Castoriadis : antimarxiste parce que révolutionnaire

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Castoriadis : antimarxiste parce que révolutionnaire

Messagepar Electron libre » Jeudi 15 Mar 2007 22:26

Castoriadis: antimarxiste parce que révolutionnaire

C'est un hasard de l'existence que je dois d'avoir rencontré Castoriadis.

J'avais un procès sur le dos. Un copain voulait des signatures d'intellectuels pour mon soutien. Je n'y croyais guère, à ce type de soutien, et n'y crois d'ailleurs toujours pas. Mais ce jour là était un beau samedi de mars 1997 et je me suis laissé entrainer ... je n'ai pu depuis que m'en féliciter.

L'homme, très simple et discret, ne fit aucune objection pour signer, sans non plus y croire, ce texte de soutien. Puis, une fois dans la salle du théâtre Sorano, nous fûmes totalement enchantés de sa conférence. Nous étions loin de penser que c'était une de ses dernières causeries publiques.

Par la suite, j'ai lu plusieurs de ses bouquins. Il y aborde des thèmes qui nous sont proches : de la trahison, justement, des intellectuels à la critique du marxisme en passant par l'analyse historique des mouvements d'émancipation. Castoriadis, sociologue, politicologue et historien nous aide à structurer notre perception intuitive de cette société.

Commentant son décès, le journal "Le Monde", un brin étonné, le qualifié d'anti-marxiste et pourtant révolutionnaire. Or, il y a une grande cohérence dans la pensée de Castoriadis. Il était devenu, justement, antimarxiste parce qu'il restait révolutionnaire.

D'abord communiste, puis trskiste, il a eu l'honnêteté de se remettre en cause lui-même et d'essayer de comprendre ce qui clochait dans le mouvement révolutionnaire. Il était bien placé pour le faire. Il en est arrivé à la conclusion que c'est finalement l'idée marxiste de la centralité économique assurant le progrès de l'histoire qui a permis au projet capitaliste de phagocyter le mouvement émancipateur (1).

Cette analyse est cruciale, car, au delà du débat sémantique et des distinguos subtils dont sont friands léninistes, troskistes, staliniens, réformateurs, etc.,... elle renvoie dos à dos toutes les tendances marxistes pseudo-révolutionnaires en leur conférant au contraire un rôle d'alliés du capitalisme (ce qui se voit dans les faits d'ailleurs).

Mais, antimarxiste parce que révolutionnaire, peut-on pour autant qualifier Castoriadis d'anarchiste ?

Il était très critique sur les conceptions de Stirner, de plus il était méfiant vis-à-vis d'un mouvement anarchiste officiel qui, faisant fi de toute cohérence, a depuis longtemps abandonné dans ses débats et ses pratiques la critique du Marxisme. Quand on voit en effet des membres de la F.A. soutenir Force Ouvrière dans le "Monde Libertaire" avec la même phraséologie qui fit la gloire des staliniens ou bien des mouvements comme Alternative libertaire accepter des tendances troskistes, on voit mal comment quelqu'un d'aussi exigeant vis-à-vis de lui-même sur le plan intellectuel que l'était Cornélius Castoriadis aurait pu accepter l'étiquette d'anarchiste.

Et c'est bien dommage, parce que, critique sagace du capitalisme et du marxisme, penseur profond, révolutionnaire sincère, Cornélius Castoriadis aurait pu contribuer à l'enrichissement de la pensée anarchiste.

O.M.

(1) Les carrefours du labyrinthe III, "La montée de l'insignifiance", Le Seuil, p 40-42.

"S'il y a une réponse, c'est la grande majorité du peuple qui la donnera" Cornélius Castoriadis

Extrait du Combat Syndicaliste de Midi-Pyrénées n°49, janvier-février 1998
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La philosophie de Cornelius Castoriadis

Messagepar Electron libre » Samedi 14 Juil 2007 21:55

La philosophie de Cornelius Castoriadis : Pour une critique des conceptions cybernétiques/informationnelles de la subjectivité Dominique Trudel, Université de Montréal

:arrow: http://commposite.org/index.php/revue/a ... view/17/11

Résumé :
L’émergence du paradigme cybernétique est à la base des révolutions scientifiques du siècle dernier et de celles qui risquent de bouleverser le prochain, notamment dans le domaine de l’ingénierie génétique. Dans le cas particulier des sciences de la communication, la place prépondérante du couple cybernétique/théorie de l’information dans son épistémologie particulière et ses prémisses apparaît inégalée. Mais l’évolution disciplinaire se faisant, une distance confortable s’installe bientôt entre une science et ses radicalités, si bien qu’elles ne sont que trop rarement remises en cause. L’objectif de cette contribution est double. En premier lieu, il s’agit de revenir aux sources premières de la théorie cybernétique afin d’en exposer la dimension la plus fondamentale : celle de la conception du sujet qu’elle véhicule. En second lieu, il apparaît nécessaire d’exposer les problèmes soulevés par une telle conception du sujet et de proposer une alternative. À ce titre, l’œuvre du philosophe Cornelius Castoriadis est porteuse d’une critique virulente à l’encontre de la cybernétique tout comme d’un projet social concurrent qui questionne jusqu’aux catégories les plus essentielles de toutes : celles de la politique, de la vie et de la mort.


L'auteure y fait un bref retour sur les entretiens entre Castoriadis et Varela, publiés dans Post-scriptum surl’insignifiance, susceptible d’éclairer les rapprochements conceptuels ainsi que les différences essentielles entre les deux penseurs.

Sur Varela voir ausii :
:arrow: http://cnt.ait.caen.free.fr/forum/viewtopic.php?t=1862
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Messagepar dude » Lundi 08 Oct 2007 21:01

J'ai trouvé sur infokiosque ce texte qui est assez interessant et qui constitue une bonne introduction à sa pensée (à noter que ça a été publié par la CFDT :D )

http://infokiosques.net/imprimersans2.p ... rticle=247


http://infokiosques.net/spip.php?article247




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Autogestion et hiérarchie


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par Cornelius Castoriadis





Nous vivons dans une société dont l’organisation est hiérarchique, que ce soit dans le travail, la production, l’entreprise ; ou dans l’administration, la politique, l’Etat ; ou encore dans l’éducation et la recherche scientifique. La hiérarchie n’est pas une invention de la société moderne. Ses origines remontent loin -bien qu’elle n’ait pas toujours existé, et qu’il y ait eu des sociétés non hiérarchiques qui ont très bien fonctionné. Mais dans la société moderne le système hiérarchique (ou, ce qui revient à peu près au même, bureaucratique) est devenu pratiquement universel. Dès qu’il y a une activité collective quelconque, elle est organisée d’après le principe hiérarchique, et la hiérarchie du commandement et du pouvoir coïncide de plus en plus avec la hiérarchie des salaires et des revenus. De sorte que les gens n’arrivent presque plus à s’imaginer qu’il pourrait en être autrement, et qu’ils pourraient eux-mêmes être quelque chose de défini autrement que par leur place dans la pyramide hiérarchique.

Les défenseurs du système actuel essaient de le justifier comme le seul “logique”, “rationnel”, “économique”. On a déjà essayé de montrer que ces “arguments” ne valent rien et ne justifient rien, qu’ils sont faux pris chacun séparément et contradictoires lorsqu’on les considère tous ensemble. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus bas. Mais on présente aussi le système actuel comme le seul possible, prétendûment imposé par les nécessités de la production moderne, par la complexité de la vie sociale, la grande échelle de toutes les activités, etc. Nous tenterons de montrer qu’il n’en est rien, et que l’existence d’une hiérarchie est radicalement incompatible avec l’autogestion.

AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE DU COMMANDEMENT

Décision collective et problème de la représentation

Que signifie, socialement, le système hiérarchique ? Qu’une couche de la population dirige la société et que les autres ne font qu’exécuter ses décisions ; aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus grands, profite de la production et de travail de la société beaucoup plus que d’autres. Bref, que la société est divisée entre une couche qui dispose du pouvoir et des privilèges, et le reste, qui en est dépossédé. La hiérarchisation -ou la bureaucratisation- de toutes les activités sociales n’est aujourd’hui que la forme, de plus en plus prépondérante, de la division de la société. Comme telle, elle est à la fois résultat et cause du conflit qui déchire la société.

S’il en est ainsi, il devient ridicule de se demander : est-ce que l’autogestion, est-ce que le fonctionnement et l’existence d’un système social autogéré est compatible avec le maintien de la hiérarchie ? Autant se demander si la suppression du système pénitenciaire actuel est compatible avec le maintien de gardiens de prisons, de gardiens-chefs et de directeurs de prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va encore mieux étant dit. D’autant plus que, depuis des millénaires, on fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre enfance l’idée qu’il est “naturel” que les uns commandent et les autres obéissent, que les uns aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire.

Nous voulons une société autogérée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une société qui se gère, c’est-à-dire se dirige, elle-même. Mais cela doit être encore précisé. Une société autogérée est une société où toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec d’autres unités collectives. Ainsi, des décisions qui concernent les travailleurs d’un atelier doivent être prises par les travailleurs de cet atelier ; celles qui concernent plusieurs ateliers à la fois, par l’ensemble des travailleurs concernés, ou par leurs délégués élus et révocables ; celles qui concernent toute l’entreprise, par tout le personnel de l’entreprise ; celles concernant un quartier, par les habitants du quartier ; et celles qui concernent toute la société, par la totalité des femmes et des hommes qui y vivent.

Mais que signifie décider ?

Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est pas laisser la décision à des “gens compétents”, soumis à un vague “contrôle”. Ce n’est pas non plus désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la population française désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays, qu’elle décide elle-même de cette politique. Elle ne décide pas, elle aliène son pouvoir de décision à des “représentants” qui, de ce fait même, ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants. Certes, la désignation de représentants, ou de délégués, par les différentes collectivités, comme aussi l’existence d’organes -comités ou conseils- formés par de tels délégués sera, dans une foule de cas, indispensable. Mais elle ne sera compatible avec l’autogestion que si ces délégués représentent véritablement la collectivité dont ils émanent, et cela implique qu’ils restenbt soumis à son pouvoir. Ce qui signifie, à son tour, que celle-ci non seulement les élit, mais peut aussi les révoquer chaque fois qu’elle le juge nécessaire.

Donc, dire qu’il y a hiérarchie du commandement formé par des “gens compétents” et en principe inamovibles ; ou dire qu’il y a des “représentants” inamovibles pour une période donnée (et qui, comme l’expérience le prouve, deviennent pratiquement inamovibles à jamais), c’est dire qu’il n’y a ni autogestion, ni même “gestion démocratique”. Cela équivaut en effet à dire que la collectivité est dirigée par des gens dont la direction des affaires communes est désormais devenue l’affaire spécialisée et exclusive, et qui, en droit ou en fait, échappent au pouvoir de la collectivité.

Décision collective, formation et information

D’autre part, décider, c’est décider en connaissance de cause. Ce n’est plus la collectivité qui décide, même si formellement elle « vote », si quelqu’un ou quelques-uns disposent seuls des informations et définissent les critères à partir desquels une décision est prise. Cela signifie que ceux qui décident doivent disposer de toutes les informations pertinentes. Mais aussi, qu’ils puissent définir eux-mêmes des critères à partir desquels ils décident. Et pour ce faire, qu’ils disposent d’une formation de plus en plus large. Or, une hiérarchie du commandement implique que ceux qui décident possèdent -ou plutôt prétendent posséder- le monopole des informations et de la formation, et en tout cas, qu’ils y ont un accès privilégié. La hiérarchie est basée sur ce fait, et elle tend constamment à le reproduire. Car dans une organisation hiérarchique, toutes les informations montent de la base au sommet et n’en redescendent pas, ni ne circulent (en fait, elles circulent, mais contre les règles de l’organisation hiérarchique). Aussi, toutes les décisions descendent du sommet vers la base, qui n’a qu’à les exécuter. Cela revient à peu près au même de dire qu’il y a hiérarchie du commandement, et de dire que ces deux circulations se font chacune à sens unique : le sommet collecte et absorbe toutes les informations qui montent vers lui, et n’en rediffuse aux exécutants que le minimum strictement nécessaire à l’exécution des ordres qu’il leur adresse, et qui émanent de lui seul. Dans une telle situation, il est absurde de penser qu’il pourrait y avoir autogestion, ou même « gestion démocratique ».

Comment peut-on décider, si l’on ne dispose pas des informations nécessaires pour bien décider ? Et comment peut-on apprendre à décider, si l’on est toujours réduit à exécuter ce que d’autres ont décidé ? Dès qu’une hiérarchie du commandement s’instaure, la collectivité devient opaque pour elle-même, et une énorme gaspillage s’introduit. Elle devient opaque, parce que les informations sont retenues au sommet. Un gaspillage s’introduit, parce que les travailleurs non informés ou mal informés ne savent pas ce qu’ils devraient savoir pour mener à bien leur tâche, et surtout parce que les capacités collectives de se diriger, comme aussi l’inventivité et l’initiative, formellement réservées au commandement, sont entravées et inhibées à tous les niveaux.

Donc, vouloir l’autogestion -ou même la « gestion démocratique », si le mot de démocratie n’est pas utilisé dans des buts simplement décoratifs- et vouloir maintenir une hiérarchie du commandement est une contradiction dans les termes. Il serait beaucoup plus cohérent, sur le plan formel, de dire, comme le font les défenseurs du système actuel : la hiérarchie du commandement est indispensable, donc, il ne peut pas y avoir de société autogérée.

Seulement, cela est faux. Lorsqu’on examine les fonctions de la hiérarchie, c’est-à-dire à quoi elle sert, on constate que, pour une grande partie, elles n’ont un sens et n’existent qu’en fonction du système social actuel, et que les autres, celles qui garderaient un sens et une utilité dans un système social autogéré, pourraient facilement être collectivisées. Nous ne pouvons pas discuter, dans les limites de ce texte, la question dans toute son ampleur. Nous tenterons d’en éclairer quelques aspects importants, nous référant surtout à l’organisation de l’entreprise et de la production.

Une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie actuelle est d’organiser la contrainte. Dans le travail, par exemple, qu’il s’agisse des ateliers ou des bureaux, une partie essentielle de l’ « activité » de l’appareil hiérarchique, des chefs d’équipe jusqu’à la direction, consiste à surveiller, à contrôler, à sanctionner, à imposer directement ou indirectement la « discipline » et l’exécution conforme des ordres reçus par ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi faut-il organiser la contrainte, pourquoi faut-il qu’il y ait contrainte ? Parce que les travailleurs ne manifestent pas en général spontanément un enthousiasme débordant pour faire ce que la direction veut qu’ils fassent. Et pourquoi cela ? Parce que ni leur travail, ni son produit ne leur appartiennent, parce qu’ils se sentent aliénés et exploités, parce qu’ils n’ont pas décidé eux-mêmes ce qu’ils ont à faire et comment le faire, ni ce qu’il adviendra de ce qu’ils ont fait ; bref, parce qu’il y a un conflit perpétuel entre ceux qui travaillent et ceux qui dirigent le travail des autres et en profitent. En somme donc : il faut qu’il y ait hiérarchie, pour organiser la contrainte -et il faut qu’il y ait contrainte, parce qu’il y a division et conflit, c’est-à-dire aussi, parce qu’il y a hiérarchie.

Plus généralement, on présente la hiérarchie comme étant là pour régler les conflits, en masquant le fait que l’existence de la hiérarchie est elle-même source d’un conflit perpétuel. Car aussi longtemps qu’il y aura un système hiérarchique, il y aura, de ce fait même, renaissance continuelle d’un conflit radical entre une couche dirigeante et privilégiée, et les autres catégories, réduites à des rôles d’exécution.

On dit que s’il n’y a pas de contrainte, il n’y aura aucune discipline, que chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais c’est là encore un sophisme. La question n’est pas de savoir s’il faut de la discipline, ou même parfois de la contrainte, mais quelle discipline, décidée par qui, contrôlée par qui, sous quelles formes et à quelles fins. Plus les fins que sert une discipline sont étrangères aux besoins et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les décisions concernant ces fins et les formes de la discipline sont extérieures, et plus il y a besoin de contrainte pour les faire respecter.

Une collectivité autogérée n’est pas une collectivité sans discipline, mais une collectivité qui décide elle-même de sa discipline et, le cas échéant, des sanctions contre ceux qui la violent délibérément. Pour ce qui est, en particulier, du travail, on ne peut pas discuter sérieusement de la question en présentant l’entreprise autogérée comme rigoureusement identique à l’entreprise contemporaine sauf qu’on aurait enlevé la carapace hiérarchique. Dans l’entreprise contemporaine, on impose aux gens un travail qui leur est étranger et sur lequel ils n’ont rien à dire. L’étonnant n’est pas qu’ils s’y opposent, mais qu’ils ne s’y opposent pas infiniment plus que ce n’est le cas. On ne peut croire un seul instant que leur attitude à l’égard du travail resterait la même lorsque leur relation à leur travail sera transformée et qu’ils commenceront à en devenir les maîtres. D’autre part, même dans l’entreprise contemporaine, il n’y a pas une discipline, mais deux. Il y a la discipline qu’à coups de contrainte et de sanctions financières ou autres l’appareil hiérarchique essaie constamment d’imposer. Et il y a la discipline, beaucoup moins apparente mais non moins forte, qui surgit au sein des groupes de travailleurs d’une équipe ou d’un atelier, et qui fait pas exemple que ni ceux qui en font trop, ni ceux qui n’en font pas assez ne sont tolérés. Les groupes humaines n’ont jamais été et ne sont jamais des conglomérats chaotiques d’individus uniquement mus par l’égoïsme et en lutte les uns contre les autres, comme veulent le faire croire les idéologues du capitalisme et de la bureaucratie qui n’expriment ainsi que leur propre mentalité. Dans les groupes, et en particulier ceux qui sont attelés à une tâche commune permanente, surgissent toujours des normes de comportement et une pression collective qui les fait respecter.

Autogestion, compétence et décision

Venons-en maintenant à l’autre fonction essentielle de la hiérarchie, qui apparaît comme indépendante de la structure sociale contemporaine : les fonctions de décision et de direction. La question qui se pose est la suivante : pourquoi les collectivités concernées ne pourraient-elles pas accomplir elles-mêmes cette fonction, se diriger d’elles-mêmes et décider pour elles-mêmes, pourquoi faudrait-il qu’il y ait une couche particulière de gens, organisés dans un appareil à part, qui décident et qui dirigent ? A cette question, les défenseurs du système actuel fournissent deux sortes de réponses. L’une s’appuie sur l’invocation du « savoir » et de la « compétence » : il faut que ceux qui savent, ou ceux qui sont compétents, décident. L’autre affirme, à mots plus ou moins couverts, qu’il faut de toute façon que quelque-uns décident, parce qu’autrement ce serait le chaos, autrement dit parce que la collectivité serait incapable de se diriger elle-même.

Personne ne conteste l’importance du savoir et de la compétence, ni, surtout, le fait qu’aujourd’hui un certain savoir et une certaine compétence sont réservés à une minorité. Mais, ici encore, ces faits ne sont invoqués que pour couvrir des sophismes. Ce ne sont pas ceux qui ont le plus de savoir et de compétence en général qui dirigent dans le système actuel. Ceux qui dirigent, ce sont ceux qui se sont montrés capables de monter dans l’appareil hiérarchique, ou ceux qui, en fonction de leur origine familiale et sociale, y ont été dès le départ mis sur les bons rails, après avoir obtenu quelques diplômes. Dans les deux cas, la « compétence » exigée pour se maintenir ou pour s’élever dans l’appareil hiérarchique concerne beaucoup plus la capacité de se défendre et de vaincre dans la concurrence que se livrent individus, cliques et clans au sein de l’appareil hiérarchique-bureaucratique, que l’aptitude à diriger un travail collectif. En deuxième lieu, ce n’est pas parce que quelqu’un ou quelques-uns possèdent un savoir ou une compétence technique ou scientifique, que la meilleure manière des les utiliser est de leur confier la direction d’un ensemble d’activités. On peut être un excellent ingénieur dans sa spécialité, sans pour autant être capable de « diriger » l’ensemble d’un département d’une usine. Il n’y a du reste qu’à constater ce qui se passe actuellement à cet égard. Techniciens et spécialistes sont généralement confinés dans leur domaine particulier. Les « dirigeants » s’entourent de quelques conseillers techniques, recueillent leurs avis sur les décisions à prendre (avis qui souvent divergent entre eux) et finalement « décident ». On voit clairement ici l’absurdité de l’argument. Si le « dirigeant » décidait en fonction de son « savoir » et de sa « compétence », il devrait être savant et compétent à propos de tout, soit directement, soit pour décider lequel, parmi les avis divergents des spécialistes, est le meilleur. Cela est évidemment impossible, et les dirigeants tranchent en fait arbitrairement, en fonction de leur « jugement ». Or ce « jugement » d’un seul n’a aucune raison d’être plus valable que le jugement qui se formerait dans une collectivité autogérée, à partir d’une expérience réelle infiniment plus ample que celle d’un seul individu.

Autogestion, spécialisation et rationnalité

Savoir et compétence sont par définition spécialisés, et le deviennent davantage chaque jour. Sorti de son domaine spécial, le technicien ou le spécialiste n’est pas plus capable que n’importe qui d’autre de prendre une bonne décision. Même à l’intérieur de son domaine particulier, du reste, son point de vue est fatalement limité. D’un côté, il ignore les autres domaines, qui sont nécessairement en interaction avec le sien, et tend naturellement à les négliger. Ainsi, dans les entreprises comme dans les administrations actuelles, la question de la coordination « horizontale » des services de direction est un cauchemar perpétuel. On en est venu, depuis longtemps, à créer des spécialistes de la coordination pour coordonner les activités des spécialistes de la direction -qui s’avèrent ainsi incapables de se diriger eux-mêmes. D’un autre côté et surtout, les spécialistes placés dans l’appareil de direction sont de ce fait même séparés du processus réel de production, de ce qui s’y passe, des conditions dans lesquelles les travailleurs doivent effectuer leur travail. La plupart du temps, les décisions prises par les bureaux après de savants calculs, parfaites sur le papier, s’avèrent inapplicables telles quelles, car elles n’ont pas tenu suffisamment compte des conditions réelles dans lesquelles elles auront à être appliquées. Or ces conditions réelles, par définition, seule la collectivité des travailleurs les connaît. Tout le monde sait que ce fait est, dans les entreprises contemporaines, une source de conflits perpétuels et d’un gaspillage immense.

Par contre, savoir et compétence peuvent être rationnellement utilisés si ceux qui les possèdent sont replongés dans la collectivité des producteurs, s’ils deviennent une des composantes des décisions que cette collectivité aura à prendre. L’autogestion exige la coopération entre ceux qui possèdent un savoir ou une compétence particuliers, et ceux qui assument le travail productif au sens strict. Elle est totalement incompatible avec une séparation de ces deux catégories. Ce n’est que si une telle coopération s’instaure, que ce savoir et cette compétence pourront être pleinement utilisés ; tandis que, aujourd’hui, ils ne sont utilisés que pour une petite partie, puisque ceux qui les possèdent sont confinés à des tâches limitées, étroitement circonscrites par la division du travail à l’intérieur de l’appareil de direction. Surtout, seule cette coopération peut assurer que savoir et compétence seront mis effectivement au service de la collectivité, et non pas de fins particulières.

Une telle coopération pourrait-elle se dérouler sans que des conflits surgissent entre les « spécialistes » et les autres travailleurs ? Si un spécialiste affirme, à partir de son savoir spécialisé, que tel métal, parce qu’il possède telles propriétés, est le plus indiqué pour tel outil ou telle pièce, on ne voit pas pourquoi et à partir de quoi cela pourrait soulever des objections gratuites de la part des ouvriers. Même dans ce cas, du reste, une décision rationnelle exige que les ouvriers n’y soient pas étrangers -par exemple, parce que les propriétés du matériau choisi jouent un rôle pendant l’usinage des pièces ou des outils. Mais les décisions vraiment importantes concernant la production comportent toujours une dimension essentielle relative au rôle et à la place des hommes dans la production. Là-dessus, il n’existe -par définition- aucun savoir et aucune compétence qui puisse primer le point de vue de ceux qui auront à effectuer réellement le travail. Aucune organisation d’une chaîne de fabrication ou d’assemblage ne peut être, ni rationnelle, ni acceptable, si elle a été décidée sans tenir compte du point de vue de ceux qui y travailleront. Parce qu’elles n’en tiennent pas compte, ces décisions sont actuellement presque toujours bancales, et si la production marche quand même, c’est parce que les ouvriers s’organisent entre eux pour la faire marcher, en transgressant les règles et les instructions « officielles » sur l’organisation du travail. Mais, même si on les suppose « rationnelles » du point de vue étroit de l’efficacité productive, ces décisions sont inacceptables précisément parce qu’elles sont, et ne peuvent qu’être, exclusivement basées sur le principe de l’ « efficacité productive ». cela veut dire qu’elles tendent à subordonner intégralement les travailleurs au processus de fabrication, et à les traiter comme des pièces du mécanisme productif. Or cela n’est pas dû à la méchanceté de la direction, à sa bêtise, ni même simplement à la recherche du profit. (A preuve que l’ « Organisation du travail » est rigoureusement la même dans les pays de l’Est et les pays occidentaux). Cela est la conséquence directe et inévitable d’un système où les décisions sont prises par d’autres que ceux qui auront à les réaliser ; un tel système ne peut pas avoir une autre « logique ».

Mais une société autogérée ne peut pas suivre cette « logique ». Sa logique est toute autre, c’est la logique de la libération des hommes et de leur développement. La collectivité des travailleurs peut très bien décider -et, à notre avis, elle aurait raison de le faire- que pour elle, des journée de travail moins pénibles, moins absurdes, plus libres et plus heureuses sont infiniment préférables que quelques bouts supplémentaires de camelote. Et, pour de tels choix, absolument fondamentaux, il n’y a aucun critère « scientifique » ou « objectif » qui vaille : le seul critère est le jugement de la collectivité elle-même sur ce qu’elle préfère, à partir de son expérience, de ses besoins et de ses désirs.

Cela est vrai à l’échelle de la société entière. Aucun critère « scientifique » ne permet à qui que ce soit de décider qu’il est préférable pour la société d’avoir l’année prochaine plus de loisirs plutôt que plus de consommation ou l’inverse, une croissance plus rapide ou moins rapide, etc. Celui qui dit que de tels critères existent est un ignorant ou un imposteur. Le seul critère qui dans ces domaines a un sens, c’est ce que les hommes et les femmes formant la société veulent, et cela, eux seuls peuvent le décider et personne à leur place.

AUTOGESTION ET HIERARCHIE DES SALAIRES ET DES REVENUS

Il n’y a pas de critères objectifs qui permettent de fonder une hiérarchie des rémunérations.

Pas plus qu’elle n’est compatible avec une hiérarchie du commandement, une société autogérée n’est compatible avec une hiérarchie des salaires et des revenus.

D’abord, la hiérarchie des salaires et des revenus correspond actuellement avec la hiérarchie du commandement -totalement, dans les pays de l’Est, pour une très bonne partie, dans les pays occidentaux. Encore faut-il voir comment cette hiérarchie est-elle recrutée. Un fils de riche sera un homme riche, un fils de cadre a toutes les chances de devenir cadre. Ainsi, pour une grande partie, les couches qui occupent les étages supérieurs de la pyramide hiérarchique se perpétuent héréditairement. Et cela n’est pas un hasard. Un système social tend toujours à s’autoreproduire. Si des couches sociales ont des privilèges, leurs membres feront out ce qu’ils peuvent -et leurs privilèges signifient précisément qu’ils peuvent énormément à cet égard- pour les transmettre à leurs descendants. Dans la mesure où, dans un tel système, ces couches ont besoin d’ « hommes nouveaux » -parce que les appareils de direction s’étendent et prolifèrent- elles sélectionnent, parmi les descendants des couches « inférieures », les plus « aptes » pour les coopter en leur sein. Dans cette mesure, il peut apparaître que le « travail » et les « capacités » de ceux qui ont été cooptés ont joué un rôle dans leur carrière, qui récompense leur « mérite ». Mais, encore une fois, « capacités » et « mérite » signifient ici essentiellement la capacité de s’adapter au système régnant et de mieux le servir. De telles capacités n’ont pas de sens pour une société autogérée et de son point de vue.

Certes, des gens peuvent penser que, même dans une société autogérée, les individus les plus courageux, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus « compétents », devraient avoir droit à une « récompense » particulière, et que celle-ci devrait être financière. Et cela nourrit l’illusion qu’il pourrait y avoir une hiérarchie des revenus qui soit justifiée.

Cette illusion ne résiste pas à l’examen. Pas plus que dans le système actuel, on ne voit pas sur quoi on pourrait fonder logiquement et justifier de manière chiffrée des différences de rémunération. Pourquoi telle compétence devrait valoir à son possesseur quatre fois plus de revenu qu’à un autre, et non pas deux ou douze ? Quel sens cela a de dire que la compétence d’un bon chirurgien vaut exactement autant -ou plus, ou moins- que celle d’un bon ingénieur ? Et pourquoi ne vaut-elle pas exactement autant que celle d’un bon conducteur de train ou d’un bon instituteur ?

Une fois sortis de quelques domaines très étroits, et privés de signification générale, il n’y a pas de critères objectifs pour mesurer et comparer entre eux les compétences, les connaissances et le savoir d’individus différents. Et, si c’est la société qui supporte les frais d’acquisition du savoir par un individu -comme c’est pratiquement déjà maintenant le cas- on ne voit pas pourquoi l’individu qui a déjà bénéficié une fois du privilège que cette acquisition constitue en elle-même, devrait en bénéficier une deuxième fois sous forme d’un revenu supérieur. La même chose vaut du reste pour le « mérite » et « l’intelligence ». Il y a certes des individus qui naissent plus doués que d’autres relativement à certaines activités, ou le deviennent. Ces différences sont en général réduites, et leur développement dépend surtout du milieu familial, social et éducatif. Mais en tout cas, dans la mesure où quelqu’un a un “don”, l’exercice de ce “don” est en lui-même une source de plaisir s’il n’est pas entravé. Et, pour les rares individus qui sont exceptionnellement doués, ce qui importe n’est pas une “récompense” financière, mais de créer ce qu’ils sont irrésistiblement poussés à créer. Si Einstein avait été intéressé par l’argent, il ne serait pas devenu Einstein -et il est probable qu’il aurait fait un patron ou un financier assez médiocre.

On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hiérarchie des salaires la société ne pourrait pas trouver des gens qui acceptent d’accomplir les fonctions les plus “difficiles” -et l’on présente comme telles les fonctions de cadre, de dirigeant, etc. On connaît la phrase si souvent répétée par les “responsables” : “si tout le monde gagne la même chose, alors je préfère prendre le balai.” Mais dans des pays comme la Suède, où les écarts de salaire sont devenus beaucoup moindres qu’en France, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal qu’en France, et l’on n’a pas vu les cadres se ruer sur les balais.

Ce que l’on constate de plus en plus dans les pays industrialisés, c’est plutôt le contraire : les personnes qui désertent les entreprises, sont celles qui occupent les emplois vraiment les plus difficiles
c’est-à-dire les plus pénibles et les moins intéressants. Et l’augmentation des salaires du personnel correspondant n’arrive pas à arrêter l’hémorragie. De ce fait, ces travaux sont de plus en plus laissés à la main-d’oeuvre immigrée. Ce phénomène s’explique si l’on reconnaît cette évidence, qu’à moins d’y être contraints par la misère, les gens refusent de plus en plus d’être employés à des travaux idiots. On n’a jamais constaté le phénomène inverse, et l’on peut parier qu’il continuera d’en être ainsi. On arrive donc à cette conclusion, d’après la logique même de cet argument, que ce sont les travaux les plus intéressants qui devraient être le moins rémunérés. car, sous toutes les conditions, ce sont là les travaux les plus attirants pour les gens, c’est-à-dire que la motivation pour les choisir et les accomplir se trouve déjà, pour une grande partie, dans la nature même du travail.

Autogestion, motivation au travail et production pour les besoins

Mais à quoi reviennent finalement tous les arguments visant à justifier la hiérarchie dans une société autogérée, quelle est l’idée cachée sur laquelle ils se fondent ? C’est que les gens ne choisissent un travail et ne le font que pour gagner plus que les autres. mais cela, présenté comme une vérité éternelle concernant la nature humaine, n’est en réalité que la mentalité capitaliste qui a plus ou moins pénétré la société (et qui, comme le montre la persistance de la hiérarchie des salaires dans les pays de l’Est, reste aussi dominante là-bas). Or cette mentalité est une des conditions pour que le système actuel existe et se perpétue -et inversement, elle ne peut exister que pour autant que le système continue. Les gens attachent une importance aux différences de revenu, parce que de telles différences existent, et parce que, dans le système social actuel, elles sont posées comme importantes. Si l’on peut gagner un million par mois plutôt que cent mille francs, et si le système social nourrit par tous ses aspects l’idée que celui qui gagne un million vaut plus, est meilleur que celui qui ne gagne que cent mille francs -alors effectivement, beaucoup de gens (pas tous du reste, même aujourd’hui) seront motivés à tout faire pour gagner un million plutôt que cent mille. Mais si une telle différence n’existe pas dans le système social ; s’il est considéré comme tout aussi absurde de vouloir gagner plus que les autres que nous considérons aujourd’hui absurde (du moins la plupart d’entre nous) de vouloir à tout prix faire précéder son nom d’une particule, alors d’autres motivations, qui ont, elles, une valeur sociale vraie, pourront apparaître ou plutôt s’épanouir : l’intérêt du travail lui-même, le plaisir de bien faire ce que l’on a soi-même choisi de faire, l’invention, la créativité, l’estime et la reconnaissance des autres. Inversement, aussi longtemps que la misérable motivation économique sera là, toutes ces autres motivations seront atrophiées et estropiées depuis l’enfance des individus.

Car un système hiérarchique est basé sur la concurrence des individus, et la lutte de tous contre tous. Il dresse constamment les hommes les uns contre les autres, et les incite à utiliser tous les moyens pour “monter”. Présenter la concurrence cruelle et sordide qui se déroule dans la hiérarchie du pouvoir, du commandement, des revenus, comme une “compétition” sportive où les “meilleurs” gagnent dans un jeu honnête, c’est prendre les gens pour des imbéciles et croire qu’ils ne voient pas comment les choses se passent réellement dans un système hiérarchique, que ce soit à l’usine, dans les bureaux, dans l’Université, et même de plus en plus dans la recherche scientifique depuis que celle-ci est devenue une immense entreprise bureaucratique. L’existence de la hiérarchie est basée sur la lutte sans merci de chacun contre tous les autres -et elle exacerbe cette lutte. C’est pourquoi d’ailleurs la jungle devient de plus en plus impitoyable au fur et à mesure que l’on monte les échelons de la hiérarchie -et que l’on ne rencontre la coopération qu’à la base, là où les possibilités de “promotion” sont réduites ou inexistantes. Et l’introduction artificielle de différenciations à ce niveau, par la direction des entreprises, vise précisément à briser cette coopération. Or, du moment où il y aurait des privilèges d’une nature quelconque, mais particulièrement de nature économique, renaîtrait immédiatement la concurrence entre individus, en même temps que la tendance à s’agripper aux privilèges que l’on possède déjà, et, à cette fin, à essayer aussi d’acquérir plus de pouvoir et à le soustraire au contrôle des autres. Dès ce moment-là, il ne peut plus être question d’autogestion.

Enfin, une hiérarchie des salaires et des revenus est tout autant incompatible avec une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée. Car une telle hiérarchie fausse immédiatement et lourdement l’expression de la demande sociale.

Une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée implique, en effet, aussi longtemps que les objets et les services produits par la société ont encore un “prix” -aussi longtemps que l’on ne peut pas les distribuer librement-, et que donc il y a un “marché” pour les biens de consommation individuelle, que la production est orientée d’après les indications de ce marché, c’est-à-dire finalement par la demande solvable des consommateurs. Car il n’y a pas, pour commencer, d’autre système défendable. Contrairement à un slogan récent, que l’on ne peut approuver que métaphoriquement, on ne peut pas donner à tous “tout et tout de suite”. Il serait d’autre part absurde de limiter la consommation par rationnement autoritaire qui équivaudrait à une tyrannie intolérable et stupide sur les préférences de chacun : pourquoi distribuer à chacun un disque et quatre tickets de cinéma par mois, lorsqu’il y a des gens qui préfèrent la musique aux images, et d’autres le contraire -sans parler des sourds et des aveugles ? Mais un “marché” des biens de consommation individuelle n’est vraiment défendable que pour autant qu’il est vraiment démocratique -à savoir, que les bulletins de vote de chacun y ont le même poids. Ces bulletins de vote, sont les revenus de chacun. Si ces revenus sont inégaux, ce vote est immédiatement truqué : il y a des gens dont la voix compte beaucoup plus que celles des autres. Ainsi aujourd’hui, le “vote” du riche pour une villa sur la Côte d’Azur ou un avion personnel pèse beaucoup plus que le vote d’un mal logé pour un logement décent, ou d’un manoeuvre pour un voyage en train seconde classe. Et il faut se rendre compte que l’impact de la distribution inégale des revenus sur la structure de la production des biens de consommation est immense.

Un exemple arithmétique, qui ne prétend pas être rigoureux, mais est proche de la réalité en ordre de grandeur, permet de l’illustrer. Si l’on suppose que l’on pourrait grouper les 80% de la population française aux revenus les plus bas autour d’une moyenne de 20 000 par an après impôts (les revenus les plus bas en France, qui concernent une catégorie fort nombreuse, les vieux sans retraite ou avec une petite retraite, sont de loin inférieurs au S.M.I.C.) et les 20% restants autour d’une moyenne de 80 000 par an après impôts, on voit par un calcul simple que ces deux catégories se partageraient par moitié le revenu disponible pour la consommation. Dans ces conditions, un cinquième de la population disposerait d’autant de pouvoir de consommation que les autres quatre cinquièmes. Cela veut dire aussi qu’environ 35% de la production de biens de consommation du pays sont exclusivement orientés d’après la demande du groupe le plus favorisé et destinés à sa satisfaction, après satisfaction des besoins “élémentaires” de ce même groupe ; ou encore, que 30% de toutes les personnes employées travaillent pour satisfaire les “besoins” non essentiels des catégories les plus favorisées (en supposant que le rapport consommation/investissement est de 4 à 1 -ce qui est en gros l’ordre de grandeur observé dans la réalité).

On voit donc que l’orientation de la production que le “marché” imposerait dans ces conditions ne refléterait pas les besoins de la société, mais une image déformée, dans laquelle la consommation non essentielle des couches favorisées aurait un poids disproportionné. Il est difficile de croire que, dans une société autogérée, où ces faits seraient connus de tous avec exactitude et précision, les gens toléreraient une telle situation ; ou qu’ils pourraient, dans ces conditions, considérer la production comme leur propre affaire, et se sentir concernés -sans quoi il ne pourrait une minute être question d’autogestion.

La suppression de la hiérarchie des salaires est donc le seul moyen d’orienter la production d’après les besoins de la collectivité, d’éliminer la lutte de tous contre tous et la mentalité économique, et de permettre la participation intéressée, au vrai sens du terme, de tous les hommes et de toutes les femmes à la gestion des affaires de la collectivité.

Cornelius Castoriadis

P.S. Texte écrit en collaboration avec Daniel Mothé et publié dans CFDT Aujourd’hui, n°8, juillet-aout 1974.
Repris dans Le contenu du socialisme, UGE 10/18, 1979.
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A la recherche de l'autonomie : Cornélius Castoriadis

Messagepar Electron libre » Dimanche 13 Jan 2008 0:25

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Intervention de Castoriadis

Messagepar AnarSonore » Samedi 21 Juin 2008 23:43

** Débat entre Cornélius CASTORIADIS et Dany COHN-BENDIT **
-> http://anarsonore.free.fr/spip.php?article97


Intervention de Castoriadis

-> http://magmaweb.fr/spip/spip.php?page=i ... article=69


Le président de l’Assemblée générale des étudiants de l’université de Louvain-la-Neuve : Je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux ce soir pour cette conférence-débat.

Ensuite, quelques mots sur les organisateurs de la conférence. C’est d’abord le groupe Nous, un groupe « groupusculaire » de réflexion, qui ne tient pas à se définir de manière plus déterminée. C’est ensuite le Centre Galilée, qui est à la fois une librairie et un organisme d’éducation permanente. II y a également les Amis de la Terre du Brabant wallon, groupe écologiste qui travaille sur les aspects socio-politiques du nucléaire et des énergies douces. II y a aussi le MJP, Mouvement des Jeunes pour la Paix, qui essaie de prôner une société autogestionnaire. Enfin, il y a l’AGL, c’est-a-dire, pour ceux qui l’ignoreraient encore, l’Assemblée générale des étudiants de Louvain, organe de représentation des étudiants de l’université de Louvain.

Il était important de signaler les organisateurs, parce que le débat de ce soir s’inscrit dans les activités d’un groupe de réflexion qui veut approfondir les problèmes politiques que pose l’énergie nucléaire, et que ces activités ne se limitent pas à l’organisation de ce débat. Pour donner une idée des axes de réflexion de ce groupe, je cite quelques-uns des sujets qui ont été abordés jusqu’à présent :

- La science et l’économie face au problème de l’énergie nucléaire, principalement dans ses aspects sociologiques.

- La lutte antinucléaire est-elle vraiment une remise en question de la société ?

- Peut-on définir une option politique à partir de la lutte antinucléaire ?

C’est parce que ce groupe de réflexion veut prolonger ses activités que je vous lance, à vous tous, une invitation à y participer.

Quant à la raison d’être de cette conférence, nous nous refusons d’en donner un autre motif que celui-ci : nous avions vraiment envie d’organiser une conférence.

Je vous remercie et je vous souhaite une bonne soirée (applaudissements).

Cornelius Castoriadis : Je suis content d’être ici et de vous voir. Et je suis très surpris du nombre des participants ; très agréablement surpris et heureux. Mais en même temps, ça augmente ma peur de vous décevoir, d’autant qu’en parlant avec Dany avant de venir ici, il me disait qu’il ne savait pas ce qu’il dirait, qu’il improviserait. Lui, il en a l’habitude et on sait, historiquement, qu’il s’en tire très bien (rires). Quant à moi, j’aurais voulu consacrer plus de temps que je n’ai pu le faire à la préparation de ce que je compte vous dire.

Mais peut-être, en fin de compte, ça n’aurait pas fait de différence car les quatre ou cinq choses que j’ai à dire, vous le verrez, aboutissent à des points d’interrogation, et ils auraient abouti à des points d’interrogation de toute façon. Et je crois que le sens d’une soirée comme celle-ci c’est précisément de faire parler les gens ; de vous faire parler, soit sur les questions qui sont déjà ouvertes pour vous, soit - et là, ce serait un gain considérable - sur des questions nouvelles qui surgissent dans le débat, avec l’aide peut-être de ceux qui ont été chargés de l’introduire.

Aujourd’hui tout le monde sait, tout le monde croit savoir - ce n’était pas le cas il n’y a guère - que la science et la technique sont très essentiellement insérées, inscrites, enracinées dans une institution donnée de la société. De même, que la science et la technique de l’époque contemporaine n’ont rien de transhistorique, n’ont pas de valeur qui soit au-delà de toute interrogation, qu’elles appartiennent au contraire à cette institution social-historique qu’est le capitalisme tel qu’il est né en Occident il y a quelques siècles. C’est là une vérité générale. On sait que chaque société crée sa technique et son type de savoir, comme aussi son type de transmission du savoir. On sait aussi que la société capitaliste, non seulement a été très loin dans la création et le développement d’un type de savoir et d’un type de technologie qui la différencie de toutes les autres, mais, et cela aussi la différencie des autres sociétés, qu’elle a placé ces activités au centre de la vie sociale, qu’elle leur a accordé une importance qu’elles n’avaient pas autrefois ni ailleurs.

De même, tout le monde sait aujourd’hui, ou tout le monde croit savoir, que la prétendue neutralité, la prétendue instrumentalité de la technique et même du savoir scientifique sont des illusions. En vérité, même cette expression est insuffisante, et masque l’essentiel de la question. Car la présentation de la science et de la technique comme des moyens neutres ou comme de purs et simples instruments, n’est pas simple « illusion » : elle fait précisément partie de l’institution contemporaine de la société - c’est-à-dire, elle fait partie de l’imaginaire social dominant de notre époque.

On peut cerner cet imaginaire social dominant en une phrase : la visée centrale de la vie sociale c’est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien entendu, lorsqu’on y regarde de près - et il n’est pas nécessaire d’y aller très très près pour le voir - cette maîtrise est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité une pseudo-rationalité. Il n’empêche que c’est celui-là, le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble la société contemporaine. Et cela, ce n’est pas seulement le cas dans les pays de capitalisme dit privé ou occidental. C’est également le cas dans les pays prétendument « socialistes », dans les pays de l’Est, ou les mêmes instruments, les mêmes usines, les mêmes procédures d’organisation et de savoir sont mis également au service de cette même signification imaginaire sociale, à savoir l’expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle.

J’ouvrirai ici une parenthèse, car nous ne pouvons quand même pas discuter en faisant abstraction de ce qui est en train de se passer dans l’actualité mondiale et qui est très grave. Nous voyons beaucoup plus clairement aujourd’hui, avec l’Afghanistan - je dirai, plus exactement : les gens peuvent voir, quant à moi, je prétends que cela fait trente-cinq ans que je le vois - que la coexistence et l’antagonisme de ces deux sous-systèmes dont chacun prétend posséder le monopole de la voie par laquelle on parviendra à la « maîtrise rationnelle » du tout sont en train de frôler le point où il risque d’y avoir effectivement une maîtrise totalement rationnelle du seul véritable maître, comme dirait Hegel, c’est-à-dire de la mort.

Vous savez que la domination de cet imaginaire commence d’abord moyennant la forme de l’expansion illimitée des forces productives - de la « richesse », du « capital ». Cette expansion devient rapidement extension et développement du savoir nécessaire pour l’augmentation de la production, c’est-à-dire de la technologie, et de la science. Finalement, la tendance à la réorganisation et à la reconstruction « rationnelles » de toutes les sphères de la vie sociale - la production, l’administration, l’éducation, la culture, etc. - transforme toute l’institution de la société et pénètre de plus en plus à l’intérieur de toutes les activités.

Mais vous savez aussi que, malgré ses prétentions, cette institution de la société est déchirée par une foule de contradictions internes, que son histoire est traversée par des conflits sociaux importants. A nos yeux, ces conflits expriment essentiellement le fait que la société contemporaine est divisée asymétriquement et antagoniquement entre dominants et dominés, et que cette division se traduit notamment, par les faits de l’exploitation et de l’oppression. De ce point de vue, nous devrions dire qu’en droit, l’immense majorité des gens qui vivent dans la société actuelle devraient s’opposer à la forme établie de l’institution de la société. Mais aussi, il est difficile de croire que si tel était le cas, cette société pourrait se maintenir longtemps ou même aurait pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Il y a donc une question très importante qui se pose : comment cette société arrive-t-elle à se maintenir et à tenir ensemble, alors qu’elle devrait susciter l’opposition de la grande majorité de ses membres ?

Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation.

Cette idée est totalement fausse et, ce qui est encore plus grave, elle est pernicieuse parce qu’elle masque la profondeur du problème social et politique. Si nous voulons vraiment lutter contre le système, et aussi, si nous voulons voir les problèmes auxquels se heurte aujourd’hui par exemple un mouvement comme le mouvement écologique, nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.

Cette adhésion est. certes, contradictoire : elle va de pair avec des moments de révolte contre le système. Mais c’est une adhésion quand même, et ce n’est pas une simple passivité. Cela on peut le voir facilement autour de soi. Et du reste, si les gens n’adhéraient pas effectivement au système, tout serait par terre dans les six heures qui suivraient. Pour n’en prendre qu’un exemple : cette merveille d’« organisation » et de « rationalité » qu’est l’usine capitaliste - ou, plus généralement, toute entreprise capitaliste, à l’Ouest comme à l’Est - ne produirait rien du tout, elle s’effondrerait rapidement sous le poids de l’absurdité de sa réglementation et des antinomies internes qui caractérisent sa pseudo-« rationalité », si les travailleurs ne la faisaient pas fonctionner une fois sur deux à l’encontre de cette réglementation - et très au-delà de ce qu’expliqueraient la contrainte ou l’effet des « stimulants matériels ».

Cette adhésion tient à des processus extrêmement complexes, qu’il n’est pas question d’analyser ici. Car ces processus constituent ce que j’appelle la fabrication sociale de l’individu et des individus - de nous tous - dans et par la société capitaliste instituée, telle qu’elle existe.

J’évoquerai simplement deux aspects de cette fabrication. L’un concerne l’instillation aux gens, des la plus tendre enfance, d’un rapport à l’autorité, d’un certain type de rapport à un certain type d’autorité. Et l’autre, l’instillation aux gens d’un ensemble de besoins, à la satisfaction desquels ils seront par la suite attelés toute leur vie durant.

D’abord, l’autorité. Lorsque l’on considère la société contemporaine et qu’on la compare à celles qui l’ont précédée, on constate une différence importante : aujourd’hui, l’autorité se présente comme désacralisée, il n’y a plus de rois par la grâce de Dieu.

Daniel Cohn-Bendit : Tu es en Belgique.

Cornelius Castoriadis : Je n’oublie pas que je suis en Belgique. Mais je ne crois pas que le roi des Belges soit considéré comme roi par la grâce de Dieu. Je pense que cela doit être un principe du droit constitutionnel belge, que s’il y a un roi des Belges, c’est parce que le peuple belge a souverainement décidé qu’il aurait un roi - non ? (Rires)

On penserait donc que l’autorité, aujourd’hui, est désacralisée. Mais en réalité ce n’est pas vrai. Ce qui, autrefois, sacralisait l’autorité, c’était la religion : comme le disait saint Paul, dans l’Epître aux Romains, « tout pouvoir vient de Dieu ». Autre chose a pris aujourd’hui la place de la religion et de Dieu : quelque chose qui n’est pas pour nous « sacré », mais qui a réussi, tant bien que mal, à s’installer socialement comme l’équivalent pratique du sacré, comme une sorte de substitut de religion, une religion plate et aplatie. Et cela est l’idée, la représentation, la signification imaginaire du savoir et de la technique.

Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que ceux qui exercent le pouvoir « savent ». Mais ils prétendent savoir et c’est au nom de ce prétendu savoir - savoir spécialisé, scientifique, technique - qu’ils justifient leur pouvoir aux yeux de la population. Et s’ils peuvent le faire, c’est que la population y croit, qu’elle a été dressée pour y croire.

Ainsi, en France, on est accablé d’un président de la République qui se prétend spécialiste de l’économie. Ce « spécialiste », lorsqu’il était encore ministre des Finances, tenait des discours à la Chambre où il alignait pendant trois heures des statistiques avec quatre chiffres décimaux. Cela veut dire qu’il aurait dû être recalé en première année d’une UER d’économie, car une statistique avec quatre chiffres décimaux en matière de prix et de production n’a strictement aucun sens : au mieux, dans ces domaines, on peut parler à dix pour cent près. Il n’empêche que le président Giscard, qui n’est pas économiste, a réussi à déterrer un dinosaure du prétendu savoir économique, nommé Raymond Barre (rires et applaudissements), qu’il a baptisé en public « le meilleur économiste de France ». Moyennant quoi le bordel de l’économie française est à présent beaucoup plus grand que ce qu’il était il y a trois ans et aussi que ce qu’il aurait été si un concierge quelconque avait été président du Conseil (rires).

De cela, il y a une conclusion pratique à tirer. Il y a un terrain de lutte, notamment pour des gens comme vous, comme nous tous ici qui avons plus ou moins affaire avec les activités intellectuelles ou scientifiques. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que le pouvoir à l’époque actuelle n’est pas le savoir ; que non seulement il ne sait pas tout, mais même qu’il sait beaucoup moins de choses que n’en savent les gens en général, et qu’à cela il y a des raisons profondes et organiques. Et, en deuxième lieu, que ce « savoir » dont se réclame le pouvoir, même lorsqu’il existe, a un caractère bien particulier, partiel et biaisé à la base.

Mais il y a aussi une question que je ne veux pas taire - bien que ce ne soit pas une des questions sur lesquelles nous devrions nous étendre ce soir. C’est que - oubliant maintenant tout à fait MM. Giscard, Barre et consorts - il y a un véritable problème du savoir, et même de la technique, qui nous interpelle effectivement en tant que ce savoir et même cette technique dépassent l’institution présente de la société. Même si l’on admet - comme je le fais - que l’orientation, les fins, le mode de transmission et l’organisation interne du savoir scientifique sont ancrés dans le système social actuel, plus même, qu’ils lui sont, en un sens, consubstantiels ; même alors, il faut accepter qu’il y a la création de quelque chose qui dépasse certainement l’époque contemporaine. Cela est vrai aussi, d’ailleurs, pour les époques antérieures de l’histoire. Pour prendre un exemple facile, le théorème de Pythagore a été découvert et démontré il y a vingt-cinq siècles à Samos ou je ne sais où, peu importe. Il est clair qu’il a été découvert dans un contexte nullement « neutre », formé par un ensemble de schèmes imaginaires indissociablement et profondément liés à la conception grecque du monde, à l’institution imaginaire grecque du monde, comme toute la géométrie grecque. Cela n’empêche pas que, vingt-cinq siècles après, ce théorème de Pythagore, ou quelque chose qui a le même nom, non seulement continue à « être vrai » (on peut assortir cette expression de tous les guillemets et les points d’interrogation que l’on voudra), mais apparaît comme infiniment plus vrai que ne pouvait le penser Pythagore lui-même, puisque l’énoncé présent du théorème de Pythagore, tel que vous le trouverez dans un traité contemporain d’analyse, en constitue une immense généralisation. Cela s’appelle toujours théorème de Pythagore, mais cela s’énonce : dans tout espace préhilbertien, le carré de la norme de la somme de deux vecteurs orthogonaux est égal à la somme des carrés de leurs normes. Ou, pour prendre un autre exemple : il n’y a pas de société possible sans arithmétique - aussi archaïque, primitive, sauvage soit cette société. Mais où s’arrête donc l’arithmétique ? Cela aussi fait partie de la question du savoir. Il est trop facile d’évacuer cette question en disant, comme un récent micro-farceur parisien, que le totalitarisme c’est les savants au pouvoir : ce qui évidemment ne fait qu’accréditer et renforcer la mystification idéologique dominante. Comme si Staline, qui dirigeait les opérations de l’Armée russe pendant la deuxième guerre mondiale sur une mappemonde, comme l’a révélé Khrouchtchev, était un « savant au pouvoir » ! Mais il est aussi trop facile d’évacuer la question, comme cela se fait souvent dans notre milieu et par des gens qui nous sont proches, en voulant jeter par-dessus bord en bloc la science et la technique comme telles, parce qu’elles seraient de purs produits du système établi ; on aboutit ainsi à éliminer l’interrogation portant sur le monde, sur nous-mêmes, sur notre savoir.

J’en viens maintenant à l’autre dimension du processus de fabrication sociale de l’individu, celle qui concerne les « besoins ». Bien évidemment, il n’existe pas de « besoins naturels » de l’être humain, dans aucune définition du terme « naturel » - sauf peut-être dans une définition philosophique où la nature serait quelque chose de tout à fait différent de ce que vous pensez d’habitude sous ce terme : une « nature » selon Aristote, ou Spinoza, quelque chose comme une norme à la fois idéale et réelle. Outre que nous ne sommes pas là ce soir pour discuter ce type de questions philosophiques, cette acception du terme « nature » ne nous intéresse pas pour une raison précise : on ne voit pas comment on pourrait se mettre d’accord socialement pour définir des besoins qui correspondraient à cette « nature »-là.

Il n’y a pas de besoins naturels. Toute société crée un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie ne vaut la peine d’être vécue, et même ne peut être matériellement vécue que si ces besoins-là sont « satisfaits » tant bien que mal. Quelle est la spécificité du capitalisme à cet égard ? En premier lieu, c’est que le capitalisme n’a pu surgir, se maintenir, se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire) qu’en mettant au centre de tout les besoins « économiques ». Un musulman, ou un hindou, mettra de côté de l’argent toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de La Mecque ou de tel temple ; c’est là pour lui un « besoin ». Cela n’en est pas un pour un individu fabriqué par la culture capitaliste : ce pèlerinage, c’est une superstition ou une lubie. Mais pour ce même individu, ce n’est pas superstition ou lubie, mais « besoin » absolu, que d’avoir une voiture ou de changer de voiture tous les trois ans, ou d’avoir une télévision-couleur dès que cette télévision existe.

En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et tant bien que mal, ces « besoins » sont à peu près tout ce qui compte dans la vie. Et, en troisième lieu - et c’est un des points qui nous séparent radicalement d’une vue comme celle que Marx pouvait avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du temps, il les satisfait. Comme on dirait en anglais : He promises the goods, and he delivers the goods. La camelote, elle est là, les magasins en regorgent - et vous n’avez qu’à travailler pour pouvoir en acheter. Vous n’avez qu’à être sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez, vous en achèterez plus, et voilà. Et l’expérience historique est là pour montrer qu’à quelques exceptions près, ça marche : ça marche, ça produit, ça travaille, ça achète, ça consomme et ça remarche.

A cette étape de la discussion, la question n’est pas de savoir si nous « critiquons » cet ensemble de besoins d’un point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique, médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d’illusions. Brièvement parlant, cette société marche parce que les gens tiennent à avoir une voiture et qu’ils peuvent, en général, l’avoir, et qu’ils peuvent acheter de l’essence pour cette voiture. C’est pourquoi il faut comprendre qu’une des choses qui pourraient mettre par terre le système social en Occident ce n’est pas la « paupérisation », absolue ou relative, mais, par exemple, le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir aux automobilistes de l’essence.

Il faut bien réaliser ce que cela signifie. Lorsque nous parlons du problème de l’énergie, du nucléaire, etc., c’est en fait tout le fonctionnement politique et social qui est impliqué, et tout le mode de vie contemporain. Il en est ainsi à la fois « objectivement » et du point de vue des gens, et à cet égard nos critiques de l’abrutissement consommationniste comptent peu.

On peut facilement illustrer la situation, moyennant les futurs - et déjà présents et passés - discours électoraux du citoyen Marchais, expliquant : primo, si vous n’avez plus d’essence pour rouler, c’est la faute des trusts, des multinationales et du gouvernement qui fait leur jeu ; et, secundo, si le Parti communiste vient au pouvoir, il vous donnera de l’essence parce qu’il ne se soumettra plus aux multinationales mais aussi parce que notre grande alliée, amie du peuple français et grand producteur de pétrole, l’Union soviétique, nous en fournira (peu importe si les choses commencent à aller très mal là-bas également, à cet égard aussi). On voit là un scénario possible ; comme aussi il existe un scénario possible du côté apparemment opposé - je dis bien apparemment -, c’est-à-dire du côté d’une démagogie néofasciste, qui pourrait se développer à partir de la crise de l’énergie et de ses retombées de toutes sortes.

La crise de l’énergie n’a de sens comme crise, et n’est crise, que par rapport au modèle présent de société. C’est cette société-ci qui a besoin, chaque année, de 10 % de pétrole ou d’énergie de plus pour pouvoir continuer à tourner. Cela veut dire que la crise de l’énergie est, en un sens, crise de cette société. Ainsi, elle contient en germe - c’est là une question à laquelle c’est beaucoup plus à vous qu’à moi de répondre - la mise en cause par les gens de l’ensemble du système ; mais peut-être contient-elle aussi en germe la possibilité que les gens suivent au plan politique les courants les plus aberrants, les plus monstrueux. Car, telle qu’elle est, cette société ne pourrait probablement pas continuer si on ne lui assurait pas ce ronron de la consommation croissante. Elle pourrait se remettre en cause, en disant : ce que l’on est en train de faire est complètement fou, la façon selon laquelle on vit est absurde. Mais elle pourrait aussi s’agripper au mode de vie actuel, en se disant : tel parti a la solution, ou : il n’y a qu’à mettre à la porte les juifs, les Arabes, ou je ne sais pas qui, pour résoudre nos problèmes.

Telle est la question qui se pose, et que je vous pose, actuellement : où en est la crise du mode de vie capitaliste pour les gens ? Et que pourrait être une activité politique lucide qui accélère la prise de conscience de l’absurdité du système et aide les gens à dégager les critiques du système qui, certainement, se forment déjà à droite et à gauche ?

Je voudrais aborder maintenant, en liaison immédiate avec ce qui précède, le mouvement écologique. Il me semble que l’on peut observer, dans l’histoire de la société moderne, une sorte d’évolution du champ sur lequel ont porté les mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions. Il me semble aussi que cette évolution peut être quelque peu éclairée si on se réfère à ces deux dimensions de l’institution de la société que j’évoquais tout à l’heure : l’instillation aux individus d’un schème d’autorité et l’instillation aux individus d’un schème de besoins. Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ, l’ensemble de l’organisation de la société, mais d’une manière qui, rétrospectivement, ne peut manquer de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le mouvement ouvrier attaquait surtout, c’était la dimension de l’autorité - c’est-à-dire la domination qui en est le versant « objectif ». Même sur ce point il laissait dans l’ombre - c’était quasiment fatal à l’époque - des aspects tout à fait décisifs du problème de l’autorité et de la domination, donc aussi des problèmes politiques de la reconstruction d’une société autonome. Certains de ces aspects ont été mis en question par la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes, les figures et les relations d’autorité tels qu’ils existent dans d’autres sphères de la vie sociale.

Ce que le mouvement écologique a mis en question, de son côté, c’est l’autre dimension : le schème et la structure des besoins, le mode de vie. Et cela constitue un dépassement capital de ce qui peut être vu comme le caractère unilatéral des mouvements antérieurs. Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique est toute la conception, toute la position des rapports entre l’humanité et le monde, et finalement la question centrale et éternelle : qu’est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?

A cette question, il existe déjà une réponse, et on la connaît : c’est la réponse capitaliste. Permettez-moi ici une parenthèse et un rapide retour en arrière. La plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme que je connaisse, c’est l’énoncé programmatique bien connu de Descartes : atteindre au savoir et à la vérité pour « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». C’est dans cet énoncé du grand philosophe rationaliste que l’on voit le plus clairement l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme (comme aussi d’une certaine philosophie et d’une certaine théologie qui le précèdent). Qu’est-ce que cela veut dire, nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ? Remarquez aussi que sur cette idée privée de sens se fondent aussi bien le capitalisme que l’œuvre de Marx et le marxisme.

Or ce qui apparaît, peut-être en tâtonnant et en balbutiant, à travers le mouvement écologique, c’est que certainement nous ne voulons pas être maîtres et possesseurs de la nature. D’abord, parce que nous avons compris que cela ne veut rien dire, que cela n’a pas de sens - si ce n’est d’asservir la société à un projet absurde et aux structures de domination qui l’incarnent. Et, ensuite, parce que nous voulons un autre rapport à la nature et au monde ; et cela veut dire aussi un autre mode de vie, et d’autres besoins.

Mais la question est : quel mode de vie, et quels besoins ? Que voulons-nous ? Et qui, comment, à partir de quoi, peut répondre à ces questions ? Répondre, j’entends, non pas dans le savoir absolu, mais en connaissance de cause, et dans la lucidité ?

A mes yeux, le mouvement écologique est apparu comme un des mouvements qui tendent vers l’autonomie de la société ; et chaque fois que j’ai eu à en parler, oralement ou par écrit, je l’ai inclus dans la série de ces mouvements dont je parlais tout à l’heure. Dans le mouvement écologique il s’agit, en premier lieu, de l’autonomie par rapport à un système technico-productif, prétendument inévitable ou prétendument optimal : le système technico-productif qui est là dans la société actuelle. Mais il est absolument certain que le mouvement écologique, par les questions qu’il soulève, dépasse de loin cette question du système technico-productif, qu’il engage potentiellement tout le problème politique et tout le problème social. Je vais m’expliquer et terminer là-dessus.

Que le mouvement écologique engage tout le problème politique et tout le problème social, on peut le voir immédiatement à partir d’une question apparemment limitée. J’espère que vous m’excuserez si je vous dis des choses que vous avez dû entendre déjà des dizaines de fois, et si je les dis de façon abrupte. La lutte antinucléaire : oui, très bien, bravo. Mais est-ce que cela veut dire en même temps : lutte antiélectricité ? Si oui, alors il faut le dire, tout de suite, fortement et clairement. Et il faut dire aussi : nous sommes contre l’électricité, et nous connaissons toutes les implications de ce que nous disons : pas de sonorisation dans une salle comme celle-ci - mais c’est déjà fait (rires) ; pas de téléphone ; pas de blocs opératoires en chirurgie (après tout, Illich affirme que la médecine ne fait qu’augmenter le taux de mortalité) ; pas de radios, libres ou pas ; pas de magnétophones ; pas de disques de Keith Jarret, comme j’en entendais tout à l’heure dans votre club, etc. Il faut réaliser qu’il n’y a pratiquement aucun objet de la vie moderne qui d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, n’implique l’électricité. Ce rejet total est peut-être acceptable - mais il faut le savoir, et il faut le dire.

Ou alors, la seule chose qui serait logique, c’est de proposer d’autres sources d’énergie, d’affirmer et de montrer qu’il n’est pas nécessaire de se priver d’électricité si l’on exclut les centrales nucléaires, à condition de réformer l’ensemble du système de production d’énergie de telle sorte que seules entrent en jeu des énergies renouvelables. Comme je suis certain que vous connaissez beaucoup plus de choses que moi sur les énergies renouvelables, ce n’est pas la peine que je m’étende sur cette question considérée en elle-même. Mais la question des énergies renouvelables dépasse de loin la question des énergies renouvelables. D’abord, elle implique la totalité de la production ; et puis (ou plutôt en même temps) elle implique la totalité de l’organisation sociale. La seule tentative que je connaisse personnellement de prendre en compte sérieusement l’ensemble de la question, c’est le projet Alter sur lequel travaille en France le mathématicien Philippe Courrège avec un minuscule groupe de collaborateurs bénévoles. Je dis sérieusement, parce que Courrège a tout de suite vu qu’il ne s’agit pas seulement d’assurer la production d’énergies renouvelables, que cela impliquait la totalité de la production et, par conséquent, il s’est attaqué à la construction d’un petit « système » complet (ou plutôt, d’une grande gamme de tels systèmes, dépendant chacun des objectifs finals qu’on se propose), d’une matrice bouclée qui couvre la totalité des « entrées » et des « sorties » d’une petite région à peu près autarcique. Mais je dis sérieusement aussi, parce que Courrège a également vu, et il le dit, que ce qui sur le plan « technique » et « économique » est une solution sinon simple au moins faisable, soulève des problèmes politiques et sociaux (il dit : sociétaux) immenses : la définition des objectifs finals de la production, l’acceptation par la communauté d’un état stationnaire, la gestion de l’ensemble, etc. Ici, je peux dire que je me sens en terrain familier : non pas que je possède, évidemment, la solution, mais parce que ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis et je travaille depuis trente ans et qui deviennent à la fois plus précises et plus claires lorsque l’on donne un soubassement concret à l’idée d’unités sociales autogouvernées et vivant pour une bonne partie sur des ressources locales renouvelables. Mais il reste ce que montre, « négativement » si je peux dire, le projet Alter : si on veut toucher au problème de l’énergie, il faut toucher à tout. Or tout cela n’est ni de la théorie, ni de la littérature. On sait que dès maintenant les gouvernements disent que sans centrales nucléaires il n’y aura plus d’électricité dans quelques années ; et, certainement, si rien d’autre ne se passe et comme, depuis 1973, ces gouvernements n’ont fait que bavarder sur le problème de l’énergie sans rien faire de réel, il finira bien par arriver quelque chose comme la rupture de charge du réseau en France l’année dernière.

Maintenant, d’un autre côté, les projets concernant les énergies renouvelables sont en partie récupérables à des fins que l’on ne pourrait même pas appeler réformistes : à des fins de pur et simple colmatage du système existant. Et, au-delà de cette question de récupération, cela conduit à une autre interrogation : est-ce qu’un « réformisme » antinucléaire, énergétique, écologique a un sens et peut être lucidement appuyé ? J’entends ici par « réformisme » le soutien accordé à des mesures partielles que nous considérons comme valables et ayant un sens (c’est-à-dire qui ne sont pas annulées du fait qu’elles s’insèrent dans un système global qui, lui, n’est pas changé). Par exemple, les lois contre la pollution des cours d’eau - lois qui laissent en place tout le reste : les multinationales, l’Etat, le parti communiste, le roi, etc. Une certaine position traditionnelle répondait à cette question par la négative. On disait : on se bat pour la Révolution, et un des sous-produits de la Révolution sera la non-pollution des rivières (comme aussi l’émancipation des femmes, la réforme de l’éducation, etc.). Nous savons que cette réponse est absurde et mystificatrice, et heureusement les femmes ou les étudiants ont cessé d’attendre la Révolution pour exiger et obtenir des changements effectifs dans leur condition. Je pense que la même chose vaut pour la lutte écologique : il y a, par exemple et entre mille autres, une grave question de la pollution des cours d’eau, et la lutte contre cet état de choses a pleinement un sens, à condition que l’on sache ce que l’on fait, que l’on soit lucide. Cela veut dire que l’on sait qu’actuellement on lutte pour tel objectif partiel, parce qu’il a une certaine valeur, et que l’on sait aussi que ce dont on demande l’introduction ou l’application, aussi longtemps que le système actuel existera, aura nécessairement une signification ambiguë et même pourra être détourné de sa finalité initiale. Vous savez que la Sécurité sociale a été, dans beaucoup de pays, une conquête arrachée de haute lutte par la classe ouvrière. Mais vous savez aussi qu’il y a des marxistes qui expliquent - et après tout, ce n’est pas totalement faux d’un certain point de vue - que la Sécurité sociale fait fonctionner le système capitaliste parce qu’elle sert à l’entretien de la force de travail. Et alors ? Est-ce qu’à partir de cet argument, on demanderait la suppression de la Sécurité sociale ?

Je terminerai en abordant le problème qui me paraît le plus profond, le plus critique, critique au sens initial du mot crise : moment et processus de décision. Parler d’une société autonome, de l’autonomie de la société non seulement à l’égard de telle couche dominante particulière mais à l’égard de sa propre institution, des besoins, des techniques, etc., présuppose à la fois la capacité et la volonté des humains de s’auto-gouverner, au sens le plus fort de ce terme. Pendant très longtemps, en fait dès le début de la période où je faisais, avec mes camarades, Socialisme ou Barbarie, c’était essentiellement dans ces termes que se formulait pour moi la question de la possibilité d’une transformation radicale, révolutionnaire, de la société : est-ce que les humains ont la capacité et surtout la volonté de s’auto-gouverner (je dis surtout la volonté, car à mes yeux la « capacité » ne fait pas vraiment problème) ? Est-ce qu’ils veulent vraiment être maîtres d’eux-mêmes ? Car, après tout, s’ils le voulaient, rien ne pourrait les en empêcher : cela, on le sait depuis Rosa Luxemburg, depuis La Boëtie, même depuis les Grecs. Mais, petit à petit, un autre aspect de cette question - de la question de la possibilité d’une transformation radicale de la société - a commencé à m’apparaître, et à me préoccuper de plus en plus. C’est qu’une autre société, une société autonome, n’implique pas seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine. Car vous serez d’accord avec moi pour dire qu’un socialisme des embouteillages est une absurdité dans les termes, et que la solution socialiste de ce problème ne serait pas d’éliminer les embouteillages en quadruplant la largeur des Champs-Elysées. Qu’est-ce donc que ces villes ? Qu’est-ce que les gens qui les remplissent ont vraiment envie de faire ? Comment diable se fait-il qu’ils « préfèrent » avoir leurs voitures et passer des heures chaque jour dans les embouteillages, plutôt qu’autre chose ?

Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? Nous qui rejetons, du moins en paroles, le mode de vie capitaliste et ce qu’il implique - et il implique tout, absolument tout ce qui existe aujourd’hui - est-ce que nous voyons autour de nous naître un autre mode de vie qui préannonce, qui préfigure quelque chose de nouveau, quelque chose qui donnerait un contenu substantif à l’idée d’autogestion, d’autogouvernement, d’autonomie, d’auto-institution ? Autrement dit : l’idée d’autogouvernement peut-elle prendre sa pleine force, atteindre son plein appel, si elle n’est pas aussi portée par d’autres souhaits, par d’autres « besoins » qui ne peuvent pas être satisfaits dans le système social contemporain ?

Nous autres, probablement, nous qui sommes ici, pouvons sans doute penser à de tels besoins, nous les éprouvons, et peut-être pour nous ils comptent beaucoup. Par exemple, que sais-je, pouvoir aller quand on veut flâner deux jours dans les bois. Mais la question n’est évidemment pas là ; il ne s’agit pas de nos souhaits et besoins à nous, mais de ceux de la grande masse des gens. Et l’on se demande : est-ce que quelque chose de ce genre, le rejet des besoins nourris actuellement par le système et l’apparition d’autres visées, commence à poindre, à apparaître comme important pour les gens qui vivent aujourd’hui ?

Et finalement : est-ce qu’ici, sur ce point, sur cette ligne, nous ne rencontrons pas effectivement la limite de la pensée et de l’action politiques ? Car bien entendu, comme toute pensée et toute action, celle-ci aussi doit avoir une limite - et doit s’efforcer de la reconnaître. Est-ce que cette limite n’est pas, sur ce point, celle-ci : que ni nous, ni personne ne peut décider d’un mode de vie pour les autres ? Nous disons, nous pouvons dire, nous avons le droit de dire que nous sommes contre le mode de vie contemporain - ce qui, encore une fois, implique à peu près tout ce qui existe, et non seulement la construction de telle centrale nucléaire, qui n’en est qu’une implication du énième ordre. Mais dire que nous sommes contre tel mode de vie, cela introduit par la bande un problème formidable : ce que l’on peut appeler le problème du droit au sens le plus général, non pas simplement du droit formel, mais du droit comme contenu. Que se passe-t-il, si les autres continuent de vouloir de cet autre mode de vie ? Je prendrai volontairement un exemple extrême et absurde, parce qu’il est proche du point de départ de notre réunion. Supposez qu’il y ait des gens qui non seulement veulent de l’électricité, mais veulent spécifiquement de l’électricité d’origine nucléaire. Vous leur offrez toute l’électricité du monde, ils n’en veulent pas : ils veulent qu’elle soit nucléaire. Tous les goûts sont dans la nature. Qu’est-ce que vous direz dans un tel cas, qu’est-ce que nous dirons ? Nous dirons, je suppose : il y a une décision majoritaire (du moins nous espérons qu’elle le serait) qui interdit aux gens de satisfaire leur goût de se fournir en électricité spécifiquement nucléaire. Exemple, encore une fois, absurde - et facile à régler. Mais vous pouvez aisément imaginer des milliers d’autres, qui ne sont ni absurdes ni faciles à régler. Car ce qui est posé dans le mode de vie est finalement cette question : jusqu’où peut aller le « droit » (la possibilité effective, légalement et collectivement assurée) de chaque individu, de chaque groupe, de chaque commune, de chaque nation d’agir comme il l’entend à partir du moment où nous savons - nous le savions depuis toujours, mais l’écologie nous le rappelle avec force - que nous sommes tous embarqués sur le même rafiot planétaire, et que ce que chacun fait peut se répercuter sur tous ? La question de l’autogouvernement, de l’autonomie de la société est aussi la question de l’autolimitation de la société. Autolimitation qui a deux versants : la limitation par la société de ce qu’elle considère comme les souhaits, tendances, actes, etc., inacceptables de telle ou telle partie de ses membres ; mais aussi, autolimitation de la société elle-même dans la réglementation, la régulation, la législation qu’elle exerce sur ses membres. Le problème positif et substantif du droit c’est de pouvoir concevoir une société qui à la fois est fondée sur des règles universelles substantives (l’interdiction du meurtre n’est pas une règle « formelle » et en même temps est compatible avec la plus grande diversité possible de création culturelle et donc aussi de modes de vie et de systèmes de besoins (je ne parle pas du folklore pour touristes). Et cette synthèse, cette conciliation nous ne pouvons pas la sortir de notre tête. Et si nous la sortions, cela ne servirait à rien. Elle sortira de la société elle-même, ou elle ne sortira pas.

Reconnaître cette limite à la pensée et à l’action politiques, c’est s’interdire de refaire le travail des philosophes politiques du passé, se substituant à la société et décidant, comme Platon et même Aristote, que telle gamme musicale est bonne pour l’éducation des jeunes, tandis que telle autre est mauvaise et doit donc être interdite dans la cité. Cela n’implique nullement que nous renoncions à notre propre pensée, à notre propre action, à notre point de vue, ni que nous acceptions aveuglément et religieusement tout ce que la société et l’histoire peuvent produire. C’est finalement encore un point de vue abstrait de philosophe qui amène Marx à décider (car c’est lui qui le décide) que ce que l’histoire décidera ou a déjà décidé est bon. (L’histoire a presque décidé pour le Goulag.) Nous maintenons notre responsabilité, notre jugement, notre pensée et notre action, mais nous en reconnaissons aussi la limite. Et reconnaître cette limite, c’est donner son plein contenu à ce que nous disons sur le fond, à savoir qu’une politique révolutionnaire aujourd’hui est en premier lieu et avant tout la reconnaissance de l’autonomie des gens, c’est-à-dire la reconnaissance de la société elle-même comme source ultime de création institutionnelle. (applaudissements).
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Messagepar douddu » Mercredi 25 Juin 2008 18:21

A cette étape de la discussion, la question n’est pas de savoir si nous « critiquons » cet ensemble de besoins d’un point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique, médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d’illusions. Brièvement parlant, cette société marche parce que les gens tiennent à avoir une voiture et qu’ils peuvent, en général, l’avoir, et qu’ils peuvent acheter de l’essence pour cette voiture. C’est pourquoi il faut comprendre qu’une des choses qui pourraient mettre par terre le système social en Occident ce n’est pas la « paupérisation », absolue ou relative, mais, par exemple, le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir aux automobilistes de l’essence.
douddu
 

Messagepar douddu » Mercredi 25 Juin 2008 18:26

Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire
douddu
 


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