George Orwell, Anarchiste Tory

Les courants, les théoriciens, les actes...

George Orwell, Anarchiste Tory

Messagepar clement h. » Jeudi 04 Jan 2007 16:04

Article récent retapé par mes doigts glacés. Bernard Charbonneau est typiquement l’anti-totalitaire non-libéral du deuxième courant qu’identifie notre auteur : celui de la " liberté des anciens ". Mais à la différence de charbonneau, orwell a un parcours beaucoup plus sinueux, ce qui fait de Charbonneau (si ce n’était déjà fait) un visionnaire d’autant plus admirable. ;-) (voir B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie des nuisances, 2002 ; et du même auteur l'excellent L'Etat chez Economica)


George Orwell, Anarchiste Tory.

L’œuvre de George Orwell est souvent réduite à 1984, satire maintenant inoffensive d’un totalitarisme supposé défait. La publication récente des essais [1] permet de dresser un tout autre portrait d’Orwell, celui d’un socialiste moral forgeant son opposition au totalitarisme dans la participation aux grandes aventures politiques du Xxe siècle.

Tout en lui dénotait l’aristocrate anglais : son accent oxfordien, le ton de sa voix, ses fines moustaches et sa longue silhouette hiératique qui le faisait passer pour un snob quand bien même il revêtait les habits du prolétaire anglais.

GEORGE ORWELL est né en 1903 dans la lower upper middle class, c’est-à-dire la « frange de la haute bourgeoisie anglaise qui n’a pas d’argent » comme il se plaisait à le faire remarquer. Fils d’un fonctionnaire colonial, Orwell est ballotté toute son enfance entre l’Inde et les pensionnats de l’élite anglaise que sont St Cyprian et Eton. Boursier, Orwell était beaucoup plus pauvre que la plupart de ses condisciples, ce qui lui interdisait de partager à la fois leur mode de vie et leur foi en un avenir tout tracé dans les universités d’Oxford ou de Cambridge puis dans la haute fonction publique anglaise. Orwell fut donc saisi très tôt d’une conscience aiguë des barrières entre classes. Il chercha toute sa vie à les briser en fréquentant les marginaux puis en cherchant une communion avec le prolétariat qui lui aurait enfin permis d’échapper à la bonne société britannique, qu’il haïssait mais à laquelle il se savait appartenir. Il gardera aussi de ses années de jeunesse une haine pour la discipline stupide infligée aux élèves dans les pensionnats et une aversion définitive pour l’autorité. La pulsion libertaire - forgée dans la confrontation avec l’institution scolaire - cohabitera en lui avec l’attachement aux valeurs traditionnelles et au patriotisme de la classe moyenne anglaise. Toujours lucide sur lui-même, Orwell définit d’ailleurs son positionnement politique de jeunesse comme celui d’un tory anarchist, un libertaire conservateur. Selon Simon Leys, il s’agit de la « meilleure définition du tempérament politique d’Orwell ». Cette tension entre conscience aiguë de son appartenance à la bourgeoisie et haine du système de classes anglais ne quittera plus Orwell. Sa décision de servir pendant cinq ans dans la police coloniale birmane ne modifiera pas sensiblement la donne. Son refus de l’autorité se doubla alors d’un anticolonialisme aussi profond que paradoxal. Il critiquait en effet aussi durement le type de sale besogne qu’il avait été obligé de réaliser en Birmanie que les bonnes consciences de gauche profitant tranquillement à Londres des bienfaits de l’Empire. Les années de vagabondage qui suivent ne réussirent pas non plus à résoudre les contradictions d’Orwell. Le récit de ses errances en Angleterre et en France fera néanmoins l’objet de ses débuts littéraires avec la parution de Dans la dèche à Paris et à Londres où il mêle de façon très innovante pour l’époque moyens romanesques et visée journalistique. La pensée philosophique et politique de George Orwell sera cependant profondément bouleversée au milieu des années 30 par sa découverte des conditions de vie de la classe ouvrière. Suite à une commande de son éditeur, Orwell va mener une enquête sociale auprès des ouvriers du nord de l’Angleterre dont il rendra compte dans Le Quai de Wigan. Il découvre alors un monde beaucoup plus structuré que la bohème parisienne ou londonienne, pétri de valeurs qui lui semblent enfin correspondre à son anarchisme tory. La culture ouvrière anglaise véhicule en effet un socialisme spontané fondé sur la common decency, la morale commune. Cette morale ouvrière mélange aspiration au mieux-vivre (revendications simples d’augmentation des salaires et de diminution du temps de travail), solidarité entre travailleurs (caisses de grève ou de chômage), attachement aux traditions britanniques et volonté de préserver la vie privée contre l’envahissement du travail et de la mécanisation. Au fond, ce socialisme n’a besoin ni de lutte des classes et de discours antibourgeois, ni de conquête de l’Etat pour s’imposer : il existe déjà dans la vie quotidienne des ouvriers anglais. En cela, il répond parfaitement aux aspirations d’Orwell, dont Simon Leys a justement souligné l’ « horreur de la politique » et la méfiance à l’égard du pouvoir.

Pour Orwell, ce socialisme ouvrier s’oppose au socialisme des révolutionnaires professionnels, des doctrinaires marxistes ou des permanents syndicaux. Celui-ci est fondé non plus sur la morale mais sur une « irrépressible besoin d’ordre », sur le scientisme borné du matérialisme dialectique, il n’est finalement que l’expression d’une « envie de pouvoir ». Pour Orwell, la vulgate marxiste véhiculée par les intellectuels anglais de son époque est une parfaite illustration de ce socialisme autoritaire. Dans un essai méconnu, « La politique et la langue anglaise », Orwell dénonce la réduction par les intellectuels de gauche de la pensée de Marx à quelques insultes (petit-bourgeois, valet du capital...) et à quelques déterminismes (la lutte des classes, l’économisme). Pour Orwell, cet appauvrissement de la pensée et de la langue est favorisé par un discours soumis à des impératifs politiques directs : la désignation d’un ennemi abstrait et artificiel (la bourgeoisie) à but de mobilisation des masses et la création d’une pseudo-science permettant aux spécialistes (éditorialistes, propagandistes, leaders politiques) détenteurs du savoir d’asseoir leur emprise sur les ouvriers. Il s’agit en somme de la transformation du langage en pur outil de pouvoir, phénomène dont il donnera plus tard une illustration plus radicale avec l’invention de la novlangue dans 1984. Cette utilisation du langage par les socialistes autoritaires présente une parenté évidente avec le discours fasciste. Orwell le souligne dans sa description lucide d’un meeting électoral du démagogue Oswald Mosley, passé du travaillisme à la direction de la British Union of Fascists. L’enquête à Wigan est donc l’objet d’une double révélation pour Orwell : sa « conversion », selon le beau mot de son biographe Bernard Crick, au socialisme de la common decency et l’identification des principaux ennemis de ce socialisme ouvrier : le socialisme autoritaire des spécialistes et le fascisme. Cette évolution décisive de sa pensée sera confirmée par son expérience de la guerre d’Espagne. « Ce fascisme, il faut bien l’abattre », dit-il simplement à l’un de ses amis avant de s’engager dans les Brigades internationales aux côtés des marxistes antistaliniens du POUM. En Catalogne, il découvre avec émerveillement une classe ouvrière qui a enfin renoncé à supporter la confiscation du pouvoir par les spécialistes et qui se comporte selon ses espoirs en transposant au niveau politique le comportement des ouvriers anglais qu’il avait tant admiré. Dans la fraternité des armes, il réalise enfin son rêve de fusion avec les prolétaires. Gravement blessé par les franquistes, il est ensuite pourchassé par les communistes. Principal soutien de la République espagnole, l’URSS organise en effet la répression au sein du camp républicain de tous les éléments non staliniens et la liquidation de toutes les avancées de la révolution. Orwell y voit la triste confirmation de ce qu’il avait écrit dans Le Quai de Wigan : les ennemis mortels du socialisme ouvrier sont le fascisme et le stalinisme dont il affirme dès lors la profonde identité, anticipant ainsi la théorisation du totalitarisme par Hannah Arendt et Raymond Aron.

Orwell surmonte son horreur du militantisme pour devenir alors, jusqu’à la fin de sa vie, un « écrivain politique » comme il aimait à se définir. Ainsi que le note Bernard Crick, l’exemple des combats de la classe ouvrière espagnole a en effet conduit Orwell à comprendre qu’il ne pouvait être question, face aux totalitarismes, de ne chercher qu’à préserver son indépendance personnelle : « la primauté du politique était nécessaire, mais dans le but ultime de mieux protéger les valeurs non politiques. »

L’indifférence des démocraties à la cause espagnole lui fait adopter un temps une forme de pacifisme absolu, renvoyant dos à dos impérialisme, nazisme et stalinisme. Le pacte germano-soviétique puis l’entrée en guerre de l’Angleterre le rappelleront à son patriotisme et à son libéralisme originel. Il réalise alors que le socialisme de la common decency a partie liée avec la démocratie et le sentiment national. Il en est le dépassement et non la remise en cause. Ce constat l’amènera à écrire Le Lion et la Licorne, la tentative de définition la plus aboutie de son projet politique. Désignant ce que serait une révolution typiquement anglaise, il écrit : « Le gouvernement ne sera pas doctrinaire ni même logique. Il laissera un peu partout subsister des anachronismes et des absurdités, il conservera le juge avec sa ridicule perruque et le lion et la licorne sur les boutons des uniformes militaires. [...] Il restera fidèle à la tradition du compromis et demeurera persuadé que la loi est au-dessus de l’Etat. Il fera preuve d’une capacité à assimiler le passé qui stupéfiera les observateurs étrangers et les amènera parfois à se demander s’il y a eu une révolution en Angleterre. » Orwell considère que le capitalisme du « laissez-faire » ne parvient pas à assurer la mobilisation suffisante du pays dans la lutte contre l’Allemagne nazie et que seule une révolution sociale étendant à l’ensemble du système économique et politique anglais les valeurs du socialisme ouvrier peut garantir la victoire. L’économie de guerre, telle qu’elle s’organise sous le contrôle du gouvernement, le patriotisme des travailleurs anglais mobilisés au front sont pour Orwell exemplaires du changement de société qu’il appelle de ses vœux. Mal remis de ses blessures espagnoles, il n’a pu s’engager dans l’armée. Mais il participe à l’effort de guerre en animant des émissions antifascistes sur la BBC.

LA VICTOIRE SUR LE NAZISME ne débouche pas sur la société dont il rêvait même si les réformes sociales de l’immédiat après-guerre, avec notamment le plan Beveridge, vont dans le sens du projet orwellien. C’est à cette période qu’il écrit ses deux œuvres les plus connues, La Ferme des animaux et 1984. Si elles sont toutes les deux dirigées contre le totalitarisme, la première est plus spécifiquement une satire du communisme russe. Orwell meurt en 1950 de la tuberculose, peu après l’achèvement de 1984. Il a quarante-sept ans. Sa mort prématurée ouvre le champ à des divergences d’interprétation importantes quant à son leg politique. En 1983, Norman Podhoretz n’hésitera pas à écrire que « si Orwell vivait aujourd’hui, il serait néoconservateur et contre la gauche [...]. Il soutiendrait l’usage de la bombe nucléaire, le capitalisme, le thatchérisme et Ronald Reagan ». Il est vrai que l’apparent pessimisme de 1984, sur fond d’anti-communisme, peut- s’interpréter comme un ralliement pur et simple d’Orwell au capitalisme libéral. Deux essais antérieurs à 1984 permettent cependant d’infirmer cette hypothèse. Le premier est une recension de l’ouvrage de Friedrich Hayek La Route de la servitude où Orwell expose sa conception des rôles respectifs de l’Etat et du marché. S’il est en accord avec l’auteur sur la propension du collectivisme à déboucher sur la tyrannie, il affirme néanmoins qu’ « un retour à la ‘‘ libre ’’ concurrence signifie pour la grande masse des gens une tyrannie sans doute encore pire - parce que plus irresponsable - que celle de l’Etat ». Le second essai est aussi une recension, celle de l’ouvrage fondateur de James Burnham, L’Ere des organisateurs, écrit dans les années 40. Burnham y décrit la fin du capitalisme, l’impossibilité du socialisme et la montée en puissance d’un nouveau régime aussi bien aux Etats-Unis qu’en URSS et dans l’Allemagne nazie : le pouvoir bureaucratique d’une caste de spécialistes. Rendant compte des idées de Burnham, Orwell écrit que « les nouvelles sociétés managériales se constitueront en grandes puissances qui lutteront entre elles sans qu’aucune ne soit capable de conquérir l’autre. Sur le plan intérieur, chaque société sera hiérarchique avec une aristocratie fondée sur le talent au sommet et une masse de semi-esclaves à la base ». On reconnaît là au mot près l’univers de 1984. Les dernières œuvres d’Orwell ne sauraient donc s’interpréter comme des attaques spécifiques contre le totalitarisme soviétique. Ce qu’Orwell a en ligne de mire, c’est la confiscation du pouvoir par les spécialistes, une tendance à laquelle les démocraties n’échappent pas.

LES MALENTENDUS sur l’œuvre d’Orwell montrent qu’il existe en fait deux écoles profondément antagonistes au sein de la mouvance antitotalitaire. Pour la première, le phénomène totalitaire n’appelle d’autre réponse particulière que le maintien et la défense de ce que Benjamin Constant appelait « la liberté des modernes », c’est-à-dire la garantie apportées par les institutions démocratiques aux libertés individuelles. A l’heure des totalitarismes, ce positionnement est fait d’un mélange de pessimisme et d’optimisme qu’illustre bien la position de James Burnham, d’ailleurs fer de lance du combat antitotalitaire. Pessimisme concernant la possibilité de lutter réellement contre l’invasion du bureaucratisme dans l’ensemble de l’organisation sociale et la confiscation du pouvoir par les spécialistes. Optimisme quant à la capacité de certaines garanties ( la presse libre, le droit à l’opposition, le renouvellement des élites) à contenir ces tendances totalitaires pour maintenir le cadre général de la démocratie parlementaire.

A côté de ce courant libéral, il existe au sein de la galaxie antitotalitaire une autre tendance plus discrète mais tout aussi décisive. Elle estime que le totalitarisme fait courir aux démocratie un danger tel que les garanties libérales classiques ne suffisent plus. A l’invasion de l’ensemble des aspects de la vie par la logique de la domination que représente le phénomène totalitaire, le démocrate doit répondre non seulement par la défense de ses libertés privées, mais aussi par son réinvestissement dans la sphère publique. En somme, il s’agit d’un retour à la « liberté des anciens » illustré par certains auteurs fondateurs de la réflexion antitotalitaire, qu’il s’agisse d’Hannah Arendt et de ses travaux sur la traditio romaine, ou de Cornelius Castoriadis fondant sa réflexion sur l’analyse de la démocratie athénienne. Le souhait ardent d’une participation au pouvoir de la classe ouvrière, l’insistance sur les valeurs de la common decency contre la pure logique des intérêts situent Orwell parmi les défenseurs de la liberté des anciens. Sa révérence même pour la figure du peuple en arme (l’armée républicaine en Espagne, la garde civile en Angleterre) a fait dire très justement à son biographe que « les épreuves et les excitations de la guerre l’attiraient et il voyait dans celle-ci une école de civisme. Orwell tenait davantage du républicain romain que du libéral moderne ».

La profonde originalité d’Orwell est d’avoir découvert le remède avant le mal, l’intelligence de la classe ouvrière et le socialisme moral avant le totalitarisme. Sa vie même, ses contradictions internes, entre traditionalisme et esprit libertaire, l’ont mené de façon précoce à redécouvrir le sens antique de la liberté. C’est peut-être ce qui nous manque aujourd’hui. La chute du mur de Berlin avait entraîner l’extension irrésistible de la démocratie et du marché. A la place, prolifère une multitude de groupes extrémistes ou fondamentalistes s’attaquant à des démocraties désorientées, indécises sur leurs valeurs et leur désir même de combattre. D’où l’urgence de relire Orwell pur comprendre que la liberté des modernes ne suffit plus. Seule est efficace une refondation morale des démocraties : il faut, comme le dit Orwell, « recommencer à parler du bien et du mal ». Face aux micrototalitarismes qui ne disposent pas de la puissance étatique mais s’attaquent directement aux individus, il est également impossible de se passer d’une refondation politique impliquant chaque citoyen dans la participation à la chose publique.

Daniel Szeftel, est sociologue. Article paru dans la revue Le meilleur des Mondes, n°2, automne 2006.

Outre la lecture des œuvres de George Orwell, l’auteur s’est inspiré pour écrire cet article de Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Climats, 2003 et Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995 ; Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Hermann, 1984 (réédité en 2006), ainsi que de Bernard Crick, George Orwell, une vie, Climats, 2003.

Notes :

[1] Due aux éditions Ivréa/Encyclopédie des nuisances. On trouvera les quatre volumes d’Essais, articles, lettres publiés entre 1995 et 2001. Un outil précieux et indispensable.
clement h.
 
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Messagepar Paul Anton » Dimanche 18 Fév 2007 17:02

J'ai trouvé, dans la bibliothèque du syndicat, un texte de George Orwell: "La politique et la langue anglaise".

Quelqu'un a-t-il lu ce texte ?
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