur agencement syndical.

K) Résolution du parti en avril 1920 (9ème congrès) :

« Les syndicats antérieurement organes de la lutte de ceux qui vendaient leur force de travail contre la classe régnante des capitalistes, se transforment sous la dictature du prolétariat en appareils de la classe ouvrière qui gouverne le pays. Les tâches des syndicats relèvent principalement du domaine de l’organisation de l’économie et de celui de l’éducation. Ces tâches, les syndicats doivent les accomplir non pas comme une force isolée au point de vue de l’organisation et se considérant comme but en soi, mais comme un des appareils fondamentaux de l’Etat soviétique, dirigé, celui-ci, par le parti communiste. C’est à cette condition seulement que peut être obtenue la stabilité maximum de tout le système de la dictature prolétarienne et l’effet maximum de la production… »

32) Les syndicats se rénovent en appareils idéologiques qui régissent l’économie et l’éducation. Ils demeurent les maillons de l’Etat sous tutelle politique du parti.

« …Etant école du communisme et le chaînon qui unit les masses du prolétariat les plus arriérées et non encore libérées de l’ancien esprit étroit, professionnel et corporatif, à l’avant-garde du prolétariat, le parti communiste, les syndicats ont le devoir d’éduquer ces masses, de les organiser culturellement, politiquement, administrativement, de les élever au niveau du communisme, en les préparant au rôle de créateurs de l’ordre communiste qu’érige l’Etat soviétique, la forme historiquement dévolue de la dictature prolétarienne… »

33) La fonction éducatrice du syndicat consiste à cheviller les masses retardataires sur le plan idéologique, dans l’optique de les amener « au rôle de créateurs de l’ordre communiste qu’érige l’Etat soviétique » ou bolchevik (la forme historiquement dévolue de la dictature du prolétariat suivant le discours bolchevik).

L) Discours de Lénine prononcé le 30 décembre 1920 :

« …Trotsky commet une faute. Son raisonnement aboutit à ce fait que le rôle des syndicats dans l’Etat ouvrier n’est pas de défendre les intérêts matériels et idéologiques de la classe ouvrière. C’est une faute. Le camarade Trotsky parle de l’ « Etat ouvrier ». Voyons, c’est une abstraction. Lorsqu’en 1917, nous avons mentionné l’Etat ouvrier, c’était incompréhensible ; mais maintenant, si l’on nous dit : « Pourquoi défendre la classe ouvrière, contre qui la défendre ? Puisqu’il n’y a plus de bourgeoisie et que l’Etat est un état ouvrier ? » - l’on commet une faute évidente. L’Etat n’est pas tout à fait ouvrier, et tout est là. C’est là qu’est renfermée une des fautes principales du camarade Trotsky. Notre Etat n’est pas en fait un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier-paysan ; c’est là ma première objection. Et de là il résulte beaucoup de choses. (Boukharine : « Quel Etat ? Etat ouvrier-paysan ? ») Le camarade Boukharine me crie du fond de la salle : « quel Etat ? Etat ouvrier-paysan ? Je ne vais pas lui réponde. Que ceux qui veulent ma réponse, se rappellent le congrès des soviets qui vient de clore ses travaux, la réponse y sera. »

34) Trotsky se montre incompétent à comprendre la nature de l’Etat bolchevik, quand il définit la fonction des syndicats. Lénine se permet de le réprouver : « voyons, c’est une abstraction ». L’Etat bolchevik n’est pas un état ouvrier mais un Etat ouvrier-paysan rappelle Lénine. Cela apostrophe Boukharine. Le lecteur saisira que les classes sociales n’ont pas disparues lors de la genèse de l’Etat bolchevik.

« Mais ce n’est pas tout. De notre programme de parti…. il ressort que nous avons un Etat ouvrier sujet à une déformation bureaucratique…. Or, en présence d’un Etat qui s’est formé pratiquement de cette façon, les syndicats n’auraient-ils rien à défendre ? Peut-on se passer d’eux pour défendre les intérêts matériels et idéologiques du prolétariat qui est, lui, organisé en sa totalité ? C’est un raisonnement théorique absolument faux. Cela nous transporte dans la sphère de l’abstraction et de l’idéal que nous atteindrons dans 15-20 ans, mais je ne suis pas si sûr, moi que nous l’atteignions dans ce laps de temps. Nous sommes pourtant en face de la réalité que nous connaissons bien, pourvu que nous ne enivrions pas, que nous ne nous enthousiasmions pas pour des bavardages intellectuels ou pour des raisonnements abstraits ou pour ce qui parfois paraît être de la « théorie » mais ce qui, en vérité, est une faute, une faute de jugement sur les particularités de la transition (du capitalisme au socialisme) Notre Etat actuel est tel que le prolétariat organisé en sa totalité doit se défendre lui-même et que nous devons, nous, user de ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre l’Etat et pour la défense de l’Etat par les ouvriers. »

35) L’Etat ouvrier (bolchevik) souffre d’une malformation intrinsèque. Prétendre le contraire reviendrait, si l’on suit le raisonnement de Lénine, à une ignorance de la réalité en faisant abstraction des particularités de la phase de transition (« du capitalisme au socialisme »). Un dilemme se pose : combattre l’Etat bolchevik pour le sauvegarder avec l’appui des syndicats. Lénine pense que l’Etat bolchevik joue sa survie.

M) La « Pravda » du 21 janvier 1921 :

« A force de parler de la discussion du 30 décembre, il me faut corriger encore une faute que j’ai commise. J’avais dit : « Notre Etat n’est pas en fait, un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier-paysan. » Et le camarade Boukharine de s’écrier sur le coup : « Quel Etat ? » Moi, je m’en référai, en lui répondant, au 8ème congrès des soviets qui venait de se clore. En relisant maintenant le compte rendu de la discussion, je vois que j’ai eu tort et que le camarade Boukharine, lui, a eu raison. Il m’eût fallu dire : « l’Etat ouvrier est une abstraction. En fait nous avons un Etat ouvrier, 1° avec cette particularité que c’est la population paysanne, et non pas la population ouvrière qui prédomine dans notre pays ; et 2° un Etat ouvrier sujet à une déformation bureaucratique. » Le lecteur qui voudra bien lire mon discours tout entier, verra que cette rectification ne modifie ni la suite de mon argumentation, ni mes conclusions. »

36) Lénine se perd-il dans sa critique ? Veut-il s’épargner une polémique avec Boukharine ? Non ! Lénine la reformule et conclut de nouveau sur la malformation intrinsèque : l’écrasante masse paysanne favorise l’apparition de la bureaucratie qui désagrège la structuration de l’Etat ouvrier (bolchevik), puisqu’elle est le stade ultime du contrôle social.

N) La « Pravda » - fin du mois de janvier 1921 :

«…les syndicats ont perdu leur base qu’était la lutte économique de classes, mais ils n’ont pas perdu, bien loin de là, et pendant de longues années encore ils ne pourront pas perdre, la base qu’est la « lutte économique » ne revêtant plus le caractère de lutte de classes, lutte économique dans le sens du combat contre les déformations bureaucratiques de l’appareil soviétique, dans le sens de la défense des intérêts matériels et idéologiques de la masse des travailleurs par les voies et les moyens qui ne sont pas accessibles à cet appareil. »

37) Lénine reconnaît l’échec du parti et l’ineptie de l’Etat ouvrier. IL révise sa position et préconise que le syndicat soit l’élément du combat pour le communisme.

"Salut Carmela, je suis chez FIAT ! Je vais bien... Si, si, nous pouvons parler tranquillement, c'est Agnelli qui paye !"
Paul Anton
 
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Messagepar Paul Anton » Dimanche 17 Aoû 2008 22:11

III Développement :

A la lecture de la totalité des documents insérés dans ce cahier, nous remarquons que Lénine échafaude son raisonnement politique à partir d’un a priori : le prolétaire est incapable d’élaborer tout discours lui permettant de prendre conscience de sa condition d’aliénation (le en soi et pour soi de classe) et de la dépasser. Qu’est-ce qui singularise l’être animal humain pour le révolutionnaire ? Sinon le fait qu’il soit un concept historique soumis à la production et au régime idéologique du discours. Lénine affirme, au nom de cet a priori, que le salut du prolétaire n’est réalisable que par le regroupement d’une élite ou d’une avant-garde, rassemblée au sein d’une structure verticaliste et centralisatrice : le parti (A « Que faire ? » - 1/3).
Ceci dit, il ne tient pas compte de cette constatation : le parti peut se montrer beaucoup plus réformiste que le syndicat (et vice versa), car la nature du premier et du dernier n’est pas en soi révolutionnaire ou réformiste ; ils seront l’un ou l’autre selon les décisions que prennent leurs membres, en tenant compte des circonstances, de la réalité et de leur idéologie qui influent sur l’ensemble des choix du plan tactico-stratégique.
Nous pouvons souligner une profonde divergence entre les léninistes et les anarcho-syndicalistes. Pour ces derniers, le prolétaire n’est pas un individu subissant un déterminisme programmé (fût-il économique). Au contraire, les anarcho-syndicalistes défendent l’idée que le prolétaire est capable, lors d’une situation précise et particulière, de renverser le cours des choses par ces choix. Lénine aurait-il oublié ce qu’est une phase d’accélération historique ? Evidement non ! Puisque le chef des bolcheviks exprime une aversion pour le spontanéisme, ne débouchant que sur l’intégration, l’institutionnalisation du mouvement ouvrier et du syndicalisme naissant, dont la préoccupation essentielle est d'acquérir quelques menus avantages : hausse des salaires, aménagement des conditions de travail : le trade-unionisme (A « Que faire ? » 2/3).
Lénine se veut le digne continuateur de l’œuvre de Marx. En privilégiant la conquête de l’ordre politique (superstructure), il va introduire un distinguo renversant car si la base économique ou l’infrastructure d’une société détermine sa superstructure (l’Etat, l’idéologie, le juridique…), tout changement social sérieux implique de transformer profondément la base économique, selon les tenants du marxisme. Mais, ceux-ci, les léninistes et les social-démocrates d’aujourd’hui oublient que l’infrastructure et la superstructure interfèrent, par les relations qu’elles entretiennent. Nous déduisons qu’il ne peut y avoir de bouleversement social d’ampleur sans l’activation d’un processus révolutionnaire, modifiant l’économique et le politique de manière concomitante. Cela se produit quand les opprimés le désirent et se heurte à la réaction des classes dominantes qui les poussent à agir par et pour eux-mêmes, en se dotant de leur propre dispositif structurel : le syndicat, le conseil, le groupe idéologique…, créant une crise institutionnelle. Ces facteurs contribuent à transposer la situation du moment en un événement historique de 1er ordre : France 1789, Russie 1905 et 1917, Espagne 1936… L’anarcho-syndicalisme prétend qu’il n’est pas d’une grande importance de saisir l’ordre causal entre l’économique et le politique, contrairement à la vulgate marxiste qui entend le déterminer, parce qu’il s’agit de changer le tout et ses parties. On pourra mieux appréhender cette vision grâce aux cahiers : n° 8 « Anarcho-syndicalisme et autonomie populaire » – n° 35 « La FORA/une organisation anarchiste ouvrière » - n°38 « Autonomie populaire et désobéissance civile : les autoréductions en Italie » - n°42 « lectures subversives ».

Dans « Que faire ? », Lénine pointe le neutralisme idéologique, repris et appliqué en France par la charte d’Amiens, insérée à la fin de ce cahier, qui authentifiera la genèse du syndicalisme-révolutionnaire, consacrant la dichotomie : parti/syndicat. Ces deux textes présentent donc une ressemblance sur le plan théorique.

1) Le neutralisme idéologique consiste à éradiquer toute identité politique (anarchisme, marxisme, socialisme, christianisme….). La charte d’Amiens se réfère pourtant à un projet de société. Lequel ? Car cela requiert une idéologie définissant un cadre juridico-politique (le capitalisme, le communisme…). Comment une structure syndicale peut-elle se qualifier de révolutionnaire en l’absence d’une idéologie conséquente ? Ce concept du neutralisme idéologique constitue une insulte à l’entendement. Tout groupe humain ne peut pas exister sans un substrat idéologique qui le norme consciemment ou inconsciemment. Il n’existe pas de structure sociale prétendue neutre ou sans idéologie. Le syndicalisme n’échappe pas à la règle, puisqu’il est à la fois « produit » et/ou « producteur » idéologique. Nous différencions trois niveaux : 1) une idéologie souple pour maintenir une relative unité dans les rangs du syndicat à cause de sa diversité idéologique ; 2) une idéologie plus marquée (on parle alors de syndicat de sensibilité) ; 3) une idéologie qui s’assume clairement au sein de la structure syndicale, parce qu’elle se fonde sur un critère affinitaire. Le corpus idéologique est plus ou moins signifié selon des intérêts et des choix bien précis, exprimés sous la houlette d’un plan tactico-stratégique. Le syndicalisme mue donc en fonction des références idéologiques qui le traversent et le placent sur l’échiquier politique de droite ou de gauche : social-démocrate accompagné de sa branche radicale réformiste ou révolutionnaire.
Aujourd’hui, le syndicalisme s’emploie exclusivement à traiter des revendications salariales liées à la sphère économique (infrastructure), tandis que le parti s’affaire à l’administration de la cité et de l’Etat (superstructure). Les liens des syndicats et des partis vont de la soumission à la synergie ; les militants aguerris s’impliquant dans ces deux types de structures y projettent subtilement ou hypocritement les joutes idéologiques : laïcité, libéralisme, protectionnisme, etc. N’oublions pas encore que les partis politiques, dans leur quête de pouvoir ou dans son exercice, craignent les accès de colère qui peuvent revêtir une forme déstabilisante et insurrectionnelle. Pour cette raison, les partis entendent pacifier, contrôler et spécier le syndicalisme, en le vidant de toute idéologie subversive, pour lui substituer une idéologie conforme avec celle du partidarisme. Celui-ci limite donc la fonction du syndicat au jeu du revendicatif, c'est-à-dire négocier plus ou moins le taux de profit tout en lui ôtant l’idée de sa suppression.

Le neutralisme idéologique même prétendu révolutionnaire vide le syndicalisme de toute velléité transformatrice, faute d’idéologie révolutionnaire. Ce syndicalisme subira le contrecoup de la suprématie du groupe idéologique faisant corps et sens, face au néant référentiel. Dès lors, le syndicat se réduit à un rôle d’appendice et de champ de manœuvre du parti (ou des partis), car son idéologie est transférée entre les mains de celui-ci. D’autre part, le neutralisme idéologique dépossède le syndicalisme d’une critique d’un système social qui est à l’oeuvre dans tous ses modes et ses rapports : la production, la consommation, le comportemental, etc., découlant d’une idéologie : le bourgeoisisme. Ceci ne peut se comprendre sans une méthodologie munie d’une idéologie d’autant que la critique suppose une autre idéologie. L’absence de critique aboutit au fait que l’idéologie du système en place (le capitalisme) parait indépassable et naturelle (le « C’est comme ça »). Par un pragmatisme erroné, le contenu revendicatif s’en trouve affaibli : si l’économie se porte bien, on tente d’obtenir de meilleurs avantages ; on consent, en cas de crise, à une perte d’avantages, puisque l’ordre des choses l’impose. Ce qui revient à être le vecteur de l’idéologie dominante. De fait, le syndicat affirme son idéologie propre ; soit il véhicule celle du parti ou bien il se subsume par le neutralisme dans l’idéologie dominante.

La pratique de la dichotomisation parti/syndicat produit un autre problème : le réductionnisme cognitif. Quelle que soit la théorie de la connaissance, du perçu, du comment et du pourquoi du monde à laquelle on se réfère (idéalisme, matérialisme, métaphysique, agnosticisme, phénoménologie, rationalisme, empirisme,…), une chose est claire : l’être animal humain mobilise pour penser ses compétences cognitives (logique, mémoire,…). L’être animal humain étant au et dans le monde qui est ce grand tout, soumis à la coaction de ses parties (et du tout sur ses parties), tout cela en perpétuel changement et mouvement. Si, par commodité, on classe, divise, le tout et ses parties en disciplines, éléments, composants, variétés et espèces ; il faut partir du postulat suivant : comment le tout et ses parties interagissent ? Le tout ne peut s’expliquer par une ou plusieurs de ses parties. Par exemple, ce tout qu’est le monde agence ses parties (nature, culture…) ; la coaction de ces dernières le modifie et entraîne des réorganisations. Appliqué au sociétal, ce modèle permet de percevoir qu’un système social agit sur ces ordres (l’économique, le politique, le juridique, l’idéologique, etc.). Le fait de borner une structure sociale dans le champ d’un de ces ordres (l’économique pour le syndicat, le politique et le juridique pour le parti, enfin l’idéologie pour un cénacle philosophique) conduit ces diverses entités à ce spécialiser et à n’analyser la réalité que sous l’angle de leur objet, rendant hermétique tout lien entre les ordres et impossible une vision systémique. Cela acte une cogitation fragmentaire, privant les exploités et les opprimés d’une vue claire et globale des enjeux sociétaux. La dichotomie (voire la trichotomie) imposée par une force révolutionnaire (le léninisme par exemple) et ceux qui partagent son approche devient contre opérante par l’application même de sa tactique. En effet, chaque acteur enfermé et convaincu que son intérêt est de retourner uniquement à son avantage l’ordre dans lequel il s’investit, croyant ici peser sur le sociétal, se trompe. Si un ordre est troublé, les autres, toujours valides travailleront à l’endiguer et à le rétablir. Imaginons que les salariés s’emparent de la sphère économique même partiellement. Nul doute qu’il y aurait depuis les institutions politiques une contre-attaque idéologique, par un discours normatif, pour reprendre immédiatement la main, car tous les ordres et par là le sociétal sont contrôlés par la bourgeoisie. Pour viser l’ensemble du sociétal, affaiblir et détruire le système, il faut penser globalement tout en agissant de manière simultanée sur ses ordres.

2) Les promoteurs de la charte d’Amiens considèrent que l’infrastructure prévaut sur la superstructure et retournent le distinguo renversant de Lénine. Ce retour au primat de l’économie est donc la conséquence du triomphe du marxisme, prétendant que la base économique (l’infrastructure) fixe le cadre juridico-politique et l’idéologique (la superstructure). Ceci apparaît comme un deuxième réductionnisme.

3) La charte d’Amiens part de l’hypothèse que le neutralisme idéologique rend possible l’unité des travailleurs sur la base du jeu revendicatif (économique), débarrassé des querelles idéologiques. Mais en fait le neutralisme idéologique n’a pas empêché le syndicalisme - y compris révolutionnaire - d’être satellisé. Nous remarquons que ce jeu revendicatif ne supprime pas les divisions du salariat pour la simple raison qu’il est lui-même conditionné par le rapport idéologique. En effet, imaginons un travailleur sans idéologie révolutionnaire (imbibé de bourgeoisisme) : il acceptera la logique de fixation du salaire par le patron tout en essayant d’obtenir individuellement la meilleure part possible, tandis que le travailleur révolutionnaire essaiera de vendre collectivement la force de travail au prix fort et que l’anarcho-syndicaliste ne se contentera pas de cela mais, de plus, fera tout pour remettre en question le salariat grâce à son idéologie : le communisme libertaire. Observons qu’un travailleur ayant intériorisé les valeurs bourgeoises pliera devant des rapports hiérarchiques et les inégalités salariales qui en découlent. Ceci démontre bien que les accointances idéologiques déterminent le contenu revendicatif. Tout syndicaliste un peu expérimenté le sait bien ! En défendant une conception minimale de la critique, le neutralisme idéologique pousse aussi le syndicalisme vers l’intégration et l’institutionnalisation qui achève de le transformer en un mécanisme régulateur, pacifiant les rapports sociaux.
Le concept de la dichotomie : syndicat de masse/infrastructure - parti d’avant-garde/superstructure rencontre le consentement du parti. Le neutralisme idéologique suscite néanmoins des polémiques, parce que la question du lien entre le parti et le syndicat reste irrésolue. Trois tendances se dégagent, exprimées dans :

I) Le neutralisme idéologique :

A) « Que faire ? » 1 /2/3/4/5
C) Des extraits du journal « le Prolétaire » n°8 - 17 juillet 1905 (7/8/9).
E) La motion adoptée par la conférence des organisations bolcheviks de la Russie du sud en juillet 1905.

II) La courroie de transmission :

B) La résolution du 3ème congrès d’avril – mai 1905.

III) La bolchevisation du syndicat :

D) « Le Prolétaire » n°11 – 9 août 1905 (la position du comité de Saratov du parti).

La grève générale insurrectionnelle d’octobre - décembre 1905 va procurer à Lénine une occasion inespérée de parfaire sa vision et de faire taire les dissonances. La classe ouvrière s’en moque et ne compte que sur ses forces tout le long du processus. Les bolcheviks ne s’y trompent pas et rectifient le tir. Dès le mois de décembre 1905, la première réaction se fait sentir par la motion émanant de la conférence du comité du nord (structures de la Russie centrale et du nord-est de la tendance bolchevik F - 15/16/17), suivie quelques mois plus tard des propositions rédigées en mars 1906 pour le congrès de Stockholm (mai de la même année G – 18/19/20/21/22/23). Notons le projet d’une résolution écrite au printemps 1906 (abandonnée H - 24/25/26/27/28/29). On passe d’un anti-syndicalisme primaire (« Que faire ? » A - 1) à un syndicalisme loué et bénéfique : l'académie sélective du parti (G - 23 et H - 24). Mais les hésitations perdurent et rendent les contradictions insurmontables (H - 25/26/27/28). Lénine ne reste pas impassible : préface de « En douze ans » - paru en 1908 (recueil d’articles) : le concept du noyautage. Lénine établit un dépassement dialectique des contradictions dans lesquelles les bolcheviks s’embourbent : la bolchevisation du syndicat passe par la mise en pratique du noyautage sous le couvert du neutralisme idéologique, dont la résolution de la conférence d’octobre 1913 à Poronino prend acte (J – 31). Une nouvelle étape s’ouvre. Les bolcheviks vont s’employer à contenir les syndicats comme annexe ou tête de pont pour faire de leur parti le maître d’œuvre qui est censé regrouper tous les meilleurs éléments révolutionnaires, issus du prolétariat et de la bourgeoisie ; car le parti bolchevik est par essence d’avant-garde. Le syndicat ne peut dès lors le concurrencer. Il est donc impératif de lui ôter toute référence idéologique susceptible de remettre en cause ce dispositif structurel, afin que le parti puisse s’emparer tranquillement du pouvoir et instaurer sa dictature (fût-elle baptisée dictature du prolétariat). Il est clair que le neutralisme idéologique du syndicalisme-révolutionnaire révèle une manipulation sémantique, occultant le plan tactico-stratégique de l’idéologie bolchevik ; il n’est qu’un avatar du partidarisme marxiste à la sauce léniniste et trotskyste, qui sera concrètement mis en pratique dans le système soviétique.

La réalité a la vie dure cependant ! Lénine et le parti reconnaissent que l’instauration de la dictature du prolétariat n’a pas cimenté les soubassements du communisme : résolution du parti en Avril 1920 - 9ème congrès (K - 32/33). Lénine se ravise une fois de plus, en s’affrontant à Trotsky et Boukharine : discours de Lénine prononcé le 30 décembre 1920 (L - 34/35) - La « Pravda » du 21 Janvier 1921 (M – 36) – fin du mois de janvier 1921 (N – 37) pour demander le maintien des prérogatives syndicales car l’Etat était devenu le patron par cette malformation intrinsèque : la bureaucratie. Ce rare éclair de lucidité donne quelque part raison à la prophétie de Bakounine et des anarcho-syndicalistes. Ces derniers ont réalisé une révolution en Espagne restant unique dans l’histoire du prolétariat par son échelle temporelle (1936-39) et son amplitude.

IV Conclusion :

Lénine et les bolcheviks connaissent un revers par la mise en pratique de leur agencement syndical. Mais les concepts de ce dernier continuent d’être à l’œuvre au travers du syndicalisme actuel y compris dans son versus révolutionnaire. Ce cahier apporte sa contribution pour renvoyer aux abîmes de l’histoire Lénine et consorts, en les démystifiant et par là en redonnant à l’anarcho-syndicalisme sa pertinence.

Caen, octobre2006 - Paul Anton.


Charte d’Amiens adoptée au IX° congrès de la CGT en octobre 1906 :
"Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2 constitutif de la CGT.
La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise par les points suivants, cette affirmation théorique.
Dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.
Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions où leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat. Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale".
"Salut Carmela, je suis chez FIAT ! Je vais bien... Si, si, nous pouvons parler tranquillement, c'est Agnelli qui paye !"
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Messagepar lucien » Mardi 26 Aoû 2008 19:22

Téléchargeable en pdf : ici.
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