Le collectif autonome de la Barona (Milan)

Les courants, les théoriciens, les actes...

Le collectif autonome de la Barona (Milan)

Messagepar Paul Anton » Samedi 10 Nov 2007 10:31

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Paolo Bertella Farnetti et Primo Moroni

Collectif autonome de la Barona : Éléments pour une histoire impossible

(Cet article a déjà été traduit en français et édité par le bulletin Les mauvais jours finiront en octobre 1987.)



Collectif autonome de la Barona (première partie)


Primo maggio n° 2, printemps 1984

Nous avons voulu écrire une histoire « impossible ». Impossible parce que ses racines recoupent des procédures judiciaires encore ouvertes. Parce que les journaux, les magistrats, la DIGOS (1) et les « repentis » en ont raconté et déformé les aspects qui les servaient. Parce que de nombreux camarades l’ont ignorée ou refoulée, ou encore un peu vite classée, sous le sceau d’un jugement sommaire. Parce que les trajectoires personnelles, collectives et politiques se mêlent de façon inextricable sur un terrain pollué par les délations, les réticences et l’autocensure. C’est donc notre version, fondée sur des documents, des extraits de presse, des témoignages directs. Elle a été élaborée avec la volonté de raconter nous-mêmes, par fragments et approximations successives, l’histoire de ces dernières années.

Le quartier de la Barona se trouve dans la banlieue sud de Milan, dans un grand triangle formé par le Naviglio di Abbiategrasso et le Naviglio Pavese di Pavia. Comme d’autres quartiers (San Cristoforo, Moncucco, Boffalora, Conca-Fallata-Gratosoglio-Chiesa Rossa), il tire son nom des grandes zones agricoles qui composaient le territoire de ce que l’on appelait les Corpi Santi, à l’extérieur des murailles espagnoles.

Un temps communes, elles furent englobées dans le grand Milan par l’administration fasciste, qui mit sur pied dans ces zones un programme de construction de logements populaires : entre 1931 et 1938, l’Istituto Case Popolari construisit justement les premiers aménagements collectifs à la Barona, en les ajoutant à ceux construits au cours des années 20 dans les zones de Stadera et Naviglio Pavese. Dans les années 50, ce fut le tour de San Cristoforo, à nouveau de la Barona, et de via Conchetta et via Torricelli. Enfin, dans les années 60, parallèlement à la grande immigration interne, on construisit à partir de rien Chiesa Rossa, Gratosoglio Nord, Sud et Torri, San Ambrogio I et II, Lodovico il Moro (Negrelli). Beaucoup de ces constructions sont de l’IACP (un équivalent de l’Office des HLM, NdT) et cela explique la formation d’une vaste zone à caractère prolétaire et populaire.

Le sommet de ce triangle entre les deux canaux (Navigli) est représenté par la darse de Porta Ticinese, ce qui définit une relation complexe d’échanges humains et politiques entre les deux zones, si bien que dans la « géographie politique » milanaise, la zone sud a toujours été considérée comme un prolongement logique de la capacité de production politique du quartier Ticinese-Genova, qui a été sans doute le quartier rassemblant le plus de sièges politiques (2) du « mouvement » urbain.

Le CAAB (Collectif autonome antifasciste Barona) naît en novembre 1974, à l’initiative de Fabio (quinze ans) et d’Umberto (14 ans), amis de toujours. En peu de mois, d’autres amis les rejoignent, surtout des camarades de collège de Fabio, tels que Sante, Bob, Ivano, Fabrizio, Marco, Tonino : « On se retrouvait dans un scantinato [local peu salubre en sous-sol, NdT], dans un café, ou même dans la rue et on parlait de nous-mêmes, et de ce que nous réservait l’avenir, c’était le temps du Collectif autonome antifasciste de la Barona, un groupuscule de gars qui, sans chercher le moindre appui, ni s’aligner sur les positions de partis ou de mouvements politiques existants, voulaient essayer de construire politiquement quelque chose de neuf dans le quartier. (Nous étions nés tout seuls et nous voulions tout faire nous-mêmes.) » (3)

Le passage à l’engagement politique de ce qui était un groupe ou une bande de quartier eut lieu peu à peu, et presque naturellement. Au début, le groupe se retrouvait Piazza Miani, autour d’un banc. Quelques-uns ne venaient que pour la passion du basket, ou pour organiser des fêtes, mais on parlait aussi des manifestations ou des problèmes du quartier-ghetto, sans terrain de jeu ni gymnase, sans espaces associatifs pour les jeunes. Le temps passant, l’amitié se mêla des besoins, de la culture et de la marginalité prolétarienne. Il y avait le désir d’organiser quelque chose qui donnât un sens à la vie quotidienne. Puis se produisit la rencontre, à l’école secondaire, avec les enfants des occupants de viale Famagosta(4), un des premiers mouvements de squatters à Milan. Quelques-uns commencèrent à dessiner avec leur plume des poings fermés sur les bancs de l’école, puis continuèrent en couvrant les murs du quartier avec des graffiti connus par « oui-dire » en les signant M.S. ou A.O. [Movimento Studentesco, Avanguardia Operaia, groupes gauchistes de l’époque, NdT (5)], avant même de savoir ce que signifiaient ces sigles.

Puis il y eut des contacts personnels avec les extraparlementaires(6) qui cherchaient à s’implanter dans les quartiers et une croissance par affinité culturelle avec les modèles de la culture du mythique 68, qui passait aussi par l’expérience scolaire, selon un trajet qui rassemblait la plus grande partie des Collectifs de jeunes des quartiers prolétaires de la couronne de Milan. En ce qui concerne la zone sud de Milan, les Collectifs s’étendirent dans tous les quartiers à tradition ouvrière et prolétaire, comme Rozzano, Gratosoglio, Piazza Abbiategrasso, Conchetta al Ticinese, Barona, San Ambrogio, Tessera, Giambellino, Baggio, Quartiere Olmi, en convergeant ensuite avec ceux de quartiers situés plus au nord, tels que Pero, Limbiate, Cinisello, pour s’agréger enfin à la vaste zone de Crescenzago, Padova, où agissaient les Collectifs des quartiers de Loreto, Leoncavallo, Lambrate, Ortica, Segrate. On partait presque toujours de thèmes abstraits comme l’antifascisme, la Chine, le Viêtnam et l’anti-impérialisme, mais de par leur position dans la vie courante et dans la mémoire du quartier, les Collectifs passèrent rapidement à des thèmes concrets de classe : la lutte pour le logements et les occupations, les auto-réductions, la lutte contre le travail au noir, le lien école-travail.

C’était par ces thèmes concrets, par l’enquête sur le quartier, qu’apparaissait l’engagement politique du Collectif, décidé dès le début à maintenir un contrôle sur ses propres actions, et son propre territoire, conformément à son identité et à son homogénéité de bande de camarades et d’amis. De ce fait, le Collectif se définissait avant tout comme « autonome », sans aucune référence à cette autonomie ouvrière qui à la même époque s’exprimait dans le journal Rosso [après 1975, journal fait par des gens très proches de Toni Negri(7), NdT], et était encore inconnue à la Barona. Dans l’autre définition que se donnait le groupe, « antifasciste », il y avait aussi bien un écho de la culture du mouvement de ces années, où tout était antifasciste (c’était aussi l’époque des affrontements physiques contre ceux de San Babila), qu’une nouvelle interprétation de l’objectif typique d’une bande de quartier : « surveiller » sa zone avec une vigilance antifasciste, essayer d’atteindre une hégémonie politique sur un espace où les initiatives externes ne pourraient avoir lieu, ou en tout cas ne seraient pas tolérées.

Le Collectif ne s’identifiait pas avec tout le groupe des amis de la Barona : quand il acquit en 1975 une physionomie plus précise, il était composé d’une dizaine de militants très actifs, capables d’entraîner selon l’initiative envisagée, vingt ou trente autres gars qui constituaient ou fréquentaient le groupe. C’est au cours de cette année que le CAAB trouva un siège provisoire dans le scantinato d’un fleuriste et commença ses premières interventions à propos des occupations du viale Famagosta : les premiers tracts furent faits à la main et collés au Vivanil. Une des premières sorties « officielles » eut lieu au Fabbrikone(8), un vieil édifice occupé dans le quartier de Genova, où ils se firent remarquer par leur uniforme : veste militaire, chemise d’aviateur, chaussures « rangers » et béret basque avec l’étoile rouge. Si cet uniforme s’inspirait de l’iconographie du Che Guevara et de la guérilla sud-américaine, leurs lectures préférées étaient surtout de provenance nord-américaine : Prairie en flamme des Weathermen(9), l’Autobiographie de Malcolm X, Devant mes yeux la mort de George Jackson(10), l’histoire et les écrits des Black Panthers (Panthères noires) (11) ; les classiques du marxisme et des épigones restaient ennuyeux et lointains. Les films les plus admirés et les plus discutés étaient ceux de Costa-Gavras comme Z et Etat de siège.

Dès que le quartier commença à se rendre compte de la présence du Collectif, l’attitude de la section locale du Parti communiste italien fut hostile : au fil des ans, le petit journal communiste du quartier, La Sedicesima (La Seizième), ne manqua jamais d’attaquer les jeunes autonomes, même si les rapports personnels n’allèrent jamais jusqu’à l’affrontement physique. Cette attitude fut d’ailleurs généreusement rendue par le Collectif, non seulement par suite de la culture antirévisionniste(12) diffuse qui imprégnait le mouvement mais aussi à cause de l’apparition de jugements opposés sur l’échec de l’expérience d’Allende au Chili, qui amena le PCI à élaborer la stratégie du « compromis historique »(13).

Même le rapport avec les groupes extraparlementaires se présenta d’emblée comme conflictuel. Traités de « blancs-becs » par les militants des groupuscules du fait de leur jeune âge et de leur inexpérience, ils furent cependant contraints de fréquenter leurs organisations afin d’en utiliser les moyens techniques, comme par exemple la ronéo pour la production quasi quotidienne de tracts. Tous issus de familles prolétaires, les jeunes autonomes souffraient d’une carence chronique d’argent et de moyens dans leur activité ; c’est pourquoi ils s’amusaient à s’identifier avec les héros de la bande dessinée populaire de Max Bunker, Alan Ford et de l’agence TNT ; une bande de va-nu-pieds qui remédiaient à l’absence de fonds et de moyens par le volontarisme et des miracles d’inventivité. Bob était Grunf, l’auteur des « miracles techniques », Ivano Alan Ford, Fabio la Cariatide, et ainsi de suite. Les contacts avec les groupes amenèrent des tentatives de recrutement qui devinrent habituelles dans l’histoire du Collectif. Le Movimento Studentesco fut la première organisation à courtiser les autonomes de la Barona. Ils organisèrent ensemble des réunions et des rondes antifascistes dans le quartier, et discutèrent de l’antifascisme et de thèmes tels que « L’Italie hors de l’OTAN ». Le CAAB se lassa vite de ces rapports. Des problèmes tels que celui de l’OTAN ou du Front populaire étaient trop éloignés et n’avaient pas de conséquences sur le quartier. Les membres du Collectif se sentaient étrangers à la logique d’organisation des hiérarchies, des dirigeants et des cadres. Ils s’amusaient davantage avec l’auto-réduction du cinéma ou l’organisation de fêtes différentes, « prolétaires », dans leur quartier. Ils menèrent une grande campagne contre l’ATM [l’Association des Transports Milanais, l’équivalent de la RATP à Paris, NdT] pour obtenir de meilleures liaisons avec le centre de la ville et contre l’augmentation du prix des billets. Ils couvraient de graffitis les transports publics, montaient sur les véhicules avec le mégaphone pour faire leur propagande. Leur présence dans le quartier s’accrut et, en septembre 1976, ils produisirent un petit journal ronéoté, Revolucion, un peu pour le « frisson » de voir leurs idées couchées sur le papier, et un peu pour se mettre à l’épreuve : ils affirmaient vouloir démontrer « que des gars, même non intellectualistes (heureusement), peuvent prendre des initiatives de n’importe quel type... !!!! ».

Dans ce premier numéro, les points forts sont constitués par un article sur le problème du logement dans le quartier-ghetto et une reconstruction graphique des heurts de via Mancini, qui s’étaient terminés par la mort de Zibecchi, écrasé par une estafette des carabiniers. Le slogan final est « contre l’Etat de la violence, maintenant et toujours, résistance ». De façon imprévue, le journal ronéoté distribué au kiosque de via Santa Rita se vendit complètement et cela les poussa à continuer l’expérience avec le quartier, d’une manière qui ne fût plus personnelle et hâtive.

Le Collectif, devenu simplement CAB (Collettivo Autonomo Barona) publia deux autres numéros. Celui d’octobre/novembre contient des analyses du quartier, « Atmosphère typiquement amérikaine (quartier nègre) », des sujets existentiels, une « CAB story », un portrait-robot de l’ennemi des masses communistes ; « il ne s’agit pas seulement du petit fasciste (fascistello) de San Babila, du bureaucrate DC [démocrate-chrétien], du curé réactionnaire, mais aussi de celui qui, tout en se disant communiste, trahit les intérêts de la classe ouvrière », et des sujets de politique internationale. Ils concluent en remarquant : « Avec ce deuxième numéro nous avons essayé d’éliminer les erreurs et les éventuelles naïvetés qui caractérisaient le premier numéro (nous espérons y être parvenus) ». Mais dans le numéro de décembre, ils éprouvèrent le besoin de préciser : « Ce journal est écrit par des camarades adolescents », et conclurent sur le slogan : « Notre lutte grandit de quartier en quartier, nous sommes les Peaux-Rouges de la Barona. »

Le journal parut comme supplément de Katu-Flash (Vogliamo Tutto), (Nous voulons tout) : les relations avec les camarades organisant cette expérience aidèrent les membres du CAB à se « déniaiser » pour ce qui était du langage et de l’engagement politique et les firent entrer en contact avec Rosso. Ils acceptèrent de vendre cette publication sur leur quartier, mais c’était pour eux surtout un moyen d’entrer en contact avec les gens. Ils ne réussirent jamais à lire plus de deux articles par numéro et les trouvèrent trop difficiles. Même la tentative de lire collectivement Prolétaires et Etat de Toni Negri s’arrêta à la première page et le livre disparut, probablement brûlé dans le poële.

Quand Vogliamo Tutto fusionna avec Rosso, les membres du Collectif n’approuvèrent pas cette opération et s’en tinrent à distance. Mais si la trajectoire du Collectif, avec une histoire analogue à celle de tant d’autres micro-organes autonomes, s’est tout de même déroulée « dans, hors, aux marges de l’aire de l’autonomie organisée », le rapport d’échange et de non-subordination demeura avec les grandes organisations comme celle qui se référait à Rosso. En revanche, la possibilité de relations avec des groupes tels que Avanguardia Operaia ou Il Movimento Studentesco disparut. Le CAB et d’autres Collectifs (San Ambrogio, via Teramo, « Fornace », piazza Negrelli) avaient pourtant occupé avec elles la Cascina Boffalora pour en faire un centre commun : le contraste entre le dirigisme des groupes et l’autonomie des Collectifs avait vite fait échouer cette expérience. Dès lors, le rapport entre les deux parties fut presque toujours conflictuel, et même souvent caractérisé par l’affrontement physique.

L’ouverture sur le quartier porta ses fruits et les gens suivirent avec sympathie les initiatives du CAB, désormais reconnu à la Barona. Avec « l’enquête de masse », ils intervinrent sur des problèmes du quartier, tels que l’exploitation, la vie chère, le logement, l’héroïne, le travail au noir. Sur ces points, les membres du Collectif formèrent des commissions d’intervention. Ils organisèrent de fréquentes expositions photographiques devant le supermarché de viale Famagosta, à propos de l’ATM et de l’hôpital San Paolo, une structure fantôme qui aurait pu, si elle avait fonctionné à plein régime, assurer une très bonne assistance sanitaire et fournir des occasions de travail pour les habitants de la Barona. Ils collaborèrent avec le groupe anarchiste de via Conchetta là-dessus.

Contre le travail au noir, le CAB organisa des rondes prolétaires tous les samedis : à une trentaine, avec des banderoles et des tracts, ils entraient dans les petites usines de la zone et invitaient les ouvriers à suspendre le travail au noir, à ne pas faire d’heures supplémentaires. L’intervention réussissait parfois, les ouvriers écoutant et discutant, et il y eut même des cas où des ouvriers furent embauchés régulièrement. Si cela était possible dans les petites usines où travaillaient plus de dix ouvriers, l’intervention était plus problématique dans celles qui comptaient moins d’employés, souvent liés au patron par la parenté. Il était impossible d’intervenir contre le travail au noir qui se faisait au foyer, comme dans le cas des ménagères qui fabriquent des jouets pour quelques lires par pièce. Ils écrivaient sur les murs des graffiti dénonçant les patrons profitant du travail au noir :ils étaient chaque jour effacés et ponctuellement réécrits. L’intervention sur le territoire, en trois années, étaient devenue capillaire et quasi quotidienne : « Travailler sur le territoire pour la recomposition prolétarienne sur des bases révolutionnaires, cela n’a rien de facile : c’est un projet de longue haleine qui chemine entre mille difficultés de toute sorte, mais que nous avons fait nôtre depuis toujours, en débarrassant le terrain de toute ambiguïté démocratiste. Rompre la tranquillité sociale dans le territoire signifie intervenir globalement, même dans des situations ou sur des thèmes spécifiques, qui nous étaient inconnus ou que nous avions sous-évalués, en recommençant souvent tout, parfois de zéro, sur tous les aspects de la quotidienneté métropolitaine pour matérialiser collectivement les besoins prolétariens, utiliser l’enquête de masse comme donnée de départ, construire un rapport continu avec les habitants pour ne pas se marginaliser vis-à-vis des marginaux »(14).

Le quartier s’était désormais habitué à la présence du CAB, aux expositions photographiques, aux cortèges, aux tracts laissés dans les boîtes aux lettres, aux interventions au « conseil de zone », ainsi qu’à la distribution des journaux. Le vrai journal du Collectif était constitué par les inscriptions murales qui tapissaient les murs du quartier, et qui étaient accompagnées par une germination spontanée de messages d’inconnus signant CAB. Même les commerçants collaboraient de bon gré aux collectes de fond qui alimentaient les maigres finances du Collectif.

On vit s’élargir encore les contacts avec les structures autonomes limitrophes, telles que celles de Chiesa Rossa, Gratosoglio et Zona Sud ; les rapports avec le « cercles des jeunes » de San Ambrogio étaient excellents ; ils agissaient souvent ensemble et organisaient des fêtes en commun. La collaboration avec le Co-Cu-LO(15) était également importante : il appuya pendant des mois le CAB dans son intervention sur le travail au noir. A la différence du rapport avec les groupes, il s’agissait là de relations assez correctes : il n’y avait pas les habituelles tentatives de cooptation, la ronéo était mise à la disposition du Collectif, de même que d’autres moyens de propagande.

En 1977, ils trouvèrent enfin un siège, en occupant deux locaux via Modica, qui furent ornés par les peintures murales de Sante, le « dessinateur » du groupe. Le CAB s’auto-sélectionna, la politique devint une activité à plein temps ; de nouveaux camarades d’origine sarde, Sisinnio, Marco et Sebastiano, trouvèrent dans l’activité du Collectif une référence à leur situation d’immigrés désillusionnés et marginalisés.

L’année 1977 représenta un saut qualitatif pour toutes les structures autonomes de Milan : ce fut l’année de la via De Amicis (manifestation dont certains éléments tirèrent sur la police, NdT) et de l’Assolombarda, des cortèges armés et du débat de masse sur la lutte armée. Au niveau national, il y eut le meurtre de Francesco Lorusso (à Bologne), l’expulsion de Lama de l’Université de Rome, le mouvement de 77, la réunion de Bologne.

Les Collectifs autonomes milanais, avec leur identité et leur légitimité de masse, résultat de leur enracinement dans les quartiers, se trouvèrent confrontés, par suite de l’urgence d’un projet politique qui unifie leurs expériences, à la supériorité - en matière de formulation de projets - des grandes organisations qui évoluaient dans l’aire de l’autonomie. Celles-ci, aussi bien quand il s’agissait de groupes clandestins que d’organisations de masse, étaient dirigées par des cadres politiques formés depuis le milieu des années soixante. Un cadre politique qui restait fondamentalement de type léniniste et qui tendait donc à légitimer les regroupements spontanés du mouvement, dans la perspective d’en gauchir les contenus pour parvenir ensuite à un recrutement organique à leur profit.

Dans cette période, les dynamiques des organisations de l’autonomie furent traversées par des discussions sur deux thèmes fondamentaux : l’apparition massive de la « tendance armée » et la fin de la « centralité ouvrière ». Le débat se répercuta de façon confuse dans les structures des Collectifs sans que ceux-ci possédassent les instruments qui leur auraient permis de comprendre vraiment la diversité des motivations et des stratégies déterminant les positions tactiques, les alliances et les propositions en circulation. Des militants organiques des groupes constitués participèrent souvent aux réunions des Collectifs et réciproquement, les Collectifs participèrent fréquemment aux réunions qui se tenaient aux sièges des organisations. Cette situation, tout en provoquant un échange dense de suggestions politiques, entraîna une grande complexité de rapports subjectifs et de solidarités, ce qui trouva son expression la plus spectaculaire dans les « cortèges armés », où cohabitèrent donc des « imaginaires » de la pratique armée et des militants organiques qui la portaient.

Dans cette zone de rencontre et de heurt entre la culture de la violence de masse contre le système, propre au mouvement, et la mise en acte minoritaire et clandestine de la lutte armée, il n’est pas simple de retracer les trajectoires et les positions des individus (et en fait, on sait qu’il a été beaucoup plus facile de faire de chaque brin d’herbe une gerbe en s’appuyant sur le critère ignoble mais « fonctionnel » de la « contiguïté »).

Le CAB évolua dans cette situation de confusion et d’accélération de verticalisation et de durcissement de la culture politique urbaine, en participant avec les Collegamenti Sud Ovest (Regroupements de la zone sud-ouest), c’est-à-dire avec San Ambrogio, Chiesa Rossa et Co-Cu-Lo), à des manifestations, à des interventions dans les établissements scolaires et les usines comme l’Alfa Romeo. Au début de l’année, ils s’engagèrent dans des interventions contre le travail au noir, conjointement avec le Collectif autonome de Romana Vittoria, dans lequel Marco Barbone se faisait remarquer pour son agressivité.

Ils constatèrent à cette occasion des tendances explicites à évoluer dans la direction de Rosso et s’éloignèrent de cette expérience après les manipulations dans les cortèges armés (comme celle de via De Amicis qui se termina par le meurtre de l’agent Custra), où ils s’étaient aperçus que des personnages comme Barbone cherchaient à provoquer des heurts armés à l’insu de la majeure partie des camarades participant à la manifestation. Ils se sentaient étrangers aux « graines de dirigeants » qui allaient dans ces situations pour dire ce qu’il aurait fallu faire. Bien que se refusant à devenir des porte-parole de Rosso, ils fréquentèrent le regroupement de via Disciplini(16) pour se tenir au courant de ce qui se passait et pour être en contact avec d’autres structures. En septembre, ils participèrent aux trois jours de Bologne, qui semblaient préluder à une organisation nationale des diverses « situations » autonomes.

Après Bologne, l’air devint de plus en plus chaud, le temps pressait, le discours sur les formes d’organisation et de pratique politique devenait quotidien et spasmodique. Pendant quelques mois, le Collectif continua à fréquenter via Disciplini, où la coordination était de plus en plus soumise à des exigences et des urgences d’organisation (de divers côtés). Par le « télégraphe sans fil » du mouvement, les coordinations et le situations collectives étaient pleines de rumeurs et de cris, les idées de formations telles que les BR ou Prima Linea semblaient avoir des porteurs ici et là, mais le cadre était extrêmement confus, on y entendait seulement des voix et des discours rapportés, jamais des propositions directes. Le CAB se sentit cependant étranger à ces formes d’organisation : il était passé de la sympathie pour les premières activités non sanguinaires des BR et des slogans provocateurs en faveur de ces dernières, à la distanciation politique, après les salves de coups de feu.

Les jeunes autonomes de la Barona se rendirent compte que le discours dans la coordination couvrait encore une fois une volonté de recruter pour sa propre organisation. En outre, une bonne moitié de ceux qui fréquentaient via Disciplini était différent d’eux, il s’agissait de « gens bien », qui savaient parler avec assurance, avaient le culte du personnage sans incertitude, « Allons, agissons. » Il n’y avait pas beaucoup de relations sur le plan personnel : ils se sentaient poussés à intervenir aux samedis de l’Alfa Romeo, contre les heures supplémentaires, mais ils éprouvèrent de l’embarras, car ils étaient trop éloignés du problème, les gens ne les suivaient pas. Au cours de la crise de Rosso, ils furent sollicités pour prendre position soit du côté du groupe qui continuait à faire le journal, soit du côté de la partie transfuge de Barbone, mais ils ne suivirent personne et s’éloignèrent définitivement de via Disciplini.

Au cours de 1977, ils publièrent deux numéros du Bolletino del Collettivo Autonomo Barona, qui avait remplacé Revolucion, et ils collaborèrent à la rédaction de Black Out, un journal de liaison des luttes autonomes, considéré comme « plus utile » que Rosso, et qui avait un langage plus clair et diffusait des communiqués à propos des quartiers, ce qui en rendait la diffusion plus facile à la Barona. Mais il était peut-être trop tard pour une initiative de ce type : c’était le moment où commençaient à se multiplier les titres autogérés comme Apache, Sesto Senso (Sixième Sens), La pera è matura (La poire est mûre), Wow, Viola, Crach, etc.

En 1978, le CAB fut expulsé de via Modica, et utilisa comme point de rencontre le Centre San Ambrogio, tout en fréquentant aussi la Fornace, le regroupement de la zone sud-ouest, ainsi que le gros regroupement prolétaire de la zone sud, via Momigliano.

Fin de la première partie
Dernière édition par Paul Anton le Samedi 10 Nov 2007 10:34, édité 1 fois.
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Messagepar Paul Anton » Samedi 10 Nov 2007 10:33

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Collectif autonome de la Barona (deuxième partie)


A ce point de leur histoire, les membres du CAB commençaient à chercher une voie politique qui, d’une part, les aurait fait sortir de l’atmosphère étroite de leur quartier, et leur aurait permis de répondre à la tendance générale à former une organisation plus large, et d’autre part, les aurait différenciés des autres projets qui circulaient dans le mouvement. En réponse à la proposition de Rosso de fonder un parti de l’Autonomie, ils publièrent Eppur si muove (« Et pourtant ça tourne »), un « journal pour l’organisation prolétarienne dans la métropole », comme première tentative d’analyse des expériences communes aux Collectifs territoriaux milanais et pour donner des indications théoriques et pratiques en vue de la réalisation d’un projet collectif, en passant de l’autonomie diffuse à l’organisation prolétarienne dans la métropole. Après avoir décrit la grande diffusion des comportements antagonistes et la réponse capillaire et préventive des forces répressives, étatiques ou privées, ils expliquaient « comment à cette extension sociale de la subversion correspond au fond l’incapacité des diverses forces de l’autonomie dite organisée d’être des moments d’organisation et de direction. Tant que les propositions de militantisme révolutionnaire seront riches d’idéologie et de moralisme, l’autonomie diffuse y sera de plus en plus étrangère : nous laissons les intellectuels et les militants, qui nient la radicalité de leurs besoins, se branler sur des formes partitistes et plus ou moins intergalactiques (à moins de noyer ces frustrations dans le mauvais vin coûteux des diverses operette) »(17).

Le seul terrain d’organisation praticable demeure celui du territoire : « Le fait de fonder notre projet d’organisation en prenant uniquement le territoire comme moment central de recomposition prolétarienne est le fruit d’années de luttes, d’une longue pratique d’activités territoriales à Milan, alors qu’on l’avait considérée comme secondaire, ou en tout cas complémentaire de l’organisation d’usine. Les mouvements de masse autonomes vis-à-vis du capital se sont développés dans les écoles, dans les services, dans les quartiers ghettos, dans les petites usines et dans les prisons ; le mouvement des jeunes ou le mouvement des femmes jusqu’au mouvement de 77 ont mis fin à l’expression « centralité ouvrière (...). La voie de l’organisation se fait maintenant plus complexe et tortueuse et ne peut qu’être le produit d’une lutte sur le territoire, collective, massive, pour et dans la recomposition de classe. Pour participer à ce processus, il est nécessaire d’attaquer les sédimentations organisationnelles existantes. L’exigence de classe n’est pas de trouver des alliés mais de se recomposer sur le territoire en vainquant toute tentative corporatiste et réformiste. Telle est la perspective : bureau par bureau, maison par maison, unité productive par unité productive. »

On ne croyait plus à la possibilité « d’agir de façon autonome sur chaque quartier et de retrouver ensuite des moments particuliers de coordination sur des initiatives limitées et jamais stables » : cela a appauvri le débat et empêché que ne circulent les contenus des formes de lutte, « en créant de fait une mentalité de bande, qui a donné naissance à des sectarismes graves et infantiles, et même à une rivalité directe entre Collectifs particuliers » . Maintenant, il faut « rechercher tous les secteurs du prolétariat métropolitain, aussi bien les comportements antagonistes exprimés que les éléments d’organisation autonomes déjà apparus, et à partir de ces deux aspects poser les bases de l’organisation prolétarienne elle-même. ».

Avec l’anticipation répressive du capital et la délocalisation productive, on ne peut plus « comprendre le contre-pouvoir comme une tranchée à creuser sur le lieu de travail et on ne peut davantage voir dans la négociation un moyen d’imposer les besoins ouvriers : le contre-pouvoir devient immédiatement affrontement quotidien et permanent qui voit dans le territoire l’unique champ de bataille, sans ligne de démarcation ni médiation entre capital et prolétariat... Construire les rondes prolétariennes qui vont visiter l’organisation du travail et la composition de classe territoriale, faire naître les commissions et les groupes d’intervention qui vont débusquer les repaires du travail au noir, les dealers d’héroïne qui sèment la mort ; former des commissions de contre-information pour avoir une connaissance totale de la militarisation à laquelle nous sommes en butte ; rondes contre la vie chère, qui imposent le contrôle des prix et la qualité des marchandises vendues par les divers commerces ; groupes d’étude qui analysent la nocivité de la vie métropolitaine ; décharges industrielles, travaux dangereux, empoisonnements par les incinérateurs, les immondices et les usines de la mort (voir Seveso), bruit et insalubrité des territoires où vivent les prolétaires. Voilà ce que sont les premiers moments d’organisation et de connaissance que nous voulons construire. Notre pratique d’intervention doit être tout de suite étendue, homogène et simultanée dans toute la métropole ».

Un autre des points soulignés était constitué par la défense des prolétaires détenus comme « droits communs », à côté de celle des « politiques ». Le refus de la pratique armée exemplaire était net : « Rien à voir avec les actions plus ou moins exemplaires et les prétentions d’insurrection prolétarienne qui y sont liées. Comprendre le contre-pouvoir comme attaque indiscriminée et propagandiste contre les appareils de l’Etat diffus signifie qu’on est incapable de situer le terrain de recomposition et qu’on y reste extérieur (...). En éliminant les dealers d’héroïne, on n’élimine pas le réseau organisé du deal, et il en va de même pour tous les secteurs de l’offensive prolétarienne dans les métropoles, que nous avons l’intention d’organiser. »

Cette tentative pour élaborer un projet politique en parlant de leur propre expérience territoriale eut lieu dans une situation métropolitaine où la tenaille répression/lutte armée était en train de se refermer et où la crise de l’après-Bologne se développait, après l’impact explosif du mouvement de 1977. Le plan répressif élaboré par le gouvernement d’unité nationale, l’accélération organisationnelle des formations armées, l’impossibilité pour l’Autonomie organisée de se regrouper comme un bastion aux confins de l’illégalité rendirent les Collectifs incapables de poursuivre leur pratique d’autodétermination, ce qui les mettait aux premières loges dans la vague répressive.

Le CAB poursuivit les rencontres et la collaboration avec d’autres Collectifs, tels que ceux de Gallaratese et de viale Ungheria. Une relation avec le Collectif politique de Ticinese commença, et il organisa avec lui des rondes contre l’héroïne, piazza Vetra. Les initiatives se recoupaient, comme le démontrent de nombreux tracts signés à l’époque par divers regroupements d’organisations autonomes, mais sans homogénéité et désormais sans influence sur la situation. Les membres du CAB, dans cet effort pour élargir l’intervention politique au-delà de leur propre zone, espacèrent les contacts avec le quartier et se perdirent même un peu de vue les uns les autres, en agissant dans des structures diverses. Ils mirent en avant, de façon unitaire, le discours politique sur la prison. En 1978, à l’occasion de la mort de Mauro Larghi dans un centre de détention, ils produisirent une affiche « San Vittore come Stammheim (18) », pour réagir à l’indifférence de Rosso et d’autres groupes. La même année, ils se retrouvèrent pour une manifestation avec des banderoles OPAM, organisée en commun avec les Collectifs « gli Unghari », et le Collectif prolétaire San Ambrogio, pour dénoncer la prison et la militarisation du territoire ; ils publièrent un long tract Dovere di tutti è essere liberi (« Le devoir de tous, c’est d’être libres »). Au début de 1979, ils firent partie des fondateurs du Comitato metropolitano contro il carcere alle colonne di San Lorenzo (Comité métropolitain contre la prison).

Le 16 février 1979, un orfèvre de la Bovisa fut tué par deux jeunes à visage découvert. Il s’agissait de Pier Luigi Torreggiani, déjà entré dans la rubrique des faits divers pour avoir tué un voleur dans un lieu public. Les deux jeunes gens sautèrent à bord d’une Opel Ascona, conduite par un troisième gars, et, au bout de quelques centaines de mètres, ils passèrent dans une R4 rouge, dont on s’aperçut plus tard qu’elle appartenait à la mère de Sante Fatone, un membre du CAB. Les 17 et 18 février, une opération de la Digos fut déclenchée, avec l’appui de la Squadra Mobile di Milano (Brigade mobile de Milan), qui aboutit à l’arrestation de cinq membres du Collectif autonome de la Barona, tandis que deux autres, Sante Fatone et Sebastiano Masala, disparaissaient dans la nature. Les journaux, inaugurant la technique du « procès par voie de presse » accordèrent une grande place à ces arrestations et « lynchèrent les monstres en première page ».

Les titres étaient de style « On a enfin dégommé la cellule des autonomes qui ont assassiné Torreggiani ». On parla des « tueurs de l’autonomie », de la « bande » politique-criminelle de la Barona. Faisant référence à l’origine sarde de certains membres du CAB, Sissinnio Bitti et les frères Masala, le Corriere della Sera titra le 21 février : « Comment un pâtre sarde peut devenir un tueur chez les autonomes. » Tandis que la presse poursuivait ce lynchage, le président de la République félicita le ministre Rognoni de la brillante opération. Mais le 24 février, trois des membres du Collectif arrêtés, Umberto Lucarelli (dix-huit ans), Fabio Zoppi (dix-neuf ans) et Roberto Villa, dit Bob (dix-huit ans), furent remis en liberté pour manque complet de preuves. Les deux autres personnes arrêtées, Sisinnio Bitti (trente et un ans) et Marco Masala (dix-huit ans), désignés comme les auteurs matériels du crime, avaient un alibi en béton, confirmé par de nombreux témoins : au moment du crime, ils étaient sur leur lieu de travail et par la suite ils seront totalement innocentés.

Cette libération et leur extériorité à l’homicide de Torregiani rendirent plus énorme et significatif le traitement subi par ces jeunes au cours de « l’opération » : inaugurant une technique qui aurait de nombreuses applications, les autonomes de la Barona avaient été sauvagement torturés par des agents et des fonctionnaires de la DIGOS, qui voulaient les contraindre à confesser le crime. Tabassage à coups de gifles et de poings, briquets allumés sous la plante des pieds et les testicules, bastonnade sur le thorax à travers une couverture (pour ne pas laisser de traces), ingestion forcée de liquides par le moyen d’un tuyau de plastique, coups sur les tempes, appliqués avec la paume des mains, etc. Deux des interpellés durent être soignés à l’hôpital.

Le Collectif autonome de la Barona, organisation autonome bien connue, constamment courtisée par les groupuscules de la ville, sans aucune protection politique et parfaitement connu de la police pour son activité frénétique, se révélait à cette occasion comme le modèle idéal pour criminaliser et détruire une pratique politique incontrôlable et irréductible. Le Collectif avait été « choisi » pour ses particularités, comme exemple pour salir une aire politique déjà très suspecte aux yeux de l’opinion publique, et pour inaugurer un nouveau cours, plus sauvage et sans nuances, de la répression, qui produira une lecture exclusivement criminelle d’une longue et complexe évolution politique.

Le choc dévastateur de la torture et de la prison, la férocité de l’expérience subie, ajoutée à la conscience d’être innocents, revitalisèrent les relations entre les camarades du Collectif et les renforcèrent dans leur conviction d’avoir raison, de détenir les idées justes. Bien que l’affaire Torreggiani eût complètement déformé, surtout à travers la diffamation de la presse, leur image et leur activité politique, les membres du CAB continuèrent à être actifs, surtout sur la question de la prison. Ils intervinrent au Palazzino Liberty (important lieu culturel et associatif alternatif animé notamment par Dario Fo, NPNF), participèrent à la manifestation pour les gars de la via De Amicis, formèrent des comités de libération, produisirent des tracts contre la répression, firent de petites manifestations de quartier avec une cinquantaine de personnes et organisèrent des rondes dans les magasins pour expliquer la situation de leurs camarades emprisonnés et recueillir des signatures.

Mais la répression devint de plus en plus pesante, l’activité des divers Collectifs se réduisit peu à peu à l’auto-défense, avec de moins en moins de choses à dire et toujours les mêmes. La constitution des comités de libération ne réussit pas à empêcher les arrestations. L’opération du juge Calogero du 7 avril 1979 donna la mesure de la portée et de la nature du dessein de criminalisation nationale de toute une aire du mouvement. Cette rafle gigantesque focalisa sur elle une grande partie de l’engagement antirépressif. Tout cela contribua à amoindrir la situation des autonomes de la Barona ; c’est dans ce climat que la magistrature classa, en avançant des motifs grotesques, l’enquête amorcée après les plaintes contre la torture(19). L’ultime tentative de coopération entre les Collectifs sur le problème de la répression finit par se dissoudre, entre autres parce que chacun y travaillait pour son propre compte.

Pour le Collectif de la Barona, le problème le plus grave fut celui de la perte progressive de contact avec le quartier, l’affaiblissement de l’activité sur le territoire qui avait depuis toujours fonctionné comme un élément de cohésion et de force. Au début, le quartier réagit bien face à l’implication dans l’affaire Torreggiani, en manifestant, après la désorientation provoquée par la campagne diffamatrice, une solidarité entière avec les autonomes relâchés et les autres du Collectif. Les gens s’indignèrent de cette affaire, participèrent à des souscriptions ; en tout cas, ils s’arrêtaient pour adresser la parole aux « monstres » ou aux « héros ». Mais la suite judiciaire et d’autres événements ébranlèrent peu à peu ce lien.

Ce fut un jeu pour la magistrature de bâtir une série de nouvelles accusations contre les camarades en fuite, malgré la faiblesse des indices. Les nouvelles arrestations de présumés membres du CAB en relation avec l’homicide de Torreggiani, et qui concernèrent des gens comme Grimaldi et Memeo, créèrent la confusion au point qu’il fut difficile de se justifier. Même s’il s’agissait de gens qui n’avaient jamais été membres du CAB, ils étaient considérés comme tels par les magistrats : cela ne fut démenti ni par le Collectif, par solidarité avec les interpellés, ni par ces derniers qui avaient besoin d’une légitimation à leur action politique. Ce mécanisme nuisit un peu plus à leur image. Il ne se comprend que comme un produit de leur expérience vécue dans la prison. Le même mécanisme les amena à publier un nouveau numéro de Eppur si muove en décembre 1979. Ils y défendaient tous les détenus politiques et voulaient y affirmer la légitimité de tous les comportements antagonistes à l’Etat : « Aucun communiste n’est innocent aux yeux de l’Etat ! Aucun communiste n’est coupable pour le prolétariat ! »

Ces camarades se perdirent dans cette tentative pour maintenir une attitude unitaire homogène face à la peur et aux soupçons d’une situation de « chasse aux communistes », tandis que tous les projets politiques se réduisaient à la survie et à l’intervention sur la prison. Le refus de juger, la volonté de défendre tous ceux qui, de toute façon, payaient pour leur manière d’être opposés à l’Etat étaient aussi le produit de leur expérience carcérale, de la solidarité intense née au sein de cette institution totale, qui avait fait oublier les positions, les appartenances. Il s’agissait pourtant d’une erreur : en défendant les personnes, on défend aussi leur programme, mais le Collectif qui signait désormais « Organes prolétaires de la Barona » pour se démarquer de l’image de tueurs forgée par la campagne diffamatrice, ne s’en rendit compte qu’après la sortie du journal.

Une grande partie de ceux qui restaient du Collectif s’unit à une partie des jeunes du Centre San Ambrogio et poursuivit une activité limitée sous le sigle CASBA (Comitato Autonomo San Ambrogio Barona). L’arrestation de Sebastiano Masala, l’un des membres en fuite de l’ex-CAB, pris avec des armes appartenant à Prima Linea, fut un coup dur pour les autonomes de la Barona. Cela entraîna une rupture à peu près définitive avec les habitants du quartier ; les gens ne pouvaient croire que le passage ait eu lieu « après », que cela ait pu être un débouché naturel de la vie de fugitif dans le climat particulier du moment. Pour les gens du quartier, les nouvelles arrestations de prétendus participants au Collectif, le passage à la lutte armée de Sebastiano, la fuite de Sante Fatone, qui était considérée comme la preuve de sa non-innocence, étaient autant d’éléments prouvant soit une pratique clandestine armée à côté de l’activité au grand jour, soit l’instrumentalisation de naïfs pris dans un jeu qui les dépassait. A cela s’ajouta l’activité de « recruteurs » des groupes armés, qui cherchèrent à profiter de la situation en sabotant les tentatives de ceux qui restaient dans le Collectif pour faire la lumière sur tout cela.

Peu de temps après la libération des interpellés, un policier du quartier, Campagna, fut tué exactement devant le siège de l’ex-CAB. L’action, récemment revendiquée par les PAC (Proletari Armati per il Comunismo, Prolétaires armés pour le communisme), fut alors suivie d’un tract qui accusait la victime d’être un tortionnaire. L’influence politique négative de cet acte éclipsa les efforts faits pour prendre ses distances par rapport à lui, et en dénoncer l’absurdité. Des graffitis BR commencèrent à apparaître sous les habitations des membres du Collectif, et on trouva des tracts recruteurs de ces BR dans les boîtes aux lettres où les gens du CAB avaient eu l’habitude de déposer les leurs. Des tracts revendiquant l’homicide de Torreggiani apparurent dans les écoles et les assemblées où les membres du Collectif libérés venaient pour participer à des débats sur leur affaire ou sur les tortures subies.

Contre ce martèlement continuel de fantasmes, ils ne surent que faire, sinon s’énerver dans le vide et s’enfoncer dans le malaise. Au début de 1980, la colonne Walter Alasia des BR tua trois policiers du commissariat Tabacchi, dans le quartier de la Barona. La revendication fut faite dans la zone même. Les journaux sortirent avec des entrefilets qui désignaient les autonomes de la Barona comme les commanditaires.

Les derniers militants du Collectif décidèrent d’intervenir au rassemblement organisé par les forces politiques de la ville pour honorer la mémoire des agents tués, et ils voulurent se présenter avec un tract intitulé : « Pour faire la lumière », où il était dit entre autres : « Face à l’assassinat des trois policiers de la via Tabacchi, qui a eu lieu encore une fois dans notre quartier, les Organes prolétaires de la Barona prennent position : ces actions absurdes nous sont totalement étrangères, et ne découlent d’aucun type d’intervention réelle, particulièrement dans un quartier prolétaire comme le nôtre. Nous rappelons que, depuis que nous avons commencé notre intervention politique sur le quartier à propos du travail au noir, précaire, sous-payé, contre l’expansion de l’héroïne, les expulsions, et pour l’ouverture de l’hôpital San Paolo, on n’a jamais entendu parler ni de policiers assassinés (voyez Campagna, Santoro, Tatulli et Cestari), ni d’employé de banque (voir A. d’Annunzio, tué par erreur par la police), puisque notre pratique politique de masse privait et prive encore d’espace les actions exemplaires de ce type ».

Et le tract poursuivait sur la campagne de diffamation à propos de l’affaire Torregiani. Il se terminait par l’affirmation suivante : « Nous en avons assez d’être mis en cause à mots plus ou moins couverts par toute la presse chaque fois que se produit un fait divers à la Barona ou dans un quartier voisin et nous dénonçons par avance toute tentative d’instrumentalisation aux dépens de nos camarades. » La DIGOS saisit et mit sous séquestre les tracts parce qu’il y manquait l’adresse de l’imprimeur : tous furent fichés et traduits devant un tribunal par la procédure accélérée.

On tenta un mois après de faire à la Barona un gros cortège des Organes prolétaires contre la répression. Après avoir donné l’autorisation, la police alla chercher chez eux deux anciens membres du CAB, qui avaient été libérés après l’affaire Torreggiani : le « vice-questeur » (équivalent d’un sous-préfet, NdT) menaça de les arrêter si la manifestation avait lieu. Il ne leur servit à rien de dire qu’ils ne représentaient pas la cinquantaine de personnes qui voulaient faire la manifestation. Ces deux personnes durent donc retourner au Centre San Ambrogio, déjà cerné par les forces de police, pour convaincre les autres de renoncer à leur manifestation. L’ANSA (Agence nationale de la presse associée, la plus grande agence de presse italienne, NPNF) avait déjà donné la nouvelle de la demande d’autorisation et Il Giorno avait écrit que les autonomes de la Barona défileraient malgré l’interdiction de la police. Ainsi, dans le Centre, au milieu du quartier terrorisé et assiégé par les forces de police, on ne tint qu’une conférence de presse pour les journalistes accourus pour couvrir « l’affrontement » : rien n’en fut publié dans les journaux du lendemain. Ce fut l’un des derniers actes politiques organisés par le Collectif, qui ne fut plus suivi que de récoltes de fonds sporadiques, de la formation d’un comité pour la libération de Marco Masala, et de quelques tracts, notamment sur la clôture de l’instruction dans l’affaire Torreggiani.

Le cordon ombilical avec le quartier étant coupé, se trouvant assimilé à la pratique des groupes armés, amoindri par suite des soupçons et de la peur ; cible permanente de la DIGOS et de la questure, le Collectif dut renoncer à son extraordinaire volonté de lutter qui l’avait fait vivre. Des phénomènes analogues ont ravagé le tissu des organes spontanés de la métropole. Aucune initiative unitaire n’était plus possible, même dans un but défensif, parce que les « survivants » de chaque groupe durent se replier sur la défense de leurs propres « prisonniers », chaque groupe dans son quartier, refermé sur lui-même, pour maintenir un brin d’identité et pour ne pas se laisser contaminer par la vague montante du « repentir », dont Barbone, vers la fin de 1980, fut le « modèle ». Les « repentis » furent utilisés pour interpréter à la guise des juges les diverses trajectoires politiques, et ils servirent surtout à frapper ceux qui n’avaient pas de délations à offrir au pouvoir en échange d’une atténuation des poursuites judiciaires. Cela aboutit à une distribution inique des peines, où l’on vit des tueurs, auteurs de plusieurs homicides, mis en liberté, tandis que des individus étaient condamnés hors de toute proportion pour des délits mineurs. Cette vague de « repentir » se prêta à la persécution contre les autonomes de la Barona. Pour Sisinnio, Marco, Fabio et Umberto, les dernières années ont été un va-et-vient continuel entre la prison et la liberté.

Sisinnio Bitti, absous de l’homicide de Torreggiani, a été condamné à trois années et demie pour « participation à bande armée », parce que le repenti Pasini Gatti l’aurait vu « discuter avec d’autres personnes » dans la cave de via Palmieri, considérée par les magistrats comme une cache de la lutte armée. En réalité, le lieu en question était un point de rencontres ouvert du Collectif de via Momigliano, mis à disposition par le PDUP (20). Le 14 mars 1983, il fut inculpé de « concours moral pour un double meurtre » (Torregiani et Sabadin, un charcutier vénète tué en même temps que l’orfèvre), parce qu’un autre « repenti », Pietro Mutti, l’aurait entendu dire qu’il était d’accord avec ces deux homicides. Il est actuellement en détention.

Marco Masala, relâché dans l’affaire Torreggiani, est à l’heure actuelle en prison, condamné à neuf ans d’incarcération pour un attentat contre une caserne de carabiniers, toujours d’après des indications de « repentis ». Fabio Zoppi, accusé d’« expropriation prolétaire » d’un magasin de hi-fi par les « repentis » Pasini Gatti, Andrea Gemelli, et Anna Andreasi, est actuellement aux arrêts domiciliaires. Comme il s’est obstinément déclaré innocent, le magistrat l’a qualifié d’« irréductible » et de « socialement dangereux », il a passé deux ans et demi en prison. Umberto Lucarelli est actuellement en liberté provisoire ; il doit répondre avec Fabio Zoppi d’une expropriation et de l’incendie de trois « repaires » de travail au noir.

A la fin de 1980, de fait, le Collectif n’existe plus, mises à part des initiatives sporadiques de la part de tel ou tel. Ceux qui n’ont pas connu de mésaventures judiciaires s’en sont allés ou se sont dépolitisés ; même le lien d’amitié a pour beaucoup disparu. L’apathie et l’impuissance ont amené quelques membres de l’ancienne Commision sur l’héroïne à essayer sur eux-mêmes les effets de cette substance, qui a désormais envahi le quartier, surtout depuis la construction du pont de liaison avec le quartier de Giambellino, centre de diffusion de la drogue à Milan. La Barona, après avoir connu des années de militarisation à partir de 1979, semble aujourd’hui revenue à la léthargie ordinaire d’un ghetto-dortoir. Il n’y a plus de Collectifs, il y a encore le Centre social de San Ambrogio où l’on joue le soir au « jeu du risque », et où l’on fait de temps en temps de la musique.

Il n’y a plus non plus de tracts comme celui-ci, écrit en janvier 1980 : « La grande saison de la chasse aux terroristes s’est ouverte. Les citoyens sont invités à participer et, à la fin de la partie, on tirera au sort de riches cadeaux pour tous. Mais nous n’y serons pas. Notre pratique de lutte est à elle seule une condamnation du terrorisme. Nous ne nous cachons pas derrière le viseur d’un pistolet, nous ne menons pas de vie parallèle, braves gens le jour et brigadistes impitoyables la nuit, nous ne sommes pas non plus disposés à nous enfermer chez nous et à laisser parler à notre places les "boss" des partis constitutionnels du quartier. Nous sommes décidés et nous l’avons toujours fait, à intervenir dans notre quartier, en notre nom et à la lumière du jour (22). »

(A suivre)
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Paul Anton
 
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