Voici la critique radicale du syndicalisme exposée par Malatesta, au congrès tenu à Amiens en 1906 par la CGT (alors toute neuve et notamment créée par un grand nombre d'anarchistes), doublée d'un appel à l'insurrection armée :
Même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible -et encore !- que l'amélioration des conditions de travail.
Aux Etats-Unis, ces unions ouvrières sont devenues, à mesure qu'elles croissaient en force et en richesse, des organisations nettement conservatrices, uniquement occupées à faire de leurs membres des privilégiés dans l'usine, l'atelier ou la mine et beaucoup moins hostiles au capitalisme patronal qu'aux ouvriers non organisés, à ce prolétariat en haillon flétri par la social-démocratie ! Or à ce prolétariat toujours croissant de sans-travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme, ou plutôt qui ne compte pour lui que comme obstacle, nous ne pouvons pas l'oublier, nous autres anarchistes, et nous devons le défendre parce qu'il est le pire des souffrants.
Pourtant, je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. Mais nous devons y aller pour réagir énergiquement contre cet état d'esprit détestable qui incline les syndicats à ne défendre que des intérêts particuliers. (...)
Pourtant, parmi les prolétaires, la solidarité morale est possible, à défaut de la solidarité économique. Les ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts corporatifs ne la connaîtront pas, mais elle naîtra du jour où une volonté commune de transformation sociale aurait fait d'eux des hommes nouveaux. (...)
Que l'action syndicale comporte des dangers, c'est ce qu'il ne faut plus songer à nier. Le plus grand de ces dangers est certainement, dans l'acceptation par le militant de fonctions syndicales, surtout quand celles-ci sont rémunérées. (...) Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger qui n'est comparable qu'au parlementarisme : l'un et l'autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il n'y a pas loin !
La grève générale, certes...mais elle ne rend pas inutile l'insurrection armée.
Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi, j'en accepte le principe que je propage tant que je puis depuis des années. La grève générale m'a toujours paru un moyen excellent pour ouvrir à la révolution sociale. Toutefois, gardons-nous bien de tomber dans l'illusion néfaste qu'avec la grève générale, l'insurrection armée devient une superfétation. On prétend qu'en arrêtant la production, les ouvriers en quelques jours affameront la bourgeoisie qui, crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever de faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés, mais les ouvriers qui n'ont que leur travail pour vivre. La grève générale telle qu'on nous la décrit d'avance est une utopie. Ou bien l'ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera à l'atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus ; ou bien, il voudra s'emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l'en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon les bourgeois eux-mêmes, et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l'insurrection, et la victoire restera au plus fort.
Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au lieu de nous borner à préconiser la grève générale comme une panacée s'appliquant à tous les maux. Qu'on n'objecte pas que le gouvernement est armé jusqu'aux dents et sera toujours plus fort que les révoltés. A Barcelone, en 1902, la troupe n'était pas nombreuse. Mais on n'était pas préparé à la lutte armée et les ouvriers, ne comprenant pas que le pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient des délégués au gouverneur pour lui demander de faire céder les patrons.
D'ailleurs, la grève générale, même réduite à ce qu'elle est réellement, est encore une de ces armes à double tranchant qu'il ne faut employer qu'avec beaucoup de prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de suspension du travail prolongé. Il faudra donc s'emparer par la force des moyens d'approvisionnement, et cela tout de suite, sans attendre que la grève se soit développée en insurrection.
Ce n'est donc pas tant à cesser le travail qu'il faut inviter les ouvriers : c'est bien plutôt à le continuer pour leur propre compte. Faute de quoi, la grève générale se transformera vite en famine générale, même si l'on avait été assez énergiques pour s'emparer dès l'abord de tous les produits accumulés dans les magasins.
Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les compagnons s'isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd'hui, je déplore que beaucoup d'entre nous, tombant dans l'excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l'organisation ouvrière et syndicale, la grève, la grève générale, l'action directe, le boycottage, le sabotage et l'insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. La révolution sociale est le but. On ne fait pas la grève pour faire la grève ni même pour obtenir une amélioration de notre situation salariale, mais pour l'émancipation révolutionnaire de la classe ouvrière par la transformation sociale.
Vive l'anarchie.
Que pensez vous de ce texte? la vision anarchosyndicaliste du syndicalisme est-elle similaire ou doit elle aussi se sentir visée?