CAJO BRENDEL et le Communisme de conseil hollandais

Les courants, les théoriciens, les actes...

CAJO BRENDEL et le Communisme de conseil hollandais

Messagepar Federica_M » Dimanche 15 Juil 2007 23:58

Cajo Brendel, dernière figure historique du communisme de conseil hollandais vient de s'éteindre. Que la terre lui soit légère. Pour en savoir plus sur les communistes de conseils hollandais, on ne peut que conseiller la lecture du livre "la gauche hollandaise" de Philippe BOURRINET, qui peut se télécharger sur le net.


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Cajo Brendel (né en 1915) a été membre du Groupe des communistes internationalistes des Pays-Bas avant la guerre, du Communistenbond Spartacus après 1945, puis du groupe Daad en Gedachte (Acte et pensée), de sa fondation en 1965 à sa disparition en 1997. Il a aussi participé à la constitution du réseau Echanges et mouvement en 1975 et y est actif depuis lors. La revue Echanges a publié nombre de ses articles, ainsi que ses souvenirs sur les Groupes des communistes internationalistes de Hollande, dans la brochure Pourquoi les mouvements révolutionnaires du passé ont fait faillite, d’Anton Pannekoek, parue en 1998.

Revolution Times était un groupe de skinheads de Lübeck (voir Echanges n° 95, p. 48) qui publiait un fanzine du même nom et des brochures sous le pseudonyme de Red Devil. Selon R. H., de Bruxelles, que je remercie ici pour les informations qui m’ont aidé à élaborer l’ensemble de ces notes, ils ont formé les Unabhängige Rätekommunisten (Communistes de conseils indépendants) avec un autre groupe, Soziale Befreiung (Emancipation sociale) de Bad Salzungen. Site : http://www.geocities.com/raetekommu...

J.-P. V.

Cet entretien du groupe allemand Revolution Times avec Cajo Brendel, réalisé en décembre 1999, a été publié en janvier 2001 dans la brochure : Red Devil, Die Kronstadt-Rebellion. Alle Macht den Sowjets, nicht den Parteien ! (La révolte de Cronstadt. Tout le pouvoir aux soviets, pas aux partis !), Bibliothek des Widerstandes (Bibliothèque de la résistance), janvier 2001, p. 21-27.

Nous l’avons traduit dans Echanges n° 111 (hiver 2004-2005).



« Garde-toi de tout mythe ! » Entretien avec Cajo Brendel sur le communisme de conseils


Red Devil : A ton avis, qu’est-ce qui explique l’apparition des positions communistes de conseils, et comment pourrais-tu brièvement nous les présenter ?

Cajo Brendel : le communisme de conseils n’est pas tombé du ciel. Il a pris forme peu à peu et s’est développé au fil du temps. Après l’enthousiasme du départ pour la révolution russe, plusieurs marxistes d’Europe de l’Ouest ont commencé à émettre des critiques. Parmi eux, Otto Rühle fut sans doute l’un des tout premiers témoins de la pratique bolchevique à avoir fait part de ses expériences par écrit (1).

Le marxiste hollandais Gorter a aussi appartenu très tôt aux critiques du bolchevisme, mais son analyse (1920) (2) ne s’appliquait qu’à tel ou tel détail. Les attaques se firent plus nombreuses d’abord à la suite des vives discussions suscitées par le soulèvement de Cronstadt en 1921, puis lorsque, peu de temps après, l’action des bolcheviks se concrétisa dans la Nouvelle politique économique (3). Plus tard, à la fin des années 1920, s’y est ajouté un rejet total du capitalisme d’Etat ; enfin, au début des années 1930, apparurent d’autres divergences, plus nombreuses encore.

Selon moi, la théorie du communisme de conseils a atteint un apogée provisoire en 1938 quand le marxiste hollandais Anton Pannekoek soumit le léninisme dans son entier à une investigation marxiste (4). Toutefois, le développement du communisme de conseils ne s’est pas arrêté là. Très loin de toute orthodoxie ou de toute forme de dégénérescence il continue à se servir de la méthode de Marx pour mieux appréhender la réalité sociale.

R. D. : la théorie communiste de conseils qualifie le KPD (Parti communiste allemand) et le SPD (Parti social-démocrate allemand) de « vieux mouvement ouvrier ». Un « nouveau mouvement ouvrier » avec de « nouvelles organisations de classes » étant en formation. Où vois-tu les signes d’un tel « nouveau mouvement ouvrier » et comment vois-tu les différences entre le « vieux » et le « nouveau » mouvement ouvrier ? N’existe-t-il aucune tradition révolutionnaire pour vous dont vous vous réclameriez ou pourriez vous réclamer ?

C. B. : la différence entre le « vieux » et le « nouveau » mouvement ouvrier - toutes conceptions politiques et théoriques mises à part - réside en ce que le « vieux » mouvement ouvrier est un mouvement pour les ouvriers (dirigé par des politiciens ou des savants) tandis que le « nouveau » mouvement ouvrier (encore à peine sorti de ses langes) est un mouvement des ouvriers, c’est-à-dire des ouvriers eux-mêmes. Je ne pense pas que l’on puisse se réclamer des traditions. Je vois les signes (et j’insiste sur ce mot « signes ») d’un nouveau mouvement ouvrier là où les travailleurs se mettent en grève « sauvage » (comme on dit) absolument sans conscience préconçue de son sens et de sa signification, sans le soutien d’aucun parti ni syndicat quels qu’ils soient. Et on pourrait sans doute trouver des signes de même nature dans d’autres actions des ouvriers.

R. D. : « Le communisme n’est pas une question de parti (5), mais la formation d’un mouvement de masses autonome », tel était le titre d’un article du groupe français Le Prolétaire (6), qui participa à la rencontre de Bruxelles en 1947 (7). Comment, à Daad en Gedachte ,vous situez-vous par rapport à cette affirmation, et comment un tel « mouvement de masses autonome » peut-il, et même doit-il, naître ?

C. B. : un mouvement de masses est autonome s’il n’est convoqué par aucune individualité ni organisation. Il surgit spontanément des rapports sociaux ou politiques. Je suis absolument d’accord avec l’affirmation du groupe Le Prolétaire.

R. D. : les communistes de conseils ont par le passé critiqué également le fascisme et l’antifascisme et se sont refusé à prendre parti pour un camp ou pour un autre, la démocratie ici ou le fascisme là. Comment vous situez-vous par rapport au fascisme renaissant en Europe ? Et comment vous situez-vous par rapport au mouvement antifasciste ?

C. B. : le fascisme renaissant en Europe ne présente évidemment pas dans tous les pays tout à fait le même caractère ni n’obéit aux mêmes causes. Toutefois, quelle que soit la forme qu’il revêt ou quelles que soient ses causes on doit bien sûr le combattre ; mais je ne veux rien avoir à faire avec un combat au côté de la bourgeoisie.

R. D. : la plupart des groupes politiques cherchent à intervenir dans les manifestations, les grèves, etc. afin d’influencer ces mouvements dans telle ou telle direction, ou au moins de propager leurs idées. Il y a eu à l’intérieur du communisme de conseils des divergences entre les « activistes « et les « observateurs « . Quel est le point de vue des communistes de conseils ? N’est-il pas erroné de rester passif face aux mouvements sociaux existants ? Où vois-tu les tâches des communistes de conseils avant et pendant les mouvements de masses et les luttes de classes ?

C. B. : il est important de participer aux luttes. MAIS... les interventions des différents groupes d’avant-garde n’ont aucun sens. Au contraire. J’aborde ce sujet dans un article ci-joint (8). Je suis d’avis, depuis ma jeunesse, que l’on n’a rien à enseigner à la classe ouvrière, mais tout à apprendre d’elle.

Comment ensuite se servir de ce que l’on a appris ? J’ai toujours agi dans ce cas conformément à une phrase de Marx extraite d’un de ses premiers textes, la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, où il écrit : « On doit contraindre à danser ces rapports pétrifiés en leur chantant leur propre mélodie ! » (9). Je n’ai jamais dit à des grévistes : « Vous devriez plutôt faire comme ci ou comme ça. » J’ai simplement cherché à chaque fois à discuter le sens de leurs actions. Ce n’est pas un comportement passif.

R. D. : à qui s’adresse votre journal Daad en Gedachte quand votre action politique diminue ? Quel rôle accordez-vous alors à votre journal ?

C. B. : le groupe Daad en Gedachte s’est toujours adressé à tous ceux qui ont un point de vue critique envers le « vieux mouvement ouvrier » et qui, soit voient déjà le chemin du « nouveau mouvement ouvrier »soit le cherchent.

R. D. : il y eut en 1947 une rencontre internationale entre communistes de conseils et d’autres groupes internationalistes (10). S’agissait-il alors d’une tentative de construire une sorte d’Internationale des communistes de conseils ou plus simplement de nouer des relations plus étroites entre groupes de plusieurs pays ayant des affinités ?

C. B. : je n’ai malheureusement pas pu à l’époque participer à cette rencontre internationale, et ne détiens qu’un article à ce propos paru dans un hebdomadaire communiste de conseils.

R. D. : la majorité du « vieux mouvement ouvrier » a condamné l’action des marins de Cronstadt. Trotsky a minimisé les événements de Cronstadt en les qualifiant de « tragédie ». Comment vous situez-vous par rapport à Cronstadt ?

C. B. : je n’ai pas du tout la même conception de la révolte de Cronstadt que les bolcheviks, Lénine, Trotsky, Staline ou qui que ce soit d’autre. Je l’ai toujours considérée comme le précurseur de la révolution prolétarienne en Russie (11).

R. D. : comment vous situez-vous par rapport aux troskystes et aux anarchistes ? Vois-tu des points communs et des points de divergence ?

C. B. : ni oui, ni non. On peut définir le trotskysme comme du léninisme, et le stalinisme comme une variété de léninisme. Tous deux se fondent sur une interprétation erronée de Marx résultant des rapports sociaux en Russie.

C’est bien sûr différent avec l’anarchisme, quoiqu’il se trompe aussi sur Marx à de nombreux égards. En outre, sa méthode de travail est très éloignée de la mienne. Je suis cependant d’accord avec l’anarchisme lorsqu’il se dresse contre tout pouvoir d’Etat, qu’il se dise bourgeois ou prolétarien.

R. D. : comment se situent les communistes de conseils par rapport aux partis et aux élections ?

C. B. : les partis sont le fruit des révolutions bourgeoises et sont indispensables au capitalisme. Je ne participe jamais à une élection dans la société capitaliste. Les seules élections auxquelles je pourrais participer, seraient celles pour les conseils ouvriers.

R. D. : les communistes de conseils considèrent la révolution d’octobre 1917 en Russie comme une « révolution bourgeoise ». Donne-nous, s’il-te-plaît, quelques explications.

C. B. : la Russie était dans les années 1920 un pays où le servage, c’est vrai, n’existait plus et qui possédait certaines industries, mais ce pays n’en conservait pas moins dans l’ensemble les stigmates de la féodalité. Le tsar, l’église et la noblesse étaient au pouvoir, l’agriculture était la branche principale de la production, et la plus grande partie de la population appartenait à la paysannerie.

Si tant est qu’il y eût une bourgeoisie, elle n’était en rien comparable à celle qu’il y avait en France au XVIIIe siècle, pénétrée de son importance et consciente d’elle-même. La tâche de la révolution, qui montait depuis le début du XXe siècle en Russie, était de mettre fin au tsarisme, de briser le pouvoir de l’église et de la noblesse. Il fallait pour cela inévitablement développer de nouveaux rapports de production. La révolution russe devait donc accomplir les mêmes tâches que la révolution française en son temps, mais dans des circonstances qui n’étaient pas tout à fait les mêmes.

Considérant ce qui était à faire en Russie, on peut donc parler d’une révolution bourgeoise, qui cependant, par suite de la faiblesse de la bourgeoisie russe, fut une révolution où les tâches historiques de la bourgeoisie ont dû être accomplies par une autre classe.

Personne ne l’avait mieux prédit que Lénine au début du XXe siècle. On peut lire dans un de ses premiers textes : « La révolution à venir sera une révolution bourgeoise, mais une révolution bourgeoise sans bourgeoisie (12). »

La révolution bourgeoise russe offre plusieurs points de comparaison avec la révolution française du XVIIIe siècle. En France, le matérialisme de l’époque avait servi d’arme dans la lutte contre la religion, parce que celle-ci constituait la base de la puissance de l’église. Il en fut de même en Russie. Et ce matérialisme avec lequel on a combattu la religion en Russie, que Lénine tenait pour le matérialisme historique, était tout simplement le matérialisme français du XVIIIe siècle. Pannekoek l’a magistralement démontré en 1938 (13).

On ne peut pas en faire le reproche à Lénine. Ce sont les conditions russes qui l’ont conduit à interpréter à la manière russe le matérialisme développé par Marx et Engels dans des rapports capitalistes.

La révolution russe se distingue aussi par autre chose que l’on retrouve également chez les révolutionnaires français. Avec toutefois une légère différence. Les Jacobins français avaient emprunté leurs modèles et leurs théories révolutionnaires à l’histoire romaine ; les bolcheviks, eux, ne tournèrent pas leurs regards vers l’antiquité classique mais vers l’avenir prolétarien. En France en 1789 tout comme en Russie en 1917, l’image qui était dans les têtes ne correspondait absolument pas à la pratique. En France, où l’on rêvait de liberté et d’égalité, on ne se rendait pas compte qu’il s’agissait de liberté juridique et d’égalité devant la loi. Trotsky a écrit quelque part : « On croyait achever la révolution de Février, et on arrivait en fait à Octobre » (14). En réalité, c’est le contraire qui est vrai : on croyait avancer sur le chemin du communisme, et on faisait une révolution bourgeoise sans bourgeoisie.

Ce qui devait arriver, le capitalisme d’Etat, arriva, parce que la bourgeoisie était trop faible pour se constituer en classe dirigeante. Pour revenir à Lénine encore une fois, il avait raison quand il se décrivait comme un Jacobin (15) !

R. D. : il y a eu des tentatives de publier des textes des communistes de conseils en esperanto afin de surmonter l’étroitesse des frontières de nations et de langues. Comment vous situez-vous par rapport à l’intelligence et aux intellectuels ?

C. B. : les communistes de conseils du Groupe des communistes internationalistes ont publié des textes en esperanto au début des années 1930. Nous ne l’avons plus jamais refait après la deuxième guerre mondiale ; nos textes et notre correspondance parvenant dans des pays dont nous dominions plus ou moins les langues.

Nous n’avons jamais douté de l’intelligence des travailleurs ; notre méfiance allait aux intellectuels qui appartenaient à la bourgeoisie ou à des groupes d’avant-garde.

R. D. : comment vous situez-vous par rapport aux symboles du « vieux mouvement ouvrier » (par exemple le drapeau rouge, la faucille et le marteau, L’Internationale, le poing levé, le terme « camarade », etc.) ?

C. B. : tout le groupe Daad en Gedachte, moi y inclus, n’avons jamais accordé beaucoup de valeur aux symboles. Notre intérêt s’est toujours porté sur ce qui était essentiel dans les groupes, les mouvements, etc., sur ce qu’ils signifiaient. Du reste, L’Internationale est depuis très longtemps chantée par les pires des réformistes ! Et bien d’autres symboles ont été galvaudés.

R. D. : quelles ont été les réactions dans les discussions en novembre 1998 en Allemagne lorsque tu y as fait des réunions et des conférences ?

C. B. : j’ai été très content des réactions de nombreux auditeurs. Ils étaient généralement très objectifs et montraient qu’ils m’avaient parfaitement compris. A la seule exception de deux membres du CCI (16), qui n’étaient absolument pas là pour discuter et tenaient seulement - heureusement très brièvement - un discours de propagande en faveur de leur propre organisation qui n’avait rien à voir avec le sujet de mon exposé. Ils ont par la suite publié un très long article dans leur journal à ce propos où les mensonges ne manquent pas.

R. D. : quelles sont, à ton avis, les positions communistes de conseils qui ont été confirmées, et celles qui ont été infirmées, par l’histoire et le passé ?

C. B. : je pense que la question de la confirmation ou non des positions communistes de conseils par l’histoire n’a aucun sens. Il ne s’agit pas de plus ou moins bonnes positions mais d’analyse, d’une analyse de la réalité où nous avons toujours à faire à un processus. Et l’analyse atteint de meilleurs résultats selon que le processus évolue.

R. D. : quelles sont d’après toi les raisons pour lesquelles le communisme de conseils est resté jusqu’à aujourd’hui sans véritable influence ? Qu’en est-il du mouvement communiste de conseils aujourd’hui ?

C. B. : si on partage les conceptions des groupes d’avant-garde telles qu’elles s’expriment par exemple dans la devise léniniste : « Sans théorie révolutionnaire, pas de pratique révolutionnaire » (17), on peut penser que les idées du communisme de conseils auraient pu avoir plus d’influence qu’elles n’en ont. La réalité est tout autre. En fait il n’y a aucune théorie pure de toute pratique ; la théorie s’appuie sur une pratique, c’est-à-dire des faits. Ce ne sont pas telle ou telle théorie ou tel ou tel point de vue qui influencent la réalité, mais le contraire. C’était aussi exactement la ligne de conduite de Marx et Engels. Je ne conçois pas le communisme de conseils comme un « mouvement » au sens strict ; d’après moi, c’est le mouvement des travailleurs qui est important, et celui-ci découle de leur position sociale, qu’ils aient connaissance des idées communistes de conseils ou non. Ils ne luttent pas à cause de ces idées, mais parce que le capitalisme les y oblige.

R. D. : comment jugez-vous la situation actuelle en tant que communistes de conseils ?

C. B. : la situation actuelle est bien évidemment un moment d’un processus. Tout ce que je peux dire c’est que j’ai vu les luttes de classes se modifier continuellement depuis cinquante ans. Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, il y a cinquante ans les occupations d’usine étaient tout à fait différentes de celles d’aujourd’hui.

R. D. : comment vois-tu les perspectives de la gauche à la fin du XXe siècle ? Les communistes de conseils sont-ils intéressés à collaborer avec d’autres groupes ? Si oui, dans quels domaines et sous quelles conditions ?

C. B. : la réponse dépend naturellement de ce que l’on entend par « gauche » ? Si l’on entend par là tous ces groupes qui se considèrent comme l’avant-garde du prolétariat et se prennent pour ses éducateurs, la réponse est simple : il n’y a aucune perspective ! Pour la classe ouvrière, au contraire, il y a une perspective, que l’on en ait ou non une notion claire : c’est la révolution, que le capitalisme engendre inévitablement. En ce qui concerne les avant-gardistes, je ne vois pas l’utilité de collaborer avec eux.

R. D. : parlons de Marinus van der Lubbe. Il voulait tirer la classe ouvrière de son apathie en incendiant le Reichstag (18) N’était-ce pas en quelque sorte se substituer à elle ? Le KAPD (Parti communiste ouvrier d’Allemagne) avec son putschisme, n’a-t-il pas lui aussi souvent agi à la place des travailleurs ?

C. B. : je n’ai jamais douté des sentiments sincèrement prolétariens de van der Lubbe. Ce qu’il attendait, ou espérait, de son action était à mon avis illusoire. Quant au KAPD, je suis loin d’être certain qu’il se soit substitué à la classe ouvrière avec son soi-disant « putschisme ». J’aimerais bien que l’on me donne des exemples.

R. D. : qu’entends-tu par « action directe » ?

C. B. : à vrai dire je n’utilise jamais cette expression. Je parle plutôt d’actes spontanés ou de ce qu’on appelle actions « sauvages » ou grève « sauvage ».

R. D. : que recommanderais-tu à des lecteurs ou des lectrices convaincus par tes explications ?

C. B. : tout ce que je pourrais leur dire, c’est : « Laisse tomber toute illusion. Garde-toi de tout mythe. » C’est le fil rouge de ma pensée.

R. D. : Un dernier mot...

C. B. : Je suis curieux de savoir ce que vous pensez de notre discussion.

(Traduit de l’allemand.)

Sur le communisme de conseils, voir aussi Le mouvement des Conseils ouvriers en Allemagne, par Henk Canne-Meijer (1938)

Notes

(1) Voir par exemple, la traduction en français de deux articles d’Otto Rühle « Moscou et nous » et « Compte rendu sur Moscou » (parus dans la revue Die Aktion en 1920), dans (Dis)continuité n° 11, juin 2001, repris dans Jean Barrot/Denis Authier, Ni parlement, ni syndicats : les Conseils ouvriers !, éd. Les Nuits rouges, 2003, p. 139 et p. 147. Ainsi que deux textes plus tardifs : Fascisme brun, fascisme rouge (rédigé en 1939, mais publié seulement en 1971 en allemand), éd. Spartacus, 1975 ; et « La Lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme » (article paru en anglais dans la revue américaine Living Marxism, vol. 4, n° 8, septembre 1939), dans Korsch/Mattick/Pannekoek/Rühle/Wagner : La Contre-révolution bureaucratique, éd. 10/18, 1973.

(2) Voir en français : Herman Gorter, Réponse à Lénine sur « La Maladie infantile du communisme », Librairie ouvrière, 1930 ; traduction reprise par les éditions Spartacus sous le titre Réponse à Lénine. Lettre ouverte au camarade Lénine, 1979 ; et du même auteur, « Les Leçons des “Journées de Mars” » (1921) (Dernière lettre de Gorter à Lénine), in Denis Authier, Jean Barrot, La Gauche communiste en Allemagne 1918-1921, éd. Payot, 1976 (rééd. sous le titre Ni parlement, ni syndicats : les Conseils ouvriers !, éd. Les Nuits rouges, 2003). (NdT.)

(3) Après la révolte de Cronstadt, alors que la Russie manquait cruellement de tous les produits de base, Lénine impose au parti bolchevique la Nouvelle politique économique, en 1921, qui restaure, entre autres mesures, la liberté relative pour les paysans de vendre sur le marché une partie de leur production. (NdT.)

(4) En 1938, Anton Pannekoek publiait en allemand, sous le pseudonyme de John Harper, une critique des conceptions de Lénine après avoir lu son Matérialisme et empiriocriticisme - publié en 1908 en russe mais seulement traduit en allemand et en anglais en 1927 - sous le titre de Lenin als Philosoph. Il en existe une traduction française : Anton Pannekoek (John Harper), Lénine philosophe, éd. Spartacus, 1970. (NdT.)

(5) Cette expression rappelle un article d’Otto Rühle, « La Révolution n’est pas une affaire de parti », paru originellement le 17 avril 1920, sous le titre « Un nouveau parti communiste ? », dans la revue Die Aktion (1911-1932) animée par Franz Pfemfert (1879-1954). Voir Denis Authier, La Gauche allemande, éd. La Vieille taupe, 1973, p. 112-122 ; ou (Dis)continuité, n° 10, mai 2001, pp. 93-97.

(6) Le Prolétaire - Organe du communisme révolutionnaire était publié à la fin de la deuxième guerre mondiale par les Communistes révolutionnaires (CR), des ex-trotskystes liés aux Allemands et Autrichiens, eux aussi ex-trotskystes, du groupe Revolutionäre Kommunisten Deutschlands (RKD), exilés en France et d’autres pays avant la guerre, qui ont mené une propagande internationaliste pendant celle-ci. Pour plus d’informations, voir Pierre Lanneret, Les Internationalistes du « troisième camp » en France pendant la seconde guerre mondiale, éd. Acratie, 1995, pp. 68-71 ; et Courant communiste international (Philippe Bourrinet), La Gauche communiste d’Italie, 1991, pp. 197-198. (NdT.)

(7) Des petits groupes de plusieurs pays ayant maintenu des positions internationalistes pendant la deuxième guerre mondiale éprouvèrent le besoin de se réunir pour renouer des contacts face au raz-de-marée chauvin qui suivit la victoire des Alliés. Une conférence internationale eut lieu à cet effet à Bruxelles les 25 et 26 mai 1947, où des groupes et individualités de sensibilités politiques différentes des Pays-Bas, de Belgique, de Suisse, de France et d’Italie furent invités par le Communistenbond Spartacus. Voir Courant Communiste International (Philippe Bourrinet), La Gauche hollandaise, s.d., pp. 271-276. (NdT.)

(8) Je n’ai pas pu déterminer de quel article il s’agit. (NdT.)

(9) Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. « Introduction », traduction dans Karl Marx, Textes (1842-1847), cahier Spartacus n° B33, avril-mai 1970, p. 52. (NdT.)

(10) Voir note 8.

(11) Voir l’article de Cajo, « Kronstadt : Proletarischer Ausläufer der russischen Revolution » (Cronstadt, précurseur prolétarien de la révolution russe), dans J. Agnoli, C. Brendel, I. Mett, Die Revolutionäre Aktionen der russischen Arbeiter und Bauern (Les Actions révolutionnaires des ouvriers et paysans russes), Karin Kramer Verlag, 1974. (NdT.)

(12) Je n’ai pas pu retrouver cette phrase exacte dans les écrits de Lénine. On lira toutefois Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, un texte de 1905, où cette idée transparaît clairement. Les écrits de Lénine existent chez plusieurs éditeurs. (NdT.)

(13) Voir note 5. (NdT.)

(14) Je n’ai pas pu déterminer la provenance de cette citation. (NdT.)

(15) Voir plusieurs passages dans Que Faire ? (1902) et dans Un pas en avant, deux pas en arrière (1904). (NdT.)

(16) Courant communiste international ; groupe qui publie en France le mensuel Révolution internationale et une revue théorique trimestrielle, La Revue internationale. Le CCI décline ses écrits en plusieurs pays et plusieurs langues. (NdT.)

(17) « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. « , in Lénine, Que faire ?, Ed. sociales/Ed. du progrès, 1979, p. 46. (NdT.)

(18) Voir en français Marinus Van der Lubbe, Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, éd. Verticales, 2003 ; et « Deux textes d’Anton Pannekoek », « L’acte personnel » ; « La destruction comme moyen de lutte » in Echanges n° 90, printemps-été 1999, p. 61. (NdT.)
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Messagepar Federica_M » Lundi 16 Juil 2007 1:10

Cajo BRENDEL, un camarade hollandais est décédé le mardi 26 juin 2007 à l’âge de 91 ans. Il fut au cours d’un long passé de militant du mouvement communiste de conseils, l’un des fondateurs d’Echanges en 1975 dont il resta un des participants actifs jusqu’à ce que les inévitables maux de la vieillesse le conduisent dans une maison de retraite où il vient de s’éteindre. Le texte qui suit a été écrit pour servir de préface à une anthologie des textes qu’il a écrit et qui doit être publiée prochainement en Allemagne. Cette préface relate les liens politiques et personnels qui unissaient Cajo à l’un d’entre nous. Un autre camarade d’Echanges a entrepris d’écrire une biographie politique de Cajo accompagnée d’une bibliographie qui figurera dans le numéro d’Echanges à l’automne.

Préface au recueil de textes de Cajo Brendel.

CAJO BRENDEL/ SOUVENIRS PERSONNELS

Toute anthologie de textes écrits par Cajo ne peut constituer qu’une petite partie de tout ce qu’il a pu écrire et publier. Même un recueil de tous les textes qui ont pu paraître au cours de toute sa vie politique ne tiendrait pas compte de la correspondance autour de cette activité politique de plus de soixante dix années . Si cette correspondance était uniquement politique avec bon nombre de tous ceux qui l’approchèrent, elle témoignait aussi d’autres relations plus personnelles avec quelques uns d’antre eux. Nous - Joe Jacobs, Cajo et moi-même -(1) eûmes ainsi, pendant près de dix années, une correspondance croisée dans laquelle on peut trouver à la fois des débats théoriques, des analyses des luttes et l’expression des relations d’amitié qui s’étaient tissées antre nous. Il en fut certainement de même pour bien d’autres. Mais, inévitablement, une bonne partie de ce qui était la contre-partie des articles élaborés a déjà disparu et disparaîtra avec la vie de ceux qui en furent les acteurs. On peut dire que ce qui reste d’articles de publications constitue en quelque sorte la quintessence de la pansée de Cajo, mais la méconnaissance d’une vie et des relations humaines qu’elle impliquait ne la réduit-elle pas à une sécheresse quelque peu stérilisante ? (2)

Cela fait plus d’un demi siècle que j’ai rencontré Cajo pour la première fois en 1953. J’avais alors trente ans et Cajo à peine quarante.. Je me souviens pourtant parfaitement du lieu où nous eûmes alors des échanges approfondis sur la lutte de classe. C’était le printemps et nous devisions en nous promenant dans la forêt de Fontainebleau, près du lieu où j’habitais alors.

Ce premier échange politique est resté gravé dans ma mémoire. Il représentait - et représente toujours - la rencontre - qui n’était pas fortuite - qui fut antre nous deux le premier échange politique, l’affirmation d’une convergence de pensée qui ne devait jamais cesser, même si nous pouvions avoir des désaccords sur des points de détail. Ce fut aussi le départ d’une amitié et de relations personnelles suivies tout autant individuelles que familiales.

Lors de notre rencontre, Cajo était venu en France pour faciliter les contacts antre le groupe Spartacusbond, en gros avec le mouvement communiste de conseils , et, à cet effet, porteur de messages de Pannekoek pour Socialisme ou Barbarie, groupe auquel j’appartenais alors. Quelque temps auparavant, deux camarades de ce groupe avaient fait le voyage en Hollande pour assister à un congrès du groupe Spartacusbond auquel Cajo appartenait (3). Socialisme ou Barbarie, sorti récemment du trotskisme, cherchait des contacts internationaux et désirait avoir des relations avec le courant communiste de conseil hollandais et plus particulièrement avec celui qui en était le théoricien incontesté. Cajo devait repartir avec une collection de la revue Socialisme ou Barbarie à destination de Pannekoek . Il devait en résulter un échange de correspondance antre Chaulieu (Castoriaris), un des théoriciens de Socialisme ou Barbarie. Cette correspondance tourna court après quelques lettres à cause non seulement des positions affirmées par Chaulieu sur la fonction d’une organisation politique mais aussi sur la nature de la Révolution de 1917 et de la nature du régime soviétique (4). Cet épisode a son importance car dans Socialisme ou Barbarie, un petit noyau , dont je faisais partie, conserva des relations avec Cajo et le Spartacusbond et développa séparément de la majorité de Socialisme ou Barbarie l’approche du communisme de conseils. Ce n’était un secret pour personne, mais plutôt mal vu dans le groupe car on méritait le surnom d’être « l’œil d’Amsterdam ».

Lorsque je repense à cette première rencontre avec Cajo, je ne puis que voir qu’elle symbolisait, en référence au groupe qui devint Acte et Pensée (Daad en Gedachte) et qui scissionna plus tard du Spartacusbond, (5) ( même si cela peut paraître caricatural), qu’il était la Pensée et que j’étais l’Acte. Cajo avait alors - et a toujours eu - une culture et une réflexion politique théorique approfondie - bien sûr marxiste et communisme de conseils - bien plus alors que je n’en avais. Alors, ma propre formation théorique était assez réduite ; je venais d’entrer dans le groupe Socialisme ou Barbarie et n’avait eu, antérieurement, de par mes origines campagnardes , l’isolement de la guerre que bien peu de contacts politiques en dehors des grandes formations dont le parti dominant à gauche, le Parti Communiste Français. Mais j’avais par contre plus de huit années de militantisme syndical de base dans le syndicat dominant, la CGT ( lui-même dominé par le Parti Communiste), un militantisme fait pour une bonne part d’affrontements avec les bureaucraties syndicales à propos tout simplement du quotidien de la lutte de classe et des orientations politiques imposées par la direction de la CGT ( notamment par les optons de la guerre froide). Lorsque j’exposai à Cajo mes conceptions sur cette lutte tirées de mes réflexions sur cette expérience de militant, je me trouvai de plain-pied avec tout ce que Cajo pouvait m’en dire de ce que lui dictait non seulement son approche théorique rigoureuse mais aussi son analyse de tous les mouvements de luttes antérieurs qu’il avait pu connaître et étudier de près.

Cajo n’avait jamais été un militant d’entreprise, question de circonstances ; il situait son engagement politique à son adolescence Nul autre que lui pouvait décrire somment il était venu au militantisme politique ;
« ...Je ne suis pas né dans une famille ouvrière. Mais les années 1930 avec sa crise profonde et la faillite de mon père apportèrent la pauvreté dans la famille. Le résultat en fut pour moi un intérêt pour ce phénomène social . J’avais 16 ans et très bientôt, je saisis que je devais essayer de comprendre les origines des contradictions sociales et la signification du mouvement ouvrier....A 19 ans j’ai quitté la maison classe moyenne de mes parents et partis vivre pendant deux années dans un quartier ouvrier. Mon propriétaire était un ouvrier. J’étais entouré par des familles ouvrières. J’avais seulement des amis ouvriers. Cela fut une école pour moi...Pendant quelque temps, j’ai travaillé dans une usine, la plupart du temps j’étais au chômage. Ce fut seulement dans le milieu des années 40 que j’ai pu avoir de meilleures conditions de vie.. » (6). Cette adolescence qu’il décrivait ainsi combinée avec ses observations et impressions sur la classe ouvrière et le climat politique des événements de ce temps firent qu’après quelque temps, il prit contact avec le communisme de conseils et se trouva associé au groupe GIC (7). Il avait suivi, dès cette période, les événements marquants de la lutte de classe, pas seulement en Hollande mais dans l’Europe occidentale - quand ces pays étaient accessibles. Il pouvait évoquer sa présence en France lors des grandes grèves de juin 1936, en Belgique dans les grèves des mineurs du Borinage en 1937 ou bien, après la dernière guerre, son expédition dans la région minière du Pays de Galles lors des conflits qui marquèrent la nationalisation des mines britanniques en 1947. Il pouvait même en parler avec une certaine fierté, un peu comme un ancien combattant.

C’est cette même approche que nous souvent avons vécue tous deux, après mon départ de Socialisme ou Barbarie en 1958 et la formation du groupe Informations Correspondance Ouvrières ( ICO), formation fortement influencée par le communisme de conseil. Nous nous retrouvions fréquemment, pas tant pour discuter théorie, mais pour nous informer sur les luttes et les analyser. Lorsque nous le pouvions, nous nous rencontrions sur les lieux mêmes des luttes importantes alors qu’elles s’y déroulaient, en France, Belgique ou Hollande, pas pour intervenir mais , par des contacts directs avec des travailleurs en lutte, pour connaître plus précisément et plus exactement les intérêts, les caractères et les formes de la lutte et en tirer les enseignements théoriques sur les tendances de la lutte de classe en général et leurs relations avec l’évolution du capital.

Il y eut ainsi, entre Cajo et moi, d’innombrables aller - retour, qui en France, qui en Hollande, qui lors de vacances ici ou là dans l’opportunité de rencontres familiales. Car, pratiquement, dès notre première rencontre, une solide amitié était née et continua de s’affirmer sans faille. Tant de souvenirs affluant qu’il est bien difficile d’en dire les détails, parfois secrets, de ce que fut notre relation. C’était un mélange de discussions, de séances de travail notamment de traductions vers le français de ce que Cajo avait écrit ( il pouvait indifféremment écrire - et parler - en hollandais, allemand, anglais et français), de promenades et de repas pris en commun. Cajo appréciait particulièrement la cuisine française, surtout le vin et le fromage , qui faisaient toujours partie du voyage en Hollande. Les traductions se faisaient le plus souvent du hollandais vers le français : je prenais note de ce qu’il traduisait et lui renvoyait plus tard le texte remis sur pied pour son accord.

Ces expéditions conjointes auprès de travailleurs en lutte n’étaient pas les seuls lieux de rencontre. Tout autant que la connaissance des luttes à travers les témoignages d’autres groupes que pour approfondir leurs positions théoriques, nous avons participé à des rencontres internationales ( notamment celles organisées par ICO, puis par le groupe qui a suivi après sa disparition - Echanges ) mais aussi aux rencontres nationales du groupe britannique Solidarity. Je me souviens d’avoir assisté avec Cajo à plusieurs rencontres nationales de Solidarity même avant 1968 et avant la nouvelle orientation prise par ce groupe. La majorité ayant pris les positions de Castoriadis et de Socialisme ou Barbarie fin des années 1960 et début des années 1970, une scission de camarades (dont Joe Jacobs) défendant les positions de classe entraîna la formation du groupe Echanges et Mouvement qui regroupait des Anglais ( dont Joe), des Belges, Hollandais ( dont Cajo), des Français issus d’ICO alors disparu (dont moi - même ) et plus tard des Allemands. Ce fut le début de cette correspondance croisée que j’ai déjà mentionnée et qui devait se poursuivre jusqu’au décès de Joe en 1977. Cajo pouvait alors mener une double collaboration antre Acte et Pensée et Echanges et souvent ses textes se retrouvaient dans les deux publications. Fin des années 1970 et dans les années 1980, l’évolution politique fit que le groupe initial d’Echanges et Mouvement se désagrégea pour finir par se centrer uniquement sur la Hollande et la France. Mais de nouveaux contacts internationaux se développèrent avec des camarades belges, norvégiens ( Motiva Verlag), allemands (Advocom) et américains ( A world to win, Zerzan, Collective Action Notes, Street Voice) . Avec cette collaboration, l’édition en anglais d’Echanges put se poursuivre et naquit un bulletin « Dans le Monde une Classe en Lutte »; tous eurent des contacts de discussion et de travail avec Cajo, bon nombre de rencontres formelles et informelles et encore plus développées avec l’usage d’Internet.. La disparition d’Acte et Pensée et le déclin de Cajo firent que le groupe Echanges, international à l’origine s’est pratiquement réduit à sa base française mais en gardant toujours certains contacts internationaux. Entre temps, nous avions suivi ensemble, au milieu des années 80 , alors que je résidais à Londres, l’expérience du London Workers Group et d’une tentative avortée de constituer un groupe anglais communiste de conseil, avortée autant par les prétention que par le décès des initiateurs.(8)

Cajo était un peu une force de la nature. Je me souviens qu’au début de nos relations, nous n’avions pas de voiture et il pouvait venir de Hollande en stop jusque dans la banlieue de Paris, ayant voyagé toute la nuit du vendredi au samedi dans l’inconfort d’un camion et des stations prolongées au bord de la route, dormir à peine une heure et commencer une discussion qui durait sans s’arrêter jusqu’au milieu de la nuit, redormir quelques heures, recommencer à discuter et repartir dans la soirée du dimanche, toujours en stop, pour reprendre son travail le lundi. Il pouvait faire habituellement des doubles journées, celle de son travail de journaliste et celle de son travail militant, ne dormant que quatre heures chaque nuit. Je l’ai vu aussi récupérer lors de réunions internationales une ou deux heures de sommeil au milieu du boucan infernal d’une « party ».

Mais une telle activité eut un terme. Cajo eut une première attaque cérébrale en 1971 lors de vacances de Päques collectives. Ces vacances se déroulaient chaque année dans les années 1960 - 1970 au cours desquelles nous campions une semaine dans un lieu ou un autre , entre camarades politiques proches et leurs familles, en Bretagne. Cajo dut, non seulement cesser de fumer sa pipe légendaire (on ne l’imaginait pas alors sans cet accessoire de personnalité), mais aussi réduire quelque peu le rythme de son activité. Certainement pas suffisamment car, malgré tout, d’autres incidents moins spectaculaires survinrent au cours des décennies suivantes, obérant non seulement son activité physique mais , dans les dernières années, diminuant toute cette activité intellectuelle qui avait été la richesse d’une pensée. Le départ de ses fils, le décès de sa compagne, la disparition de ses meilleurs camarades, la dissolution du groupe Acte et Pansée contribuèrent certainement à cette évolution malgré la présence de nouveaux amis fidèles qui pouvaient suppléer aux tâches matérielles y compris politiques, mais pas remplacer ce déclin intellectuel.

Il m’est difficile de donner des aperçus sur l’évolution politique de Cajo avant notre rencontre du début des années 1950. Il avait alors déjà un long passé dans des groupes divers dont il parlait parfois , occasionnellement mais sans jamais en tracer l’historique. Je ne pense pas qu’il ait jamais pensé à écrire sa propre autobiographie.. Ultérieurement, c’est moi-même qui ai évolué, en partie en fonction des débats sur l’intervention d’un groupe dans les luttes, débats qui étaient au centre du départ de Spartacus, de Cajo et d’un groupe de camarades qui formèrent le noyau d’Acte et Pansée.

Nous n’étions pas toujours d’accord, pas tant sur les principes et analyses, que sur la manière de les formuler, Cajo montrant souvent dans les discussions ( pratiquement à travers des textes ou dans sa correspondance), une rigueur de pansée, qu’on ne pouvait que louer, dans une approche théorique, mais qui parfois confinait à une certaine incompréhension des arguments de « l’adversaire ». Cette tendance avait pu s’accentuer dans ce déclin intellectuel que je viens de mentionner. Mais cela n’infirme en rien la valeur de l’ensemble énorme d’écrits que Cajo a pu laisser et qu’il est parfois difficile de retrouver car beaucoup sont restés anonymes, ce qui était la pratique de bien des groupes.

Il y a une question que je me pose depuis les années récentes qui ont vu la disparition du groupe et de la publication « Acte et Pensée ». (9) On peut y voir la conséquence du décès de la plupart de ceux qui en étaient les piliers mais Acte et Pensée avait attiré un certain nombre de jeunes qui n’ont pas semblé concernés par la continuation de ce qui pouvait paraître comme l’œuvre de Cajo. On peut voir dans cet abandon le fait que Cajo avait une telle position intellectuelle dominante qu’il pouvait étouffer, à son insu, l’affirmation de ceux qui auraient pu prendre le relais. On peut aussi y voir, ce qui serait un peu le corollaire de ce qui vient d’être dit, que la société capitaliste ayant évolué, ainsi que les idées des plus jeunes, la rigidité que nous avons évoquée, ne correspondait plus à la fois aux idées défendues par Cajo et à la forme d’activité qui était celle d’Acte et Pansée et en éloignait ceux qui auraient pu reprendre le flambeau. Peut-être aussi, ceux qui entouraient ainsi Cajo n’avaient pas le temps ou ne se sentaient pas capables notamment d’écrire alors même qu’ils pouvaient être très actifs dans les autres tâches du groupe. Tout simplement, ce n’est peut-être que le sort commun de tous les groupes qui fonctionnant autour d’affinités tout autant que d’un accord politique et qui meurent, comme tout organisme vivant, à partir du moment où celui qui en est le ciment ne peut plus assumer cette fonction.

Je n’ai, à vrai dire, pas de réponse à cette question. Mais ce que je sais, c’est qu’une bonne partie des écrits de Cajo, même s’ils furent parfois des écrits de circonstance ou restant marqués par des polémiques autour de questions qui ne se posant plus aujourd’hui, restent tout à fait valables pour notre réflexion sur le monde actuel et les luttes qui s’y déroulent. Ils restent des clés de compréhension pour ces événements du passé et des modèles quant à la méthode d’analyse avec laquelle il abordait ces questions. Ce dernier point fut, pour moi un des apports essentiels de mes relations avec Cajo, de toujours se référer aux faits sociaux tels qu’ils se déroulent pour tenter de les situer dans le capitalisme d’aujourd’hui , en les faisant remonter vers des généralités avec une approche marxiste rigoureuse. Pour Cajo, la théorie n’était jamais que l’expression de la réalité sociale et il aimait citer cette phrase de L’Idéologie allemande que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience » et que les « abstractions...détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur. » . Il pouvait aussi citer comme exemple de la domination des faits sociaux par les nécessités économiques et de la puissance de ces nécessités face à l’impuissance des idéologies et des actions menées en leur nom, celui de l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis qui ne devint effective, non pas dans le long et difficile combat des anti-esclavagistes mais lorsque cette abolition devint nécessaire pour l’expansion du capital américain. Ce sont ces principes à la fois simples et complexes qu’il a toujours suivis dans ce que l’on peut appeler son activité politique et qu’on peut faire sien pour continuer à persévérer dans le courant de pansée qui fut le sien et à l’enrichir en le transformant à la mesure du réel du capitalisme d’aujourd’hui.

Henri Simon février 2007

(1) Cajo et moi-même avions rencontré Joe Jacobs, alors postier, lors d’une rencontre nationale du groupe britannique Solidarity, à laquelle nous avions été conviés. Il s’ensuivit des relations tant politiques qu’amicales entre tous trois, renforcées par l’expulsion de Joe de Solidarity , le groupe ayant abandonné la position « lutte de classe » pour suivre l’évolution de Castoriadis impliquant l’abandon du marxisme.
(2) Si cela peut être vrai pour les articles signés par Cajo, c’est encore plus vrai pour une sélection limitée de textes. Toute la correspondance que Cajo conservait dans ses archives est déposée à l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam mais elle est forcément incomplète, d’autres éléments étant dispersés chez les correspondants eux-mêmes. Cajo pouvait déborder les écrits spécifiquement politiques : il écrivit quelques pièces de théâtre - certaines furent jouées - et des nouvelles , non publiées et non signées.
(3) Le groupe politique hollandais Communistenbond auquel on se réfère seulement par Spartacusbond ou simplement Spartacus, du nom du journal du groupe
(4) Cet épisode est retracé dans une brochure publiée par Echanges : « Pierre Chaulieu (Cornélius Castoriadis) , Anton Pannekoek, Correspondance 1953-1954 ». En fait cet éloignement du groupe Socialisme ou Barbarie concernait , non seulement la question de l’activité d’un groupe abordée dans cette correspondance mais aussi la conception de la nature de la Révolution Russe que Pannekoek considérait de puis longtemps comme une révolution bourgeoise alors que Socialisme y voyait la naissance révolutionnaire d’une société bureaucratique, modèle de l’évolution future de toute la société capitaliste.
(5) Après une longue période de désaccords politiques, Cajo et une poignée de camarades quittèrent - furent exclus de Spartacus et en 1964 formèrent le groupe et publication Daad en Gedachte
(6) Extrait d’une lettre à David Douglass, fin avril 1992 , de la brochure en anglais « Goodbye to the Unions , a controversy about Autonomous Class Struggle in Great Britain » (Advocom, Echanges et Mouvement, 1995)
(7) GIC, Groep van Internationale Communisten, désigné en Allemagne sous les initiales GUKH (Gruppe Internationaler Kommunisten (Holland) fut un des groupes se réclamant du communisme de conseils, le seul qui eut une productivité théorique réelle et originale jointe à une activité pratique.
( 8) London Workers Group, LWG regroupait au début des années 1980 à Londres travalleurs et autres autour d’une publication « Workers Play Time. Le groupe disparut dans les remous politiques causés par la grève des mineurs ( 1984-1985)
(9) Daad en Gedachte disparut effectivement à la fin des années 1990
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Messagepar topaze » Jeudi 19 Juil 2007 15:30

Même si je ne suis pas d'accord avec certaines positions conseilliste, ceci dit je veut rendre hommage a Cajo brendel qui a su rester fidéle au principe de l'internationalisme prolétarien tout le long de ça vie. Respect!
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Messagepar goldfax » Jeudi 19 Juil 2007 17:34

:lol: :lol:
Le topaze, ce n'est pas une pierre précieuse ??? :lol:
J'avoue que ton inervention, dans son comique, est un vrai bijou... :lol:
goldfax
 

Messagepar Paul Anton » Jeudi 19 Juil 2007 22:05

Oui, il n’est plus … Mais c’est le destin de tout à chacun … Je me souviens que j’avais commencé à lire cette ouvrage de lui : "De l'anti-franquisme à l'après-franquisme".
"Salut Carmela, je suis chez FIAT ! Je vais bien... Si, si, nous pouvons parler tranquillement, c'est Agnelli qui paye !"
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Messagepar Federica_M » Jeudi 19 Juil 2007 23:42

Et l'avais tu fini ?
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Messagepar Paul Anton » Vendredi 20 Juil 2007 10:47

Non, je n’avais pas apprécié son début d’analyse sur la révolution espagnole : il partait de l’idée que la CNT aurait du initier un processus massif d’industrialisation. Car la révolution espagnole se cantonnait trop à l’agraire.
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Messagepar Federica_M » Vendredi 20 Juil 2007 14:10

Certes. Mais c'était un homme de son époque, on ne saurait le lui reprocher ! Ce genre de point de vue faisait partie alors de ce qui était communément admis, y compris dans le mouvement révolutionnaire. (j'ai bien lu, dans des comptes rendus des premiers congrés de la CNT-AIT française des années 47-48 des interventions que l'on pourrait qualifier d'antiproductivistes voire d'anti industrialistes aujourd'hui, mais jepense que c'était une position minoritaire dans un mouvement révolutionnaire qui ne voyait que par le développement des forces productives)
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Messagepar topaze » Lundi 10 Sep 2007 20:23

Bonjour à tous
Je vient de prendre connaissance de l'article qu'a fait le CCI sur Cajo brendel. Je vous en fait part.
Personnelement j'ai trouvé que l'hommage que lui rend le CCI est trés fraternel et montre un profond respect pour quelqu'un qui est toujours resté dans le camp prolétarien

http://fr.internationalism.org/node/2995

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